L. Reflets de l'Ancien Monde - Le tombeau de glace



Explicit Violence

Après une catastrophe de grande ampleur, une partie de l’humanité est retournée vivre auprès de la nature, abandonnant la vaste Neos, capitale technologique des hommes. Parmi ces exilés, les reculés, certains appelés Porteurs gardent en eux des entités indispensables au maintien de la stabilité. Que deviendra le monde s'ils venaient à tous disparaître ?

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Partie 2 - Chapitre 5


Une nouvelle décharge de douleur le réveilla brutalement. Elle lui monta à la tête avec une telle vitesse qu’il sentit son corps entier se crisper, le souffle coupé, les extrémités frémissantes, le sang comme en ébullition. Lorsqu’il parvint enfin à expirer l’air prisonnier de ses poumons, il ne put retenir un hurlement de souffrance. 

Elias se remit à respirer normalement, profitant d’une courte pause dans son supplice. Avec précaution, il amena ses doigts fins face à lui, pour les contempler malgré leurs tremblements incessants. Ils se noircissaient au fil des jours, lentement et inéluctablement. Résolument, il semblait avoir atteint sa limite.

Ou presque. Il lui manquait si peu de choses pour atteindre son objectif. Mettre toute son énergie restante dans la reconstruction de ses cellules le privait de toute autre activité, mais ce n’était qu’une question de temps avant qu’il ne puisse prendre la place qui lui revenait. 

Il était encore vivant. Il le resterait. Il avait trop parcouru pour échouer maintenant.


Elias poussa un long soupir en fermant les yeux, et s’évada dans un monde qui n’appartenait plus qu’à lui.


****


Le soleil s’était dissimulé derrière les hauts arbres de l’île lorsqu’Elias sortit de sa demeure en respirant profondément l’air frais du soir. Étirant ses ailes avec soulagement, il observa les villageois rentrer chez eux un à un, peu vêtus en cette soirée douce. Les chaleurs du printemps arrivaient doucement, ce qui n’était pas pour lui déplaire.

Il aimait tant sentir l’odeur des arbres secoués par la brise du soir. Les pétales des fleurs qui voletaient avec elles, emmenées contre leur gré dans une danse céleste sans fin, apportaient une touche colorée à ce plaisant spectacle. Les insectes ressortaient de terre, chantant dans les herbes hautes, et les animaux sylvestres se montraient enfin, après avoir passé l’hiver dans leurs terriers. La vue était encore plus irréprochable depuis les hauteurs du vieux volcan, endormi depuis le Grand Cataclysme. Loin d’être une figure effrayante, il était devenu un nouveau support pour la végétation et était recouvert de verdure jusqu’à son sommet.

Elias ne pouvait imaginer qu’il existât plus belle île qu’Euresias. Les fleurs blanches qui en recouvraient les plaines faisaient la réputation de ce morceau de terre, perdu dans l’océan du sud, allant jusqu’à lui donner leur nom. 

Les renards-volants étaient un peuple sédentaire, malgré leur habilité à pouvoir se déplacer dans les cieux. Ils veillaient attentivement sur leur île : aucun autre Reculé n’était autorisé à y séjourner. Ce monde était le leur. Cette forêt, cette montagne et ces fleurs leur appartenaient. Ils étaient les seuls maîtres de leur ciel et de leur univers. 


Elias se décida à aller marcher parmi les habitations, désireux de se dégourdir les jambes. Sur son passage, tous le saluaient avec respect, et il ne manquait jamais de le faire en retour. Il était connu à Euresias ; l’héritier prometteur de la grande famille de sorciers dont les renards-volants étaient si fiers. Celle qui veillait sans relâche sur leur Porteur, garantissant la beauté de leur monde, et clamant son éternité. Tant qu’ils le protégeraient, leur île resterait le paradis resplendissant qu’ils avaient toujours connu.

L’esprit vagabond, Elias observa les enfants jouer devant leurs maisons de bois et de pierre, avant d’être rappelés par leurs parents. Il les voyait gigoter leurs ailes miniature dans leur dos, attendant avec hâte le jour où elles pourraient les emmener loin dans les cieux. Habituellement, les jeunes ne parvenaient pas à décoller avant leurs douze ans, mais ils s’entraînaient durement pour y arriver, chaque jour. 

Elias replia doucement ses ailes pour se faufiler entre deux groupes de personnes qui marchaient dans la direction opposée. Ici, tout le monde gardait ailes, oreilles et queue visibles. Les Euresiens étaient fiers de leurs caractéristiques de Reculés, qui les différenciaient tant des autres peuples. 

Levant les yeux, Elias aperçut au loin un petit groupe en pleine discussion. Deux gardes aux ailes imposantes, et trois lycaons certainement venus commercer. Ces derniers ne tardèrent pas à repartir après un dernier salut respectueux, et reprirent la route vers le port où ils s’étaient vraisemblablement amarrés. Leurs plus proches voisins devaient parcourir plusieurs kilomètres d’océan pour venir les voir, chaque semaine, afin d’échanger les fruits abondants de l’île contre des céréales et d’autres denrées que l’on ne pouvait trouver sur ces terres fertiles. 

Elias n’avait jamais vu Mérielle, la ville côtière où vivaient les lycaons. D’après ce qu’il avait pu comprendre, leur ville était comme un immense relais marchand. Leurs bateaux allaient partout, ce qui leur permettaient de voir le monde, de découvrir tous ses secrets. Parfois, les lycaons venus commercer lui racontaient à quoi ressemblait le continent et comment y vivaient les autres clans. Certaines grandes villes étaient même dotées de ce qu’ils appelaient des chemins de fer. Elias n’avait jamais su se représenter la chose. Il imaginait des chemins faits de pointes de lances sur lesquels évolueraient d’immenses insectes métalliques, transportant des vivres comme des voyageurs. Le monde extérieur semblait bien à part. 

Malgré tout, il avait conscience que la plupart des clans de Reculés restaient loin de la technologie, et que certains étaient même d’une grande puissance sans avoir besoin de marcher dans les traces de Neos. C’était notamment le cas d’Anethie. Les Euresiens avaient toujours entretenu de bons rapports avec les loups, et les commerces directs ou indirects entre les deux cités étaient fréquents. Ils avaient même appris que la cité était en fête pour célébrer le quatrième anniversaire de l’héritier du trône, le fils du Seigneur Anetham. Bien qu’au fond, rien ne pouvait réellement atténuer la douleur qui s’était abattue sur le royaume à la mort de la jeune princesse, décédée en bas âge d’une maladie incurable. 

Elias éprouvait peu de compassion pour les victimes de telles tragédies. Il avait toujours eu une vision très rationnelle du monde, et était convaincu qu’il s’agissait là d’un moyen sûr et raisonnable de ne pas trop souffrir des malheurs auxquels nul n’échappait. Les Anethiens pouvait se targuer de posséder une armée très puissante, mais ils restaient de simples humains. Reculés et Neosiens étaient tous confrontés à la mort avec la même cruauté, la même simplicité. 


La nuit était presque tombée lorsqu’Elias se décida à retourner vers l’immense demeure des sorciers d’Euresias, légèrement excentrée par rapport au reste du village. Les renards-volants étaient presque tous rentrés chez eux, et les gardes qui commençaient leurs rondes nocturnes prenaient leur envol après une journée de repos. Bien que leur clan soit à l’effigie d’animaux nocturnes, les habitants d’Euresias vivaient principalement le jour. Seuls de rares groupes de chasse allaient régulièrement inspecter l’île aux heures de coucher, aussi bien pour veiller à la sécurité du village que pour traquer les proies nocturnes. 

Elias allait franchir le rideau de perles qui séparait l’entrée de l’extérieur, lorsqu’il vit quelqu’un en sortir. Tête basse, l’individu le dépassa sans rien dire.

—   Tout va bien, Arès ? questionna Elias d’une voix sonore.

Arès jeta un regard effrayé en direction d’Elias, comme s’il le remarquait à peine. Il ne répondit rien et repartit vivement en direction du village, les bras croisés sur son torse maigre, ses ailes repliées autour de lui comme dans un réflexe de protection.


Troublé, Elias entra finalement chez lui, saluant d’office sa mère qu’il pouvait déjà apercevoir. Affalée dans un immense fauteuil, une longue pipe de bois entre les lèvres, elle releva les yeux vers son fils unique. Ses fins cheveux noirs tombaient en partie sur son visage allongé, et ses petits yeux perçants le fixaient avec insistance.

—   Te voilà, commenta-t-elle en se redressant. 

—   Alors, qu’est-ce que ça a donné ? questionna Elias en repliant ses ailes avant de s’installer sur un large fauteuil à son tour.

—   Comme d’habitude, répondit-t-elle, évasive. Mais je pense qu’encore un peu, et j’arriverai à lui arracher son Esprit sans faire de transfert à quelqu’un d’autre. Je suis sûre que de cette façon, on peut révéler leur potentiel et accroître leur puissance, tout en les gardant sous contrôle…

Elle avait prononcé ses deux dernières phrases à voix basse. Elias jeta un regard vers l’extérieur, pour s’assurer que personne ne les épiait.

—   Quoi, tu n’as pas fait le tour avant d’entrer ? le réprimanda sa mère.

—   J’y vais, s’excusa Elias avant de reprendre le chemin de la sortie.

Il sortit pour contourner sa demeure tout en jetant des regards méfiants tout autour de lui. Il devait s’assurer de n’être à la portée de personne, fut-ce de son meilleur ami. Lui et sa mère ne devaient prendre aucun risque, pour pouvoir mener leurs expériences à bien. Pour enfin comprendre qui étaient ces Esprits étranges dont certaines familles avaient été affublées. D’où venaient-ils, d’ailleurs ? D’après les anciens et les plus vieux ouvrages, ils avaient été mis en lumière depuis le dernier Cataclysme. Cette crise fulgurante où la quasi-totalité de la population humaine avait été éradiquée. D’après les histoires qu’il avait entendues à ce sujet, les éléments s’étaient retournés contre la technologie des humains. Déchaînant les océans, abattant la foudre, soulevant des tornades, la Nature en personne s’était rebellée contre ceux qui abusaient de ses ressources. C’était la version qu’aimaient donner les anciens, pour justifier que la moitié de la population restante préfère retourner à ses origines plutôt que de rester dans une cité moderne telle que Neos. Les Esprits avaient ensuite changé la face de leur monde. Ils s’étaient rapprochés des Reculés, les avaient changés. Et en retour, les Reculés s’étaient portés garants de leur protection, reconnue essentielle pour l’harmonie du monde, puisqu’elle avait le don de stopper les catastrophes naturelles. Depuis que les Porteurs avaient vu le jour, jamais un raz-de-marée, une tornade, ou la moindre tempête n’avait secoué leur monde. Tout était redevenu paisible. Mais par quel miracle ? Qui étaient réellement ces entités, avec lesquelles ont parvenait à communier, sans réellement comprendre leur origine ni leur éventuel but ?

Elias pénétra dans sa demeure en signalant d’un signe de tête que personne ne les épiait. Sa mère se détendit et inspira profondément dans sa pipe de bois.

—   Tu lui as dit de revenir demain ? questionna Elias.

—   Oui. Et comme d’habitude : s’il parle de tout ça à qui que ce soit, j’en fais mon affaire.

À ces mots, elle leva son bras et un sceptre de bois taillé se dessina dans sa main. Il était surmonté d’une sphère à l’intérieur de laquelle semblaient danser des flammes rougeoyantes. Un orbe de feu. Le prestigieux héritage de leur famille de sorciers. 

—   Vu sa condition, j’ai peur qu’il ne tienne pas le choc, affirma Elias.

—   Rappelle-toi que c’est exactement pour ça que j’ai décidé d’agir, rétorqua sa mère. Arès est fragile. Trop fragile pour supporter de garder cet Esprit en lui. Et il est encore loin d’avoir une descendance à qui léguer ce fardeau. Avant qu’il ne meure en emportant l’Esprit, je dois trouver une alternative. Un moyen de faire subsister cet Esprit sans aucun Porteur. Pour que personne n’ait à porter sur ses épaules un tel poids.

—   Pourquoi n’en parles-tu pas à nos chefs ? questionna alors Elias. Peut-être qu’ils soutiendraient ta démarche. Et on n’aurait pas besoin de se cacher.

—   Les chefs ? Haha, aucune chance, répliqua la sorcière en replaçant la pipe entre ses lèvres.

Elias baissa les yeux. Elle n’avait pas tort sur ce point ; leurs dirigeants tenaient plus que tout à leurs traditions. Pour eux, Esprit et Porteur étaient deux parties inséparables d’un même trésor. Quant aux Passations, il s’agissait de loin les événements les plus surveillés et fêtés d’Euresias. Impossible qu’ils acceptent de tirer un trait sur tout cela pour le prix d’une expérience incertaine. Et au grand dam de Tehäniel la vingt-septième, la santé fragile de leur Porteur n’était pas non plus un argument suffisant.


Elias se rassit dans son siège, pensif. À ce jour, les sorciers étaient presque redevenus de simples citoyens. Même s’ils étaient salués à Euresias, ils n’en demeuraient pas moins des Reculés, comme tout le monde. C’étaient les Porteurs qui étaient plutôt considérés comme le trésor des clans. 

Des périodes de conflit entre les différents clans de Reculés et avec Neos, la dernière ville où vivaient des humains inaptes à la métamorphose, avaient éclaté par le passé, et la présence des sorciers avait alors été essentielle pour asseoir les autorités de certaines patries privilégiées. Mais ce temps était révolu. Les sorciers n’étaient plus qu’un glorieux héritage que l’on gardait comme une relique, une décoration. Un symbole de prestige, rien de plus.

Elias voulait que cela change. Dès lors que sa mère ne pourrait plus assumer son rôle, ce serait à lui de perpétrer leurs illustres traditions. Dès lors qu’il deviendrait Tehäniel, le vingt-huitième. Il pourrait alors continuer les recherches de sa mère, percer le secret de ces Esprits. Ceux qui détenaient la clef d’une puissance qu’ils s’obstinaient pourtant à taire. Et il libérerait les Porteurs de leur fardeau, leur privant pour leur propre bien de cette gloire sordide qui les encourageait à vivre au nom d’entités que nul ne comprenait vraiment.


Le jour suivant passa à une vitesse effarante. Elias se souvenait simplement avoir fait le tour du village comme à son habitude, portant assistance à tous ceux qui en exprimaient le besoin. Vers la fin de l’après-midi, il s’engageait à pas lents en direction de la forêt, perdu dans ses pensées, lorsqu’un poids lui heurta l’épaule. Coupé dans ses réflexions, il fit un pas de côté, et jeta un regard surpris à la jeune femme qui l’avait bousculé.

—   Elias, excuse-moi ! s’exclama cette dernière, le visage fendu d’un sourire aimable. J’étais dans les nuages, je ne t’avais pas vu.

Elias décocha un petit sourire et hocha la tête. Il parlait rarement à cette femme mais il savait bien qui elle était. Splendide chevelure blonde qui ondulait dans son dos, yeux verts flamboyants, sourire d’ange. Elias avait toujours déploré de n’être alors qu’un enfant de quinze ans, rendant cette femme de dix ans son aînée, mariée qui plus est, totalement inaccessible. 

—   Il n’y a pas de mal, Serena, répondit-il en tâchant de dissimuler sa gêne. 

Il baissa alors les yeux et remarqua qu’une enfant s’agrippait aux jambes de Serena, intimidée. Lorsqu’elle se rendit compte qu’on l’avait remarquée, elle ouvrit de grands yeux et se dissimula derrière l’étoffe que sa mère portait. Serena se baissa vers elle en riant et lui caressa les cheveux.

—   Il ne va pas te manger, Cae-La, lui dit-elle avec un sourire amusé. Excuse-la, continua-t-elle ensuite à l’attention d’Elias. Elle est très timide.

Elias répondit par un sourire qu’il voulut sincère. Puis il regarda mère et fille s’éloigner ensemble dans l’allée principale du village, entre les autres habitants qui circulaient en cette fin de journée ensoleillée. 

Elias resta longuement immobile à regarder passer ses semblables, lui souriant sur leur passage. Il ne leur répondait qu’évasivement, déjà perdu dans les méandres de son esprit. Il réalisa alors à quel point il était inquiet. Voire, terrorisé. Par sa mère, et ses expériences. Plus le temps passait, plus il avait la conviction qu’il s’embarquait dans une voie où rebrousser chemin serait impossible ; où la moindre erreur reviendrait à signer son arrêt de mort. Même si d’apparence, Euresias était un endroit paisible, les dogmes y étaient aussi très stricts. On pouvait sans mal y être exécuté pour avoir commis un simple larcin. Envisager la fuite après avoir commis un mal s’avérait également impossible, de par les qualités de chasseur des gardes, puissants comme des ours et rapides comme des faucons. Pour cette simple raison, les fauteurs de trouble se faisaient rares. En fait, Elias était persuadé qu’ils se résumaient maintenant à sa mère, et lui, son complice.

Elias se massa le crâne et reprit sa route en direction de la dense forêt, où il espérait pouvoir marcher seul. Le Porteur de leur Clan, Arès, était encore plus faible qu’à l’accoutumée, tant et si bien qu’il n’avait plus la force de voler. Encore un peu, et il finirait par y passer. Son Esprit mourrait avec lui, et la mission de sa lignée serait un échec dont il ferait les frais, aux côtés de sa génitrice. Elias espérait de toutes ses forces que sa mère réussisse à libérer Arès de son Esprit avant que cela arrive. Mais après, comment l’expliquer au reste du village ? Trouveraient-ils ensemble un alibi qui les sauverait de l’échafaud ? 


La lune était déjà haute dans le ciel lorsqu’Elias s’en retourna chez lui, à contrecœur. Il en venait à craindre les conversations du soir avec sa mère, au fur et à mesure que sa paranoïa grandissait, et qu’Arès perdait ses forces. 

Alors qu’il allait entamer sa ronde autour de sa demeure, Elias entendit  un cri qui le fit frémir des pieds à la tête. Cela provenait de l’intérieur. La voix d’Arès.

Elias se jeta dans l’ouverture en manquant d’arracher le rideau de perles qui l’ornait. Personne dans la pièce principale. Et tout semblait calme dans la chambre annexe.

Il se précipita vers le sous-sol, descendit les marches à toute allure, ouvrit la porte grinçante à la volée et pénétra dans la pièce. 

Il écarquilla les yeux. Éclairée par des dizaines de torches qui projetaient leurs lumières vivaces sur les murs, sa mère était debout face à Arès, qui se débattait au sol avec de violents spasmes qui agitaient son corps tout entier. Comme s’il se démenait contre ses multiples ombres fugaces, il hurlait à pleins poumons, s’arrachait les cheveux, tordait ses ailes contre le sol, se prenait la tête avec les mains et agitait ses jambes dans tous les sens. Une brume opaque se formait autour de lui ; elle luisait faiblement en s’élevant dans l’air, sous les yeux émerveillés de Tehäniel la vingt-septième qui admirait le fruit de ses expériences avec la plus grande satisfaction.

—   J’ai réussi ! s’écria-t-elle pour couvrir les hurlements d’Arès. J’ai extrait son Esprit sans le transférer dans un nouveau corps, regarde !

Sous le regard mésusé d’Elias qui n’en revenait pas, sa mère commença à faire danser la brume dans la pièce, guidée par son bras qu’elle maintenait tendu devant elle. Mais petit à petit, les volutes éthériques commencèrent à se tordre, à s’agiter. Elles semblèrent devenir de plus en plus indisciplinées, tant et si bien que Tehäniel peinait à les garder sous son emprise. Les hurlements d’Arès ne s’arrêtaient pas, comme si la sorcière jouait avec son cœur et le tordait entre ses doigts acérés.

Elle jeta un regard estomaqué au jeune Porteur qui venait de perdre sa propre essence avec la plus grande brutalité, sans respect du rituel de Passation qui se déroulait normalement sans la moindre douleur. Ses cris commençaient à s’affaiblir. 

Brusquement, son visage se figea sur une expression de terreur absolue, et sa gorge s’immobilisa à son tour, crispée, soudain inapte à produire le moindre son, et encore moins à absorber de dernières bribes d’air. 

Elias sentit son corps tout entier parcouru d’un frisson tétanisant, et le bras d’Arès qui retomba mollement sur le sol le fit sursauter. Il en oublia presque la brume terrifiante avec laquelle sa mère se débattait toujours, inapte à la maintenir disciplinée. D’étranges rugissements s’élevèrent dans la pièce isolée, des sons inimaginables qui ne pouvaient provenir d’aucune entité vivante.

Alors que la situation pouvait difficilement empirer, Elias entendit des pas précipités dans les escaliers. Il se retourna vivement et tomba nez-à-nez avec deux villageois qui avaient été alertés par les cris incessants d’Arès. Le spectacle invraisemblable qui se déroulait sous leurs yeux les laissa sans voix.

—   Tehäniel ! s’écria l’un d’entre eux. Qu’est-ce que…

En réponse, la sorcière envoya son bras en direction de son fils unique, dont le regard apeuré avait croisé le sien dans une ultime tentative de compréhension mutuelle. Elias se fit frapper de plein fouet par la brume déchaînée. Il écarquilla les yeux et sentit une sensation étrange s’emparer de lui, comme si une multitude de mâchoires se refermaient sur son corps entier, augmentant la pression dans ses vaisseaux et son rythme cardiaque, l’étreignant de la terrifiante impression que son corps allait prendre feu. Il hurla. Sa propre voix lui sembla de plus en plus lointaine et, incapable de rester conscient plus longtemps, il s’écroula aux côtés d’Arès, les yeux rivés dans le vide, et sombra dans les ténèbres.


À son réveil, il eut l’impression d’étouffer. Il se redressa péniblement, et le temps que sa vue s’ajuste à ce qui l’entourait, il tenta de rassembler ses souvenirs. Une odeur de brûlé lui agressa les narines et il se redressa subitement, gémissant de douleur à cause de son geste trop rapide qui lui valut une intense douleur le long de la colonne vertébrale. Ses yeux rencontrèrent immédiatement le corps inerte d’Arès, et il sentit son estomac se contracter jusqu’à lui labourer les entrailles. Pris de panique, il regarda tout autour de lui. Personne. Sa mère et les deux villageois avaient disparu. 

Il se releva péniblement, alerté par la lourdeur et la chaleur anormale de la pièce. Avant de songer à toute autre chose, il devait quitter cet endroit. 

Une fois sur pieds, il eut l’impression d’avoir oublié comment marcher. Il s’écroula sur le châssis de la porte qui grinça sourdement sous son poids, avant de se redresser en forçant sur ses bras et en s’équilibrant maladroitement avec ses ailes. Il se sentait d’une faiblesse invraisemblable, doublée par des vertiges qui n’avaient pas l’air de vouloir s’estomper. Il ignorait si c’était l’air anormal qui lui causait de tels troubles, mais il peinait à s’orienter dans l’espace et avait l’impression que son crâne allait exploser. Pris de panique, il rassembla son énergie pour se jeter dans l’escalier, qu’il gravit à quatre pattes, ailes repliées, tâchant d’ignorer les douleurs lancinantes qui le malmenaient à un point qu’il n’aurait jamais cru possible. 

Émergeant de l’étroit couloir, il écarquilla les yeux. Le salon brûlait. La pièce se faisait complètement dévorer par les flammes, ne laissant indemne que le sol de terre séchée, sur lequel il s’élança sans hésitation, visant désespérément l’entrée qu’il pouvait encore apercevoir.

Elias se jeta au-travers de l’ouverture, arrachant au passage une partie des rideaux de perles, et s’écroula dans l’herbe glacée, toussant pour rejeter la fumée qu’il avait dû avaler au cours de sa course. Il resta un instant immobile sur le sol, écoutant les battements de son cœur qui résonnaient jusque dans son crâne.

Des pas près de lui. Il les sentait vibrer sur le sol. Elias rassembla toutes ses forces pour se relever, encore nauséeux et troublé par tout ce qui venait de se produire. 

Ses yeux tombèrent d’abord sur sa mère, allongée à quelques mètres devant lui, inerte. Une lance étroite lui traversait la poitrine de part en part, et il pouvait voir une rivière de sang glisser sur ses vêtements, imbibant la terre sous elle. Son splendide sceptre reposait à ses côtés, une flamme vivace dansant toujours dans l’orbe de cristal. 

Ce fut à cet instant que ses capacités de réflexion l’abandonnèrent. Il ne remarqua pas immédiatement que cinq soldats se tenaient juste devant sa mère, le regard sombre, leurs armes en main. Au loin, quelques curieux alertés par les cris et les flammes observaient la scène en gardant leurs distances, choqués par la scène qui leur apparut irréelle, délirante.

—   C’est terminé, Elias, lança un grand soldat aux yeux ambrés. Nous savons ce qui est arrivé à Arès. Rends-toi sans faire d’histoires.

Elias se mit à trembler. Il n’arrivait pas à détacher son regard du corps inerte de celle qui l’avait élevé. Qui avait partagé avec lui ses plus sombres secrets. Et qui avait fait de lui son ultime expérience, placée sur l’autel du désespoir. Il ne savait plus si c’était la tristesse ou la colère qui tenait à présent les rênes de sa conscience en ruines, mais il avait une unique certitude. Il ne pouvait pas se rendre. Cela signerait son arrêt de mort, sa condamnation pour un crime qu’il n’avait pas commis. Il subirait alors le même sort qu’Arès ; on lui extirperait l’Esprit dont il venait d’être affublé contre sa volonté, afin de le confier à quelqu’un de plus légitime que lui. 

Tandis que la peur s’emparait de son être, sa vue s’obscurcit et ses tempes commencèrent à pulser au rythme effréné de son cœur. Ça ne pouvait pas se terminer comme ça pour lui. Pas ici ni maintenant. Sa vie commençait à peine ; il n’avait encore rien eu le temps d’accomplir, et n’avait pu concrétiser aucun de ses rêves.

Même s’il avait du mal à penser en cet instant, il était néanmoins sûr d’une chose. Jamais il ne se laisserait exécuter.

Il fit deux pas en avant, se baissa et ramassa le sceptre de sa mère. Le temps que ses doigts fins se renferment en tremblant sur le manche de bois, il distingua une marque noire qui était apparue sur le dos de sa main gauche. Son sceau de Porteur.

Les soldats se tinrent sur leurs gardes, mais la déflagration les recouvrit avant même qu’ils n’aient pu comprendre ce qui leur arrivait.



Serena laissa sa dernière note s’échapper doucement dans l’air de la chambre. Calmée par cette berceuse si douce qu’elle aimait entendre chaque soir, sa fillette s’était assoupie. Serena sourit en caressant ses cheveux fins, qui poussaient jour après jour en dessinant d’élégantes bouclettes. 

Rêveuse, elle tourna le regard vers l’extérieur. Son mari Eoghan était parti chasser avec d’autres soldats, comme il le faisait régulièrement. Elle était seule chez elle, avec ses deux enfants qui dormaient paisiblement.

Mélancoliquement, elle rejoua dans sa tête les notes de ce chant traditionnel qu’elle s’entraînait à honorer chaque soir. Quelques notes quittaient ses lèvres avec la délicatesse d’un soupir tandis qu’elle laissait sa tête se reposer contre le rebord de la fenêtre, guettant d’un œil les hauts arbres de la forêt voisine, attendant patiemment que les chasseurs reviennent de leur escapade.

Soudain, un cri la tira de ses pensées. Elle sursauta et regarda en direction de l’allée centrale. Les villageois commençaient à sortir de chez eux, avec plus ou moins de précipitation, pour se hâter en direction de l’entrée du village. Alors qu’elle allait sortir à son tour, seule, pour interroger quelqu’un quant à ce vent de panique soudain, elle revit ces mêmes citoyens repasser devant sa fenêtre mais en sens inverse, beaucoup plus rapidement. Et sans prévenir, une violente explosion retentit dans la nuit.

Serena se précipita vers sa fille et la prit dans ses bras. Elle se rua hors de la pièce, pour tomber nez-à-nez avec son fils de sept ans qui marchait doucement vers elle, tremblotant, le teint livide.

—   Teo-Ra ! s’exclama-t-elle en lui prenant la main. Viens, vite !

Elle sortit en courant de la maison avec ses deux enfants. Sur le palier, elle jeta un regard à sa droite, et constata avec terreur que des flammes immenses s’élevaient au-dessus des habitations, répandant leur chaleur mortelle dans l’air frais de la nuit. Elle resta un instant immobile devant ce spectacle invraisemblable, puis, comprenant que la menace atteindrait bientôt son propre foyer, elle imita les autre renards-volants et se précipita en direction de la forêt, suivant l’allée principale désormais noire de monde.

Certains préférèrent décoller sans attendre, profitant de leur course pour prendre de l’élan avant de s’enfuir par la voie des airs. Serena les vit prendre leur envol les uns après les autres, consciente qu’elle ne pourrait jamais les imiter, car ni Teo-Ra ni Cae-La ne seraient capable de la suivre. Elle n’aurait pas non plus la force de voler en les portant tous les deux. Et elle préférait mourir plutôt que d’abandonner ses enfants à leur sort.

Alors qu’elle observait avec angoisse ses proches sillonner les airs, elle retint un hurlement d’horreur lorsqu’elle les vit se faire rattraper par des jets de flamme fugaces, un par un, qui les atteignaient avec une précision diabolique. Les cris de souffrance des malheureux achevaient de submerger de panique les survivants, tandis qu’ils retombaient presque carbonisés sur le sol, comme des pierres volcaniques encore enflammées.

—   À la forêt ! Vite ! hurla un garde qui tentait tant bien que mal de guider les villageois vers un lieu plus sûr.

Mais à peine les plus rapides avaient-ils franchi la barrière sylvestre, le feuillage des hauts chênes s’enflammait déjà, gagnant les autres végétaux à une vitesse foudroyante, ne laissant aucune chance de survie à tous ceux qui s’étaient déjà abrités dans leur bien-aimée forêt centenaire.

Les larmes aux yeux, le cœur battant la chamade, Serena bifurqua pour se faufiler entre deux maisons où personne avant elle ne s’était aventuré, serrant la main de Teo-Ra le plus fort qu’elle pouvait, son autre bras toujours refermé sur Cae-La qui s’était réveillée, et agrippait les vêtements de sa mère tout en tentant de comprendre ce qui pouvait bien se passer. 

Quelques secondes plus tard, une déflagration embrasa toute l’allée principale du village, emportant avec elle les centaines de citoyens paniqués qui n’avaient pas eu le temps de trouver une alternative à la forêt en flammes. Serena gémit de douleur en entendant leurs cris de souffrance, fuyant les lamentations insupportables des gens auprès de qui elle avait grandi. 

Sans s’arrêter, elle serpenta entre les maisons, choisissant les directions au hasard, les larmes brouillant sa vue, son ouïe perturbée par le brouhaha infernal de cette nuit mortelle, le rythme de son cœur s’accélérant tandis qu’elle perdait son énergie, et que l’adrénaline lui montait au cerveau, occultant tout ce qui lui restait de pensées. Seule une chose la poussait à continuer : elle devait sauver ses enfants de cet enfer, par tous les moyens. 

Mais ses sens n’étaient pas assez affûtés pour la prévenir de l’explosion qui retentit à sa gauche, détruisant instantanément la demeure qu’elle longeait. Enflammant le ciel et la terre, elle sentit sa structure s’écrouler sur elle sans qu’elle ne puisse réagir, et les ténèbres prendre possession de ses sens. 



Les flammes montaient jusqu’au ciel et recouvraient les arbres, calcinaient leurs rameaux protecteurs, détruisant leurs fruits magnifiques. Les derniers renards-volants avaient beau s’enfuir de tous côtés, ou tenter de percer les cieux, ils n’en devenaient que davantage des proies de choix pour le sceptre de la lignée des Tehäniel. 

L’orbe de feu rugissait comme jamais, et crachait ses flammes mortelles dans toutes les directions, infatigable, implacable, impitoyable. Elias sentait son esprit s’égarer peu à peu dans la folie, tandis qu’il continuait de manier l’objet de sa lignée avec l’énergie de son désespoir et de sa détresse. Il était trop tard pour renoncer à sa propre descente aux enfers. 

Il atteignait toutes ses cibles. Pas une ne lui échappait. Qu’elles essayent de l’attaquer de front ou de le fuir, elles étaient toutes réduites en cendres, plus vite et sûrement que si le volcan lui-même s’était réveillé. 

Bientôt, les hurlements des citoyens pétrifiés par la peur et submergés par la douleur ne l’atteignirent plus. Au contraire, il voulait les entendre. Il en avait besoin. C’était eux ou lui. S’il laissait des témoins, il serait traqué comme une bête jusqu’à la fin de ses jours. Les hurlements insupportables d’Arès, et l’image de son corps maigre secoué dans tous les sens par la douleur passaient et repassaient devant ses yeux, lui faisant perdre tous ses moyens. Il ne voulait pas connaître le même sort. C’était hors de question. Il devait survivre. Éliminer les témoins. Et s’enfuir le plus loin possible de cet endroit.

Elias sentit une nouvelle décharge d’adrénaline guider ses bras vers le ciel, son sceptre dans sa main, et il teinta les cieux de flammes rougeoyantes qui dansèrent jusqu’aux derniers survivants qui avaient tenté de s’enfuir hors de l’île. Le jeune sorcier les revit tomber comme des braseros illuminant brièvement l’obscurité sur leur passage, avant de disparaître dans la mer de feu qu’était devenu Euresias. 

Lorsque plus un renard-volant n’était visible dans les environs, et que seul le crépitement violent des flammes brisait le silence nocturne, Elias réalisa enfin son geste. Et à cet instant, il ne restait plus qu’un théâtre ardent qui emportait avec lui les restes de la cité qui l’avait vu grandir. 


Reprenant doucement conscience, il sentit alors une douleur effroyable ravager la partie gauche de son visage. Il se crispa et grinça des dents ; il voulut toucher sa plaie mais le contact de ses doigts sur sa peau brûlée ne fit qu’augmenter la douleur, et il les retira brusquement. Les larmes lui montèrent aux yeux, et ses doigts se crispèrent sur son sceptre dont l’orbe cessait enfin de vibrer, perdant peu à peu ses teintes rougeâtres. 

Elias se laissa tomber à genoux et hurla de toutes ses forces. La douleur de sa blessure ne signifiait déjà plus rien pour lui ; ses flammes l’avaient atteint d’une toute autre manière. Elles l’avaient calciné et détruit, pour ne plus laisser qu’un enfant égaré et seul, perdu dans un océan de feu qu’il avait dû choisir pour seule alternative à la mort.

Lorsque sa gorge se bloqua, il gémit faiblement en se redressant, d’épaisses larmes ruisselant de son œil valide. L’autre ne percevait déjà plus rien. 

Haletant et désemparé, il ignora sa blessure qui lui rongeait la peau et il ouvrit ses ailes osseuses. Le cœur battant, son sceptre en main, il courut en direction de la falaise qui surplombait la mer, près du village. Il s’élança dans le vide et se laissa porter dans l’air glacial de la nuit, abandonnant derrière lui sa patrie en proie aux flammes qu’il avait engendrées. Il fit battre ses ailes de toutes ses forces pour s’éloigner à jamais de cette île qui l’avait vu naître, et dont il avait été au centre un court moment. Mais c’était terminé. Pour l’heure, rien ne lui importait plus que sa propre survie.


Toujours en proie à une terreur panique, Tehäniel le vingt-huitième redoubla d’efforts et disparut dans les nuages opaques qui avaient recouvert la lune.