N'aie pas de regret

« Tu sens quelque chose ? »

Kalika secoua la tête. Après être retournés au village, Lune et la dragonne en étaient rapidement venus à la conclusion que : si dragon il y avait eu, dragon il n’y avait plus. Ils s’étaient alors aventurés dans les alentours, avant de se décider à abandonner leur forme humaine. Ils survolaient la région depuis plusieurs heures quand Lune avait posé la question.

« Il est passé par là, ça ne fait aucun doute », reprit-il.

Sous eux, un nouveau village semblait avoir subi de lourdes pertes. Kalika regarda les débris fumants jusqu’à ce que ceux-ci aient disparu.

« C’est tout de même étrange » admit-elle. « Pourquoi attaquer de la sorte ? Et sur un si grand territoire ? »
« Ça ne ressemble pas à une attaque orchestrée sous le coup de la colère »
« Je suis d’accord. »

Ils volèrent encore un temps indéterminé, leurs yeux blancs balayant l’horizon.

« Le soir sera bientôt là » remarqua finalement Lune.
« L’obscurité ne gênera pas nos recherches. »

Elle sentit sa gêne plus qu’elle ne la vit. Surprise, elle tourna son imposante tête verte vers lui.

« Tu veux rentrer ?» s’étonna-t-elle.
« Je n’aime pas savoir Éclat seule dans un endroit inconnu. »
« Carsius et les autres sont avec elle. »

Loin de le rassurer, ce constat le fit frissonner.

« Et puis, nous ne savons rien de ce comte. Non je pense que nous ferions mieux de faire demi-tour. »

Kalika se retint de lever les yeux au ciel. Les arguments de son compagnon sonnaient faux à ses oreilles, cependant elle n’eut pas le courage de s’opposer à lui.

« Très bien, allons-y », céda-t-elle.
« Attends ! Tu as vu ? »

Elle pivota aussitôt dans la direction qu’il lui désignait. Ce n’était pas grand-chose, juste un point dans le crépuscule.
Un point qui disparaissait très vite.

« Suivons-le ! » s’exclama-t-elle.

D’un même mouvement, ils forcèrent l’allure. Rapidement, le point grossit, jusqu’à prendre une forme plus nette. Devant eux, un dragon violet battait furieusement des ailes. Aussitôt, Lune tendit son esprit vers lui mais se heurta à un mur inflexible. Il grogna et accéléra. La distance entre eux s’était réduite à une petite centaine de mètres quand le dragon plongea en avant, se fondant dans les nuages. Sans réfléchir, Lune et Kalika suivirent le mouvement. Le vent sifflait fort contre leurs oreilles et la terre se rapprochait à une vitesse folle. Au dernier moment, ils déployèrent leurs ailes qui se gonflèrent, amortissant leur chute. Leur atterrissage n’en fut pas moins violent, et le sol trembla sous l’impact des deux créatures.

« Où est-il passé ? » s’alarma aussitôt Lune.
« Là ! »

Il pivota. Creusée au cœur même d’une montagne, une grotte, telle une bouche béante, leur faisait face. Après un simple regard, les deux dragons s’y dirigèrent.

L’endroit était froid et humide. L’eau suintait sur ses parois, encourageant le développement d’une mousse verte et collante. Kalika dégagea aussitôt sa main, dégoûtée. Ils avaient repris une forme humaine, plus commode pour se glisser dans l’ouverture. Au fond, émergeant de l’obscurité, un souffle résonnait à intervalles réguliers. Un doigt sur les lèvres, Lune fit signe à sa compagne d’avancer. Elle s’exécuta, tous ses sens aux aguets. Calée au fond de la grotte, une silhouette massive les regardait approcher. L’éclat laiteux de ses yeux transperçait les ténèbres. Lune et Kalika avaient à peine fait quelques pas qu’une pensée s’inséra parmi les leurs, faisant vriller leurs esprits.

« Pas bouger, mon territoire. »

Plus que des mots, le dragon leur imposait ses émotions.

— Nous venons en paix ! clama Lune.
« Paix ? »
— Ton territoire ne nous intéresse pas, renchérit Kalika. Nous souhaitons t’aider.

Un silence, tout juste troublé par leurs trois respirations. Puis :

« Pourquoi ? »
— Nous venons de la part de la princesse de Claria : Éclat Light, expliqua Lune. Elle souhaite établir une terre de paix pour tous les dragons. Moi non plus je n’y croyais pas au début, mais toujours est-il que son projet a fini par prendre forme. Une dizaine des nôtres a déjà trouvé la paix ainsi.

Kalika approuva d’un hochement la tête. D’où elle était, elle pouvait sentir la méfiance du dragon. Il n’y a pas si longtemps elle avait été à sa place, et le souvenir de cette époque lui tirailla la poitrine.

— Je ne peux qu’imaginer les souffrances que tu as endurées jusqu’à maintenant, commença-t-elle. Mais je t’assure que les motivations de l’éphémère sont valables. Elle mérite d’être écoutée.
« Où est-elle ? Pourquoi ne vient-elle pas ? »
— Elle a été blessée en s’efforçant de nous défendre. Elle se repose au château de Maygate.

La terre trembla sous les agitations du dragon. Celui-ci poussa un rugissement et se terra un peu plus au fond de la grotte.

— Tu en veux à ce seigneur ? Explique-nous ! Pourquoi t’attaques-tu à ses terres ? Quoi qu’il t’ait fait, je suis sûre qu’Éclat pourra régler le problème ! cria Lune.
« Attaque ? »
— Nous avons vu les dégâts que tu as causés, avoua Kalika.
« Je me cache mais n’attaque pas. »
— Que veux-tu dire ?

Lune et Kalika échangèrent un regard, perplexes. Le dragon hésita, puis finalement lâcha :

« Dragon mort, danger. Lui attaque. Moi, je me cache ».
— Un dragon mort ?
« Oui. Pantin sans vie, cadavre articulé, aux écailles plus sombres que la nuit. »

Les deux dragons frémirent. La description était sans équivoque : un dragon noir sévissait sur ses terres.

— C’est impossible ! Un dragon noir est sous le contrôle d’un éphémère ! Pourquoi celui-ci s’attaquerait à ses semblables ! s’écria Kalika.

Lune, lui, gardait les poings serrés.

— Nous devons rentrer, déclara-t-il. Quelques soient les raisons de cet individu, il est clair qu’Éclat et les autres ne sont plus à l’abri.

Kalika pâlit avant d’approuver.

— Partons, lança-t-elle à son tour.