L. Reflets de l'Ancien Monde - Le tombeau de glace



Explicit Violence

Après une catastrophe de grande ampleur, une partie de l’humanité est retournée vivre auprès de la nature, abandonnant la vaste Neos, capitale technologique des hommes. Parmi ces exilés, les reculés, certains appelés Porteurs gardent en eux des entités indispensables au maintien de la stabilité. Que deviendra le monde s'ils venaient à tous disparaître ?

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Partie 1 chapitre 14


Anetham sortit de la salle de réunion en poussant un soupir. Une fois encore, les nouvelles n’avaient pas été bonnes. La situation à Yvanesca n’avait toujours pas été éclaircie, et la tension montait entre Neos et le monde Reculé. Les chefs des clans membres de l’Union eux-mêmes peinaient à s’accorder au sujet de la position à tenir vis-à-vis de Neos, et s’interrogeaient quant aux actions qu’il convenait de mener dans une telle situation. Mais surtout, les rumeurs les plus folles couraient toujours concernant les Porteurs, et la tragédie d’Yvanesca.

Anetham observa l’extérieur en passant devant les immenses vitres du palais, songeur. Voilà bien longtemps qu’il n’avait eu aucune nouvelle de Nahru et Aokura. Il soupçonnait fortement que les événements étranges d’Yvanesca soient en lien avec eux, à cause de la malédiction glaciale qui s’était abattue sur la ville. Aokura étant détenteur d’un orbe de glace, il avait toutes les capacités de déclencher un tel phénomène. La réelle question était : pourquoi ?

Anetham en était là de ses pensées lorsque son conseiller, un vieux loup répondant au nom de Jhésel, se montra dans le couloir que traversait son souverain, saluant ce dernier avec respect.

—   Mon Roi, dit-il, vous avez de la visite, dit-il sans ajouter plus de détails.

—   Est-ce important ? questionna Anetham avec une pointe d’agacement, sachant qu’il avait actuellement d’autres soucis que d’accueillir quelque curieux. Serait-ce des nouvelles d’Aokura par un heureux hasard ?

—   Hélas non, mon Roi. Mais je pense que vous serez intéressé malgré tout.

Pourtant persuadé du contraire, Anetham se dirigea vers l’entrée du palais. Lorsqu’il arriva au sommet des imposants escaliers qui reliaient sa demeure à la terre ferme, il trouva deux gardes qui escortaient une jeune femme qu’il n’avait pas vue depuis bien longtemps. Elle était vêtue d’une légère tenue de combat qui laissait passer ses longues ailes dans son dos, et des sacs bien remplis étaient attachés contre ses hanches. En signe de respect, elle avait pris le soin de mettre un genou à terre, et gardait sa tête baissée pour saluer son souverain.

—   Sephyra ! s’exclama Anetham sous l’effet de la surprise. Te voilà donc de retour parmi nous.

Sephyra se releva en lui accordant un sourire timide, éreintée par son voyage.

—   Je suis heureuse de vous revoir, Seigneur Anetham.


****


Sephyra était assise sur le large tapis brodé de l’antichambre d’Anetham. Ce dernier, après avoir exigé qu’on ne dérange pas son entrevue, prit place en face de la jeune femme, la sondant d’un regard inquisiteur. 

—   Comme tu le sais sûrement, la situation n’est pas des plus faciles en ce moment, dit-il après un bref silence. Mais maintenant que tu es ici, tu vas enfin pouvoir m’en dire plus sur ce qui se passe à Neos. 

Sephyra déglutit. Le vieux loup ne faisait pas de détours. Elle s’attendait à ce qu’il aborde ce sujet, et elle savait déjà ce qu’elle allait lui répondre. Car plus que jamais, il fallait calmer le jeu des tensions grandissantes entre les deux mondes auxquels elle s’était attachée.

—   Seigneur Anetham, commença-t-elle. En deux ans d’exercice parmi les Chasseurs de Neos, je n’ai jamais eu vent d’un quelconque plan qui viserait à semer le chaos parmi les Reculés. Pas plus que je n’ai entendu parler de complot contre les Porteurs, ou contre Anethie.

—   J’espère que tu ne penses pas que cela m’étonne, rétorqua Anetham derechef. Ce genre d’informations est toujours très secrètement gardé dans ce genre de contextes, et même les plus hauts gradés ne sont pas toujours au courant. Les humains sont méfiants de nature… 

Sephyra ne répondit pas. Le convaincre ne serait pas aisé.

—   Par contre, reprit le vieux loup, je suis surpris de voir que tu sembles accorder une telle confiance à Nelson. Et ce, alors qu’il est plus que suspect dans cette histoire.

—   Monsieur James n’est responsable de rien, Seigneur Anetham, répliqua vivement la jeune femme. Je vous prie de me croire : j’ai assuré ses arrières personnellement pendant une année entière. S’il y était pour quelque chose dans cette funeste histoire, je l’aurais su, ou au moins soupçonné.

—   Et tu n’as aucun soupçon ?

—   Je…

Sephyra baissa les yeux. Affirmer le contraire serait un mensonge, elle le savait bien. Nelson avait quelque chose de mystérieux, et elle ne pouvait véritablement affirmer qu’il était innocent. Après tout, comment pouvait-elle être parfaitement sûre qu’il ne cache rien, même à ses plus fidèles chasseurs ? 

—   Je ne sais pas, répondit-elle finalement Sephyra. Mais il œuvre pour la paix avec les Clans. Ça, j’en suis persuadée. Ce qui arrive n’a pas été déclenché par lui. 

Anetham se redressa en croisant les bras, tout en jetant un regard suspicieux à son interlocutrice.

—   Par qui, alors ?

—   Je n’en sais rien. Et Athem… je veux dire, le Prince Athem. Quel est son avis sur la question ?

Ce fut au tour d’Anetham de baisser les yeux. Sephyra attendit sa réponse, sans dissimuler l’inquiétude qui se peignait progressivement sur son visage.

—   Il est parti, déclara finalement Anetham.

—   Parti ?... répéta Sephyra, frémissante.

—   Nous nous sommes disputés il y a deux semaines au sujet de tout ce qui arrive en ce moment. Je crois qu’il a plus ou moins pactisé avec les loups tatoués qui continuent de gîter dans la forêt. La dernière fois que je l’ai aperçu, il m’a dit qu’il comptait retrouver les autres Porteurs, et découvrir ce qui se trame vraiment par les temps qui courent.

Anetham poussa une plainte agacée en détaillant à quel point son fils unique l’avait déçu et agissait de façon indigne, mais Sephyra ne l’écoutait déjà plus. Elle était en partie soulagée, car au moins, Athem ne semblait pas impliqué dans cette machination. De surcroît, il était probablement du même avis qu’elle concernant le fait d’envoyer des éclaireurs jusqu’à Neos pour glaner des informations qu’elle n’avait pas, de toute manière. Pourtant, rien n’indiquait qu’il ne se méfiait pas de Nelson à l’instar de son père. Que pouvait-elle faire, à présent ? Devait-elle chercher à le retrouver et se joindre à lui, quitte à s’éloigner de la cité des loups et des directives d’Anetham ?

Le vieux loup se releva soudain, tirant Sephyra de ses pensées. 

—   Je compte sur toi pour me faire un rapport détaillé de ces deux années que tu as passées à Neos, dit-il. Mais en attendant, j’ai une question à te poser.

La jeune femme se redressa, attentive.

— Sais-tu ce qu’il s’est passé à Yvanesca ?

— Neos y a enquêté, répondit la jeune femme. Les habitants ont été assassinés, ainsi qu’un grand nombre de personnes portant un uniforme neosien sans réellement faire partie de l’armée. Il y a eu des autopsies, et la plupart étaient en fait des Reculés, qui…  

— Je connais déjà ces balivernes, l’interrompit Anetham. Ce que je veux savoir, c’est ce qui s’est vraiment passé là-bas. Il nous manque une clé pour tout comprendre.

À ces mots, Anetham se dirigea vers un meuble de bois qui reposait contre un mur de la pièce. Il y récupéra un rouleau de parchemin usé par le temps, avant de retourner s’asseoir devant Sephyra, dépliant le document face à lui. La jeune femme vit alors qu’il s’agissait d’une carte du continent plus ou moins approximative, tracée à la main.

—   Je veux que tu te rendes à Yvanesca, déclara le souverain en désignant du doigt un point rouge situé au nord-ouest de Neos. J’y ai déjà envoyé des éclaireurs, mais tu seras bien plus rapide qu’eux pour me retransmettre les informations. Je veux que tu retrouves Aokura, ou au moins des indices qui nous permettraient de savoir où il se trouve. Je suis certain qu’il est au moins partiellement responsable de ce qui s’y est passé, et que son témoignage nous aidera à tout appréhender.

Sephyra continua d’observer la carte tout en réfléchissant. Le sorcier Aokura, vingt-sixième du nom. Elle avait quelques lointains souvenirs de lui, du temps où il vivait encore à Anethie. Jeune loup populaire et apprécié de son entourage, elle n’avait jamais vraiment osé l’approcher, dans la mesure où il était toujours entouré de dizaines d’admirateurs envieux de son succès et de son charisme. Mais d’après ce qu’Athem lui avait dit à son sujet quelques années auparavant, il avait bien changé, et ses rêves d’enfance étaient morts aussi brutalement que son optimisme pourtant naturel.

—   Tu partiras dès demain, continua Anetham en repliant la carte, devant le silence de son interlocutrice.

Cette dernière ne sut que faire d’autre qu’incliner la tête vers son souverain.

—   Bien, dit-elle.


****


Sephyra sillonnait les airs en direction d’Yvanesca.

Perdue dans ses pensées, elle se concentrait à peine sur sa trajectoire, et esquivait tant bien que mal les volatiles qui circulaient en sens inverse. Elle avait peur de ce qu’elle pourrait découvrir, surtout connaissant les quelques détails qu’elle avait pu rassembler concernant la sombre affaire. Ces cadavres, le rapport de Jack, les soupçons d’Anetham… Ceux de Nelson… Comment mettre en relation tous les éléments ? De son point de vue, pour l’instant, rien n’avait de sens : ces prétendus militaires n’avaient jamais fait partie de l’armée neosienne –du moins, pas officiellement. Il avait même été démontré, après quelques autopsies, qu’un grand nombre d’entre eux étaient des Reculés. Ces faux militaires assassinés et les Yvanesciens éliminés jusqu’au dernier semblaient constituer les rouages d’une énorme manipulation. Mais perpétrée par qui, et dans quel but ?

Un vent glacé balaya subitement ses pensées. La température était en train de chuter à vive allure. Abasourdie, son corps déjà frémissant, la jeune femme contempla avec stupeur la silhouette fantôme d’Yvanesca, couverte par une brume persistante, cité de l'hiver éternel. Anciennement capitale du monde Reculé, elle n’était désormais plus que le joyau déchu de leur culture et de leurs croyances.

Le vent la secoua de toutes parts, et elle dut voler plus près des immeubles pour pouvoir maintenir son équilibre dans les airs. Tremblante de froid, elle survola les bâtiments verglacés, dont les toits et les façades avaient été fortement abîmées par le gel. Tout ce que la brume blanche lui permettait de discerner, des sommets d’immeubles verglacés aux rues fantomatiques, ne lui inspirait que désolation et tristesse. 

Inapte à conserver un vol stable dans de telles conditions et sous des températures aussi basses, Sephyra plongea dans une ruelle étroite, et atterrit maladroitement sur le sol glacé. Elle se redressa lentement en dénouant l’étoffe qu’elle avait autour de la taille pour la jeter sur ses épaules, grelottante. Tout en contemplant les ruines silencieuses, la jeune femme se dirigea vers la place principale qu’elle avait réussi à apercevoir durant son vol. Elle sentait son corps se crisper et trembloter au fil de sa marche, malgré les vêtements relativement chauds qu’elle avait pris soin d’emporter. Elle ne s’attendait pas à ce qu’il fasse si froid : l’eau était gelée dans les rigoles, et toutes les parois qu’elle pouvait apercevoir étaient intégralement couvertes de givre. Les quelques végétaux qui ornaient autrefois les murs colorés des maisons mitoyennes avaient péri, et il ne subsistait que leurs troncs ligneux, à jamais figés dans la mort.

La jeune femme arriva après quelques minutes de marche sur l’immense place pavée, dorénavant vide et inhospitalière. Le grésil et la condensation blanchâtre qui paressait près du sol l’empêchait de discerner les bâtisses constituant l’autre extrémité du vaste espace. Elle progressa alors dans le brouillard, peinant à conserver une trajectoire rectiligne à cause du vent violent qui la bousculait. 

Lorsqu’elle put enfin apercevoir l’édifice qui trônait au bout de la place, elle jura distinguer une silhouette assise contre son immense paroi gelée. Elle s’avança à pas lents dans sa direction, ignorant une nouvelle bourrasque de vent glacial qui secoua violemment ses cheveux et lui gela les oreilles. Le sol crissait sous ses pas. Elle sentit ses entrailles se serrer lorsqu’elle vit le sol se teinter de rouge au fil de son avancée, comme si de grandes flaques de sang gelé avaient été épandues à cet endroit. Elle jura même discerner des morceaux de chair et d’organes éparpillés sur le dallage glacial. Elle releva la tête avec un haut-le-cœur pour ne plus voir ce sur quoi elle marchait. Un nuage de brume passa devant ses yeux, puis libéra son champ de vision. 

Elle s’arrêta.


Avachi contre le mur de l’hôtel abandonné, enveloppé dans sa cape en lambeaux, son sceptre en main, Aokura semblait perdu dans ses pensées.


Sephyra déglutit et reprit sa marche. Elle était persuadée que c’était bien lui, même si elle ne l’avait pas vu depuis des années, et qu’il n’avait aucun attribut de Reculé laissé visible. Elle le savait expert en métamorphose, et son sceptre était un marqueur flagrant de son identité. 

Elle s’arrêta juste devant le sorcier. Celui-ci n'avait pas bronché, et gardait son regard fixé sur ses pieds, ignorant le souffle du vent qui agitait sa longue chevelure blanche. Sephyra voyait mal en raison du grésil qui obstruait ses yeux par instants, mais elle croyait discerner de longues déchirures sur ses vêtements, rougis par endroits. Elle déglutit.

—   Sorcier Aokura, permettez-moi de me présenter, pria-t-elle en s’inclinant devant lui. Mon nom est Cae-La Sephyra d’Anethie, et je viens vers vous à la demande du Seigneur Anetham.

Lorsqu’elle se redressa, Aokura n'avait même pas levé les yeux vers elle. Elle ignorait même s'il l'avait entendue. Elle resta immobile quelques instants, attendant une réponse, persuadée qu'il avait au moins senti sa présence.

—   Rentre à Anethie, dit-il soudain. Il n’y a plus rien à faire, ici.

Sephyra fronça les sourcils. La profondeur et la gravité de sa voix l'inquiétèrent. Elle s’avança légèrement, posa un genou au sol pour être à sa hauteur, et se pencha vers lui.

—   Je ne partirai pas, déclara-t-elle. Sorcier Aokura… Que s’est-il passé ?


Le vent s'était légèrement calmé, et le ciel s'assombrissait. De petits flocons de neige se mirent à quitter leur royaume céleste pour virevolter dans l’atmosphère glacée de la ville. 

Aokura ne quittait pas son mutisme, et Sephyra avait provisoirement renoncé à le questionner. Elle s’était contentée de s’asseoir à sa gauche, s’appuyant sur le même mur que lui, grelottante. Hors de question qu’elle reparte à Anethie sans avoir eu quelques réponses : vu l’état dans lequel était le sorcier, peut-être que la situation était encore plus préoccupante que ce qu’elle avait imaginé. Et quoi que ce fût, le seigneur Anetham se devait d’en être informé.

La nuit était maintenant tombée. La température était si basse que Sephyra ne sentait plus ses membres, et luttait pour rester consciente. Après des heures d’endurance face aux éléments, elle s’avachit contre le mur, à bout de forces. Elle sentit son esprit s’éteindre, et ses pensées brumeuses cédèrent leur place au néant.

Le vent reprit son envol. Un souffle puissant survola la ville, et Aokura laissa obliquer son regard à sa gauche. Il contempla longuement la jeune femme. Recroquevillée dans son épais châle, parfaitement immobile, elle semblait avoir perdu connaissance. Les membranes de ses ailes et sa chevelure s’agitaient faiblement dans la tourmente de l’air frais. Les secondes avaient beau défiler, les unes après les autres, elle ne montrait aucun signe de vie. Elle était soudainement devenue comme lui.

Soupirant, il ferma les yeux. 


****


Sephyra se réveilla lentement. Elle était tendue et encore frissonnante, mais le froid mordant avait cédé sa place à une atmosphère bien plus chaleureuse. Rassemblant ses souvenirs, elle conclut rapidement qu'elle se trouvait toujours dans la cité déchue d’Yvanesca. Mais au lieu d’être sur la place extérieure, en proie aux éléments, elle se trouvait maintenant allongée sur le matelas sommaire d’un lit en bois, dans une vaste pièce meublée et pourvue d’une réconfortante cheminée, où un feu crépitait sagement. 

Sephyra ôta les épaisses couvertures qu'on avait déposées sur elle, et constata qu'en plus de celles-ci, une cape couleur sable en piètre état avait été placée par-dessus. Elle était déchiquetée par endroits, et comptait plusieurs traces étendues de sang séché. Sephyra s'en empara avec gêne puis s'assit sur le bord du lit, marchant accidentellement sur son sac qui avait été disposé avec son sabre tout près d’elle. 

Tandis qu'elle remettait ses bottes, qu'on lui avait vraisemblablement retirées avant de l'allonger, elle examina la salle où elle se trouvait. Près de la cheminée se trouvaient canapés et fauteuils, et derrière elle, elle vit ce qui avait semblé être un comptoir avant d’être abandonné. Elle pouvait encore distinguer les étagères où des clés de chambre étaient sagement rangées. En face du comptoir, une imposante double-porte en bois massif empêchait le froid d’entrer, encadrée par deux très grandes fenêtres partiellement masquées par d’épais rideaux de coton. L’extérieur était si sombre qu’elle n’apercevait rien au-delà des carreaux ; la nuit devait être tombée.

Sephyra se leva, et fit quelques pas dans la pièce, la cape sous le bras. Elle n’entendait rien à part le crépitement du feu ; était-elle seule ici ? Hormis la porte d’entrée, seules deux autres issues étaient visibles : un couloir face à elle qui devait mener aux différentes chambres de l’auberge, et une petite porte en bois, fermée, de l’autre côté du comptoir.

Sephyra eut un frisson rien qu’à la contempler, sans savoir pourquoi. Elle contourna lentement le comptoir et se rapprocha. Elle avait l’impression que la température chutait brutalement en se rapprochant de la porte craquelée, et malgré la cheminée qui concédait à la pièce une chaleur agréable, elle fut surprise de constater que la surface du bois était attaquée par le givre.

—   N’y vas pas.

Sephyra sursauta et regarda à sa droite. Aokura venait de faire irruption dans la salle, via le couloir menant aux chambres. La jeune femme ne put s’empêcher de frémir en le contemplant : ce n’était pas tant par sa taille impressionnante, mais maintenant qu’elle pouvait l’observer dans de meilleures conditions, elle se rendit compte à quel point son état était déplorable. Elle cessa rapidement de compter ses blessures visibles au travers de ses lambeaux de vêtements déchirés, couverts de sang coagulé, pour s’attarder sur son expression. Elle fut frappée par la mort qui planait dans son regard : si le désespoir avait un visage, elle était probablement en train de le contempler à cet instant. Quant à la marque noire qu’il avait sur son œil gauche, elle lui sembla encore plus étendue et marquée que dans ses souvenirs.

Dès qu'il fut à proximité, Sephyra lui tendit sa cape, un peu gênée.

—   Pardonnez-moi, Seigneur Aokura, bafouilla-t-elle. J’ai dû perdre connaissance, je…

Le sorcier récupéra son bien et le revêtit dans un coup de vent.

—   Ce n’est rien, dit-il. Cela faisait un moment qu’on ne s’était pas croisés. Tu as passé du temps à Neos, paraît-il ?

—   Je… Oui, Seigneur.

—   Tu peux m’appeler Aokura.

Le sorcier lui tourna le dos et se dirigea vers la cheminée. Intriguée, Sephyra le suivit, et à sa manière, prit place sur une petite chaise près du feu. Les braises ardentes arrivaient presque à ses pieds, et elle sentit avec délice une douce chaleur réchauffer ses membres.

—   Il y a beaucoup de choses que je devrais dire à Anetham, déclara Aokura. Tu n’es pas sans savoir que de nombreux événements ont fait parler d’eux, ces derniers temps. Et aucun n’est bon pour l’avenir de notre monde.

Il sortit un calumet doré et commença à y émietter des herbes séchées. Intriguée, Sephyra le regarda faire un court instant.

—   Je suis prête à entendre la vérité, affirma-t-elle. Vous savez ce qui s’est tramé ici, n’est-ce pas ?

—   Mieux que personne, répondit le sorcier avec un regard ardent qu’il jeta dans les braises.

Il alluma son calumet d’un geste de la main, et aspira une bouffée de fumée, qu’il rejeta en direction de la cheminée. Sephyra remarqua la bague argentée qu’il portait à la main droite ; elle était surmontée d’un petit cristal écarlate qui semblait produire lui-même une douce lueur rougeoyante.

—   Mais rien de ce que j’ai à dire n’est bon à entendre, continua Aokura, tirant Sephyra de sa contemplation de l’orbe miniature. Je peux néanmoins te le confier, maintenant que tu es partie de Neos…

Sephyra fronça les sourcils. Encore quelqu’un qui se méfiait de Neos. Elle espéra sincèrement que le sorcier serait plus ouvert d’esprit qu’Anetham pour écouter ce qu’elle avait à dire.

— Qu’est-il arrivé, alors ? questionna Sephyra, la question lui brûlant les lèvres.

— Concernant les Yvanesciens, ils ont été exécutés par les hommes en uniforme que les Neosiens sont venus récupérer. 

Sephyra détourna le regard, la gorge nouée. C’était donc bien réel. La totalité de la population d’Yvanesca avait été purement et simplement exécutée. Comment un événement aussi atroce avait-il pu prendre place, a fortiori dans l’une des cités les plus étendues du continent ?

— Et ces hommes en uniforme, enchaîna Sephyra d’une voix chevrotante, que leur est-il…

— Je les ai tous tués.

Sephyra déglutit. Le sorcier avait la main fébrile depuis qu’il avait prononcé cette phrase, mais il ne semblait pas un instant regretter son geste. Une douleur sans nom brûla dans ses iris céruléens lorsqu’il prononça la phrase que Sephyra redoutait inconsciemment.

— Ils ont assassiné Nahru.


Un silence pesant envahit la pièce, seulement brisé par le crépitement du feu dans la cheminée. Sephyra ne quittait pas les flammes des yeux, abasourdie par la révélation que venait de lui faire le sorcier. Nahru, l’une des précieuses Porteuses, avait été exécutée par les assaillants d’Yvanesca, vêtus de la tenue militaire neosienne.

—   Moi non plus je ne sais pas quoi penser de tout ça, avoua Aokura après quelques minutes de silence tendu. Mais cela ressemble fortement à un coup monté contre Nelson.

Sephyra regarda le sorcier avec surprise, et ne cacha pas son soulagement qu’il soit du même avis qu’elle.

—   C’est ce que je pense aussi ! lança-t-elle. Sinon ces hommes n’auraient pas porté leur uniforme de façon aussi visible, c’est absurde… Si c’était vraiment monsieur James le responsable, il n’aurait aucune raison de le crier sur tous les toits, quand bien même ces hommes n’avaient pas l’intention d’épargner des gens…

—   En effet. Qui plus est, à les entendre, ça ne les arrangeait pas de me tuer. Ils ont peut-être simplement fait tout ça pour semer le chaos dans les esprits. Mais j’espère que les Neosiens ont l’intention de tirer tout ça au clair, car nous avions déjà rencontré des prétendus Neosiens à Helem, il y a de cela deux ans, qui nous auraient tués si je leur en avais laissé l’occasion.

Sephyra en détourna le regard. Maintenant qu’elle avait quitté les rangs neosiens, tout ce qu’elle pouvait faire elle aussi, c’était espérer que des mesures fortes soient prises par les hautes sphères de la capitale.

—   En attendant, que compte faire Anetham ? demanda Aokura.

Sephyra veilla à ne pas croiser ses yeux, rivant les siens sur ses genoux.

—   Je ne sais pas… Mais il faudrait déjà lui apprendre tout ce que vous m’avez dit, il y verrait peut être plus clair, et serait plus à même de prendre des décisions…

—   Je me demande si tu n’aurais pas mieux fait de rester à Neos en fin de compte, soupira Aokura en égarant de nouveau son regard dans les flammes. Tu aurais pu espionner Nelson pour voir si c’est bien lui qui complote contre nous. 

La jeune femme ne répondit pas. Au lieu de ça, elle se leva, et alla récupérer les affaires au pied de son lit.

—   Tu pars prévenir Anetham ? demanda le sorcier sans se retourner.

—   Oui, répondit-elle. Vous ne venez pas ?

Il sortit son calumet.

—   Je reste, pour veiller sur Nahru. Je lui avais promis de la protéger en toutes circonstances.

Il se mit à fumer, immobile sur son siège, affalé en direction des flammes. 

Sephyra le considéra avec peine. Elle avait la conviction qu’Aokura ne vivait plus qu’à moitié, comme s’il avait perdu toute soif de vivre. 

Détournant le regard, elle espéra vainement ne jamais connaître un tel désespoir.


****


Debout dans son bureau, Nelson contemplait Neos d’un œil absent, au travers de sa baie vitrée. En dépit de son calme apparent, son esprit était le théâtre de tourments incessantes. 

Cela faisait une semaine que Sephyra avait quitté les chasseurs sans même se donner la peine de le prévenir, ou de lui laisser le moindre message d’adieu. Tout ce qu’il restait était son brassard rouge, que Lucéria lui avait rapporté aussitôt après son départ. Il ne cessait de réfléchir depuis la courte entrevue qu’il avait eue avec la jeune femme, au cours de laquelle il avait appris que Sephyra avait été en contact secret avec des Reculés, a fortiori des Anethiens. Tout cela n’avait que trop probablement un lien avec cette « Union » qu’ils avaient mise en place ; Union au nom de laquelle il avait bien failli être assassiné par les criminels qui s’étaient introduits au palais en l’absence de Jack. Sephyra était-elle réellement venue pour l’espionner depuis le départ ? Avait-elle fait tous ces efforts, bravé tous ces dangers uniquement pour révéler des informations cruciales sur la sécurité de Neos aux chiens d’Anethie ?

Il sentit ses poings se serrer. Qu’elle fût une espionne depuis son premier jour, ou un simple pion à sacrifier de l’Union, cela ne changeait rien à ses yeux. Elle lui avait tourné le dos au moment le plus crucial de sa carrière, et le plus décisif pour la sécurité de Neos. Ce n’était pas pardonnable. Même si Jack était encore à ses côtés, Nelson se sentait plus vulnérable que jamais, et considérablement blessé dans son ego. Elle lui avait échappé, alors qu’elle faisait partie de ses plans, que ses ailes auraient dû porter la cohésion, montrer au monde entier qu’il était le président le plus exemplaire du nouveau monde. Elle était partie sans un mot après l’avoir trahi, alors qu’il lui avait fait confiance, lui avait confié son rêve. Et il n’avait rien vu venir.


On toqua à la porte, et il chassa ces pensées. L’heure viendrait d’obtenir des réponses, de gré ou de force. Mais ce soir, quelque chose de plus important était en jeu. Une entrevue capitale, qui allait peut-être enfin lui permettre de passer à l’action, faire avancer les choses dans le bon sens, cristalliser la paix.

La large silhouette qui pénétra dans son bureau à pas feutrés referma la porte sans bruit derrière elle.

Une nouvelle page allait se tourner pour Neos, et pour le monde.