N'aie pas de regret

Dès que les lueurs de Maygate s’étaient dissipées, ils s’étaient débarrassés d’Edmund en l’abandonnant à l’orée d’un bois. Puis ils avaient volé longtemps, sous le scintillement des étoiles. Quand enfin, fourbus de fatigue, les dragons avaient piqué vers le sol, l’aube teintait le ciel de rose et de pastel. Ils s’étaient posés dans une clairière jouxtant un point d’eau, laissant leurs passagers glisser le long de leurs écailles. Ne perdant pas de temps, Éclat dicta rapidement une lettre à son frère, lui racontant ses péripéties et lui demandant de bien vouloir aller chercher Tempête, qu’elle avait laissée dans les écuries du comte. Puis, une fois l’oiseau messager envolé, elle se laissa glisser dans l’eau glacée. Ensommeillée, Arlette la surveillait du coin de l’œil pendant que Firmin allait se coucher, à l’ombre d’un arbre.
Les dragons avaient repris leur forme humaine. Ils étaient tous épuisés, mais refusaient de céder à la fatigue. Lune nettoya consciencieusement sa plaie, grimaçant en découvrant les traces de crocs encore nettes. Carsius s’approcha, inquiet.

— Le sang s’est coagulé, constata-t-il.
— Je sais.
— Tu devrais demander à Éclat de te soigner.
— Je le ferai, mais pas tout de suite. Elle a le droit de se reposer également.

D’où ils étaient, ils pouvaient entendre le bruit ténu de l’onde en mouvement. Épuisé, Carsius allait s’éloigner quand Lune le retint :

— Je ne veux pas finir comme lui.
— Pardon ?
— Le dragon noir, tu as vu ses yeux ?
— Il était difficile de ne pas les voir, maugréa le dragon rouge.
— Je… je ne veux pas terminer comme ça. Je ne veux pas laisser mes regrets me consumer.

Lune paraissait vraiment troublé. Retenant un trait d’humour, Carsius posa sa main sur son épaule.

— Tu sais ce qu’il te reste à faire dans ce cas, lui souffla-t-il.

Blême, le dragon blanc acquiesça.

— Regardez.

Kalika s’était rapprochée et leur désignait une forme dans les bois environnants. Il ne leur fut pas difficile de reconnaître la silhouette du dragon violet. Dissimulé derrière un tronc, ce dernier les épiait en silence, n’osant pas s’avancer. Carsius soupira puis un sourire vint étendre ses lèvres.

— On s’en occupe ! lança-t-il en attrapant Kalika par le bras.

Déconcertée, la dragonne se laissa entraîner. Resté en retrait, Lune les regarda s’éloigner.
Jamais auparavant, il ne s’était senti aussi vulnérable. Mais sa confrontation avec le dragon noir lui avait ouvert les yeux.
Il ne voulait pas finir ainsi.
Avec un pincement amer, il se rappela les nombreuses demandes en mariage reçues et cela suffit à lui insuffler le courage nécessaire pour continuer.
Quoi qu’il puisse se passer désormais, il savait que sa vie changerait à jamais.
Le cœur battant à tout rompre, il quitta l’ombre des arbres pour s’avancer vers le lac. L’aube colorait les nuages de corail et faisait scintiller la rosée. Mais ce n’était rien en comparaison de la gracieuse silhouette qui narguait les vagues.
Prenant une grande inspiration, il s’avança, une unique pensée martelant ses pensées.
Sans regret.

Elle sut qu’il était là avant même qu’il ait prononcé un mot.
Le corps dissimulé par la surface argentée du lac, Éclat sourit.