L. Reflets de l'Ancien Monde - Le tombeau de glace



Explicit Violence

Après une catastrophe de grande ampleur, une partie de l’humanité est retournée vivre auprès de la nature, abandonnant la vaste Neos, capitale technologique des hommes. Parmi ces exilés, les reculés, certains appelés Porteurs gardent en eux des entités indispensables au maintien de la stabilité. Que deviendra le monde s'ils venaient à tous disparaître ?

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Partie 1 chapitre 17


Les ténèbres.

Les ténèbres, rien d’autre.

Allongée sur le sol glacial de sa cellule, les yeux rivés dans le vide, Sephyra demeurait immobile. Elle contemplait ses mains tremblotantes sans les voir. Des gerbes de sang fantomatiques passaient devant ses yeux, pulvérisant ce qui lui restait de conscience et de volonté. Elle n’arrivait pas à réfléchir. Elle voyait et revoyait le visage d’Iden, ses sourires confiants incapables de dissimuler un fond de tristesse. Puis le spectacle morbide qu’avait été sa mise à mort s’imposait naturellement à elle, effaçant ses sourires au profit d’expressions déchirées et insoutenables. Ses cris agressaient encore ses tympans, à un point tel qu’elle était déjà persuadée d’avoir égaré les dernières bribes de sa raison. Les quelques rares pensées qu’elle parvenait à se formuler ne subsistaient jamais longtemps, éclatées par la douleur qui revenait à toute vitesse, terrassée par la réalité de tout ce qu’elle venait de vivre.

Elle se recroquevilla un peu plus sur elle-même. Combien de temps ce supplice allait-il durer ? Combien de temps Nelson avait-il l’intention de la faire souffrir avant de la tuer ? Repenser à son bourreau lui donna une nausée subite qu’elle réprima à grand-peine. Par sa faute, sa conscience n’était maintenant plus qu’un théâtre d’images terrorisantes et malsaines. Elle serra les poings le plus fort qu’elle le put, jusqu’à planter ses ongles dans sa peau. La douleur ne l’aiderait pas à rester saine d’esprit. Celle de son visage s’était quelque peu atténuée, mais la lançait encore au rythme des pulsations irrégulières de son cœur.

Elle laissa ses mains se relâcher avec un long soupir. Finalement, elle aurait préféré subir le même sort qu’Iden. Que Nelson la tue pour de bon plutôt que de lui infliger ces images traumatisantes, pour mieux détruire son âme avant de détruire son corps.

Ses paupières se clorent. Sans doute voulait-il s’assurer qu’elle souffre le plus possible. Sans doute souhaitait-il voir le vide le plus insondable recouvrir ses yeux au moment où il l’exécuterait. Faire durer sa souffrance. La malmener le plus possible pour lui faire payer sa « trahison ». 

Elle serra les dents, incapable de retenir la plainte faible qui s’échappa de ses lèvres. Elle se rendit seulement alors compte qu’elle allait mourir pour le prix d’un ridicule malentendu. Qu’indirectement, c’était la crainte abusive d’Anetham qui allait la mener à sa perte. Qu’en voulant la protéger et veiller sur elle, il l’avait condamnée à mort.


Un grincement métallique strident la fit alors sursauter. Sans se laisser surprendre par sa propre vivacité même dans des circonstances aussi désespérées, Sephyra se redressa brusquement, le cœur battant à tout rompre, les oreilles dirigées vers l’origine de ce bruit soudain. Elle plissa les yeux pour tenter de discerner quelque chose malgré les ténèbres environnantes.

La porte de sa cellule était ouverte.


Puisant dans ce qui lui restait d’énergie, elle décida de se lever. Elle dut prendre appui sur le mur à sa gauche pour aider ses jambes à la supporter, et entreprit de quitter sa cellule à petits pas. 

Elle resta un moment interdite, au beau milieu du couloir sombre. Elle n’entendait rien, mis à part des bruits de pas à sa droite. Des pas qui s’éloignaient. Ils partaient dans la direction opposée à la salle de torture.

Sur le coup, il lui sembla logique de les suivre. 

Rasant le mur, elle progressa dans le sombre couloir. Les cellules qu’elle longeait étaient toutes vides, et aussi inquiétantes et inhospitalières que la sienne. Elle perdit rapidement le courage de les observer, et préféra se concentrer sur sa route. Droit devant elle, des lumières clignotantes éblouissaient les murs de béton à intervalles réguliers. La simple vue de ces lueurs faiblardes suffit à lui rendre quelques bribes de sa volonté, et c’est en espérant sincèrement trouver une issue qu’elle accéléra le mouvement, suivant aveuglément le son régulier des pas qu’elle entendait encore. Ils étaient son seul repère dans cet univers déroutant duquel elle voulait à tout prix s’extirper.

Les lumières se faisaient de plus en plus intenses. Les néons du couloir étaient à présent tous allumés, ce qui lui faisait redoubler sa crainte de tomber nez-à-nez avec un garde. Mais parallèlement, sortir des ténèbres lui avait donné de nouvelles forces. Elle ne se stoppa que lorsque le couloir prit fin devant elle, ne lui laissant pour seul choix qu’une porte close à sa droite, ou une ouverture à sa gauche, qui donnait sur un escalier ascendant.

La personne qu’elle suivait était en train de gravir les marches ; le son de ses pas résonnait dans l’espace restreint qu’elle pouvait observer. Elle jeta un dernier regard derrière elle, puis s’engagea elle aussi dans l’escalier, le cœur battant à tout rompre.

Quand elle arriva en haut des marches, elle ne sentait plus ses jambes. Haletante, elle jeta un regard effrayé tout autour d’elle. Mais le nouveau couloir dans lequel elle se trouvait, quasi-identique au premier, était aussi vide et silencieux que ce dernier. Elle n’entendait plus non plus les bruits de pas. Mais dans la mesure où elle ne pouvait présentement aller que sur sa gauche, elle poursuivit son chemin, gardant une main contre le mur de béton.

Son avancée fut de courte durée. Elle distingua rapidement une grande vitre qui reflétait les lumières blafardes des lieux. Puis un coup de vent la fit frissonner. Elle se trouvait près d’une immense fenêtre grande ouverte, qui laissait passer la lumière de la lune.


Puis elle sentit son corps tout entier se crisper, et son cœur tripler d’allure. Debout à côté de la vitre béante, une main sur le verre pour la maintenir ouverte, Nelson la toisait d’un regard glacial. 


Sephyra resta interdite, une foule de sentiments aussi puissants que contradictoires s’entre-déchirant dans son esprit troublé. Elle se demanda un instant si elle n’était pas simplement perdue en pleine hallucination ; qu’elle s’imaginait s’enfuir à l’aide d’un protecteur qui aurait ironiquement revêtu l’apparence de son bourreau. Mais pour sûr, Nelson était bien là, aussi immobile qu’elle l’était elle-même. Imperturbable face au regard troublé de son ancienne chasseresse. 

Ils passèrent un long moment à se fixer, exprimant d’un simple regard tout ce qui les dévorait, leurs doutes et leur colère, leur incompréhension et leur tristesse. Partagés entre les souvenirs précieux qu’ils conservaient et tout le mal qu’ils s’étaient infligé, à l’un, à l’autre.

Nelson finit par donner une légère impulsion sur la vitre pour qu’elle s’ouvre totalement, laissant le vent nocturne pénétrer à loisir dans le couloir désert.

—   Ça, c’est pour la dette que j’avais envers toi, dit-il simplement. Tu m’avais sauvé la vie, aujourd’hui je te rends la pareille.

À pas lents, il s'éloigna alors de la vitre laissée grande ouverte. Sans se poser de questions, Sephyra se hâta vers la fenêtre, bondit sur le rebord de pierres taillées, et plongea sa tête dans l'air de la nuit. Elle ne put s'empêcher de fermer les yeux, et de respirer avec soulagement ce vent frais et pur, bien réel, qui venait jusqu’à elle comme pour l'inciter à ouvrir ses ailes. 

Elle rouvrit les paupières et se retourna, accroupie sur le rebord de la fenêtre. Nelson ne l'avait pas quittée des yeux.

—   Vas, dit-il. Mais promets-moi quelque chose, en retour.

Il s’avança à pas lents, et Sephyra se crispa lorsqu’il tendit sa main droite vers elle et la posa sur sa joue meurtrie et couverte de sang séché, ravivant sa blessure d’une décharge sèche qui la fit frissonner des pieds à la tête. Il rapprocha son visage du sien et lui murmura :

—   Je t’interdits de mourir de la main de quelqu’un d’autre que moi.

À la surprise de Nelson, Sephyra tendit une main tremblante vers lui, et à la façon de ce dernier, posa une main sur sa joue. Le président ne broncha pas, si ce n’est qu’elle décela une légère perturbation dans son expression qu’il voulait impassible.

—   Promets-moi la même chose, souffla-t-elle en laissant glisser ses doigts sur le visage de Nelson. Quand nous nous retrouverons, je mettrai un terme à ton existence.

Un dernier regard. Sephyra se retourna brusquement et bondit hors de Syerra. Elle déploya ses ailes et s’enfonça dans les ténèbres, accompagnée par le vent nocturne, abandonnant son bourreau et son obscure prison.

Nelson la regarda longuement s'éloigner, jusqu'à ce qu’elle disparaisse totalement dans la nuit, hors de portée des puissantes lumières qui surveillaient l’enceinte de la prison. Son regard impassible avait quelque peu changé. 


Tous deux étaient déterminés à tenir leur promesse.


****


Jamais elle n’avait autant souffert de devoir évoluer dans les airs. Ses entrailles labourées, chacune de ses articulations douloureuses, Sephyra gagna en altitude jusqu’à ce que les hauts immeubles de Neos ne soient plus que de minuscules structures à ses yeux. La nuit les faisait scintiller comme une myriade d’étoiles, qu’elle admirait autrefois lors de ses rondes nocturnes. Puisant dans ses souvenirs de chasseresse, elle s’orienta en direction du nord-ouest, reconnaissant même de loin les vastes places du quartier qu’elle connaissait par cœur. Les bâtiments laissèrent bientôt leur place aux maisons plus isolées, puis à la campagne, et aux immenses parcelles qui permettaient de nourrir la population de la ville. 

Sephyra ressentit un profond soulagement lorsque la ville fut loin derrière elle, mais son esprit était toujours dominé par la détresse, et sa fatigue la mettait en grand danger. Chaque battement d’ailes lui demandait une telle quantité d’énergie qu’elle risquait de s’écrouler à chaque instant, craignant que ses efforts ravivés par l’adrénaline ne lui soient pas suffisants pour atteindre Yvanesca.

Elle tâcha de conserver son sillage, bénissant le ciel clair qui laissait visibles les constellations. Grâce à elles, sa trajectoire déviait peu, et elle se sentait capable de retrouver son chemin jusqu’à la cité déchue. L’air de la nuit gelait sa peau, mais l’énergie qu’elle déployait à poursuivre sa route la réchauffait suffisamment pour qu’elle ignore les effets du froid. Elle n’avait pas à y penser. Le plus important pour l’instant était de rester en vie. Rentrer en vie. 


Le plus laborieux de ses voyages aériens prit fin alors qu’elle se mit enfin à survoler la cité de l’hiver éternel. Elle s’engouffra dans une véritable sphère glacée délimitée par les frontières de la ville, ce qui la pétrifia instantanément. Elle continua de planer sur quelques dizaines de mètres, puis elle sentit ses ailes se raidir, et son corps tout entier se crisper. Elle se laissa descendre vivement en direction du sol, plana au ras des pavés glacés d’une rue déserte, et après avoir tout donné pour rentrer en vie à Yvanesca, elle ferma les yeux et atterrit douloureusement, glissant quelques mètres sur le givre avant de s’immobiliser, abandonnant un soupir qui se changea en brume blanche dans l’air glacé.


****


Ce furent des douleurs généralisées qui l’extirpèrent de sa torpeur. Reprenant doucement ses esprits mais renonçant à ouvrir les yeux, elle commença par se demander par quel miracle son cerveau pouvait encore lui permettre de réfléchir. Était-ce cela, la mort ? Un univers sombre et froid dans lequel il ne lui restait que quelques bribes de sensations fantomatiques, appuyées par des douleurs discrètes mais bien présentes, qui lui rappelaient petit à petit les derniers événements de son existence, et de quelle façon sa vie s’était échappée d’entre ses mains ?

Progressivement, ses sensations revenaient. Elle eut bientôt la conviction de ne pas errer dans un vide absolu, mais bien d’être allongée et immobile contre une surface plane. Puis elle se rendit compte qu’elle respirait. Les traits de son visage se crispèrent brièvement, ce qui la gratifia d’une décharge douloureuse en provenance de son front et s’étalant jusqu’à sa joue gauche. Un soupir s’échappa de ses lèvres, et ses doigts remuèrent faiblement. Elle n’arrivait pas à y croire. Elle était en vie. Son corps était encore ankylosé, courbaturé et couvert d’ecchymoses, et ses ailes recroquevillées avaient rarement été aussi raides, mais elle était en vie. Elle ne savait pas par quel miracle, mais elle avait survécu à son périple.

Elle ouvrit lentement les yeux, et contempla le plafond blanc de la vaste pièce dans laquelle elle s’était réveillée la première fois à Yvanesca. Elle avait réussi à rentrer. Elle puisa dans ses forces pour se redresser péniblement, courbaturée et endolorie de la tête aux pieds. Elle porta instinctivement une main à son visage, et effleurer la peau de sa joue gauche lui envoya une nouvelle décharge de douleur qui lui fit serrer les mâchoires avec un gémissement étouffé.

—   T’es vraiment qu’une abrutie, lança alors une voix.

Elle sursauta et regarda à sa droite. Affalé sur une chaise près d’elle, dos à la cheminée, Aokura arborait une expression d’ennui profond en observant l’extérieur.

Avant de laisser à Sephyra une chance de se justifier, il enchaîna :

—   Inutile de me le cacher. Premièrement, tu empestes le Neosien. Ensuite, tu as disparu en laissant ton sabre. Et te revoilà quatre jours plus tard, à moitié morte. Je ne suis pas stupide, tu sais.

Il inspira longuement dans son calumet face au mutisme de Sephyra, qui sentit rapidement d’épaisses larmes perler à ses yeux. Il expira sa bouffée en jetant un regard perçant vers la jeune femme.

—   Tu pensais vraiment que ça avait la moindre chance de marcher ? renchérit-il en soupirant. Regarde dans quel état tu es…

Sephyra détourna les yeux en frémissant. Elle porta une main à son cou douloureux, ponctué de nombreuses marques violacées. Sa peine surpassait tellement sa colère qu’elle n’eut pas le courage de rétorquer quoi que ce soit. Après tout, il avait raison. Elle n’était qu’une idiote. 

Vaincue par ses bonnes intentions naïves qui avaient bien failli la conduire à la mort, elle se recroquevilla sur elle-même, et se mit à pleurer sans bruit. 

À elle non plus, le froid ne faisait plus rien.


****


Les jours qu’elle vécut à Yvanesca après avoir réussi à rentrer de Neos furent inconcevablement longs. Elle les passait immobile, assise dans le hall de l’auberge ou au sommet des immeubles givrés, à contempler la désolation dans son plus simple décor. Elle ne sentait plus le vent geler sa peau, ni le froid agresser sa blessure. La marque qui lui traversait le visage avait comme éteint son regard, privant sa vie de sens. 

Souvent, Aokura venait s’asseoir à ses côtés. Il ne la regardait ni ne lui parlait, mais il était avec elle. Leurs yeux fatigués contemplaient la même tristesse, par-delà les bâtisses abandonnées de la ville fantôme. À l’extérieur, la guerre se poursuivait. Mais comme si toutes leurs raisons de lutter s’étaient évanouies, ils demeuraient immobiles, loin des conflits, loin de leur détermination passée.

Loin de leur volonté de se battre.


Une longue semaine s’était écoulée depuis son retour de Neos. Sephyra s’éveilla de sa courte nuit, et s’assit lentement sur son lit. Son ventre se tordait sous la faim, mais elle n’avait pas le courage de manger quoi que ce fût. Ces derniers jours, elle avait à peine avalé de quoi rester consciente. Il n’était pas difficile de trouver des denrées alimentaires à Yvanesca ; feu les habitants avaient presque tous une cave pleine de réserves en tous genres. Mais son état la poussait à se nourrir le moins possible, altérée et dévastée par le choc qu’elle avait subi.

Pensive, Sephyra tourna la tête et contempla son sabre, posé sur le sol près de son lit. L’élégance des rubans d’acier qui constituaient sa garde et les deux ornements qui décoraient son extrémité la fascinèrent l’espace d’un court instant, comme si elle redécouvrait subitement cet objet qui l’avait accompagnée pendant une grande partie de sa vie. Mais en aurait-elle encore besoin ? Aurait-elle un jour à nouveau la force de le brandir ?

Sans trop savoir pourquoi, elle laissa glisser ses pieds sur le sol glacial et s’en rapprocha à petits pas. Elle empoigna son arme et la sortit doucement de son fourreau, pour en contempler la lame qui redessinait fidèlement son propre reflet. Elle observa la fine cicatrice laissée par Nelson sur son visage. Naissant au milieu de son front, elle passait au coin de son œil gauche pour s’achever en plein sur sa joue. Elle la faisait toujours souffrir. Plus mentalement que physiquement. Le froid de la ville savait au moins calmer les douleurs superficielles. 

Elle regarda longuement ce que lui reflétait la lame de son sabre. Son visage ne lui était jamais apparu aussi fatigué, aussi indifférent. À son souvenir, ses yeux n’avaient encore jamais exprimé ce vide insondable dans lequel elle s’égarait rien qu’à se contempler. Elle était subitement devenue comme lui.

Sa main se resserra autour du manche de son sabre. Et l’étincelle qu’elle voulait incarner dansa dans ses yeux.


Aokura fumait son calumet, assis contre un mur à l’extérieur de leur refuge. Ce jour-là, le froid semblait s’être légèrement calmé. Il ne contrôlait plus en rien les éléments qui avaient investi la ville, bien qu’il en fût l’unique géniteur. Il se contentait de respecter les caprices de sa propre conscience en miettes, s’abritant lorsque la tempête faisait rage, ressortant lorsqu’elle se faisait plus clémente. Il s’était accommodé à cette routine. Comme s’il tentait lui-même de survivre à sa rage intérieure, à cohabiter avec elle. Il observait son propre esprit en perpétuelle évolution, chamboulé par des soubresauts imprévisibles que lui-même ne cherchait plus à comprendre.

Les dernières bribes de sa volonté étaient entièrement canalisées par les loups de la meute de Kerem. Ces derniers continuaient de venir régulièrement à Yvanesca, inlassablement, bravant le froid invraisemblable qui continuait d’y régner. Même si le sort de ce monde ne lui inspirait plus grand-chose, les loups lui apportaient toujours des nouvelles de l’extérieur, particulièrement au sujet de la conflagration et des conflits de plus en plus nombreux qui éclataient dans les villes les plus proches de Neos. En revanche, lors de leur dernière visite il y avait de cela trois jours, Aokura s’était bien gardé de parler du dernier séjour de Sephyra à Neos. Si Anetham apprenait que les Neosiens l’avaient malmenée, la situation ne ferait certainement qu’empirer, et elle était déjà suffisamment problématique en l’état. Le sorcier avait donc opté pour cette précaution, même si en définitive, il était las de s’impliquer dans les querelles insensées de son entourage.


Des pas derrière lui. Il les laissa s’approcher avec indifférence, avant que son esprit ne s’éveille brutalement. Ses réflexes pointus, qui ne l’avaient pas encore abandonné, le firent se lever d’un bond et s’écarter à toute vitesse, esquivant un grand coup de lame qui heurta brutalement le sol à l’endroit où il se trouvait quelques fractions de seconde plus tôt. Il jeta un regard noir à son agresseur.

Sephyra, essoufflée, pieds nus dans la fine couche de neige, redressa son arme pour se remettre en position d’attaque. Elle s’était vêtue à la va-vite, et ne portait pas suffisamment de vêtements chauds pour pouvoir prétendre être en tenue adéquate pour sortir. Aokura rangea lentement son calumet, méfiant.

—   En garde, Aokura, lança Sephyra, le regard déterminé.

Le sorcier leva un sourcil, et un autre coup projeté dans sa direction l’obligea à faire un nouveau pas de côté. Il rangea son calumet en jetant un regard dédaigneux à Sephyra.

—   T’es un peu grande pour faire ta crise d’ado, lâcha-t-il. C’est quoi ton problème ?

—   J’en peux plus de vivre de cette façon, répliqua Sephyra en remettant en garde. Ça nous mènera où, de nous terrer dans la souffrance comme ça ?

—   Nulle part, et c’est le but, rétorqua Aokura. Regarde autour de toi. Les dirigeants de ce monde sont tous plus cinglés les uns que les autres. S’ils ont envie de s’entretuer dans leur foutue guerre, ils peuvent très bien le faire sans moi ! Et regarde-toi, tu es le parfait exemple de ce qui se passe quand on veut s’interposer dans un foutoir pareil…

Sephyra s’élança vers Aokura et donna un grand coup vers sa tête ; le sorcier esquiva, et fut contraint de sortir son sceptre d’ébène pour bloquer in extremis un autre coup porté en direction de sa poitrine. La jeune femme se rapprocha tout en appuyant sur sa lame, et Aokura la regarda avec incompréhension tandis qu’il forçait sur son sceptre pour repousser son attaque.

—   Et tu vas rester là à regarder la neige tomber toute ta vie ? siffla Sephyra entre ses dents. Tu ne crois pas qu’on pourrait trouver un autre sens à tout ça ? Changer la donne ? 

—   Tu veux qu’on aille rendre une petite visite à tes amis Neosiens, encore une fois ? aboya Aokura en sentant sa colère refaire surface. Une cicatrice ne t’a pas suffi, tu veux qu’ils t’en fassent une autre ?!

Sephyra relâcha la pression sur son sabre et recula, le souffle court, face à l’imposante silhouette d’Aokura, qui ne semblait pas avoir été touché le moins du monde par ses mots, ni par sa tentative brutale de lui rendre un semblant de volonté. Sa gorge se serra et les larmes lui montèrent aux yeux, sous les yeux impassibles du sorcier, qui ne reflétèrent bientôt qu’un authentique mépris.

—   Iden est mort, dit-elle alors. 

Le sorcier fronça les sourcils, interrogeant du regard son interlocutrice, qui avait enfin réussi à véritablement capter son attention. Sephyra prit une grande inspiration, tremblante dans l’environnement glacé, les jambes douloureuses et les pieds gelés.

—   Il a été torturé et tué sous mes yeux, continua-t-elle. Neos ne se contente pas de mettre sous verrous temporaires d’éventuels espions de l’Union. Ce qui est en train de se mettre en place est grave. 

Lentement, elle se remit en garde, sa lame chatoyante dirigée vers le sorcier, qui était parfaitement préparé à encaisser un nouvel assaut.

—   Alors pars, dit-il simplement. Laisse-moi crever ici, et barre-toi si tu ne veux pas subir le même sort. 

Sephyra sentit son sang ne faire qu’un tour, et elle chargea. Le sorcier l’accueillit avec une bourrasque qui dévia son coup, mais elle parvint à le frapper d’un coup de coude qui le fit reculer. Il esquiva sans difficulté une slave de coups successifs portés en direction de sa poitrine, gardant malgré tout son sceptre dressé devant lui au cas où l’un des assauts parviendrait à le surprendre. Sephyra finit par accélérer et porter un grand coup vertical vers son sternum, qu’il bloqua fermement. 

—   Hors de question ! cria-t-elle. Notre responsabilité, c’est partir de cet enfer pour retrouver les Porteurs qui sont encore en vie, et les sortir de ce bourbier ! T’as qu’à rester déprimer à Yvanesca si tu préfères contempler ton échec, mais de là où elle te regarde, ça m’étonnerait que Nahru cautionne ton apathie !

Cette fois, ce fut Aokura qui repoussa la jeune femme avec une force qui la surprit. L’orbe de glace se réveilla et une faible tornade d’air gelé commença à danser autour du sorcier, qui se redressa avec un regard qui terrifia son adversaire malgré elle.

—   Je t’interdis de parler en son nom, souffla-t-il en serrant le sceptre dans sa main.

—   Et sinon quoi ?! explosa Sephyra. Je continuerai de le faire si ça peut te sortir de ton état ! Pense à elle ! Pense à son sourire, à son visage, à tout ce que tu veux, mais plutôt que de te laisser crever à sa gloire, essaye de faire quelque chose du sacrifice qu’elle a fait pour toi !

—   TU NE SAIS RIEN DE CE QUE J’AI ENDURÉ !! hurla Aokura, déchaînant de nouvelles lames de vent qui se mirent à danser autour de lui. Ne parles pas comme si tu savais ce que c’est, de perdre sa raison de vivre du jour au lendemain ! T’as rien à m’apprendre de la vie sale mioche, alors retourne à Neos te bousiller pour ta pathétique idylle et disparais de ma vue !!

Il se baissa pour éviter un coup de sabre qui dansa dans sa chevelure immaculée. En réponse, le sceptre manqua de peu de se planter près de la hanche de Sephyra, qui avait esquivé de justesse. Elle s’élança d’un bond, propulsée par ses ailes, et frappa un grand coup vers le sorcier qui la bloqua une nouvelle fois ; sa lame glissa le long du sceptre avant de danser à nouveau en direction d’Aokura, qui esquiva sans mal pour repartir à l’assaut, le regard brûlant. 

Leur combat dura jusqu’au coucher du soleil. Il n’était interrompu que par les quelques provocations qu’ils se lançaient à tour de rôle, et même s’ils étaient à bout de souffle, ils ne cessaient de repartir à l’assaut, plus déterminés que jamais. Leurs coups ne s’affaiblissaient pas, contrairement à leurs corps. 

Car pour compenser le physique, leurs esprits se réveillaient enfin.


Lorsqu’ils n’eurent même plus la force de brandir leurs armes respectives, ils se laissèrent tomber l’un contre l’autre, un genou à terre, à bout de forces. Haletante, Sephyra enfouit sa tête au creux de l’épaule du sorcier.

—   Il faut que ces ordures payent pour ce qu’ils vous ont fait, à Nahru et à toi, murmura-t-elle en tremblant. Alors ne te laisse plus abattre comme ça… Il faut qu’on tienne bon, qu’on trouve une autre raison de sortir d’ici…

Elle se tut et laissa tomber son arme à terre. Aokura gardait son regard fixé sur le sol, pensif. Il avait un mauvais pressentiment, mais était forcé d’admettre que le raisonnement de son alliée était sans faille. Il lui restait la force d’agir, contrairement à ce dont il s’était peu à peu persuadé après que sa vie avait basculé. Depuis lors, il avait accepté son sort et s’était résolu à ne jamais connaître autre chose que le désespoir, celui que sa propre vie s’échinait à lui infliger année après année, ne lui offrant des moments de bonheur que pour mieux le pulvériser ensuite, l’anéantir, écrasant le bonheur chancelant qu’il avait peiné à construire avec le temps. Ce destin lui paraissait plus simple. Après tout, même après avoir mené tous les combats qu’il pouvait, et œuvré pour ce qu’il croyait juste, sa malédiction n’avait pas pris fin. Aclediès était toujours quelque part, hantant son esprit brumeux. Prêt pour le jour où sa fureur parlerait une nouvelle fois à sa place. Il s’était résolu à faire en sorte qu’une telle chose ne se reproduise jamais.

Pourtant, une dernière objection faisait s’imposait à sa raison. Il ne fallait pas que Nahru soit partie en vain. Ce serait là la plus grande insulte à sa mémoire.

Elle qui était partie dans la plus grande et la plus insupportable des injustices. 

Une flamme se ralluma dans ses yeux. Soulagée, Sephyra ferma les siens.