La lettre de Raphaël


Authors
fuelli
Published
3 years, 4 months ago
Updated
3 years, 4 months ago
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Chapter 1
Published 3 years, 4 months ago
853

Où Harahel, bibliothécaire du Paradis, apprend qu'il a été choisi pour devenir ange gardien.

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I. La lettre


Un matin comme un autre. L’ange Harahel faisait le ménage dans la Bibliothèque du Paradis comme à son habitude. Bien que la poussière n’atteignait que très rarement son immense collection, Harahel aimait tenir et observer chaque livre avant l’ouverture quotidienne. D’un geste de sa main, en effleurant ainsi leur couverture et leur tranche, il leur souhaitait bonne chance. Bonne chance aux romans, aux nouvelles, aux essais, aux biographies et autobiographies, aux livres documentaires et aux bandes dessinées. Puissiez-vous apporter bonheur et connaissance à quelqu’un aujourd’hui !

Un bruit sourd résonna ; on toquait à l’entrée. Il était si tôt, trop tôt pour accueillir des visiteurs. Malgré tout, Harahel ouvrit, préparé à demander au lecteur impatient de revenir plus tard, de lui signaler que les horaires d’ouvertures sont écrites juste à côté de la porte, et de lui dire qu’avant de vouloir lire des livres, il ferait mieux de s’assurer qu’il puisse déjà lire un panneau.

Mais sur le pas de la porte ne se trouvait pas n’importe quel visiteur. Il s’agissait du prince Gabriel. Tout souriant, il s’empressa de lui tendre une lettre :

Ave, Harahel ! J’ai une lettre pour toi. Mon petit doigt me dit qu’il s’agit d’une bonne nouvelle.

Sous sourciller, l’ange bibliothécaire repoussa le messager céleste d’un geste de la main :

— S’il vous plaît, laissez-la dans la boîte aux lettres avec les autres. Je la lirai après la fermeture de la bibliothèque.

— S’il te plaît, elle n’est pas adressée à la bibliothèque, mais à toi.

À lui ? Mais il était la bibliothèque. Les gens ne le connaissaient qu’en tant que bibliothécaire. Le bibliothécaire.

Mais après y avoir jeté un coup d’oeil, il est vrai que cette lettre n’était pas comme les autres. Elle n’était pas adressée à la Bibliothèque du Paradis, comme toutes les lettres qu’il avait l’habitude de recevoir jusqu’à maintenant, mais à lui-même. Harahel. Il prenait pourtant garde à ce que personne au Paradis ne le considère comme un ami. Personne donc n’aurait dû prendre l’initiative de lui écrire, à lui.

« Merci… » marmonna Harahel, arrachant presque l’enveloppe des mains de Gabriel.

La lettre était signée de la main de Raphaël. Le prince Raphaël. Protecteur des voyageurs et des malades, c'était lui aussi qui supervisait les anges gardiens, leurs assignations et leurs tâches. Raphaël était en effet connu pour faire preuve d'une empathie sans faille, et son cœur semblait plus proches des affaires terrestres que des affaires célestes.

Harahel le détestait. Il le détestait comme il détestait tous les princes et autres monarques, sur terre comme au ciel.

Toujours sous le regard enthousiaste et curieux de Gabriel, Harahel ouvrit lentement l’enveloppe, avant de déplier le papier qu’elle contenait d’une nonchalance sans égale. Aussitôt eut-il commencé à poser ses yeux dessus que son sang, s’il en avait eu, n’aurait fait qu’un tour.

Gabriel, qui était doué pour déceler les non-dits dans les expressions de ses interlocuteurs, lui demanda si tout allait bien. Harahel le rassura d’une voix faible et prit congé de lui.


Harahel claqua la grande porte en bois derrière lui. Serrant la lettre sur sa poitrine, il s'adossa à l'entrée et soupira.

Un ange gardien.

Raphaël voulait faire de lui un ange gardien.

Il le savait, tout le monde le savait, la qualité principale d'un ange gardien était d'être plein d'amour et de bonté pour son protégé. Ce n'était pas un travail pour lui, lui au cœur si dur et froid ! Le Prince Raphaël s'était trompé. Mais comment l'informer de son erreur sans mettre sa propre existence en danger ? Personne ne devait connaître le plus grand secret d'Harahel : son absence totale de bons sentiments, pourtant cruciaux chez un être étant soi-disant fait de lumière et d'amour.

Il rassembla ses affaires et se dirigea vers la Tour du Paradis, où Raphaël lui avait donné rendez-vous. Il allait devoir négocier. S’expliquer sans trop en révéler. Il s’imaginait déjà une multitude de scénarios, et préparait autant de réponses et ripostes que possible. C’était facile : cela représentait trop de responsabilités pour lui, et qui s’occuperait de la bibliothèque en son absence ? Il ne pouvait pas se permettre de prendre un tel risque, non, il n’en était pas capable, la probabilité qu’il ruine la vie d’un humain était trop grande.

Avant de sortir, Harahel balaya sa bibliothèque du regard ; elle était toute sa vie, son temple du savoir et de la sagesse. Il sentit quelque chose en lui se briser. Lui qui détestait les gens, le voilà dans tous ses états pour une pile de livres ! Voilà la preuve qu'il était bien un horrible matérialiste, pensa-t-il.