Emilia

Histoire

« J’étais la fille unique au départ, mais aussi la fierté de mes parents. Quand Willow est né, on pourrait se dire que j’étais déçue de ne plus focaliser l’attention de mes parents et de ne plus être une enfant gâtée, mais au contraire ! j’étais très heureuse de le voir. Lui et moi, on a environ quatre ans de différence et on arrivait toujours à trouver de quoi s’amuser, j’aimais beaucoup mon frère, alors imaginez la joie quand j’ai su que j’allais en avoir un deuxième ! Dans l’année de mes 10 ans, Alexandre est né. Je me souviens de m’être moqué de Willow car il était le seul de nous trois à avoir un prénom « trop bizarre » mais il a commencé à pleurer et je me suis excusée… J’ai toujours su être une bonne grande sœur, enfin je crois.

Une fois on jouait tous ensemble sous la pluie et le soleil est venu nous illuminer, Alexandre découvrait pour la première fois un arc-en-ciel avec admiration, et depuis ce jour, il n’a pas arrêté d’en parler, il vivait, mangeait, dormait, respirait arc-en-ciel. Je me souviens encore aider papa à peindre sa chambre en multicolore. J’étais en pleine crise d’ado alors j’avais été un peu réticente à l’idée de sacrifier une sortie avec mes amis pour ça, mais quand j’ai vu sa toute petite bouille s’illuminer, je me suis dit que ce n’était pas si grave que ça au final.

Comme mes parents travaillaient tous les deux à leur compte en tant que fleuriste, on avait pas beaucoup pour vivre, alors partir en vacances était presque une mission impossible. Ma mère en était la plus désolée, elle regardait les factures en soupirant. Elle avait l’air fatiguée. Dans ces moments-là, je lui disais que ça irait mieux, que je deviendrai un chanteuse super connu et qu’on « gagnerait pleins d’argent pour aller à la mer ». Elle me répondait avec un petit sourire et me faisait toujours un câlin après ça. Elle devait trouver l’idée stupide, mais elle appréciait le peu de réconfort offert, je suppose.

Une fois, un jour de vacances aussi ennuyeux que les autres, notre père est venu nous voir dans nos chambres respectives avec un grand sourire. Dans ces mains, ils tenaient des billets du cirque qui passait en ce moment dans la ville. J’avais déjà 16 ans, alors voir des clowns faire le pitre.. Ce n’était pas une idée qui me ravissait le plus. Pourtant quand mon père m’a dit que ça serait à moi de prendre soin de mes frères, j’ai senti un élan de fierté me gonfler, c’était la première fois qu’il me faisait confiance alors l’idée-même que je puisse réussir à contrôler mes deux frères me laisserait alors les champs à des milliers de possibilités et plus particulièrement sortir en soirée.

Le jour J, Willow avait la gastro, évidemment ! Il était d’une fragilité celui-là.. J’étais partagée entre la frustration et le soulagement, après tout un Wiwi en moins à surveiller ce n’était pas de trop. On est parti main dans la main vers le cirque avec Alexandre, il était super excité ! A la vue des guirlandes multicolores, il s’est mis à crier et à sautiller partout de joie, mais ce qui a retenu le plus son attention, c’était le clown à l’entrée du cirque. Ce n’était pas juste un « clown » c’était.. un beau clown ? On pouvait deviner qu’il s’y cachait une jeune fille qui ne devait pas être plus vieille que moi en dessous. Alexandre était émerveillé par sa frange qui reflétait toutes les couleurs de l’arc-en-ciel. C’était.. un concept je suppose. A l’époque, je me disais que je me teindrai jamais les cheveux car c’est trop cher et que mes racines réapparaitraient en 5 secondes. Le clown nous a souri et elle a ébouriffé les cheveux de mon frère, et lui a posé un sachet de bonbons dans ses doigts boudinés. J’ai froncé les sourcils et je lui ai demandé en paniquant si il fallait payer, elle m’a assuré que non et m’a invité à rentrer.

Le spectacle était super.

Puis, Alexandre est mort.

Le lendemain, il était dans son lit, il gisait là, la bouche écumante dans le silence, deux doigts encore fermés sur un objet. Le petit paquet de bonbons.

Mes parents m’ont détesté, et me détesteront toujours même si ils essayent que ça ne soit pas le cas. Avec les années, ils ont commencé à trouver n’importe quoi pour pouvoir défouler toute la haine et la tristesse qu’ils pouvaient cacher. Une simple jupe qu’il ne trouvait pas à leur goût me valait une claque et de me faire insulter de trainer. Ils n’ont jamais su faire le deuil sans se dire que je n’y pouvais rien, que c’était ce clown qui avait donné les bonbons empoisonnés par les médicaments et pas moi.

Bien sûr, Willow n’a jamais vraiment compris toute cette histoire, et quand il la comprendra il sera sans doute déjà trop tard, je serai déjà loin d’eux. Je ne lui en veux pas, j’espère qu’il saura réconforter mes parents lui, et qu’il pourra vivre paisiblement avec celui qu’il aime. Aujourd’hui, je n’essayerai pas de creuser des souvenirs aussi piquants si en passant près du bureau à tabac, je n’avais pas vu l’image d’une fille avec une frange d’un multicolore délavé dans un coin d’article. »