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Misical
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4 years, 9 months ago
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Tahira, une jeune noble de la cité d’Utambazii, fait de son mieux pour attirer l’attention du prince dont elle est secrètement amoureuse depuis leur enfance. Les choses se compliquent, car le prince est à la recherche d’une fiancée et les prétendantes sont nombreuses. Si elle a beaucoup de fierté, elle a également des complexes qui la font douter. Pourtant, elle fera de son mieux pour enfin attirer son regard sur elle.

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               Le soleil, déjà très haut dans le ciel, était éblouissant, presque cuisant. Les habitants d'Utambazii étaient habitués à une telle chaleur, puisque c’était leur quotidien tout au long de l’année. Étant des démons lézards, ils n’avaient aucun mal à supporter cette canicule. Alors ils travaillaient, s’agitaient, vivaient sous le soleil.
La ville était en effervescence ; une fête se préparait au sein du palais et se répercutait dans toute la cité. Ce n’était pas parce que la noblesse pouvait s’abandonner dans l’excès et le luxe que le petit peuple devait se priver d’une rare occasion pour s’amuser également. Aujourd’hui, tout le monde mettait la main à la pâte pour que cette soirée soit inoubliable, pour tout le monde.
Nadja, la fidèle servante de la fille d’un des conseillers, filait entre les rues de la ville. Sous son voile, elle abritait soigneusement un petit panier. Regardant autour d’elle, elle s’engouffra soudainement dans une petite maison. À l’intérieur se trouvaient deux femmes M’Taar, dont la plus jeune se leva pour saluer son amie.

               — Nadja ! Je pensais que tu n’aurais pas le temps de venir aujourd’hui ! s’étonna-t-elle.
               — Avec la fête qui se prépare, nous sommes tous très sollicités au palais. Mais que le monde soit en agitation ou non, Dame Tahira tiendra toujours sa parole. Un marché est un marché.

La jeune lézarde sourit et se tourna vers un petit coffre pour récupérer un flacon qu’elle donna à sa camarade. Nadja le plaça soigneusement dans sa besace avant de tendre à son tour son panier. La jeune fille le prit avant d’en montrer le contenu à sa grand-mère. Il y avait de très beaux tissus en soie légère et plusieurs fils à broder.

               — Avec ça, tu pourras te confectionner une belle robe. Un atout de choix pour séduire n’importe quel homme !
               — Ahaha, je ne pense pas ! Mais merci infiniment, je n’espérais pas tant pour un parfum !

Nadja lui fit un grand sourire, puis prit rapidement congé. La grand-mère, encore émue de ses présents, prit la soie entre ses mains pour vérifier la qualité des produits. Ce fut à ce moment qu’elle découvrit qu’il y avait des fruits, des médicaments, et quelques pièces cachées au fond du panier. La vieille dame souffrait depuis longtemps de mal de dos, et cette plainte avait été entendue par Dame Tahira. Les deux femmes furent très surprises et touchées. Elles ne sauraient comment la remercier pour cette attention.


❈ ❈ ❈

               Pendant ce temps, au palais, les servants couraient dans tous les sens pour préparer la salle des fêtes ; il fallait faire bonne figure, mais surtout, ne pas montrer la pauvreté de plus en plus grandissante à l’intérieur de la cité. Utambazii ne devait surtout pas se faire ridiculiser. Car non seulement le palais allait accueillir toute la noblesse, mais également celles de la cité Sehragos. C’était plus une question d’ego mal placé que d’honneur. Mais tout le monde s’accordait à faire de son mieux, entre ceux qui voulaient que tout se passe bien et ceux qui voulaient faire bonne figure, les choses se goupillent à merveille.
Il n’y avait que dans la chambre de Tahira que rien n’allait ! En compagnie de sa meilleure amie Mashah, elle essayait pour la cinquième fois une nouvelle toilette. La princesse soupira en se tenant la tête :

               — Elle t’allait très bien celle-là, qu’est-ce qui ne va pas cette fois ?
               — Elle ne me met pas en valeur !
               — Quoi ? Mais tu as une très belle silhouette et elle te mettait parfaitement en valeur !
               — Non ! Elle montre mon vitiligo ! C’est insupportable, on va encore se moquer de moi… je n’ai pas envie que tous les regards soient posés sur moi à cause de ma peau.
               — Ah… À mon humble avis ; si les hommes te regardent, ce n’est certainement pas pour tes petites taches blanches… insinua Mashah, tout en croquant dans une poire.

Tahira fit les cents pas dans sa chambre, réfléchissant à une nouvelle tenue.

               — Si tu veux plaire à Mashar, il faut que tu fasses ressortir tes seins et tes hanches, lâcha la princesse.
               — Je ne mettrai rien d’aussi vulgaire ! Et puis, qu’est-ce qui te fait croire que je veux plaire à ton frère ?!

La princesse croqua une nouvelle fois dans son fruit tout en plissant des yeux vers son amie. Cette dernière rougit et tourna la tête en croisant des bras.

               — Bon… ! Oui ! Je l’avoue ! Je ne veux pas seulement faire bonne figure devant les autres, je veux aussi attraper le regard de Mashar. Mais à part mettre une robe de danseuse, je ne vois pas comment attirer son attention ! Surtout qu’avec Samia, ce sera déjà peine perdue…
               — Oh je l’avais oublié celle-là… Attends. Tu veux dire que je vais devoir la supporter toute la soirée ? S’inquiéta Mashah.
               — Si tu passes la soirée avec ton frère, j’en ai bien peur. Elle ne rate aucune occasion pour essayer de s’attirer ses faveurs. Et elle a de plus gros « arguments » que moi, Mashar tombe toujours dans ses fils.
               — Rah, quel idiot ! Surtout que ça crève les yeux qu’elle ne s’intéresse à lui que parce qu’il est prince ! Franchement, à part son physique, elle n’a rien pour elle ! Tu es mille fois mieux que cette vipère prétentieuse !

Tahira soupira de désespoir, s’asseyant à côté de son amie, prenant un fruit à son tour. Mashah posa sa main sur son épaule pour la réconforter.

               — Mon frère n’est qu’un idiot. Il ne sait pas du tout à côté de quoi il passe. Si je pouvais lui ouvrir les yeux, il verrait à quel point tu es celle qui lui faut.
               — C’est gentil Mashah… mais ton frère préfère clairement se moquer de moi. Et ce depuis notre plus tendre enfance. Je ne comprends même pas comment j’ai pu tomber amoureuse d’un idiot pareil.
               — L’amour ne s’explique pas, il se vit.

Sur ces belles paroles, Nadja fit son apparition dans la chambre. Tahira se leva pour l’accueillir. La jeune servante fouilla dans son sac et lui tendit le parfum qu’elle avait demandé. La noble attrapa le flacon, la remerciant chaleureusement.

               — C’est le parfum que tu avais commandé ? questionna son amie.
               — Oui, sens donc cette huile comme elle est unique ! répondit-elle.

Curieuse, la princesse prit le flacon entre ses doigts et l’ouvrit pour découvrir un parfum irrésistible. Elle en fut très surprise, car c’était très différent des odeurs qu’elles avaient l’habitude de porter.

               — Avec ça ce soir, tu voleras la gloire à Samia !
               — Mais elle aura vite fait de me rabaisser en m’appelant « la tacheté » ! Et tout le monde rira à sa blague, comme toujours !

Les trois femmes soupirèrent. Il fallait faire taire cette vipère ! Et c’était bien plus satisfaisant si elles y arrivaient en mettant Tahira en lumière. Peut-être que le prince la regarderait enfin différemment. Mashah réfléchit longuement, avant de s’exclamer en posant sa main sur la table :

               — Je crois que j’ai une idée !


❈ ❈ ❈

               De l’autre côté du palais, Mashar était confortablement installé dans son fauteuil. Il était richement vêtu, étant déjà prêt pour la fête de ce soir. Malheureusement, il ne languissait absolument pas cette soirée. Une mauvaise nouvelle lui avait gâché le goût de la fête. Le prince lisait et relisait le parchemin qu’il tenait en main. Il avait réussi à esquiver cette question pendant quelque temps, mais ses conseillers étaient tous revenus à la charge et ne lui laissaient aucun répit. D’après eux, il était plus que temps qu’il choisisse une épouse et fasse un héritier. Tous ces engagements et ces obligations ne l’enchantaient guère…
Heureusement, une tête connue entra dans sa chambre pour le libérer de ses idées noires : il s’agissait de Delsin, son ami d’enfance.

               — Oh là ! Quelle tête fais-tu là ? Déjà que je pensais te trouver en salle des fêtes à faire chambouler toutes les installations à ta guise. Te voilà dans ta chambre à te morfondre. Qu’est-ce qu’il t’arrive ?
               — Que des obligations qui m’horripilent ! Franchement, ils auraient pu attendre demain avant de me donner ça !

La tête blonde vint donc s’asseoir à côté de son prince, lui attrapant le parchemin par curiosité. Il s’étonna de son contenu et regarda son ami sans comprendre :

               — Une liste de noms ?
               — Des prétendantes ! Ton père et les autres veulent que je me marie !

Delsin éclata de rire et Mashar en fut vexé.

               — Qu’est-ce qu’il te fait rire ?
               — Allons, je ne t’ai jamais vu aussi grave ! Tu prends cette histoire au sérieux ? Laisse donc ces vieux débris de côté. Ce soir, on est là pour s’amuser. Ces problèmes-là, tu y penseras demain !
               — Justement non, ils m’ont dit de profiter de la fête pour choisir une fiancée.
               — Quoi ? Mais on ne choisit pas la femme qu’on va épouser sur un coup de tête. Ma parole, ces vieux sacs d’os ont perdu la tête.
               — Je le pense aussi. Et je sens que si je ne rentre pas dans leur jeu, ils vont me gâcher la soirée !

Les deux hommes soupirèrent. Delsin avait beaucoup de compassion pour Mashar. Plus qu’un ami d’enfance, il le considérait comme un frère. Surtout depuis que son propre père s’occupait de plus en plus du prince. Il n’en était nullement jaloux, et se satisfaisait même de cette situation. Car lorsque son père était sur le dos de l’héritier, il n’était pas sur le sien ! Déjà qu’ils étaient complices dans la bêtise, ils s’y mettaient tous les deux pour le faire devenir fou.
Le jeune noble regarda à nouveau la liste avant de s’attarder sur des noms qu’il reconnaissait très bien…

               — Tahira ? Une prétendante ? Je n’aurais jamais cru que ce vieux Nakht donnerait sa permission !
               — Il paraît qu’elle plaît au peuple… répondit-il, dans le vague.
               — Ohoh ! Je vois qu’il y a Samia aussi !
               — Hum…

Delsin tourna la tête vers son ami. Cette nouvelle ne l’enchantait-elle donc pas ? Il lui semblait pourtant que cette fille lui plaisait. Voir son ami aussi pensif ne le réjouissait pas. Cette histoire le tracassait à ce point-là ? Il fallait avouer que ces derniers temps, les conseillers faisaient de plus en plus pression sur l’idée d’un nouvel héritier. Peut-être que l’assassinat du précédent roi les avait traumatisés. Il pouvait comprendre leur crainte, mais il n’acceptait pas que leurs angoisses atteignent son ami.

               — Et puis pourquoi pas, après tout ? lâcha finalement Delsin.
               — Pardon ?
               — Ils veulent que tu prennes épouse, et toi, tu veux profiter de la soirée… les deux ne sont pas incompatibles ! Tu vas passer ta nuit entouré de belles filles ! Peut-être même rester jusqu’à l’aube avec l’une d’entre elles. Je suis presque jaloux !
               — Tu n’as qu’à prendre une femme à ma place, si ça t’amuse autant !
               — Ne t’énerve pas. Ce que je veux dire, c’est que tu peux clairement t’amuser… Personne ne t’oblige à donner de réponse immédiate ! Et puis, si les vieux te voient discuter avec les filles de cette liste, tu seras sauf !
               — Tu as vu la longueur de ce parchemin ? Je n’ai certainement pas envie de faire la conversation à autant de femmes.
               — Alors choisis-en quelques-unes au hasard ! Tant que tu parles avec l’une d’elles, ils seront contents et toi, tu seras libre !

Le prince réfléchit tout en posant sa joue sur son poing. Son ami d’enfance n’avait peut-être pas tort, il pouvait parfaitement concilier les deux et gagner du temps vis-à-vis de ce projet. Il n’avait clairement pas envie de s’encombrer d’une épouse pour le moment. Certes, il aimait les femmes et passer du bon temps avec, mais jamais rien de bien sérieux. Les responsabilités, elles lui passaient toujours au-dessus de la tête.

               — Soit, tu as raison. Je vais gérer cette soirée à mon idée et non à la leur. Merci pour tes conseils.
               — À ton service mon bon prince.


❈ ❈ ❈

                À la tombée de la nuit, la fête battait déjà son plein ; la boisson coulait à flot, et tout le monde s’amusait. Les gens s'étaient installés pour bavarder, manger et regarder les musiciens, danseurs et autres saltimbanques. Certains nobles dansaient même entre eux. L’heure n’était plus aux soucis mais à l’amusement. Les invités étaient presque tous arrivés et les jumeaux princiers les avaient déjà tous salués. Mashar avait commencé à faire la conversation à quelques prétendantes pour faire plaisir à ses conseillers, et il bénissait son ami Delsin qui venait à sa rescousse lorsqu’il commençait à sérieusement s’ennuyer avec les jeunes femmes.
Mashah surveillait son frère de loin, et elle avait très vite compris ce qu’il se jouait là. Pas bien difficile de le deviner : son frère qui parlait avec des nobles sous le regard de tous leurs conseillers ? Il était clair qu’ils avaient recommencé à lui parler de fiançailles. C’était donc finalement la meilleure occasion pour éclipser Samia ! D’ailleurs, en parlant du reptile, la jeune femme fit son entrée en salle. La plus belle M’Taar de la cité Sehragos ; elle était richement habillée, des pierres précieuses décoraient ses cheveux, tout comme elles pendaient de ses larges hanches. Une silhouette si pulpeuse que les hommes se retournèrent sur son passage. Comme à son habitude, sa beauté attirait tous les regards. Mashar et Delsin furent les premiers à aller la saluer. La princesse croisait les bras en grinçant des dents : cette femme était toujours aussi scandaleusement belle. Et elle ne manqua pas de capter le regard des deux hommes se perdre quelques secondes dans le décolleté plus que plongeant de sa robe. Rien qu’un sourire de sa part, et tous les hommes lui tournaient déjà autour pour lui offrir un rafraîchissement. Son rire était cristallin, mais il agaçait tellement la princesse. Mashah enrageait intérieurement, et si Nadja n’était pas intervenue pour lui demander de garder sa contenance, quelqu’un aurait vite remarqué ses ondes diaboliques.

               — Samia est toujours aussi populaire… constata la servante.
               — J’ai foi en mon plan. Tahira est bien plus belle que cette vipère ! Elle n’a rien à lui envier, rien du tout !
               — Vous vous donnez réellement à fond pour elle, ma maîtresse doit en être touchée.
               — C’est normal ! C’est mon amie d’enfance ! Et puis, si je peux donner un coup de pouce au destin… je préfère clairement avoir Tahira en belle-sœur que cette satanée Samia !

Nadja eut un doux rire, très amusée de voir la passion de sa princesse. Au fond, elle souhaitait également que Tahira devienne reine. Peut-être qu’ainsi, elle saurait redresser le peuple auprès du prince. C’était son vœu le plus cher.

Jamâl, un autre noble et ami d’enfance de Mashah, vint rejoindre les jeunes femmes. Il était inquiet, car il était le seul à avoir perçu les grimaces de la princesse. Nadja lui expliqua subtilement le plan et ce dernier n’en revenait pas. Mais au fond, il était du même avis que les filles : Tahira était bien la seule à pouvoir dompter le prince.

Mashar eut droit d’honorer la première danse de Samia, n’en déplaise à certains. Il se permit même les habituels compliments qu’il servait aux femmes qu’il appréciait. Samia s’en amusa mais chercha plutôt à taquiner son prince :

               — C’est ce que vous me dites à chaque rencontre. Dites-moi plutôt quelque chose que je n’ai jamais entendu. Je ne vous inspire rien de plus qu’une simple routine ?
               — Vous êtes bien trop exceptionnelle pour vous comparer à une routine. Mais que voulez-vous ? Si je vous dis que vous êtes belle à chaque fois, c’est que je le pense sincèrement.

Samia eut un large sourire satisfait. De souvenir, il n’y avait qu’à elle qu’il se permettait autant de compliments. Elle était certaine d’être sa favorite. Et les rumeurs couraient très vite par ici ; elle savait pertinemment que ce soir, il commençait à chercher une prétendante sérieuse. Elle était déterminée à sortir du lot. En terminant sa danse, elle prit le temps d’aller saluer la princesse.

               — Pardonnez mon impolitesse envers votre altesse, mais je ne voulais pas manquer une occasion de danser avec votre frère.

Mashah lui répondit simplement d’un geste de la tête, n’ayant aucune envie de discuter avec la rivale de son amie. Cette dernière n’était toujours pas présente et la vipère de Samia s’en rendit rapidement compte, regardant autour d’elle.

               — Je ne vois pas votre amie. Est-elle indisposée ? Comme je regrette qu’elle ait raté notre danse avec le prince, fit la noble, malicieusement.
               — N’ayez crainte, elle ne saurait tarder, répondit froidement la princesse.

Jamâl se permit un discret coup de coude à Mashah pour la rappeler à l’ordre. Il ne fallait surtout pas tomber dans le piège de Samia, ni répondre à ses provocations. Cette dernière prenait un malin plaisir à regarder les réactions de Tahira lorsqu’elle était proche du prince. Elle avait deviné que la petite noble avait de réels sentiments amoureux pour lui, et c’était très divertissant de la voir changer de couleur.
Les désirs de la prétendante furent exaucés et Tahira finit par faire son entrée. Seulement, son sourire mutin vira à la grimace et à la surprise. Mashar lui-même mit quelques secondes avant de la reconnaître. Les yeux rubis du prince s’écarquillèrent ; Tahira était resplendissante. Une robe d’un bleu intense et des bijoux qu’il n’avait jamais vus. Ses cheveux étaient tirés pour une coiffure des plus élégantes, mettant son visage, son maquillage et ses yeux en valeur. Mais le détail qui ne lui échappa certainement pas, c’était que la jeune dame avait maquillé son vitiligo. Plus aucune tâche apparente. Si son ego n’était pas aussi mal placé, il aurait pu avouer qu’il la trouvait sublime.
Tahira avança d’un pas assuré, salua respectueusement son prince et Delsin, avant de rejoindre Mashah en faisant de son mieux pour éviter de trembler des genoux. Absolument tous les regards étaient portés sur elle. C’était ce qu’elle souhaitait, mais elle trouvait que le plan de la princesse fonctionnait trop bien. Mashah ne put se retenir de pouffer de rire en voyant que c’était Samia qui avait changé de couleur avec l’arrivée de son amie. C’était une victoire pour elles !

Mashar se retrouva confus. Il avait totalement oublié les autres filles tellement celle-ci l’avait impressionné. Elle n’avait fait que passer à côté de lui, mais il songeait encore à l’éclat de ses yeux émeraude. Pourtant, il la connaissait depuis l’enfance et ils se fréquentaient tellement souvent qu’il en avait oublié à quel point elle était belle. Mais sa fierté l’étouffait tellement qu’il se refusa d’aller lui proposer une danse. Il se convint seul que s’il ne l’invitait pas, aucun homme ne le ferait, et Tahira resterait sagement avec sa sœur. Sauf que Delsin le ramena sur terre avec un coup de coude pour lui indiquer que certains nobles tournaient autour d’elles.

               — Je savais pour ta sœur, mais je n’avais jamais remarqué que Tahira avait du succès !

Le prince rougit de fureur, se rendant bien compte qu’il s’était leurré. Et il ne savait pas pourquoi, mais il n’avait certainement pas envie qu’un autre homme pose sa main sur son amie d’enfance. Il était le seul à avoir le droit d’être proche d’elle, le seul à pouvoir lui parler et la disputer. Le seul.
Déterminé, Mashar abandonna Delsin sans prévenir et rejoignit Tahira en passant devant le nez de Samia. Cette dernière n’en revenait pas d’avoir été ainsi snobée ! Mais le prince n’en avait cure, il était bien trop occupé à chasser implicitement ces hommes en offrant sa main à Tahira :

               — Tu danses ?

Abasourdie, Tahira regarda la princesse pour qu’elle lui confirme qu’elle avait bien entendu. Mashah et Jamâl approuvèrent de la tête, encourageant la jeune femme à accepter. Elle posa donc fébrilement sa main sur celle du prince, ce dernier l’empoigna plus fermement et l’emmena sur la piste de danse.
Les premiers pas se faisaient dans le silence, et Tahira n’osa pas le regarder dans les yeux. Des yeux d’un rouge aussi intense que celui d’un rubis, des yeux qui étaient posés sur elle et qui ne la lâchaient pas un seul instant…

               — Je t’ai connue plus farouche, je t’intimide tant que ça ? demanda finalement Mashar.
               — Ne sois pas ridicule ! répliqua-t-elle vivement. C’est juste que je ne m’y attendais pas ! Tu m’ignores si bien d’habitude…
               — Tu souhaites que je te remarque ?

Tahira s’empourpra et préféra rester silencieuse tant la question l’avait prise au dépourvu. Tout allait beaucoup trop vite. Non seulement on la regardait, mais le prince aussi et il avait également compris que c’était ce qu’elle voulait ! Ce n’était pas du tout prévu dans le plan qu’il le comprenne ! Qu’est-ce qu’elle devait faire maintenant ? Tout lui avouer ? Elle se couvrirait de ridicule et elle refusait catégoriquement que Samia y assiste !
Mashar quant à lui, prit ce silence pour un oui. Il ne l’avait jamais vu dans cet état. Plus il s’attardait sur elle, plus il remarquait des détails imperceptibles.

               — Tu as changé de parfum ?
               — Oui, pourquoi ? Il ne te plaît pas ?
               — Le devrait-il ?

La voilà qui refit la moue. Décidément, elle n’avait plus du tout son répondant habituel. Un peu plus, et il pourrait dire que sa répartie lui manquait. Mais même ainsi il la trouvait charmante.

               — Pourquoi refuses-tu de me répondre ?
               — Pourquoi tiens-tu à ce point à mes réponses ?

Cette fois, ce fut Tahira qui fit mouche et le prince qui se terra dans le silence. En réalité, c’était une bonne question dont il n’avait pas la réponse. Pourtant, il savait pertinemment que s’il posait ce genre de questions aux autres filles, toutes lui répondraient favorablement, sans exception. Bien sûr que tout le monde voulait le séduire, c’était le prince ! Tahira rentrait-elle dans ce genre de jeu ? Voulait-elle le charmer ? C’était tellement inattendu qu’il en doutait fortement. Mais pourquoi aurait-elle mis autant d’efforts dans sa toilette ? À moins que ce ne soit l’une de ses nouvelles ruses pour l’embêter. Pourtant, à bien y réfléchir, cela faisait un moment qu’elle ne le taquinait plus comme autrefois. Évidemment, elle lui lançait des pics de temps à autre lorsqu’il la provoquait, mais elles étaient toujours mesquines, jamais assassines…
Depuis quand était-elle devenue plus attentionnée envers lui ? Pourquoi faisait-elle des efforts ? Elle allait jusqu’à maquiller ces plus gros complexes. Pourquoi ?

               — Tu as maquillé tout ton corps, constata le prince.
               — Je ne voulais plus que l’on se moque de moi, répondit-elle, encore un peu rouge d’agacement.
               — Personne ne se moque de toi.
               — C’est que tu ne les entends pas, alors.

Non, en effet, il n’écoutait pas ce que les autres disaient sur son entourage. Il n’y avait que sa propre personne qui l’intéressait. Rarement sa sœur, car si on l’insultait, on insultait indirectement le prince. Mais pour le reste, il n’avait jamais pris le temps d’écouter.
La danse se termina. Tahira lâcha lentement les mains de Mashar avant de relever son regard vers lui. Elle avait envie de rester, de danser encore une fois avec lui, mais elle savait que c’était un prince occupé et que d’autres femmes voulaient l’accaparer. Lui, de son côté, resta quelques secondes à contempler ses yeux sans savoir quoi dire, car il n’arrivait pas à décrire ce qu’exprimer son regard. Puis finalement son amie brisa le silence en répondant à l’une de ses premières questions :

               — Le prince ne fait attention qu’à lui-même. Afficher ma noblesse n’attire pas des yeux déjà comblés de richesses. Mais mes tâches manquantes attirent le regard d’un ami.

Elle s’échappa de son emprise, retournant se cacher auprès de la princesse, laissant le prince se faire envahir par les autres prétendantes jalouses de la situation. Elle n’avait pas choisi ses mots au hasard. Elle n’était pas intéressée par ce que le prince Mashar pourrait lui offrir, ni par la gloire, ni aucun autre avantage. Elle voulait juste être avec lui, avec un ami. C’était peut-être la femme la plus sincère et honnête avec lui. Peut-être…


❈ ❈ ❈


                Plus tard, la soirée se faisait un peu plus calme avec une musique plus discrète. Il y avait encore quelques danseurs, mais les gens commençaient à être fatigués et préféraient discuter autour du buffet. Tahira se fit inviter à danser plus d’une fois, et Mashah esquivait toutes les invitations en prenant Jamâl comme alibi. C’était son ami et leur seul allié dans cette cour, il n’y avait qu’à lui qu’elle pouvait demander ce genre de service. Peut-être Delsin, mais elle n’avait pas envie d’entendre le moindre de ses commentaires. Jamâl était bien plus gentil et compréhensif. D’ailleurs il se permit de conseiller à Tahira de se réfugier sur le balcon si jamais elle ne voulait pas que d’autres hommes l’importunent. Elle trouva l’idée charmante et écouta ce judicieux conseil, tandis que le duo retourna sur la piste de danse.
Marchant sur la terrasse, la jeune noble inspira profondément l’air frais. Elle avança jusqu’à la rambarde et prit appui sur cette dernière. Elle avait une vue magnifique sur toute la ville, et elle voyait les lumières s’agiter au même rythme que la musique. Le peuple faisait également la fête et elle en souriait de joie. Elle était ravie de savoir qu’aujourd’hui, tout le monde s’amusait. C’était une belle soirée, mais son plus précieux souvenir était qu’elle avait dansé avec Mashar pour la première fois.

               — Tu te caches ou tu prends l’air ?

Tahira se retourna et découvrit le prince qui s’avança à côté d’elle pour admirer la vue. Elle sourit, puis reposa son regard sur la ville avant de lui répondre :

               — Un peu des deux. Je ne pensais pas qu’on me ferait autant danser ! rit-elle.
               — Ce n’est pas si surprenant, tu es quand même la fille de mon plus fidèle conseiller.
               — Le « plus fidèle ? » répéta-t-elle dans un petit sourire. C’est bien la première fois que tu le reconnais ! Que t’arrive-t-il ce soir ? Je te trouve bien aimable !
               — J’ai toujours été aimable ! répondit-il, fièrement.

Tahira arqua un sourcil tout en gardant le sourire. Elle décida de se tourner et de s’asseoir sur la rambarde, mettant ses pieds vers l’intérieur pour tourner le dos à la ville et regarder la salle des fêtes.

               — Tu es le prince le plus insolent que je connaisse !
               — Et toi tu es une noble bien hautaine !
               — Quel arrogant !
               — Si mesquine !
               — Impertinent !
               — Prétentieuse !

Ils auraient pu s’échanger des mots d’amour pendant encore bien longtemps, mais Tahira préférait y couper court en tournant vivement la tête. Ce dernier l’imita, contrarié. Il n’était pas venu se disputer avec elle. Et maintenant qu’il y songeait, c’était bien la seule à dire ce qu’elle pensait réellement de lui.
Le prince réfléchit, appuyant ses coudes sur le rebord de la terrasse.

               — Je ne suis pas arrogant, je suis le prince et je punis seulement ceux qui me manquent de respect.
               — Mais tu les envoies aux lions pour un oui ou pour un non.
               — Et tu interviens toujours lorsque tu estimes que je vais trop loin. Donc il n’y a plus de problèmes.

Tahira ne sut pas quoi répondre. Comment devait-elle interpréter ses paroles ? Voulait-il dire qu’il pouvait compter sur elle, ou bien l’inverse, qu’elle était toujours sur son chemin ? Elle le regarda, un peu confuse, et Mashar tourna les yeux vers elle.

               — J’ai entendu dire que le peuple t’aimait, que tu prenais soin de lui.
               — Je… fais de mon mieux pour satisfaire tout le monde.
               — Aller à l’encontre de mes ordres ne me satisfait pas.
               — Faire exécuter des innocents n’est pas bon pour ton image ni ton honneur !
               — Alors c’est pour moi que tu sauves le peuple ?

Tahira eut un sursaut, ne s’attendant pas du tout à cette question. C’était là où il voulait en venir ? Connaître ses véritables intentions ? La jeune femme en perdit les mots, rougissant de honte. Elle ne savait plus quoi répondre. Elle aimait Mashar depuis longtemps, et elle aimait le peuple également. Tout ce qu’elle voulait, c’était que le peuple l’aime également ; que les M’Taar puissent voir comme leur prince n’était pas le tyran qu’ils croyaient connaître. Ses lèvres tremblaient, hésitantes.

               — Je ne veux pas que le peuple te craigne. Je veux qu’il t’aime.

Mashar baissa la tête, fixant les lumières au loin. La vision de cette fille était utopiste. D’un autre côté, elle était toujours là pour le soutenir. Qu’il le veuille ou non, elle l’empêchait de faire les pires erreurs. Que ce soit pour le bien du peuple ou pour le sien, elle était là pour lui.
Après un lourd silence, Tahira essaya de poursuivre la conversation :

               — Ton peuple est grand, Mashar. Il est fort et fier, il est magnifique. Tout ton royaume est immense et resplendissant !
               — Ça pourrait être le tien aussi.

Tahira tourna vivement la tête vers le prince, ayant des doutes sur ce qu’elle venait d’entendre. Mais ce dernier se refusait de la regarder dans les yeux, fixant toujours la ville, les joues légèrement rouges. La jeune femme rougit également, troublée.

               — Mashar… ?

Il hésita encore quelques secondes, mais se tourna finalement vers elle. Il était décidé à lui en dire plus, seulement, la musique de la fête changea subitement pour quelque chose de plus festif. Les colombes qui s’étaient finalement endormies sous le balcon se réveillèrent en sursaut et s’envolèrent d’un seul coup. Elles firent perdre l’équilibre à Tahira qui était encore assise sur la rambarde et cette dernière bascula dans le vide. Le sang du prince ne fit qu’un tour et il se jeta à sa suite pour la rattraper, mais fut entraîné dans sa chute.

Dans leur chute, Mashar s’assura de blottir son amie contre lui, essayant de lui protéger la tête car ils plongèrent la tête la première dans le grand bassin qui se trouvait quelques étages plus bas. Heureusement que ce dernier était profond, car vu la hauteur du saut, ils auraient pu se tuer. Le bruit du plongeon avait été si violent qu’il attira l’attention des gardes qui se dépêchèrent d'accourir. Cependant, ils furent très surpris de découvrir la tête du prince et de la fille du conseiller sortir de l’eau. Vérifiant que leur prince allait bien, ce dernier ressortit du bassin en les chassant de la main. Il n’avait pas envie de se ridiculiser devant ses hommes. Les gardes redressèrent leurs armes pour saluer leur prince, puis reprirent leurs postes.
Mashar plaqua ses cheveux en arrière, plus qu’agacé. Sa tenue était fichue et il ne voulait même pas savoir à quoi il ressemblait. Pourtant, il n’était pas aussi contrarié qu’il l’aurait cru. Étonnamment, il se sentit plutôt fier de lui et de ses réflexes. Tordant le bas de son pagne pour l’essorer, il jeta un rapide coup d'œil vers le bassin. Tahira avait sorti la tête, mais gardait les épaules dans l’eau froide. Le prince fronça des sourcils et se pencha vers elle pour s’assurer de son état. Par réflexe, elle s’enfonça dans l’eau, comme si elle avait honte de quelque chose. Le jeune homme écarquilla des yeux, surpris. Son attitude lui déplut fortement, et sans rien dire de plus, il attrapa fermement le bras de son amie d’enfance pour l’extirper de l’eau. Tahira fut surprise de voir avec quelle force le prince la souleva pour la reposer face à lui, mais elle finit par se défaire de ses mains, lui tournant rapidement le dos.

Elle tremblait de froid et de honte. Agrippant ses mèches de cheveux dégoulinant d’eau, elle finit par plaquer ses bras contre elle, se recroquevillant, essayant de se cacher comme elle le pouvait. Son souffle se faisait court et ses pensées se mélangèrent dans sa tête. Mashar venait-il de lui sauver la vie ? Elle devait le remercier ! Mais comment oserait-elle le faire dans cet horrible accoutrement ? L’eau qui perlait de son corps était brune, elle voyait bien que tout son maquillage fondait sur ses vêtements. Sa magnifique robe était toute froissée et brunit. Elle se sentait sale, et ses affreuses taches blanches réapparaissaient progressivement sur son corps. Nerveusement, les larmes lui montèrent aux yeux. Elle n’avait jamais eu aussi honte de sa vie.

               — Ne me regarde pas !

Sa supplique était presque étouffée. Mashar ne l’avait jamais vu dans un tel état. Habituellement, il se serait ouvertement moqué d’elle, mais pas ce soir. Pour la première fois, il découvrit la détresse de son amie et se sentit révolté d’être impuissant face à son désarroi. Tahira n’avait pas à avoir honte de son corps, de son vitiligo. C’était un trait unique, un physique rare qui n’appartenait qu’à elle, et seulement elle. Il s’approcha doucement, avant de poser ses mains sur ses épaules. La jeune fille sursauta mais n’osa pas tourner la tête pour affronter son regard.

               — Tahira… commença-t-il, prudemment. Ne sois pas ridicule, moi aussi je suis trempé.
               — Non ! Je… Je ne suis pas ridicule ! Tu ne peux pas comprendre !
               — Moi ? Je ne peux pas te comprendre ? fit-il, vexé. Tahira. Regarde-moi.

Hésitante, elle commença à tourner la tête vers Mashar. Rien qu’avec ce mouvement, elle sentit les mains de son prince glisser de ses épaules à cause du mélange de l’eau et de la poudre brune. Elle se décida d’enfin croiser son regard. Le jeune homme la fixa longuement. Il le voyait bien, dans le fond de ses yeux émeraude, elle était terrorisée à l’idée qu’il se moque d’elle. Pourtant il n’en fit rien, hormis de la contempler très sérieusement.

               — Alors ? Tu vois bien que mon maquillage aussi a dégouliné sur mon visage. Je n’ose même pas imaginer à quoi je ressemble. À rien, sûrement. Si les conseillers me voyaient ainsi, ils seraient fous.

Tahira l’observa avec étonnement. La bouche bée, elle ne saurait décrire toutes les émotions qui la traversaient à ce moment précis. Du soulagement, de la gratitude, de l’amusement. Elle finit par lui faire un sourire désolé, attrapant l’une des mains du prince qui était encore sur son épaule. Ce dernier tressaillit, légèrement troublé par son sourire et son geste.

               — Tu es toujours aussi remarquable.

Arquant d’un sourcil en même temps qu’il lui sourit, il ne savait pas si elle était en train de lui faire un compliment, si elle le taquinait ou si elle avait fait exprès d’être ambiguë.
Il leva finalement la main pour claquer des doigts ; un garde arriva aussitôt avec plusieurs serviettes. Mashar s’empara de l’une d’entre elles avant de couvrir la tête de Tahira. Si elle avait eu le courage d’affronter son regard, il savait qu’elle n’oserait pas le faire devant les autres.

               — Viens… Allons nous changer.


❈ ❈ ❈

                Nadja, la fidèle servante de la fille du conseiller était sereine. Sa maîtresse était seule sur la terrasse, et lorsqu’elle vit le prince la rejoindre, elle préféra leur donner le peu d'intimité qu’ils pouvaient avoir et resta en retrait. La jeune femme resta dans la salle des fêtes, observant Delsin qui draguait les filles, ou la princesse Mashah qui attrapait Jamâl par les épaules pour l’utiliser comme bouclier contre de possible prétendant. Cette fête était réellement insouciante, une soirée inoubliable !
Ni le prince, ni sa maîtresse ne revenaient dans la salle. Curieuse, la servante jeta un œil sur la terrasse. Mais son cœur manqua un battement : il n’y avait plus personne ! Inquiète, elle s’approcha rapidement de la rambarde et regarda sans grand espoir en bas. Elle ne saurait dire si elle était soulagée ou non, car en découvrant qu’ils étaient en bas et trempés, elle comprit qu’ils avaient chuté dans le bassin ! Elle tourna les talons et se précipita dans les couloirs pour aller à leur rencontre.

La logique aurait voulu que chacun retourne dans sa propre chambre pour se changer. Mais étrangement, le prince ne lâcha pas le bras de Tahira. Cachée sous une immense serviette, il l'entraîna avec lui dans ses quartiers. En chemin, il appela quelques servantes et il reconnut Nadja qui accourut la première vers eux. La fidélité de cette suivante était à toute épreuve. Il était forcé de constater l’intensité de son amour et de sa loyauté envers sa maîtresse. Comment Tahira avait-elle réussir à séduire les domestiques ? Nadja n’était pas la seule à la servir avec le sourire. Mais le prince ne fit aucun commentaire.
Arrivés dans la chambre, les servantes firent demi-tour pour aller chercher de nouvelles toilettes, ainsi que tout autres accessoires qui pourraient les apprêter différemment. Le duo de jeunes gens se retrouva seul et le silence retomba. Tahira retira timidement sa serviette de la tête, levant des yeux brillants vers Mashar.

               — Pourquoi me regardes-tu ainsi ?
               — C’est la première fois que je viens dans ta chambre le soir…
               — Oh…

Il eut un sourire malicieux, et s’approcha de la lézarde qui se figea lorsqu’il n’y eut que quelques centimètres qui les séparaient. Il la regarda longuement, plutôt amusé de la voir aussi fébrile. Celle-ci préféra détourner les yeux, sentant ses joues s’empourprer. Le prince attrapa délicatement le bout de son menton, pour lui relever le visage et croiser à nouveau ses yeux émeraude. Instinctivement, Tahira repoussa la main de Mashar qui lui tenait le visage, reprenant une certaine distance en fronçant des sourcils. Le prince ne s’en offusqua pas, au contraire, il était ravi de retrouver la fougue de son amie.

               — Voilà un regard que je reconnais enfin.
               — Tu me provoques ?
               — Faut-il que je te cherche pour retrouver la Tahira que je connais ? De quoi as-tu peur ? Pour quelle raison crois-tu que je t’ai emmenée ici ?
               — Je ne sais pas… Quand tu as une idée en tête, tu la partages difficilement ! Tu es si complice avec Delsin, ou même avec ta sœur ! Mais avec moi…

Elle inspira douloureusement, comme si ce qu’elle s’apprêtait à dire était difficile à avouer. Comme si les mots ne voulaient pas sortir de sa bouche. Mashar la fixa avec incompréhension, fronçant légèrement des sourcils, et secouant la tête pour lui faire signe de poursuivre.

               — Mais avec moi, tu es si distant ! Tu ne me parles pas, enfin, pas sincèrement…
               — Tout à l’heure, je t’ai parlé sincèrement.
               — Mais c’était la première fois ! Comment veux-tu que je te comprenne, que je sache ce que tu penses réellement de moi, alors que tu ne me dis rien…

Le prince baissa des yeux. Tahira était une fille intelligente, et elle savait très bien comment il fonctionnait. C’était justement parce qu’elle le connaissait mieux que quiconque, qu’elle pouvait intervenir avant qu’il prenne une mauvaise décision. Comment pouvait-elle remettre en doute le fait qu’elle le connaisse si bien ?
Les yeux rubis du prince s’écarquillèrent légèrement.
Elle venait de le lui dire très clairement. Dès qu’elle est concernée, elle ne savait pas ce qu’il pensait d’elle. Il ne pouvait pas le lui reprocher, la plupart du temps, lorsqu’ils échangent une conversation, c’était pour se chamailler. Pourtant, il ne se disputait pas ainsi avec n’importe qui, seulement avec elle, et c’était bien parce qu’il lui faisait confiance…

               — Je t’ai amené dans ma chambre, parce que je ne voulais pas que tu traverses tout le palais ainsi. J’aurais pu aussi t’accompagner jusqu’à ta chambre, mais sur le coup je n’y ai pas pensé.
               — Comment… Tu veux dire que tu t’inquiétais pour moi ?
               — Est-ce si surprenant ? Tu es quand même mon amie d’enfance. Bien sûr que je m’inquiète pour toi.
               — Mais je croyais que tu ne te souciais que de ta personne ?
               — Je… il inspira difficilement, prenant cette remarque comme une pique. Oui, bon, je m’inquiète beaucoup pour moi-même, mais je suis capable de m’occuper des gens qui comptent pour moi.

Tahira se figea, devenant écarlate et mettant une main devant sa bouche tant elle était surprise. Était-il en train de lui dire qu’elle comptait pour lui ? Réalisant ses mots, elle se souvint comment Mashar s’était jeté à sa suite lorsqu’elle chutait, elle se souvint également qu’il l’avait gardé contre lui pour éviter qu’elle ne se blesse. Il avait agi si instinctivement qu’elle ne l’avait pas réalisé sur le coup.

               — Tu… veux dire que tu m’apprécies ?
               — Si je ne t’appréciais pas, tu ne serais certainement pas dans ma chambre en ce moment.

Les servantes arrivèrent à ce moment. Tahira se sentit soulagée, parce qu’elle n’avait plus les mots pour les répondre. Les domestiques installèrent un paravent pour séparer la pièce et s’occuper des jeunes gens.
Mashar découvrit avec horreur le visage qu’il avait ; en effet, son maquillage aussi avait dégouliné, et le noir autour de ses yeux avait dessiné d’horribles larmes sur ses joues. Il se mordit la lèvre de rage. Avait-il eu une conversation aussi sérieuse avec la fille du conseiller avec un visage pareil ?! Quelle honte… Pourtant, Tahira l’avait à chaque fois fixé droit dans les yeux, et elle n’avait jamais sourcillé, comme si c’était l’ordre du détail pour elle. En y repensant, lui non plus, n’avait pas prêté la moindre importance au maquillage défait de la demoiselle. Ces yeux vert émeraude étaient la seule chose qui avait accroché son regard.

Le prince changea de tenue, pour quelque chose d’aussi élégant et raffiné que la tenue précédente. Il était couvert de bijoux, et de pierres précieuses rouges pour aller avec ses yeux. Mais il se laissa tenter et ajouta également une bague en émeraude à son doigt. Ce fut la touche finale pour lui. Il se tourna vers le paravent et demanda si Tahira était prête. Les servantes lui répondirent qu’elle était habillée et que les filles s’appliquaient sur son nouveau maquillage. Puisqu’elle était vêtue, Mashar repoussa le paravent en bois.

Tahira avait choisi une robe rouge qui épousait parfaitement la silhouette de son buste et de ses hanches. Le bas de la robe était fendu à plusieurs endroits, laissant entrevoir ses longues jambes. Pour éviter de perdre des heures à la préparer, elle avait préféré laisser ses cheveux raides libres et descendre le long de son dos. La lézarde qui était encore assise, tourna la tête vers Mashar, surprise qu’il arrive alors que Nadja s’apprêtait à appliquer la poudre brune sur son vitiligo.

               — Ne fais pas ça, ordonna-t-il.

Nadja sursauta, mais s’inclina respectueusement et se recula de quelques pas tandis que le prince arriva face à sa maîtresse. Il fit signe aux servantes de quitter la pièce, puis il jeta un coup d'œil vers la palette de maquillage. Il s’empara d’un rouge aussi intense que celui de la robe qu’elle avait choisie. À nouveau, il attrapa Tahira par le menton, mais celle-ci se laissa faire, plutôt curieuse. Il lui appliqua du rouge sur les lèvres, les fixant encore quelques secondes… mais il retira finalement sa main.

               — Tu n’as pas besoin de faire plus. Et puis… commença-t-il, détournant la tête. Tu es plus belle ainsi, finit-il par avouer dans un chuchotement.

Tahira se leva lentement pour être à la hauteur de Mashar. Elle posa une main sur sa joue pour qu’il la regarde. Ses joues étaient aussi rouges que les siennes. Le prince tourna finalement les yeux vers elle, attrapant la main qui tenait sa joue, sans la retirer.

               — Tu as l’air de l’oublier.
               — Quoi donc ?
               — Que toi aussi, tu es toujours aussi remarquable.

Puisqu’il était plus grand de quelques centimètres, il se permit de se pencher doucement vers elle. Cette dernière ne le repoussa pas, et se hissa même sur la pointe des pieds à son tour…


❈ ❈ ❈

               En fin de soirée, le prince Mashar refit son apparition dans la salle des fêtes. Delsin accourut vers lui. Il avait dû occuper les invités avec l’aide des conseillers, car plusieurs personnes avaient remarqué son absence. C’était plus que fatiguant et il était heureux de le revoir ! Son ami lui demanda des explications sur sa mystérieuse disparition, mais le prince resta plutôt évasif tout en se resservant à boire. Il n’avait clairement pas la tête à répondre à ses questions.

               — Pourquoi as-tu changé de tenue ? Tiens ? Tu as aussi mis du rouge sur les lèvres ?

Mashar passa le pouce sur sa lèvre inférieure, constatant que son ami avait raison. Imperturbable, il lui sourit simplement en lui disant qu’il avait eu l’envie de profiter de la soirée avec des accoutrements différents. Cette nuit devait être inoubliable et rien de tel que d’afficher ses richesses ainsi. Delsin ne le remit pas en doute et ne posa plus aucune question. Par contre, il aperçut le retour de Tahira. Impossible de ne pas la remarquer, car elle aussi avait changé de tenue. Mais contrairement au prince, ce n’était pas son genre d’afficher sa richesse. Le lézard plissa des yeux et il fit rapidement le lien entre l’absence du prince et celle de la fille du conseiller. Son ami eut un large sourire et commença à poser des questions beaucoup plus gênantes, mais le prince resta muet comme un tombeau.

Tahira, elle, se fit accueillir par ses amis. Mashah et Jamâl lui demandèrent également des explications, parce qu’elle avait disparu de la terrasse, mais celle-ci ne savait pas par quoi commencer. Mashah ne comprenait pas pourquoi elle avait changé de tenue et surtout, pourquoi elle avait retiré son maquillage. Elle qui était si fière de son corps parfaitement brun tout à l’heure. Tahira bégaya, et alors qu’elle s’apprêtait à tout avouer, le prince lui-même vint à son secours, lui tendant une nouvelle fois la main.

               — Tu danses ?

Sa sœur était outrée ! Elle voulait des réponses, mais elle n'empêcha pas Tahira de prendre la main du prince. Ils rejoignirent la piste de danse dans un sourire qui troubla la princesse. Ils semblaient étrangement beaucoup plus complices qu’avant. Que s'était-il donc passé ? Avait-elle manqué un événement important ? Plus elle regardait le duo danser, et plus elle se figurait qu’ils ressemblaient à un véritable couple. Lorsque la fête serait finie, elle agresserait son amie de question ! Mais pour l’heure, Mashar et Tahira profitaient ensemble de leur dernière danse de la soirée.

               Mais certainement pas la dernière de leur histoire.