N'aie pas de regret


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Chapter 4
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La princesse Éclat et ses compagnons poursuivent leur route à travers la région de Montfran et tombent sur la ville de Maygate. Ses habitants sont régulièrement victimes des attaques de dragons et accueillent très mal l'arrivée de nos voyageurs. Fort heureusement, le comte Edmund intervient et les invite dans son château. La princesse accepte son hospitalité uniquement pour pouvoir enquêter sur ce dragon, car il est inconcevable pour elle qu'il attaque une ville sans raison...

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Le bal


— Comment suis-je ?

Éclat attendait la réponse de ses compagnons. Elle sentait leurs regards couler sur elle depuis plusieurs minutes déjà et ce silence commençait à l’inquiéter. Pourtant elle se sentait bien ainsi vêtue. Arlette avait choisi une robe droite dont les délicates volutes frôlaient sa peau avec douceur. Elle avait accroché une étole brodée de motifs sylvestres sur ses épaules et ajouté une ceinture dorée. Un simple cercle de même couleur venait trancher dans sa chevelure rose, laissée libre. De la poudre d’or avait été déposée avec précaution sur ses joues et ses paupières, comme un écho à ses iris.

— Vous êtes magnifique.

Ce fut Firmin qui parla le premier. Éclat rosit sous le compliment.

— Je dois dire que pour une féline, vous n’êtes vraiment pas mal.
— Merci Carsius.
— En tout cas nous sommes dans les temps ! déclara Arlette. Nous ferions mieux de descendre maintenant.
— Je suis inquiète, Lune et Kalika ne sont toujours pas revenus. Est-il tard ?

La servante lança un regard vers la fenêtre et grimaça en voyant le soleil disparaître.

— Ils ne devront pas tarder, tenta-t-elle de la rassurer.

Éclat fit la moue mais ne rajouta rien.
Appuyée sur sa suivante, Éclat descendit les marches conduisant vers le salon. Déjà, elle percevait le son des violons et l’odeur de la viande rôtie. Elle soupira.

— Je ne suis pas sûre d’être prête pour ça, avoua-t-elle. Cela fait si longtemps que je n’ai pas dansé.
— Tout va bien se passer. Laissez-vous guider par votre partenaire.

Éclat acquiesça sans grande conviction. Son nom fut prononcé et la porte s’ouvrit. Refoulant son inquiétude, la princesse s’avança.
Si elle ne put s’extasier devant la beauté des centaines de chandelles allumées ou devant les tenues scintillantes des danseurs, elle fut sensible à la musique entraînante et aux parfums mêlant épices et effluves ambrées.

— Ma Dame ! s’enthousiasma le comte. Quel plaisir de vous voir ce soir ! Vous êtes divine !

Elle entendit son pas résonner sur le sol carrelé et sentit sa main saisir la sienne pour y déposer un chaste baiser.

— Il ne fallait pas vous donner tant de peine, bredouilla-t-elle alors qu’il se relevait.
— Voyons, c’est bien normal ! Il y a longtemps que mon palais n’avait accueilli d’aussi prestigieux visiteurs !

Éclat pencha légèrement la tête en signe de remerciement. Son bras coincé sous celui du comte, elle pénétra dans la salle.
Les conversations se tarirent sur son passage, cependant il y avait longtemps qu’elle avait appris à ne plus y prêter attention. Gardant la tête haute, elle se laissa guider au centre de la pièce. Bien décidée à se montrer digne de son rang, elle ne put toutefois retenir un frisson quand Edmund glissa sa main autour de sa taille, l’entraînant ainsi au rythme des violons. Un bref instant, elle en vint à craindre que les intentions du seigneur dépassent la simple courtoisie, mais elle refusa de s’en inquiéter. Et au pire des cas, elle savait Firmin et Carsius tout proches.
Les violons emplissaient l’air d’une chanson inconnue. Devant le brusque changement de position de son partenaire, la princesse trébucha et dut se rattraper à lui. Elle fit encore quelques faux pas, désorientée dans cet univers étranger. À chaque fois, Edmund la rattrapait gentiment, se gardant bien de commenter ses erreurs. À la fin de la première danse, il l’applaudit chaleureusement avant de déclarer :

— Vous êtes délicieuse. Il y a longtemps que je n’avais pas pris autant de plaisir à valser !
— Vous êtes trop aimable, lâcha la princesse à bout de souffle.

L’effort l’avait fatiguée plus qu’elle ne l’avait imaginé. Profitant de cette accalmie, elle releva la tête, et tâcha d’identifier un son ou une odeur lui rappelant les dragons. Le comte dut percevoir son manège car il demanda :

— Quelque chose vous inquiète ?
— Oh rien de grave ! Certains de mes amis sont sortis et ne sont pas encore revenus.

Edmund grimaça, sans qu’Éclat ne puisse le voir.

— Il n’est pas bon de traîner dehors la nuit par les temps qui courent, expliqua-t-il.
— Oui j’ai cru comprendre qu’un dragon vous posait problème.
— Le mot est faible. C’est une véritable calamité ! Les récoltes sont saccagées, de même que les troupeaux, quand ce ne sont pas les habitations qu’il détruit !
— Je ne comprends pas. Je n’ai jamais entendu dire qu’un dragon pouvait se comporter de la sorte.
— Ce sont des animaux ! Des prédateurs ! Il se peut que leur instinct prenne parfois le dessus ! Et vous voyez alors le résultat…
— Ce sont avant tout des êtres vivants ! Dotés de sensibilité et d’intelligence ! Je suis certaine qu’il y a une raison tout à fait logique au comportement de ce dragon ! Et je trouverai laquelle !
— Votre courage vous honore mais permettez-moi de douter de la réussite d’une telle entreprise. Sauver un dragon est une chose, convaincre le peuple du bien-fondé de cette action en est une autre. Si vous étiez restés ne serait-ce qu’une heure de plus dans le bourg, il y a fort à penser que les villageois auraient massacré vos compagnons. Ils en ont plus qu’assez de ces créatures, et c’est bien légitime ! Allez-vous les en blâmer !

Éclat s’assombrit.

— Pas dans l’immédiat. Mais le temps aidant, je pense être en mesure de les faire changer d’avis.

Sa voix était ferme, témoin de sa détermination. Edmund soupira.

— Vous entendre tenir un tel discours m’attriste, avoua-t-il. Ah, les violons reprennent ! Me feriez-vous l’honneur ?

Bien que son humeur ne s’y prêtait guère, Éclat accepta la main tendue et repartit prendre sa place entre les danseurs.

Quand Lune et Kalika atteignirent enfin le palais, le bal battait son plein. Sans prendre le temps de se changer, les deux dragons filèrent vers la salle principale. Si Lune marqua un temps d’arrêt en découvrant les lieux, Kalika, elle, entra sans se poser de questions. Elle repéra rapidement Arlette et Firmin, postés contre un mur, et les rejoignit à grandes enjambées.

— Il faut partir, annonça-t-elle.
— Quoi ? Maintenant ? s’étonna la servante. Mais le bal n’est pas terminé !
— Vous avez retrouvé le dragon ? demanda Firmin, indifférent à l’émoi de sa compagne.

Kalika hocha gravement la tête.

— Le danger est si grand que ça ? reprit le soldat, soudain sombre.
— Oui, seulement il ne vient pas d’où nous l’attendions.

Devant leur mine perplexe, la dragonne se sentit obligée de leur résumer la situation à l’aide de quelques phrases concises. Lune les rejoignit alors qu’elle terminait.

— Où est Éclat ? demanda-t-il aussitôt.

D’un geste de la tête, Arlette lui désigna le centre de la pièce. Lune sentit son cœur se serrer en apercevant le couple virevolter. Chassant la jalousie qui menaçait de le tirailler, il concentra son attention sur la jeune femme.
Il avait l’impression de voir Éclat pour la première fois. Sa robe blanche s'harmonisait avec sa peau pâle, et l’éclat de ses yeux trouvait écho dans les reflets de sa ceinture et de ses bijoux. Et alors qu’il la regardait tournoyer sous les lumières vacillantes des chandelles, Lune prit enfin conscience du temps qu’il s’était écoulé depuis leur première rencontre.
Outre ses formes, indiscutablement féminines, elle arborait désormais une assurance qui, loin de venir la gâcher, venait rehausser l’éclat de sa beauté. De son enfance, elle avait tout de même gardé une innocence et une certaine pureté, à l’image d’une divinité. Et, si son handicap était source de nombreuses maladresses, ces dernières étaient compensées par la grâce qui émanait du moindre de ses mouvements.
Le coup de coude de Kalika le ramena à la réalité. Frottant ses côtes douloureuses, Lune se tourna vers elle.

— Que faisons-nous ? demanda la dragonne, anxieuse.

Contrairement au dragon blanc, elle n’avait pas oublié leur préoccupation majeure et se savoir potentiellement proche d’un dragon noir l’inquiétait. Lune dut le sentir car il ne fit pas de commentaire.

— Tiens ? Vous êtes là ?

Revenant du buffet les bras chargés de victuailles, Carsius s’approcha. Son sourire s’élargit en découvrant les nombreux coups d’œil que jetait Lune vers les danseurs. Se posant négligemment contre le mur, il entreprit de rogner une cuisse de poulet.

— Tu penses qu’Edmund a envoyé une des lettres de tout à l’heure ? demanda-t-il innocemment à Arlette.

Celle-ci haussa les épaules.

— C’est possible, mais je ne suis pas sûre qu’il conviendrait à Éclat.
— Quoi ? Quelles lettres ? s’enquit Lune.
— Oh rien d’intéressant, répondit distraitement la servante. Encore des demandes.
— Demandes de quoi ? insista le dragon, les yeux plissés.

Carsius ne parvenait plus à dissimuler son sourire. Arlette cligna plusieurs fois des paupières, surprise par la question.

— Des demandes en mariage, bien sûr. Éclat est une princesse après tout.

Kalika écarquilla les yeux et Carsius ricana. Lune resta immobile, son visage ne trahissant aucune émotion. Tous attendirent, cependant il ne fit pas mine de bouger. Dans un long gémissement, les violons terminèrent la chanson et les danseurs s’applaudirent mutuellement.
Le visage toujours figé, Lune se détourna soudainement et s’avança vers la piste de danse.

— Eh ! Où vas-tu ? s’enquit Carsius.
— Je vais aller récupérer Éclat, dit-il simplement. Soyez prêts à partir.
— Évite de te faire trop remarquer ! lança Kalika.

Mais déjà, le dragon blanc fendait la foule. Elle ne fut même pas sûre qu’il l’ait entendue.

Éclat reprenait son souffle, les mains sur les cuisses. À ses côtés, son partenaire s’esclaffait en devisant gaiement. Elle commençait à avoir le tournis et mourrait de soif. Elle réfléchissait à un moyen d’esquiver la prochaine danse, quand elle sentit une main glisser le long de son bras. Elle reconnut le toucher de Lune et sentit son cœur s’emballer.

— Tu es revenu ! s’exclama-t-elle.
— Évidemment. Mais nous devons partir maintenant.

La jeune femme se raidit, sensible à l’anxiété qui perçait dans la voix de son ami.

— Que se passe-t-il, chuchota-t-elle précipitamment.
— Je vous l’expliquerai dehors.
— Je ne peux pas partir comme ça ! Il faut que j’aille m’excuser auprès de notre hôte.
— Il faut partir d’ici ! Et vite !

Mais déjà, la musique reprenait. Sans hésiter, Éclat saisit la main de Lune et la posa sur sa taille. Empêchant le dragon de protester, elle lui glissa à l’oreille :

— Explique-moi la situation pendant que nous dansons. J’irai voir Edmund après, puis nous partirons.

Lune s’était redressé, incapable du moindre mouvement. Une part de lui-même le pressait de partir mais d’un autre côté… il savait qu’une occasion pareille ne risquait pas de se représenter. Maudissant sa faiblesse, il laissa Éclat l’entraîner.
Jamais il ne s’était senti aussi gauche. Sa main enserrait timidement la taille de la princesse, sans oser exercer une pression trop forte. Ses pas suivaient la musique, mais plusieurs fois, il eut conscience de ne plus être en rythme. Leurs corps se frôlaient par intermittence, lui coupant le souffle à chaque fois. Après quelques tours, Éclat se pencha vers lui, le prenant par surprise.

— Alors, tu m’expliques ? lui souffla-t-elle.
— Quoi ?
— Eh bien, la situation ? reprit-elle en souriant.

Décontenancé, il mit quelques secondes à reprendre ses esprits. De nouveau maître de ses pensées, il lui expliqua leur découverte, en prenant bien garde à ne pas hausser le ton. Éclat l’écouta avec attention.

— Je vais parler au comte, déclara-t-elle à la fin de la danse.
— Faites vite !

Acquiesçant, elle se laissa conduire jusqu’au maître des lieux. Celui-ci l’accueillit chaleureusement, ce qui n’arrangea pas les craintes de Lune.

— La fête vous plait-elle ? demanda-t-il.
— Énormément, mais je crains de ne devoir m’absenter, s’excusa-t-elle. Des événements imprévus nécessitent mon intervention. Vous m’en voyez navrée.

Le sourire d’Edmund se mua peu à peu en grimace. Instinctivement, Lune tira doucement Éclat en arrière, de façon à la protéger partiellement de son corps.

— Si tôt ? N’y a-t-il rien que je ne puisse faire pour vous convaincre de rester ?
— Je ne pense pas. Je suis désolée.

Après un bref signe de tête, la princesse fit demi-tour, pressée de sortir. Lune lui offrit galamment son bras, sans quitter Edmund des yeux. Une sombre appréhension le tiraillait.
Malheureusement pour lui, ses peurs se trouvèrent bien vite confirmées.

— C’est moi qui suis désolé, Altesse ! lança le comte. Mais je vais devoir vous demander de rester. J’insiste.

La musique s’était tue, de même que les chuchotements des convives.
Et dans ce silence quasi surnaturel, tous purent entendre le rugissement du dragon.