L. Reflets de l'Ancien Monde - Le tombeau de glace



Explicit Violence

Après une catastrophe de grande ampleur, une partie de l’humanité est retournée vivre auprès de la nature, abandonnant la vaste Neos, capitale technologique des hommes. Parmi ces exilés, les reculés, certains appelés Porteurs gardent en eux des entités indispensables au maintien de la stabilité. Que deviendra le monde s'ils venaient à tous disparaître ?

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Partie 1 - Chapitre 18


Le sombre caveau était baigné dans le silence. La glace y perdurait, inlassable, maintenue par les pouvoirs des fragments d’orbe qui luisaient d’un éclat soutenu devant le tombeau de la Porteuse.

Des bruits de pas brisèrent le silence, et une silhouette se détacha des ténèbres avec lenteur. Son souffle était presque indiscernable dans l’espace fantomatique, à la limite de l’irréel.

Aokura poussa un long soupir en contemplant le visage de sa protégée. Il ne se lasserait jamais d’observer son expression paisible, son corps mince et frêle qui avait supporté tous ces voyages en sa compagnie, sa chevelure impeccable qui témoignait de son acharnement passé à la maintenir dans un état satisfaisant à ses yeux exigeants. Et enfin, la marque noire qui continuait d’orner sa joue droite, ondulant sur sa peau en une gracieuse arabesque. 

Il s’avança jusqu’à elle, évitant les fragments bleutés qui luisaient à ses pieds, et laissa son front se déposer contre la surface immortelle, gelant sa peau qui avait déjà cessé tout effort pour se maintenir à une température convenable. Il resta longuement appuyé contre la glace, seulement séparé de Nahru par cette gangue surnaturelle qu’il avait lui-même engendrée.

— Je vais partir, dit-il.

Un faible sourire étira ses lèvres avant de disparaître. En temps normal, il se serait senti stupide de parler à quelqu’un qui ne pouvait plus l’entendre. Mais sa raison était morte en même temps que la seule personne qu’il avait autant souhaité protéger au cours de sa vie.

— J’ignore si je reviendrai vivant.

Il leva les yeux pour contempler les paupières closes de Nahru, comme s’il espérait détecter un signe, une once de mouvement, la moindre démonstration d’inquiétude. Devant l’immobilité inaliénable de la Porteuse, Aokura poussa un nouveau soupir. Sa main se leva devant lui, et chacun de ses doigts se déposa délicatement contre la glace, comme s’il espérait la traverser de ce simple geste, pour pouvoir effleurer une dernière fois le visage de celle qu’il continuait de chérir, incapable de balayer les souvenirs inestimables qu’il avait forgés avec elle. 

Il avait besoin de la voir. Ce simple fait l’avait convaincu de rester à Yvanesca des semaines, des mois durant, survivant au froid démentiel qui semblait se renforcer jour après jour, conscient que même si son corps n’aurait pas dû supporter ses blessures ni ses conditions de vie, la présence d’Aclediès et son influence l’empêcheraient de mourir aussi facilement. Il n’avait jamais autant souhaité sa propre mort. Mais paradoxalement, jamais son Esprit n’avait montré autant d’acharnement à le préserver de ce sort par tous les moyens.

Il ferma les yeux pour se laisser bercer par le silence, sa main toujours plaquée contre la glace, attendant peut-être que Nahru daigne y poser la sienne. Il n’avait pas le choix : il devait vivre. Il avait encore quelque chose à accomplir, et son orbe avait beau être partiellement brisé, il pouvait encore se battre. Même s’il aurait préféré s’allonger dans le tombeau et s’y laisser mourir, il savait que cette option n’était plus envisageable. Il ne voulait pas offrir une telle vision de déchéance à celle qui s’était montrée courageuse jusqu’à la fin de ses jours, et qui avait tout fait pour le rassurer, même quand l’espoir chancelait. Il s’y était résigné. Du moins, c’est ce qui lui semblait. Un défi de taille l’attendait, et il ignorait s’il allait être capable de changer ce destin abominable qui l’accablait au quotidien. Mais il se devait de tout mettre en œuvre pour. Tout mettre en œuvre pour que cette chevelure parfaite, ce corps mince et frêle, ce visage paisible deviennent le témoin d’une victoire difficile, et pas d’un échec insupportable qui ruinerait son honneur à jamais.


Ses yeux céruléens se plongèrent dans les pupilles brunes qu’il croyait discerner par-delà les paupières résolument closes de Nahru.

Son dernier murmure se mua en brume dans le silence.


****


Sephyra rangea son sabre dans son fourreau, et resserra la ceinture de cuir qui le maintenait en place contre sa hanche. Elle rassembla les quelques affaires qu’elle avait apportées avec elle à Yvanesca, les rangea dans son sac en bandoulière, jeta son épais châle sur ses épaules et quitta le hall de l’auberge sans se retourner.


Elle sortit du bâtiment en s’assurant que tous ses vêtements étaient bien ajustés. La présence de ses ailes rendait difficile le fait de s’accoutrer, à plus forte raison lorsqu’il lui fallait revêtir des vêtements chauds. Elle avait dû mettre au point plusieurs types d’attaches lui permettant de couvrir son dos tout en laissant passer ses ailes, ce qui, en plus de ne pas être une mince affaire à concevoir, exigeait en outre un temps non négligeable pour se vêtir. 

Le vent glacé la pétrifia malgré le temps qu’elle avait passé pour s’habiller convenablement, et c’est avec hâte qu’elle rejoignit l’imposante silhouette d’Aokura, dont la longue chevelure dansait au gré des éléments, aussi déchaînés et imprévisibles qu’à l’accoutumée.

Lorsqu’elle arriva près de lui, le sorcier lui jeta un regard en coin.

— J’espère que tu sais ce que tu fais, maugréa-t-il.

— Ne t’en fais pas, répliqua Sephyra. Quand bien même des réponses nous attendraient à Neos, nous ferions bien de nous rapprocher d’Anetham. Nous pourrons peut-être faire quelque chose pour éviter que la situation ne dégénère.


Ils se mirent en marche alors que le soleil se levait à peine. Sephyra aurait pu atteindre le royaume de son enfance en quelques heures en passant par la voie des airs, mais elle ne voulait pas laisser Aokura seul. Elle avait le sentiment qu’elle se devait de rester à proximité, pour le secouer au cas où il perdrait à nouveau espoir. Certes, elle avait réussi à le convaincre de partir d’Yvanesca, mais rien ne lui assurerait qu’il ne changerait pas d’avis après quelques temps passés loin de celle qu’il ne voulait abandonner pour rien au monde. Et Sephyra n’avait vraiment pas envie qu’il lui arrive quoi que ce soit à un stade aussi critique de leur avancée.

Au lieu de quelques heures, leur voyage dura donc presque deux jours. Ils prirent le soin d’emprunter les routes les moins fréquentées, préférant la marche aux carrioles. Ils devaient rester discrets. En ces temps troublés, ils ne pouvaient pas facilement distinguer les ennemis des alliés. Quant aux Neosiens, les rumeurs courraient qu’ils commençaient à se rendre jusqu’au sein des clans, et Sephyra savait bien qu’elle n’aurait pas le droit à une seconde chance lorsque des militaires armés la tiendraient de nouveau en joue.


À leur soulagement, ils ne firent pas de mauvaise rencontre sur leur trajet. Mais lorsqu’ils atteignirent enfin la lisière de la forêt d’Anethie, ils purent constater que des loups armés y montaient la garde, contrairement à ce que voulait l’usage en temps de paix. D’autres, sous forme intégralement animale, rôdaient à l’orée de l’immense étendue sylvestre, marchant silencieusement entre les bosquets. Ils portaient tous des tatouages tribaux, montrant leur appartenance à la meute de Kerem.

Aokura s’avança vers eux sans hésitation, suivi de près par Sephyra qui était soulagée que son voyage soit bientôt terminé ; elle n’était pas habituée à marcher sur de telles distances et ses jambes la faisaient souffrir.

Les gardes s’inclinèrent devant le sorcier dès qu’il fut à leur portée.

— Seigneur Aokura, nous vous pensions toujours à Yvanesca, déclara l’un d’eux, un loup entre deux âges qui tenait une longue lance effilée.

— J’accompagne cette jeune fille jusqu’au seigneur Anetham, répliqua-t-il en désignant Sephyra d’un petit signe de la main. Elle est trop jeune pour se balader toute seule.

Les loups saluèrent Sephyra qui s’empressa de les imiter, après avoir pris le soin de jeter un regard noir au sorcier.

— J’y vais, déclara-t-elle. Avec un peu de chances, le seigneur Anetham sait des choses que nous ignorons, et nous pourrons nous joindre à lui pour sauver les autres Porteurs.

Elle s’éloigna dans la forêt sans davantage de cérémonie, machinalement surveillée par les loups sous forme animale. Aokura la regarda s’éloigner parmi le dense feuillage des arbres, jusqu’à ce qu’il ne puisse plus l’apercevoir.

— Je vais l’attendre à l’orée de la forêt, déclara le sorcier. Prévenez-moi si vous avez du nouveau.

— Entendu, Seigneur, répondit l’un des gardes en s’inclinant.

Le sorcier s’enfonça à son tour dans la sylve et disparut bien vite de leur champ de vision.


Aokura s’arrêta sur le chemin tortueux qui menait à Anethie, et contempla les arbres autour de lui. Ce paysage familier contrastait fortement avec les ruines désolées d’Yvanesca. Il poussa un long soupir. Résolument, il avait le sentiment que ce dans quoi il s’embarquait le mènerait à sa perte et à celle de leur monde. Mais rester inactif durant tout ce temps avait fini par l’engourdir. En définitive, il préférait risquer gros à tenter de réaliser quelque chose avec ce qui lui restait de force et de volonté, plutôt que de se laisser mourir lentement dans la cité où une partie de lui-même avait déjà disparu.

Au bout d’une bonne heure d’attente, il entendit des bruits de pas dans les fourrés, alors qu’il s’était assis contre un tronc, inerte. Cela ne venait pas du sentier où Sephyra avait disparu. Quelques secondes plus tard, un groupe de loups émergea des ténèbres de la sylve, en froissant à peine les feuilles sur leur passage. Ils étaient vêtus légèrement pour la plupart, mais en ces temps troubles, ils avaient pris le soin de s’équiper de pièces en cuir pour protéger au minimum leurs épaules et leurs avant-bras. Athem, qui avait lui aussi pris la précaution de revêtir des pièces d’armure en cuir par-dessus sa tunique azurée, marchait en tête de l’attroupement. Le regard aiguisé, il fut le premier à apercevoir l’imposante silhouette recroquevillée près du sentier.

— Aokura ? lança-t-il en s’approchant de lui, incrédule.

Le sorcier ne réagit pas sur l’instant, et se contenta d’expirer lentement sa dernière bouffée de fumée opaque, les yeux rivés dans le vide.

— Salut, cousin, maugréa-t-il.

Athem se rapprocha de quelques pas, ne sachant pas exactement comment poursuivre la conversation sans risquer de brusquer son interlocuteur, qui lui avait rarement paru aussi apathique. Il avait le visage terne ; le regard éteint. Sa chevelure n’avait plus l’éclat d’autrefois, et il s’inquiéta du nombre de ses blessures visibles et des déchirures sur ses vêtements.

— Je te pensais à Yvanesca, dit finalement Athem, d’une voix un peu plus basse. Pourquoi es-tu revenu par ici ?

Un long silence s’installa le temps qu’Aokura daigne répondre, redressant sa tête au préalable et jetant un regard perdu aux cimes des arbres qui projetaient sur lui les ombres de leurs rameaux.

— Sephyra a insisté, dit-il. Elle voulait voir ton père. Au sujet de tout ce qu’il se passe.

Athem leva les yeux vers la suite du sentier, qui menait à Anethie. La nouvelle ne parut pas l’enchanter le moins du monde.

— Depuis combien de temps est-elle partie ? questionna-t-il.

— Un peu plus d’une heure, je dirais. 

Athem se retourna et fit un signe de tête aux loups de la meute de Kerem, qui approuvèrent silencieusement, prêts à le suivre. Aokura les observa se remettre en rangs suite à l’ordre donné par le jeune prince, et s’intéressa de nouveau à ce dernier.

— Tu disposes de mes soldats comme tu l’entends, maintenant ?

— Leur chef était… indisposé, ces derniers temps, répondit froidement Athem. J’ai donc pris l’initiative de le remplacer tant que la situation perdurerait.

Aokura ne répondit pas, et se leva lentement. Une multitude de feuilles mortes glissèrent de sa cape pour atterrir sans bruit sur le sol.

— S’ils doivent continuer de servir Anethie, ainsi soit-il, déclara simplement le sorcier en se redressant de toute sa hauteur.

— Mon objectif n’est pas de rendre service à mon père, répliqua Athem. Il agit étrangement, ces derniers temps. Cette guerre aveugle qu’il veut à tout prix mener ne me semble pas vraiment justifiée. Je passe de moins en moins de temps à Anethie à vrai dire, parce qu’à cause de son comportement, j’ai peur que la situation empire par ici.

Aokura jeta un regard las en direction du sentier. Il ne semblait pas surpris le moins du monde par les assertions de son cousin.

— Je vais aller retrouver Sephyra, continua finalement Athem, résigné. J’ai besoin de savoir quelles sont ses convictions vis-à-vis de tout ça. Et il est hors de question que je la laisse s’enrôler dans la guerre folle que mon père a déclenchée.

À ces mots, il commença à s’éloigner sur le sentier, mais s’arrêta après quelques pas.

— Au fait… J’ai appris ce qu’il s’est passé à Yvanesca, dit-il.

— Arrête.

Athem se retourna, et son regard croisa celui du sorcier. L’espace d’un instant, il crut que c’était la tristesse qui déformait ses traits, mais comprit rapidement que cette émotion immuable, qui faisait désormais partie de lui, avait provisoirement cédé sa place à une authentique et violente colère.

— Un mot de plus, dit-il lentement, et ce sera le dernier que tu prononceras.

Indigné, Athem fit une moue hautaine et se détourna de nouveau, haussant les épaules. Sans rajouter un mot, il suivit la route d’Anethie au pas de course, rapidement suivi par les quelques loups de la meute de Kerem qui l’avaient accompagné.

Luna ralentit en passant devant Aokura. Elle le vit se rasseoir, lentement, contre le même tronc d’arbre, la tête baissée, de légers frémissements perceptibles sur ses mains. Elle hésita un instant à rester, mais sut que ce ne serait là ni la volonté d’Athem, ni même celle du sorcier.

À contrecœur, elle repartit agilement sur le sentier, au pas de course, pour rattraper ceux qui l’avaient déjà distancée.


****


Sephyra atteignit Anethie à l’issue d’une heure de marche. Elle n’avait pas l’habitude de déambuler dans la végétation sauvage du royaume des loups, et ses ailes l’avaient particulièrement encombrée durant sa progression. Elle fut donc soulagée en apercevant enfin les bâtisses élégantes de la cité, avec leurs pierres minutieusement taillées et leur architecture singulière qu’elle n’avait pas eu l’occasion d’admirer depuis plusieurs semaines, et qu’elle avait bien cru ne plus jamais revoir. Rapidement après être sortie de la forêt, elle tomba nez à nez avec les gardes de la cité, dont le nombre avait triplé en raison des récentes hostilités. L’un d’eux se rapprocha d’elle en la saluant d’un petit signe de tête.

— Cae-La Sephyra, le Seigneur Anetham attendait votre visite, déclara le garde. Souhaitez-vous une escorte ?

— Ça ira, répondit Sephyra. Si vous le permettez, je vais me rendre au Palais seule.

Avec l’approbation des gardes, Sephyra ouvrit ses ailes, soulagée de pouvoir enfin les dégourdir. Elle fit quelques pas rapides devant elle, bondit dans l’air et décolla aussi vivement qu’elle le put, employant toute son énergie à se maintenir à distance du sol.

Sa traversée d’Anethie fut des plus rapides. À l’issue de quelques instants de vol, Sephyra atterrit précipitamment devant les marches du palais, où d’autres gardes se placèrent face à elle sans tarder, la gratifiant du salut Anethien tout en la dévisageant.

— J’ai besoin de m’entretenir avec le Seigneur Anetham, dit-elle entre deux respirations saccadées.

— Montez, l’invita l’un des gardes en s’écartant. 

Sephyra les salua et gravit les marches à toute allure, ignorant la douleur que lui renvoyaient ses jambes courbaturées. Elle entra dans la pièce d’accueil, où d’autres soldats la dévisagèrent, mais ne furent pas surpris de la voir. Elle était venue à de nombreuses reprises pour faire part de ses observations au maître des lieux, et ses visites commençaient à constituer une véritable routine pour eux. 

Alors qu’elle allait demander explicitement aux gardes à s’entretenir avec Anetham, elle vit l’un de ses conseillers venir vers elle, depuis le couloir qui menait à la salle d’audience. Son visage ridé par les ans était toujours aussi aimable, et il fit un grand sourire à la jeune femme, qui s’empressa de le lui rendre avec soulagement. Jhésel, l’un des plus anciens conseillers d’Anetham. Il avait toujours fait partie de ceux qui avaient œuvré pour son intégration au Palais, en se montrant compréhensif et tolérant avec elle. Lorsque certains hauts dignitaires d’Anethie lui jetaient des regards méfiants ou sévères, Jhésel avait toujours su la rassurer, jusqu’à ce que ce sentiment d’être de trop à Anethie finisse par prendre malgré tout le dessus. En l’occurrence, elle avait rarement été aussi soulagée de le voir.

— Cae-La Sephyra, je me réjouis de votre présence, dit Jhésel en écartant les bras en signe de bienvenue.

— Heureuse de vous revoir, Jhésel, répondit Sephyra en s’inclinant devant lui.

— Vous devez être là pour vous entretenir avec le Seigneur Anetham ? Pour l’instant, il est en réunion avec les chefs du clan des Cerfs et… 

Son sourire bienveillant disparut brusquement lorsqu’il examina plus précisément le visage de Sephyra, et cette dernière déglutit.

— Ma chère, que vous est-il arrivé ? interrogea-t-il, préoccupé.

— Ce n’est rien, je vous assure, mentit-elle en couvrant inutilement sa cicatrice avec sa main. Quand pourra-t-il s’entretenir avec moi ?

— Pas tout de suite, j’en ai peur, déclara Jhésel en jetant un coup d’œil en direction de la salle de réunion. Leur entrevue vient à peine de débuter, et il y a beaucoup de choses à mettre en place. Mais vous êtes certaine que… ?

— Ne vous inquiétez pas pour moi, insista Sephyra. Si vous n’y voyez pas d’inconvénient, je vais l’attendre dans son antichambre, comme de coutume. Excusez-moi.

Elle s’inclina devant Jhésel, qui continua de la regarder, perplexe, tandis qu’elle disparaissait derrière le rideau décoratif qui délimitait les appartements du roi d’Anethie. 


Sephyra se stoppa au centre de la pièce et laissa basculer sa tête en arrière, le regard tendu vers le plafond. Elle avait presque oublié sa cicatrice. Difficile pourtant de ne pas la remarquer ; elle-même ne s’y était pas vraiment habituée, et s’était mise à redouter la vue de son propre reflet. 

Elle se laissa tomber en tailleur sur le tapis brodé. Elle croisa ses doigts devant son visage et se mit à réfléchir à toute allure. Elle n’était pas certaine qu’Anetham menait la guerre pour les bonnes raisons, mais au moins, elle ne perdrait rien à s’entretenir avec lui. Le plus difficile serait certainement d’éviter le sujet de sa cicatrice et de Neos, mais elle devait essayer de lui faire parler de ce qui était important. Plus que tout, elle devait comprendre ses motivations. Ainsi finirait-elle peut-être par y voir plus clair…


Plus d’une heure après son arrivée, Sephyra entendit un attroupement quitter la salle de réunion, dans un brouhaha de discussions animées. Elle sursauta et se tourna vers l’entrée de l’antichambre. Elle s’attendait à avoir encore du temps devant elle pour se préparer psychologiquement à ce qui allait suivre. Prise au dépourvu, elle s’assit convenablement, et se redressa en inspirant un grand coup. Puis elle attendit, tâchant de réprimer son angoisse : depuis le jour où elle avait quitté Anethie pour Neos, elle n’avait jamais eu aussi peur d’une entrevue avec celui qui l’avait accueillie alors qu’elle n’était qu’une orpheline de trois ans.

Anetham ne tarda pas à se montrer, averti par Jhésel. Sephyra pivota vers lui et le salua très bas, œuvrant pour que ses cheveux tombent devant son visage et masquent au moins partiellement sa cicatrice lorsqu’elle relèverait la tête.

— Te voilà enfin, Sephyra, déclara le souverain de sa voix profonde. Il me tardait d’avoir de tes nouvelles.

Elle devina qu’Anetham avait pris place en face d’elle. Lentement, elle se redressa, si tendue qu’elle n’osait plus respirer. Comme elle le craignait, Anetham, d’abord impassible, fut rapidement partagé entre la stupeur et l’indignation.

— Sephyra… souffla-t-il. Que t’est-il arrivé ? Qui t’a fait ça ?

La jeune femme détourna le regard en écartant les cheveux qui tombaient devant ses yeux.

— C’est la guerre, répondit-elle simplement. 

— Tu ne m’as pas répondu, insista le vieux loup avec une voix qui la fit frémir des pieds à la tête. Qui t’a fait ça ?

Elle se tourna vers lui, consciente qu’elle n’arriverait pas à lui mentir. Et quand bien même elle affirmerait que c’était un soldat neosien qui l’avait blessée, sa haine envers Neos n’en serait pas moins décuplée.

— Cela n’a pas d’importance, hasarda-t-elle. Je ne souhaite pas gâcher votre temps à évoquer un tel sujet, Seigneur Anetham. Cette guerre que vous menez, est-ce que…

Elle tressaillit lorsqu’Anetham se releva brusquement, et marcha vers elle à pas vifs. Sephyra déglutit et se leva à son tour. Le vieux loup posa ses mains sur ses épaules, et son regard sévère examina son visage avec la plus grande attention, suivant des yeux la fine cicatrice qui traversait le visage de la jeune femme.

—  Dans ma vie, j’ai vu de nombreux soldats revenir avec des blessures de bataille, dit-il. Mais ce que j’observe ici, c’est une mutilation, faite avec le plus grand soin.

Sephyra sentit un frisson lui chatouiller l’échine, vaincue par la perspicacité de son interlocuteur, qui renouvela alors sa question, inlassable. Elle baissa les yeux.

Et prononça le nom qu’il avait le moins envie d’entendre.



Lorsqu’Athem arriva en trombe dans le palais, il entendit un rugissement en provenance de l’antichambre de son père. Il esquiva gardes et ministres pour se précipiter dans la vaste pièce où Anetham et Sephyra tenaient une discussion mouvementée, debout l’un face à l’autre dans des postures échappant à leurs principes actuels de bienséance. 

La jeune femme ouvrit de grands yeux en le voyant arriver.

— Prince Athem ! s’exclama-t-elle. 

Un sourire soulagé étira brièvement ses lèvres. L’heure n’était pas aux retrouvailles amicales, mais la présence d’Athem lui apporta un soulagement inespéré. Elle ignorait pourquoi, mais elle avait la conviction qu’il n’entrerait pas dans le jeu de son père, pourrait au moins essayer d’apaiser la situation, et au mieux, l’amènerait à parler des choses vraiment importantes.

Contrecarrant les espoirs de Sephyra, Anetham lança un regard furieux à son fils. Ce dernier ne se gêna pas pour le lui rendre et s’avança d’un pas assuré dans la pièce.

— Qu’est-ce qui se passe ici…

Athem s’interrompit en découvrant à son tour la marque qui traversait le visage de Sephyra. Cette dernière, qui n’avait pas quitté son ami des yeux depuis qu’il était entré dans la pièce, détourna aussitôt le regard et s’adressa de nouveau à Anetham :

— Je vous en prie Seigneur Anetham, écoutez-moi ! Ce conflit ne profitera ni aux Reculés ni à Neos ; il faut que…

— Comment oses-tu défendre l’intérêt des humains après ce qu’ils t’ont fait ?! rugit Anetham en faisant un pas menaçant vers la jeune femme.

Athem se rapprocha de Sephyra sans comprendre. Puis il regarda son père avec un mélange de méfiance et de crainte. Le vieux loup, lui, était vraiment méconnaissable, comme si la guerre l’avait transformé. Lui qui avait toujours eu pour habitude d’agir avec sagesse et calme, et de réfléchir aux situations les plus pénibles sans s’énerver, il était à présent à l’opposé de tout ce qu’il avait incarné durant son long règne. 

Anetham s’intéressa à son fils, les poings serrés et le visage crispé par la colère.

— Et toi, c’est maintenant que tu reviens parmi nous ? aboya-t-il. Tu t’es enfin décidé à te rendre utile dans cette guerre ? Si tu veux que je te fasse un jour hériter de ce royaume, tu devras t’en montrer digne, tu le sais !

— Père, l’interrompit Athem avec une voix qu’il voulut apaisante. J’ai mené mon enquête de mon côté ces dernières semaines, et je n’ai trouvé aucune preuve que Neos est derrière ce qui s’est passé à Yvanesca.

— Il a raison, Seigneur Anetham, renchérit Sephyra en tâchant de limiter les saccades de sa voix. Nous ne pouvons être sûrs de rien. J’étais encore Chasseresse lorsque ce drame s’est produit. J’ai eu vent de tous les rapports que Nelson a reçus à ce sujet et…

— Ne t’avise plus de prononcer son nom ici ! aboya Anetham, peu enclin à écouter ses interlocuteurs. Vous ne connaissez rien du monde dans lequel vous vivez, et j’ai suffisamment entendu vos discours puérils ! Si vous êtes trop idéalistes pour comprendre que les Porteurs sont menacés par les humains et par personne d’autre, alors écartez-vous et laissez les adultes gérer la situation !

Un crissement métallique. Anetham tressaillit. Fraîchement dégainé, le sabre d’Athem était à présent pointé sur lui, et son propriétaire le fusillait du regard. Sephyra recula machinalement en regardant alternativement Anetham et son fils, à court d’idées pour calmer le jeu.

— La guerre que vous menez ne fait qu’empirer les choses, grogna Athem en gardant son arme pointée vers le visage de son père. Je pense à la vie des Porteurs avant de vouloir à tout prix ôter celle des Neosiens, et cela devrait être votre objectif à vous aussi, vu l’idéal auquel vous êtes censé aspirer !

— Comment oses-tu ?... siffla Anetham en frissonnant de rage. Baisse ton arme immédiatement, si tu ne veux pas passer pour un sale traître aux yeux de ton peuple !

— Les traîtres aussi peuvent avoir raison, rétorqua Athem sans baisser sa lame. Et je préfère être un vagabond qui lutte dans le bon sens, plutôt qu’un roi incompétent qui gaspille ses forces et celles de son peuple dans une guerre absurde !

Fulminant, Anetham s’empara d’un sabre accroché au mur derrière lui et donna un coup furieux vers Athem qui l’esquiva sans mal. Leurs armes s’entrechoquèrent à de nombreuses reprises, intensifiant leur duel au fur et à mesure qu’ils évitaient les coups de l’autre. Sephyra voulut les arrêter, mais leur affrontement était si violent qu’elle risquait juste de se faire blesser inutilement en tentant de s’interposer. Les voilages accrochés au mur furent déchirés, les sabres décoratifs tombèrent de leurs supports, les meubles reçurent des traces de coups indélébiles. 

Les deux loups ne se calmèrent que lorsque Jhésel entra précipitamment dans la pièce, interpellé par le vacarme, et bientôt abasourdi par ce spectacle invraisemblable.

— Seigneur Anetham ! s’exclama-t-il, incrédule. Prince Athem !

— Fichez le camp, si c’est ce que vous voulez ! cracha Anetham en lançant furieusement son arme à l’autre bout de la pièce. Laissez-moi sauver notre peuple seul, puisque vous n’avez pas l’air de vous sentir très concernés par la situation !

Athem voulut se jeter à nouveau sur son père, mais il fut ceinturé à temps par Sephyra, qui le tira de toutes ses forces pour éviter que son sabre qu’il agitait furieusement n’atteigne sa cible.

— Tu vas mener ce monde à sa perte si tu continues ta guerre insensée ! s’écria le jeune prince en se débattant. Je t’aurais prévenu !

— Tu n’es plus mon fils, répliqua le vieux loup avec un regard noir. Tire un trait sur ce royaume et partez d’ici, je ne veux plus jamais entendre parler de vous deux !

Sephyra relâcha Athem sous l’effet de la surprise. Ce dernier grinça des dents et rangea son arme brutalement.

— Seigneur Anetham… souffla Sephyra, sans parvenir à y croire.

Athem la prit par l’épaule et se retourna, l’enjoignant à faire de même. Il lança un dernier regard dédaigneux au vieux loup avant de disparaître avec Sephyra hors de la pièce, vainement poursuivis par Jhésel qui ne sut pas les convaincre de rester pour tenter d’apaiser la situation. Ils descendirent les marches du palais sans se retourner, devant les gardes surpris.

Seul dans l’antichambre, Anetham demeura immobile.