Les rivages du temps


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Ethelea
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4 years, 3 days ago
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Voilà plusieurs semaines que le soleil n’avait pas pareillement rayonné sur les landes étendues qui bordaient la resplendissante cité de Claria.
La ville de Tanauelle constituait l’une de ses plus plaisantes provinces, visitées par les plus fortunés pour ses rues charmantes et ses maisons de pierre blanche. Ses frontières marquaient les abords d’un monde sauvage, loin des campagnes et des villes, au plus près des rêves et des expéditions de longue durée.
Traversant les chemins de pavés ivoirins aussi silencieusement que si elle marchait sur des nuages, Éclat se laissait guider par les odeurs sauvages et familières qui venaient jusqu’à ses narines, et qu’elle associait librement aux sensations fugaces qu’elle s’était constituées pour illustrer son monde. Dépourvue depuis toujours du sens de la vue, elle ne pouvait admirer les belles demeures autour d’elle, ni contempler les sourires de ses habitants, mais les parfums des fleurs qui abondaient dans le paisible village constituaient son plus plaisant repère, associé au son des pas tranquilles sur les chemins dégagés, le battement régulier des outils contre les poutres, la mélodie lointaine de quelques instruments de musique. Une fête devait se dérouler quelque part autour d’eux. Quelque part dans ce nouveau lieu, avec ces nouvelles nuances.
D’une main, Éclat effleurait en continu le bras de sa servante, qui se retournait régulièrement vers elle afin de vérifier que sa princesse ne peinait pas à tenir la cadence. Cela faisait plusieurs jours que la jeune femme s’était lancée dans cette expédition, suivie par ses plus fidèles suivants et amis. Trois dragons, un soldat et l’énergique Arlette, qui se préoccupait plus qu’en apparences de sa protégée.
— Tout va bien ? questionna Arlette alors qu’ils entamaient leur sixième heure de marche de la journée. Souhaitez-vous que nous fassions une pause ? Ce faisant, elle avait ralenti la cadence jusqu’à stopper le petit groupe. Éclat lui répondit de son plus beau sourire.
— Je vais bien, renchérit-elle. Je voudrais atteindre cette fameuse montagne dans les meilleurs délais.
— Pourquoi cette montagne, d’ailleurs ? interrogea Firmin, le jeune soldat qui les accompagnait. Vous pensez qu’il y aura quelque chose d’intéressant à voir ?
Éclat sourit de nouveau et reprit la marche, toujours au bras d’Arlette, poussant le reste de ses amis à faire de même.
— Ma sœur Brise m’a raconté une histoire, dit-elle. Il y a très longtemps, les habitants de cette ville connaissaient toute une famille de dragons qui vivaient dans la montagne, volant régulièrement au-dessus de la forêt, et s’alimentant dans les sources au sommet. Mais depuis plusieurs siècles, plus aucun dragon n’a été vu. Jusqu’à il y a peu.
Instinctivement, elle tourna la tête vers Lune, qui marchait près d’elle. Le dragon blanc avait comme ses comparses Carsius et Kalika pris une forme humaine, même si leurs oreilles effilées, leur carrure imposante et les cornes rocailleuses qui émergeaient de leur crâne trahissaient leur nature de dragons.
Lune, qui était resté silencieux depuis le début du voyage, regarda longuement la princesse. Son voile léger sur les épaules renforçait son aspect fragile, au-dessus de ses robes légères et baignées d’une couleur rose pâle, assortie à la longue chevelure qu’elle laissait glisser librement dans son dos. Elle lui avait toujours semblé ainsi, fragile comme une poupée de porcelaine. Mais pourtant, bien qu’aveugle aux images de ce monde, privée d’un sens que l’on considérait être l’un des plus précieux de tous, elle avait gravi seule les marches de son existence, sans jamais faiblir.
Secrètement, il lui enviait cette force. Celle de toujours savoir marcher, qu’importent les obstacles et les handicaps. Elle était probablement la seule personne dont il ne discuterait jamais le courage.
Lune sut que ce sourire soudain de la princesse était une invitation à poursuivre pour elle l’histoire qu’on leur avait contée. Inclinant légèrement le buste, il consentit alors à prendre la relève.
— À ce qu’on raconte, un villageois de Tanauelle aurait aperçu de nouveau un dragon par ici, près de la montagne, dit-il. Nous devrions bientôt savoir si tout cela est fondé.
Arlette ne sut pas si elle devait davantage se réjouir d’une telle découverte potentielle, ou maudire d’avance les pentes escarpées qui les attendaient un peu plus loin. Désireuse de ne pas se décourager trop vite, elle se contenta alors de profiter des vues agréables que leur offrait le petit village.

À l’issue de quelques minutes supplémentaires de marche, la jolie route pavée prit fin, au profit d’un chemin de terre aux abords duquel la végétation abondante reprenait progressivement ses droits. La petite troupe s’arrêta, et leva des yeux admiratifs. Ils pouvaient désormais apercevoir la belle Yanha, la montagne rouge qui trônait au beau milieu de l’imposante forêt de conifères. Ce massif éloigné était devenu un symbole pour la ville, mais peu osaient s’aventurer à proximité : les histoires de dragons ne faisaient pas rêver tout le monde. D’aucuns pratiquaient même encore leur chasse. Les nouvelles lois récemment instaurées par le roi Zéphyr de Claria bridaient néanmoins cette pratique, et la rendaient peu lucrative, justifiant également le fait que même les chasseurs n’avaient pas pris la peine de gravir les pentes escarpés du massif. Beaucoup de risques pour des bénéfices limités, voire nuls, maintenant que les marchés de peaux, de corne et de viande de dragon avaient autant décliné.
Éclat huma l’air avec délice. Un ballet de nouveaux parfums venaient à elle, attestant que droit devant elle, le pays changeait, les paysages se faisaient nouveaux sous ses pas assurés. Une nouvelle aventure les attendaient.
La jeune princesse s’avança la première, rapidement suivie par ses amis qui l’entourèrent et la guidèrent vers la montagne solitaire.

La montée ne fut pas des plus aisées. La pente douce s’était rapidement transformée en une véritable chute de roches et de terre, difficile à gravir sans faire de détour.
Éclat avait beau être visiblement fatiguée de l’effort, elle ne reculait pas. Accrochée au bras de Lune, elle continuait de suivre sa cadence assurée et régulière, qu’il tâchait de garder raisonnable afin de ne pas épuiser sa protégée. Elle ne manquait pas d’endurance, mais en cette matière, sa condition l’empêchait de rivaliser avec ses comparses.
Ils ne comptèrent pas les minutes ni les heures que durèrent leur ascension. Le soleil était encore présent à leur arrivée, mais déclinait doucement, arrosant le paysage d’une lumière dorée qui faisait resplendir les étendues de conifères sauvages, et donnait aux landes une ambiance éthérée, voire magique.
— J’espère qu’on ne va pas là-haut pour rien, se plaignit Firmin à l’issue d’une bonne heure d’escalade. Mes genoux commencent à souffrir.
— On ne le saura qu’à la tombée de la nuit, j’en ai peur, déclara Arlette en observant le ciel. On n’est pas encore arrivés, et commence à faire sombre. Carsius, qui progressait loin en tête, se tourna vers eux en leur décochant un large sourire.
— Si, on y est ! lança-t-il avec entrain. On a atteint le premier plateau !
Les derniers retardataires atteignirent à leur tour la surface rocheuse à l’issue de quelques minutes supplémentaires d’efforts. Arlette laissa échapper un long soupir de soulagement lorsque ses pieds atteignirent la première surface plane depuis le début de leur ascension, immense plateforme de roches pourvues de belles teintes orangées.
— Enfin ! gémit-elle. Je ne sais pas comment nous aurions fait, dans le noir…
— Où sommes-nous ? demanda Firmin, qui cherchait à cacher sa fatigue pourtant visible.
En retrait, Éclat et Lune rejoignirent le groupe à petit pas. Carsius et Kalika jetèrent un regard circulaire tout autour d’eux. La montagne continuait de grimper un peu plus loin, mais ils doutaient que poursuivre sur ces pentes escarpées les conduise à la moindre forme de vie.
Lune ne lâcha le bras d’Éclat que lorsque cette dernière daigna faire de même, se redressant pour humer avec délice l’air des sommets, plus frais et plus pur que tout ce qu’elle avait connu. L’humidité relative de l’air lui faisait supposer qu’une source se trouvait à proximité ; elle sentait l’odeur particulière des roches qui baignent dans les lacs, pareille à celui des pavés martelés par la pluie.
Carsius observa longuement le chemin par lequel ils étaient arrivés, visiblement impressionné par la performance de la jeune princesse. Ils apercevaient encore le village, au loin, avec les cheminées qui commençaient à échapper leur fumée les unes après les autres.
— Bon, il n’y a plus qu’à aller visiter un peu avant qu’il fasse complètement noir, et voir si on est montés pour rien ou pas, lança alors Carsius en se tournant vers la dragonne verte. T’en penses quoi, Kalika ?
Cette dernière ne répondit pas. Elle fixait intensément un monticule rocheux un peu plus loin, qui se dressait sur le plateau qu’ils avaient atteint, renfermant une cavité sombre en son centre. Une caverne.
Kalika s’avança doucement, jusqu’à ce que Lune la remarque à son tour, et il fronça les sourcils. Il jurait apercevoir une masse se détacher dans les ténèbres de la grotte.
Lorsque Kalika accéléra le pas, il la suivit. Les deux coururent jusqu’aux abords de la caverne, et leur souffle se coupa lorsqu’ils distinguèrent les formes du dragon qui demeurait étendu, inerte, sur le sol de sa demeure figée dans le temps.
Firmin, Arlette et Carsius les rattrapèrent avec Éclat, qui sentait rien qu’au silence pesant qu’une découverte morbide avait été faite. Elle sentait l’odeur de la mort, tout près d’elle, ce qui la poussa à resserrer sa poigne autour du bras du dragon aux cheveux rouges.
— Nous arrivons trop tard, déclara Lune comme pour confirmer les soupçons d’Éclat.
— Que s’est-il passé ? questionna la jeune femme.
Le dragon avait des blessures profondes à l’encolure, mais sa tête était intacte, ses cornes intouchées au-dessus de ses yeux entrouverts, vitreux et inanimés. Le reste de son corps ne semblait pas comprendre de blessures mortelles, ses écailles ne portant que les marques légères des affres du temps, auxquels aucune créature à la longévité aussi démesurée ne pouvait échapper.
Kalika sentit son estomac se nouer lorsque ses yeux tombèrent ensuite sur des masses blanchâtres près de ses pattes et de son ventre. Des éclats presque immaculés, craquelés et détruits. Des œufs.
— Impossible que ce soit un coup des chasseurs, déclara Carsius. Ils n’ont emporté aucun trophée, et ses œufs sont brisés… Mais alors, qu’est-ce qui a bien pu…
Il s’interrompit en voyant Kalika se diriger lestement en direction du groupe d’œufs brisés. Elle s’en alla un peu plus loin, près de la longue queue de la créature déchue qui serpentait entre les rochers de son antre. Blotti contre elle, elle vit alors un œuf encore intact, protégé envers et contre tout par sa génitrice.
Kalika sentit son cœur se déchirer en s’approchant de l’œuf épargné par le drame, et s’en empara avec toutes les précautions du monde. L’œuf était froid. D’instinct, elle le serra contre elle pour lui prodiguer un minimum de chaleur. Puis elle revint à pas lents vers le groupe, mais alors qu’elle allait leur faire part de sa découverte inespérée, un grondement sourd retentit, et une secousse brusqua bientôt la montagne solitaire.
Lune leva les yeux et retint un cri de stupeur. Déchirant le ciel, un immense dragon aux écailles noires de suie venait d’atterrir bruyamment au sommet de la caverne, et fixait le petit groupe de ses yeux rougeoyants, les griffes et les crocs encore baignés du sang de sa dernière victime.
— Firmin, Arlette, emmenez Éclat loin d’ici ! Je vais…
Lune s’interrompit lorsqu’une bourrasque de flammes fonça vers lui à vive allure. Il l’esquiva en roulant sur le sol rocheux, et le temps de jauger à nouveau son adversaire, ce dernier s’était rué en avant, envoyant une nouvelle bourrasque vers Kalika qui se rua dans la grotte d’un bond prodigieux, protégeant l’œuf entre ses bras puissants. Le dragon projeta ensuite un coup de queue magistral qui dégagea Carsius et Arlette, les envoyant à terre loin de la jeune princesse qui se baissa par réflexe en se protégeant la tête, poussant un cri de surprise et de peur.
— Princesse !
Firmin eut à peine le temps de réaliser ce qui venait de se produire qu’il fut projeté en arrière à son tour, et sa tête heurta si violemment le sol qu’il fut sonné, et demeura inerte sur le sol.
Éclat gardait ses deux bras contre sa tête, gémissant de peur, incapable de savoir dans quelle direction fuir. Elle pouvait entendre les gémissements de douleur d’Arlette, mais rien du côté de Carsius et Firmin. Elle appela vainement leurs noms, et attendit le cœur battant la sensation de la main de Lune qui se poserait sur ses épaules pour l’amener en lieu sûr.
Au lieu de ça, un cri de Kalika lui arriva au moment même où elle sentit une puissante serre empoigner son corps frêle. Le temps d’un souffle saccadé par l’appréhension, elle sentit ses deux pieds quitter la terre ferme, et jaugea la force terrifiante du dragon qui l’emmena loin dans les cieux, battant de ses deux puissantes ailes aux membranes noires comme la suie. Le temps que Kalika se relève, Lune s’était débarrassé de son armure.
— Lune !
Le dragon à la chevelure immaculée ne l’écoutait plus. Ses yeux paisibles n’étaient plus que deux orbes vibrants de colère et de peur. Ses membres s’étirèrent, son corps devint massif, sa tête s’étira et sa gorge laissa bientôt éclater un hurlement de rage qui accompagna sa brutale métamorphose. Il revêtit deux immenses d’ailes immaculées, qu’il laissa battre vigoureusement, et se jeta dans les cieux avant même que ses compagnons n’aient pu envisager une autre stratégie pour sauver leur princesse.

Lune perça les cieux en direction de la masse noire qui tentait de le fuir, écartant les épais nuages sur son passage, sans perdre sa princesse des yeux. Il la voyait, perdue et tétanisée, se débattre inutilement pour tenter de se défaire de l’emprise de la puissante créature.
Sans hésiter, Lune prit davantage de hauteur et descendit en piqué sur son ennemi, manquant de peu l’aile de ce dernier, qui esquiva habilement en accélérant la cadence, échappant un cri féroce. Ses mâchoires claquèrent dans le vide, mais celles de Lune trouvèrent la serre qui retenait Éclat contre sa volonté.
Le dragon hurla de nouveau en relâchant son emprise, ravagé par la douleur, et saisit brutalement l’une des ailes de Lune qui rugit à son tour.
Éclat ne trouva même pas la force de crier lorsqu’elle se sentit libérée de l’étreinte de son ravisseur, lâchée dans le vide, ses vêtements et ses cheveux flottant tout autour d’elle. Lune repoussa son ennemi d’une flamme puissante, le forçant à lâcher son aile meurtrie, puis descendit en piqué dans la direction de la jeune femme, crevant la brume fine qui s’élevait dans l’atmosphère au fur et à mesure que les dernières lueurs célestes disparaissaient.
Dans sa chute, Éclat sentit la présence de Lune se rapprocher, et le contact rassurant de ses écailles lorsqu’elle se sentit tomber contre lui. Elle s’agrippa fermement à lui, mais leur chute continuait, comme si Lune ne parvenait à redresser sa trajectoire.
L’instant d’après, elle se sentit engloutie sous les eaux. Son souffle se coupa par réflexe, et elle se retrouva de nouveau sans repères, errant dans un monde silencieux et froid. Elle battit des jambes pour remonter à la surface, mais des remous violents rendirent son ascension de plus en plus complexe. Lorsqu’elle parvint finalement à sortir la tête de l’eau, elle dut consacrer toute son énergie à se maintenir hors de la surface du lac, en raison des vagues déchaînées produites par ce qu’elle devina être l’affrontement entre Lune et le dragon noir.
Ne comptant que sur ses forces restantes, Éclat nagea sans relâche jusqu’à ce que ses pieds atteignent un sol dur, priant pour que Lune ne soit pas vaincu par la créature qui les avaient attaqués.
C’est avec un soulagement immense qu’elle atteignit l’une des berges, et elle s’accrocha à un rocher qui émergeait près du bord du lac, sans sortir de l’eau, tremblante de peur et de froid. Les cris déchaînés des deux dragons la faisaient frémir des pieds à la tête ; elle connaissait la voix de Lune, et entendre les manifestations de sa douleur lui était insupportable.

Le dragon noir ne semblait pas avoir laissé qu’un seul cadavre derrière lui. Ses sens étaient affûtés comme des rasoirs, son regard rougeoyant ne laissait passer plus qu’une intense soif de sang, et ses crocs n’existaient plus que pour déchirer, déchiqueter, tuer. Mais Lune était bien décidé à tout faire pour contrer la créature, quitte à en mourir.
Il prit de la distance en frappant l’air de ses immenses ailes opalines, hurlant sous la voûte céleste déserte, jaugeant son adversaire qui, réfugié sur un des rochers qui émergeaient du lac, laissait sortir toutes ses dents, observant Lune comme s’il cherchait le meilleur endroit dans lequel les enfoncer. Après quelques secondes de silence, il se rua finalement sur le dragon blanc qui cracha une volée de flammes par réflexe. Une flamme atteignit l’œil droit du dragon noir, mais ce dernier ne laissa transparaître aucune douleur et agrippa de nouveau l’aile meurtrie de Lune, laissant son orbite se creuser à mesure que les flammes consumaient son globe oculaire, comme si la colère annihilait désormais toute sensation de douleur.
Lune hurla en sentant les crocs aiguisés de son adversaire perforer ses écailles rigides, commençant à répandre son sang le long de sa fine membrane alaire. Il envoya la griffe de sa seconde aile contre la tête de son adversaire, espérant perforer le dernier œil valide de ce dernier, mais le dragon noir lâcha prise in extremis pour se ruer en avant, les griffes prêtes à le saisir et à le faire sombrer au fond du lac.
Le dragon blanc accueillit les serres de son ennemi avec les siennes, et il se laissa projeter dans le lac froid, avant de sombrer lentement. Sa vision s’affaiblit, mais il voyait briller les écailles noires de son ennemi contre les siennes, sentait ses griffes pénétrer sa peau et malmener sa chair. À mesure qu’il s’enfonçait dans les flots, ralenti par sa taille et celle de son adversaire, il pouvait voir de légères vagues rougeâtre continuer d’émaner de l’œil manquant de son ennemi, qui ne semblait toujours pas ressentir de douleur et restait agrippé à lui de toutes ses forces, comme décidé à l’emmener dans la mort.
Lorsqu’il se sentit déposé contre un sol rigide, provoquant un nuage de poussières et de sable autour de lui, le dragon blanc ne voyait plus la surface. Tout était devenu noir autour de lui, et si froid que ses douleurs s’étaient atténuées, presque évanouies. Il devina que le manque d’air y était pour quelque chose ; sa vision empirait alors qu’il avait cessé de sombrer et il perdait peu à peu les sensations de son corps massif.
Éclat était à la surface. Il l’avait vue se réfugier aux abords du lac, en sécurité. Si ce dragon noir restait avec lui au fond de l’eau, il ne pourrait plus chercher à lui nuire. Elle serait sauve.
Elle devait rester sauve.
Il se laissa soudain envahir par le premier souvenir qu’il avait d’elle. Elle était déjà si frêle et discrète, à l’époque, lorsqu’elle était venue avec Arlette et Firmin pour le convaincre de la suivre. Il avait été amusé par son cran et sa détermination à venir jusqu’à l’antre d’un dragon, sans s’inquiéter du fait qu’il puisse être hargneux ou simplement en colère d’avoir été dérangé dans son long sommeil. Pourtant, Lune n’avait jamais eu la moindre pulsion violente à l’égard de la jeune fille. Tout en elle ne reflétait que la pureté qui donnait envie d’être protégée, et pourtant, elle cachait en elle une force et un courage qui n’avaient de cesse de l’impressionner, jusqu’à aujourd’hui, et jusqu’à cet instant.
Elle devait vivre. Pour son rêve, et pour les dragons de leur monde, elle devait vivre, quitte à ce que lui-même ne s’en relève pas.

Une brèche sembla alors s’ouvrir devant lui. Alors que ses yeux ne pouvaient presque plus rien distinguer d’autre qu’un dragon noir et des ténèbres, il crut voir une forme se mouvoir droit devant, près de la surface. Une silhouette blanche, brumeuse comme un rêve, suivie par une longue tignasse de cheveux rosés.
Éclat. Elle venait à son secours.

Lune sentit ses yeux s’écarquiller devant la vision de la jeune femme, qui tentait le tout pour le tout afin de le retrouver. Ses forces lui revinrent aussi brutalement qu’elles l’avaient quitté, et il se défit partiellement de l’emprise du dragon noir pour refermer violemment ses crocs sur la nuque de ce dernier. La créature ouvrit la gueule de surprise, échappant une dernière slave de bulles d’air qui s’empressèrent de remonter à la surface. Lune se décida à suivre le mouvement, conscient que le manque d’oxygène commençait à se faire trop intense et que sa conscience risquait de défaillir. Il se servit du sol comme appui et se projeta vers la surface, ondulant comme un serpent pour gagner en vitesse, droit vers Éclat qui avait stoppé sa progression, sentant quelque chose de massif approcher. Il passa suffisamment près d’elle pour qu’elle puisse se cramponner à ses écailles, et ensemble, ils ressurgirent à la surface, libérant leur souffle dans l’air doux de la nuit. Lune sentit avec un soulagement marqué ses poumons se gonfler à nouveau, soulageant instantanément ses membres et son esprit. La douleur lui revint en même temps, et il réalisa que les nombreuses blessures qu’il portait échappaient de fins filets de sang dans l’eau claire de la source.
Il nagea jusqu’à une rive, essoufflé mais infiniment soulagé, Éclat cramponnée à lui comme pour l’empêcher de repartir au fond du lac.
Il la redéposa contre les rochers lorsqu’elle put avoir pieds à nouveau, et aussitôt au sol, elle passa une main sur les écailles blanches à portée pour déceler des marques de lutte, d’éventuelles blessures à panser, le souffle saccadé par l’appréhension. Alors que Lune, encore sous le choc, reprenait son souffle en vue d’un départ imminent et précipité, de nouveaux remous vinrent agiter la surface du lac. Éclat se crispa aussitôt, frissonnante, et Lune tourna la tête vers le centre du lac, ses larges ailes étendues au-dessus de la jeune femme pour lui apporter une protection sommaire tandis que ses yeux, rivés sur l’eau agitée, étaient prêts à guider son corps tout entier sur son adversaire dès que celui-ci se montrerait.
Finalement, le dragon noir perça la surface de l’eau à son tour, en poussant un rugissement tétanisant. Son état était tel qu’il n’arrivait visiblement pas à retrouver ses repères ; il tenta d’émerger de l’eau en agitant ses ailes mais ne parvint qu’à se déplacer lentement jusqu’à une berge proche, son œil valide paniqué et ses membres encore tremblants à cause du manque d’oxygène.
Éclat ne bougeait plus, guettant les sons avec appréhension, tandis que le dragon noir se hissait avec peine sur la roche humide, tournant lentement sa tête vers Lune. Ce dernier lui rendit son regard, prêt à repartir à l’assaut s’il le fallait. Mais il remarqua ensuite que la blessure au cou de la créature était plus sévère que ce qu’il avait imaginé en la faisant. Le sang coulait à flots, teintant la roche sous son corps tremblant et épuisé, tandis que son unique œil écarlate fixait le dragon blanc sans relâche, comme pour lui lancer une dernière malédiction, lui souhaiter de mourir dans la rancune, et devenir une ombre vengeresse à son tour.
Lune se refusa à continuer la bataille. Frémissant de colère, le dragon noir finit par s’écrouler sur le sol, le regard encore brûlant, les blessures sanguinolentes et la voix éteinte. Il continua d’observer Lune jusqu’à son dernier souffle, qu’il rendit dans un long murmure emporté par le vent nocturne.
Un silence presque parfait s’instaura au-dessus du lac. Lune se remit à respirer normalement, mais son esprit se brouillait à nouveau. Lui aussi avait subi beaucoup de dommages. Il se laissa doucement vaciller et s’écroula contre la berge, accompagné par une exclamation d’Éclat qui se précipita vers sa tête pour tenter de le maintenir conscient. Lune se laissa alors aller, quittant sa forme de dragon pour reprendre celle qu’il gardait toujours en présence de sa princesse. Son corps rétrécit, ses ailes disparurent et une longue chevelure blanche émergea de son crâne, orné par ses deux longues cornes et ses oreilles en pointe.
Il sentit les mains d’Éclat se déposer contre ses épaules, tandis qu’il se relevait lentement, le bas de son corps encore dans le lac à l’instar de la jeune princesse. Il reprit doucement ses esprits en posant une main sur l’épaule d’Éclat, pour la rassurer et se donner le temps de récupérer ses sens. Lorsqu’il croisa le regard de la jeune femme, il sentit une honte monumentale s’emparer de lui. De fines larmes coulaient sur les joues d’Éclat, incapable de retenir plus longtemps son soulagement de ne pas avoir perdu son plus fidèle allié, et ami. Lune déglutit, posant sa seconde main sur l’épaule de sa princesse.
— Princesse… Tout va bien ?
La jeune femme se laissa aller à sourire, rassurée par la voix de son ami qu’elle reconnaîtrait entre toutes, infiniment allégée par sa présence et le fait qu’il soit en vie.
— Tu ne dois pas t’en faire pour moi, Lune… Tu es blessé ?
Le dragon jeta un œil à ses membres encore sanguinolents. De toute évidence, il avait subi de nombreux dommages, mais le saignement était suffisamment faible pour qu’il n’ait pas à s’en inquiéter. Il ne pouvait simplement pas reprendre son envol pour le moment, vu l’état de ses ailes et sa fatigue intense.
— Je vais bien, dit-il. Ça ira pour moi.
Éclat sourit malgré ses larmes, laissant glisser ses mains contre les bras de Lune. Ce dernier mit un temps avant de réaliser qu’il avait laissé son armure en aval de la source, plus bas sur la montagne, et que par conséquent il était nu comme un ver. C’était bien la première fois qu’il trouvait opportune la cécité de la jeune femme.
Lune se retourna pour tenter d’apercevoir le bord de l’espace où ils se trouvaient. Il tendit l’oreille mais n’entendit pas ses compagnons.
— Et est-ce que tout le monde va bien ? demanda Éclat, comme si elle avait deviné les pensées du dragon blanc.
— Je ne sais pas, répondit Lune. Nous les rejoindrons dès que j’aurai recouvré mes forces. Pardonnez-moi de vous faire attendre… vous devez être gelée.
Éclat lui sourit et passa une main sur sa joue, ce qui le fit frémir des pieds à la tête.
— Tout va bien, répondit-elle. J’ai eu tellement peur que tu ne veuilles plus remonter à la surface… J’ai cru que mon cœur allait s’arrêter de battre.
Lune déglutit. Il se sentit envahi par un sentiment de culpabilité persistant, réalisant soudain qu’il avait été assez fou pour se convaincre de se laisser mourir au fond de ce lac. Que l’espace d’un instant, il avait renoncé. Renoncé à la vie, à son combat. Renoncé à elle.
Lune saisit les mains d’Éclat, qui leva instinctivement la tête vers lui, comme si ses grands yeux dorés pouvaient contempler ses traits désolés.
— Princesse… je suis désolé de vous avoir fait une telle frayeur. J’aurais dû revenir plus vite. Après tout ce que vous avez fait pour que j’ouvre mon regard au monde, et pour que je sorte de ma léthargie… Je ne me sens pas digne de votre confiance.
Éclat libéra ses mains de l’emprise de celles de Lune, et alors que celui-ci s’apprêtait à se détourner d’elle, la jeune femme s’avança vers lui et le serra contre elle, de toutes ses forces, jusqu’à pouvoir écouter son cœur qui battait la chamade, en écho avec le sien.
Lune, d’abord stupéfait, baissa la tête et ferma les yeux, expirant lentement en passant ses mains dans le dos de la jeune femme. Il comprit seulement à cet instant à quel point elle comptait pour lui. Pour elle, il se serait battu jusqu’à la mort, il se serait laissé mourir. Pour sa gloire, il irait conquérir encore de nouvelles terres, découvrir l’horizon, et soulever réveiller tous les dragons que leur monde ait porté. Il se sentait de taille. Pour elle, il était, et serait capable de tout.
— Lune, souffla Éclat sans relâcher son étreinte. Tu ne devrais pas te laisser envahir par de telles pensées. Ma confiance, tu l’as… Vas taire à jamais ces idées noires.
Lune ne répondit pas, et se contenta de resserrer son étreinte. Éclat était gelée. À défaut de pouvoir allumer un feu dans l’immédiat, il pouvait tenter de la réchauffer tant bien que mal. Pourtant, elle ne tremblait pas. La dernière chose à laquelle elle devait penser était son état. Elle avait toujours été du genre à penser aux autres avant elle.
Et à cet instant, elle ne pensait plus qu’à une seule et unique personne.
Éclat relâcha légèrement son étreinte, et leva la tête vers Lune, qui la contempla en retour. Il se perdit dans ses grands yeux dorés, dans une contemplation qu’elle ne pouvait lui rendre, fasciné par la douceur de ses traits et la sincérité qu’ils exprimaient sans mots. Il passa lentement une main sur sa joue, ce qui élargit encore son sourire tandis qu’elle faisait de même, effleurant sa tempe puis son cou, découvrant plus que jamais ses formes et son apparence, que seul le toucher pouvait lui révéler. Lune ne s’en inquiétait plus, à présent. Il était déterminé à être sien, pour l’éternité.
Il se pencha doucement vers elle, accompagnant ses mains qui l’enserraient de nouveau, et laissa ses lèvres rencontrer les siennes.
Leurs esprits liés s’oublièrent l’espace d’un instant suspendu hors du temps et de l’espace. Il ne restait plus que le calme de la nuit, la beauté des astres qui les surplombaient, et le lien vibrant qui scellait leur infinie proximité. Jamais leur nuit n’avait été si belle, bercée par leurs cœurs qui battaient à l’unisson, et leurs âmes si intimement liées. Lune savait qu’il n’avait pas besoin d’obtenir des yeux d’or pour qu’elle soit sa maîtresse, sa reine, pour toujours. Il le savait, désormais. Il était prêt à lui donner tout ce qu’il avait, tant qu’elle le souhaiterait, jusqu’à ce que la vie l’abandonne, et que son âme parte rejoindre les rivages du temps.  
Pour elle, et pour son rêve.


*


La lune brillait encore de toutes ses forces lorsqu’un lointain rugissement retentit dans la sérénité nocturne. Lune et Éclat se retournèrent vers l’autre rive du lac, d’où semblait provenir cette voix, qu’ils reconnurent sans hésitation.
En écho à son appel, un imposant dragon rouge s’éleva alors jusqu’à leur refuge, surgissant de la brume en faisant battre ses puissantes ailes écarlates, et se posa bruyamment sur le sol, près du cadavre du dragon noir qu’il inspecta avec méfiance.
— Carsius, lança Lune avec un sourire. Content de voir que tu vas bien.
Carsius tourna sa lourde tête vers Lune et Éclat, qui laissa à son tour échapper un soupir de soulagement en sentant le souffle du dragon rouge tout près d’elle. Elle ne lâchait toujours pas le bras du dragon blanc, qui hésitait bêtement à sortir de l’eau à cause de sa nudité.
— Montez sur son dos, princesse, lui conseilla Lune. Je vais reprendre ma forme de dragon moi aussi, mais je ne suis pas encore tout à fait remis. Je préfère vous confier à quelqu’un de plus énergique.
Éclat se laissa convaincre sans cesser de s’inquiéter pour Lune, mais choisit de se conformer à sa suggestion et profita de l’aile que lui tendait Carsius pour escalader l’épaule de ce dernier, qui en profita pour jeter un regard malicieux à Lune.
— Pas de commentaires, asséna le dragon blanc en commençant sa métamorphose.
Carsius émit un grognement intéressé, avant de suivre Lune en direction de la grotte qu’ils avaient visitée plus tôt. Ensemble, ils déployèrent leurs ailes, et disparurent avec Éclat dans la clarté des brumes qui entouraient la montagne.
Ils atteignirent la grotte en quelques instants, après quelques battements de leurs puissantes ailes qui leurs permirent d’atterrir en douceur là où les attendaient Arlette, Firmin et Kalika. Les trois se levèrent en voyant arriver leurs amis, et un intense soulagement se dessina sur leur visage.
Arlette se précipita vers Carsius à peine celui-ci posé au sol, afin d’aider Éclat à descendre, et la bombarda de questions relatives à sa santé et ses blessures potentielles tandis qu’elle remettait pied à terre, non sans soulagement.
— Allons, Arlette, l’interpella Kalika. Laisse-la reprendre ses esprits. Et laissons nos amis se changer, aussi.
Les joues d’Arlette prirent une teinte pivoine et elle se retourna lestement, bien vite imitée par Firmin, tandis que la jeune princesse se tournait vers la dragonne verte, qui tenait toujours l’œuf intact dans ses bras, et avait ôté sa courte cape pour en revêtir ce dernier, dans le but de lui tenir chaud.
— Merci d’avoir veillé sur eux, Kalika, dit-elle.
— Je suis là pour ça, répondit la dragonne avec un sourire. Contente de voir que tu es saine et sauve.
Firmin se joignit à la conversation, sa curiosité ayant été mise à trop rude épreuve :
— Et… le dragon noir ? demanda-t-il.
Éclat se tourna vers lui, la tête basse.
— Lune a été forcé de prendre sa vie, annonça-t-elle.
— Est-ce que… vous pensez que c’était un dragon d’Oscuro ? questionna Arlette, aussi désireuse que son comparse d’en apprendre davantage sur tout ce qui venait de se produire.
Kalika jeta un regard pensif l’œuf qu’elle protégeait, s’assurant que sa cape était bien en place pour le protéger du froid.
— Qui sait… répondit-elle. C’est néanmoins probable. Voilà des décennies que la famille Light l’inquiète.
— Est-ce qu’à défaut de se reposer sur son armée, il cherche maintenant lui aussi à recruter les dragons ? s’inquiéta Firmin. Si c’est le cas…
— Nous n’avons pas assez d’indices pour en juger, conclut simplement Kalika. Mais j’ai peur qu’il cherche en effet à recruter des dragons noirs, quitte à tuer ceux qui ne se plient pas à sa volonté…
Elle avait tourné la tête vers la dragonne déchue en prononçant sa dernière phrase. Malgré les ténèbres, elle pouvait encore l’apercevoir, étendue de tout son long contre ses œufs éclatés. De nouveau, cette vision brisa quelque chose en elle.
— Nous allons continuer de nous battre, continua Kalika. Jusqu’à ce que tous les dragons mesurent la dangerosité, et la folie d’Oscuro. Je t’aiderai à faire de Hérécat une réalité, Princesse éphémère.
Éclat décocha un large sourire.
— Merci, Kalika.
Le petit groupe fut bientôt rejoint par Lune et Carsius, qui avaient renfilé leurs armures. Le dragon blanc avait connu de meilleurs jours, mais il était bien décidé à ramener Éclat saine et sauve à Claria.
— Si tout le monde va bien et est en état de marcher, je pense qu’on devrait y aller, déclara Carsius. La nuit est déjà bien avancée.
— Oui, allons-y, renchérit Éclat. Mon frère doit être mort d’inquiétude.
Tandis qu’ils reprenaient la marche, Arlette s’intéressa à l’œuf que Kalika avait visiblement l’intention d’emmener avec elle.
— Que va devenir ce pauvre petit ? demanda-t-elle.
— Je vais le confier à une dragonne qui aura le temps de s’occuper de lui, répondit Kalika. En ce qui me concerne, je ne m’accorderai pas de repos tant que Hérécat n’aura pas vu le jour, et qu’il restera des dragons à rallier à notre cause.
— On en a encore pour un moment, déclara Carsius en s’étirant. Notre périple n’est pas encore terminé.
Éclat sourit. Les pensées du dragon rouge, en plus d’être conformes aux siennes, lui promettait encore de belles aventures. Même si elle avait rarement eu aussi peur de son existence en rencontrant ce dragon noir, elle se sentait encore plus déterminée à retrouver les autres dragons. Son souhait était devenu une véritable nécessité, pour l’intérêt de la race toute entière. Elle devait le faire, pour eux.
Pour Hérécat.
Elle chercha le bras de Lune, près d’elle, et le saisit lorsqu’il sentit sa main rassurante se déposer sur son dos, l’emmenant loin de la montagne solitaire et de ses rêves endormis.


*   *   *


Elle entendit le son des clairons retentir, suivi par un incroyable silence. Elle sourit, ses yeux clos.
— Lune, dit-elle. Que vois-tu ?  
Lune leva son regard, et le laissa s’égarer vers l’horizon. Les mots allaient être difficiles à trouver.  
Ce qu’il contemplait en cet instant était la preuve que l’espoir subsistait en leur monde. Un lieu presque irréel, baigné d’une lumière rasante émanant du soleil couchant. D’antiques bâtisses qui avaient tenu bon malgré les siècles d’abandon, recouvertes d’une végétation abondante et immortelle, où éclosaient déjà une multitude de fleurs colorées : en ce lieu, les Hommes et la nature étaient en phase. Allées et chemins se dirigeaient tous vers les collines au loin, recouvertes de végétation, et qui formaient le nouveau berceau des dragons, derrière l’immense temple érigé en leur honneur.
Il n’avait aucun mot pour décrire ce qu’il voyait. Il s’agissait simplement d’un rêve devenu enfin réalité.
— Hérécat est née, dit-il alors, serrant la main de sa bien-aimée.  
Cette dernière laissa sa tête se poser contre son bras, heureuse et apaisée. Elle ne parvenait pas à croire que ce dont elle rêvait depuis sa tendre enfance s’était finalement concrétisé, après toutes ces années de liens, de rencontres, de peur et de joie.
— Lune... merci. Sans toi, rien de tout cela n’aurait été possible.
— Permettez-moi de vous contredire, ma Princesse. C’est grâce à vous.  
Les voix de Zéphyr et des invités d’honneur venus inaugurer la cité disparurent peu à peu. Le vol des dragons débuta enfin, et c’est par dizaines qu’ils survolèrent la ville, remerciant d’un ballet aérien majestueux celle qui leur avait construit un nouveau havre de paix.
Elle ne pouvait les contempler, mais elle sentait leur âme résonner avec la sienne, rien qu’en écoutant leurs voix émaner des cieux encore illuminés par les lueurs du soir. 

Elle dont le cœur, aussi pur que le vent des montagnes, n’avait pas besoin d’yeux pour voir le monde.