À la fumée dans les cieux


Authors
GaraVedma
Published
4 years, 9 days ago
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Encore inconnue de la société, Calliope propose ses services au couple impérial d'Oksikran.

Se déroule avant son arrivée à Eltaria. Image par Jason Wong sur Unsplash.

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Cela faisait une quinzaine de minutes que Calliope patientait dans l’anti-chambre du palais impérial. Le soleil était à son zénith et la chaleur engourdissait les domestiques ensommeillés qui s’affairaient lentement dans leurs tâches. La sorcière, pleinement attentive quant à elle, pencha légèrement la tête sur le côté, étudiant la salle du regard. Les colonnes ouvragées soutenaient un plafond peint, dont les fresques représentaient les divers souverains qui avaient dirigé Oksikran durant les siècles passés. La tradition souhaitait que le portrait soit réalisé lors de la mort du sultan et représente la grandeur de son règne. Les visages se suivaient, dans des styles anachroniques, des vêtements d’apparat désuets. Si la fresque pouvait paraître baroque au premier regard, elle traduisait en réalité l’imposante Histoire de l’empire et l’ampleur du pouvoir Oksikranois. La file de souverains écrasait à chaque pas le visiteur, leur regard inquisiteur les défiant de tenter d’ébranler l’empire millénaire. En contemplant la suite de visages, Calliope songeait à la tentative d’éternité qui s’entreprenait dans ces incrustations pigmentées, un geste arrogant, une provocation à l’éphémère, louant l’impact brut de la vie humaine. La jeune femme esquissa un sourire et ferma les yeux. Calliope n’était pas dupe : elle n’aurait jamais de portrait sur ce plafond. Mais ce n’était pas son objectif premier. Elle estimait en mériter un certes, mais cette fresque ne l’intéressait guère. La plupart de ces souverains étaient oubliés, si les aristocrates portaient leurs mémoires, c’était à coup de leçons d’Histoire. Le peuple aurait été incapable d’en nommer la majorité. S’ils avaient tenté de défier l’Éternité, celle-ci leur riait aujourd’hui au nez. Calliope voulait un portrait de son vivant, mais portait bien plus d’ambition concernant sa mort. Outre un souvenir, elle se devait d’être un souffle, une figure qui hanterait sa contrée pour les siècles à venir. La porte s’ouvrit alors brusquement, et Calliope, sortie de ses rêveries, se leva tranquillement à la vue du valet. Envoyé pour annoncer l’audience et la conduire dans la salle du trône, il la pria de la suivre, non sans dissimuler sa méfiance à son égard. Elle hocha la tête et le suivit, d’un pas lent et assuré. Les regards curieux des servants ainsi les chuchotements très peu discrets des enfants chargés des corvées les plus tenaces, amusaient la sorcière qui laissait son corps onduler le long de ses pas.

Elle se tint également droite et confiante, lorsque le valet annonça son nom devant le souverain. Sa révérence fut emplie de respect, néanmoins d’une douce audace. Devant cet homme, elle avait estimé qu’elle devait dès les premiers instants démontrer son professionnalisme, son esprit et surtout sa confiance en elle ; bien qu’elle fût jeune, ses connaissances étaient ancestrales. Le regard sinueux et sifflant, elle refusait de plier son ambition. Le sultan lui décrocha un sourire entendu, puis déclara les formules d’usage. Crispé, il avait la main agrippée sur son trône. Elle présuma qu’il s’agissait d’une manière de se rassurer sur son autorité. Des sortes de rictus anxieux parsemaient son visage, tiraillé par l’angoisse. Il était d’une raideur presque risible, d’une instabilité et d’un inconfort palpable, tandis que l’Impératrice aux yeux cernées, assise aux pieds de son époux, dodelinait doucement la tête, s’abandonnant bercée sous la chaleur et le balancement régulier des éventails. Calliope, impassible jusqu’alors, esquissa un léger sourire au coin de ses lèvres.

L’Empereur, après avoir abandonné la société des mages, convoquait les sorciers et sorcières un à un depuis des mois désormais. Une décision jugée toutefois comme polémique : les mages étaient les détenteurs d’une magie légale et contrôlée. Les sorciers, quant à eux, étaient décriés de par leurs méthodes jugées dangereuses. Bien évidemment, la raison de ces visites demeurait secrète, bien que des rumeurs les plus invraisemblables courraient dans les rues. Des théories plus rationnelles étaient discutées, et Calliope avait -évidemment- son avis sur la question. Un peu de renseignements et une étude approfondie des deux protagonistes suffisaient à comprendre la nature de la situation : une simple difficulté quant à l’héritier promis par le mariage. Un véritable classique. La jeune femme, détendue dans cette atmosphère pourtant étriquée, procéda à une seconde révérence lorsqu’elle due répéter les mêmes paroles maintes et maintes fois entendues, et pourtant nécessaires à l’étiquette.

Un silence inconfortable s’installa alors. Calliope, sereine, patientait, le menton légèrement baissé, les paupières comme alourdies par les cils -signe d’un agrément certain à l’autorité impériale-, un léger sourire se dressant sur son visage. Elle était véritablement amusée par l’attitude incommodée du seigneur, et bien que ses lèvres affichaient une douceur rassurante ; ses yeux trahissaient par une étincelle tout le plaisir que l’anxiété environnante lui procurait. Calliope se sentait nécessaire, attendue, désirée. Elle pouvait être une énième déception tout comme l’espoir de l’empire. Son public retenait son souffle en attendant le dénouement de la scène, et Calliope se réjouissait de leur attention ; il s’agissait désormais de les conquérir. Un toussotement cependant, fendit la lourdeur muette de la pièce, ce qui fit tressaillir l’Impératrice.

« Calliope Eschylès, déclara l’Empereur, votre venue ici-cette convocation, est due à une affaire d’État d’une grande importance, l’avenir de l’Empire est en jeu et voyez-vous-…

- Vous n’arrivez guère à avoir d’enfant. »

Calliope releva le visage, et ouvrit finalement les yeux. Elle avait certes entrepris un risque conséquent en interrompant l’Empereur dans son discours, mais son entreprise n’avait pas été inutile : son écho parcourut la salle du trône avant de laisser de nouveau place au silence. L’inconnue juvénile semblait désormais arborer avec mysticisme la sagesse des grands maîtres. Et l’Empereur, lui, pourtant craint et respecté, cet admirable homme symbole de force et d’autorité pour tout un peuple et un continent, était maintenant blême. Il était fort amusant pour la sorcière de constater la naïveté humaine face à l’énigme de la magie. Les moindres déclarations grandiloquentes, présentées comme indubitablement liées à la prescience du magicien, n’étaient dues en réalité qu’à un travail d’observations et d’enquêtes. Néanmoins, les non-pratiquants adoraient se jeter avec volupté dans la croyance si douce que la magie était la source principale de sagesse chez les sorciers ou sorcières, leur procurant une sorte de troisième œil, un talent d’intuition. Il était pourtant évident que non, et c’était bien comme cela que la plupart se retrouvaient manipulés par de vulgaires charlatans sans art. Le souverain se mit à balbutier quelques paroles, et la sorcière estima que l’instant était propice à la séduction.

« Oui, je le perçois, je le sens. Une grande force, une aura vous entoure, Votre Majesté. Elle n’est pas bénéfique, oh non, loin de là… elle a pour effet une infertilité… Elle est puissante mais pas invincible. Je peux y remédier, si vous m’y autorisez. »

Jamais sorcière n’avait précisé qu’elle n’était pas une charlatan elle-même. Elle ne percevait rien, elle savait seulement. Calliope connaissait tout de la cour, jusqu’aux bas fonds de la ville. Elle savait qu’un groupe de rebelles condamnait le mariage entre l’Empereur et une étrangère. Elle savait que ces mêmes renégats avaient recruté un sorcier afin d’empêcher à l’Impératrice de mettre au monde un héritier à l’aide de malédictions. Elle savait que dans leur contrée, lorsqu’une souveraine n’arrivait pas à donner la vie après 5 ans de mariage, il était légal de divorcer ; que le peuple et l’aristocratie insisteraient, et que l’Empereur amoureux aurait le cœur brisé mais se plierait à ces injonctions. Oksikran était en guerre contre Erpychoë, chaque jour menaçait la vie de l’Empereur ainsi que le trône impérial. L’empire ne pouvait risquer une guerre civile, un trône affaiblie, et les assauts d’un pays ennemi. Un héritier était nécessaire afin de protéger l’Empire, pour protéger la vie et la civilisation Oksikrienne. Calliope jubilait de son pouvoir sur son audience. Embellir ses connaissances et jouer de la naïveté humaine étaient moindres, si ses convictions et l’avenir du pays était en jeu… n’est-ce-pas ? Cependant son audace, malgré la théâtralité, ne put effacer en intégralité la méfiance de Sa Majesté.

« Vous n’êtes guère la première personne à m’assurer cela, j’espère que vous en avez conscience, mademoiselle Eschylès. »

Calliope se mordit la langue. Peut-être avait-elle négligé une pointe de modestie et d’hésitations essentielles au statut de novice. Elle manquait encore de d’expérience dans son jeu et dans son métier, et négligeait l’humilité nécessaire à sa situation.

« Oui… bien évidemment Votre Majesté. Je suis, d’autant plus, jeune et inconnue encore à la société. Je comprends donc parfaitement votre méfiance à mon égard. Je ne peux vous offrir autre chose que mes promesses, ma loyauté, mon respect et mes services à Vous et Sa Majesté l’Impératrice.

- Eh bien que proposez-vous exactement ? »

Calliope tourna doucement la tête. Maintenant réveillée et lucide, l’Impératrice la regardait. Ses mots étaient les premiers prononcés depuis le début de l’audience, et avaient été énoncés avec difficulté : son accent déformait les syllabes et son anticipation coupait son souffle. La sorcière courba l’échine devant la souveraine, qui lui accorda un léger sourire. En terres étrangères, la jeune Impératrice avait peu de fidèles et n’osait que très peu s’exprimer en public. Calliope, en l’incluant directement dans son discours lui avait fait comprendre son soutien et l’avait acceptée au sein du gouvernement Oksikrois. L’Impératrice voulait certainement accorder sa confiance à la sorcière, qui, en un sens l’avait charmée, et Calliope le comprit. Elle redoubla d’assurance face sa nouvelle interlocutrice.

« Je peux procéder à plusieurs rituels de purifications et de fertilité. Je me doute que plusieurs en ont d’ores et déjà réalisés, néanmoins je me permets de douter, Votre Majesté, que les programmes proposés par les précédents guérisseurs furent aussi riches et intenses que le mien. Il durera tout un cycle de lune, et s’appliquera à vous, Votre Majesté l’Impératrice, mais aussi à vous, mon Empereur. »

Calliope sentit la désapprobation du souverain, alors ouvertement offusqué d’une telle insinuation. Alors qu’il ouvrait la bouche en s’apprêtant à réfuter la nécessité d’un tel traitement, son épouse posa sa main sur la sienne tout en dévisageant la sorcière. La souveraine était prête. Elle en avait besoin. Elle voulait y croire. Calliope lui rendit son regard plein d’espoir et conta les fois où elle avait appliqué ce rituel dans de sombres villages, aux côtés de son maître, et les lieux où diverses dynasties avaient perpétuées grâce à son art. L’Empereur cherchait le regard de son épouse, en vain. Calliope décrivait les bambins courant dans les champs, aux côtés de leurs mères, tous en bonne santé. Elle la persuadait, la ravissait, la séduisait et l’Impératrice, désormais redressée et tendue sur son siège, était à présent un terrain conquit ; l’Empereur ne pouvait désormais refuser les services de la sorcière. Et pourtant, tout cela était un véritable baratin. Ces rituels étaient effectivement purificateurs et leurs permettraient une plus grande lucidité, mais n’aideraient en aucun cas le couple à concevoir un héritier.

Ils eurent pourtant un enfant, après le mois promis de rituel. On raconte que chaque jour, après les encens, les massages huilés et infusés de magie, les paroles psalmodiées, les sacrifices d’agneaux, l’Impératrice retrouvait sa vigueur. On raconte que l’Empereur, chaque jour, retrouvait sa concentration sereine et une nouvelle jeunesse. On raconte cependant, que la nuit où le rituel s’achevait, une nuit de pleine lune, un bâtiment prit miraculeusement feu et fit une centaine de victimes. Jamais on ne trouva la cause de l’incendie.

Neuf mois après cette tragédie, l’héritier était né.