L. Reflets de l'Ancien Monde - Le tombeau de glace



Explicit Violence

Après une catastrophe de grande ampleur, une partie de l’humanité est retournée vivre auprès de la nature, abandonnant la vaste Neos, capitale technologique des hommes. Parmi ces exilés, les reculés, certains appelés Porteurs gardent en eux des entités indispensables au maintien de la stabilité. Que deviendra le monde s'ils venaient à tous disparaître ?

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Partie 1 chapitre 22


Aokura jeta un regard circulaire autour de lui. Il fallait qu’ils s’éloignent de la ville, pour éviter de tout saccager. Ils avaient déjà partiellement détruit le quartier dans lequel ils se trouvaient ; la plupart des maisons à proximité directe n’étaient plus que des ruines de pierres brûlées ou fissurées par le givre.

Aokura bloqua un coup de Tehäniel qui était venu jusqu’à lui avec une célérité effrayante, et il le repoussa de toutes ses forces. Alors que le meneur des Neosiens atterrissait avec souplesse sur le mur éventré d’une demeure, Aokura fit volte-face et prit la fuite en direction des remparts de la ville.

Le sang de Tehäniel ne fit qu’un tour. Il fit un bon prodigieux pour se lancer à la poursuite de son adversaire. Il n’avait peut-être pas réussi à récupérer la fille qu’il avait pourtant pour mission de ramener, mais il était simplement hors de question qu’il laisse filer le fruit de sa plus belle et grandiose expérience.

Aokura ne ralentissait pas. Inutile de se retourner pour savoir si son adversaire avait mordu à l’hameçon : il sentait sa présence dérangeante et malsaine, toujours aussi près de lui. Il entendait même le son de ses pas et de ses quelques grognements –de colère ou d’excitation ; sans doute un peu des deux. 

Le sorcier d’Anethie arriva rapidement jusqu’aux remparts, et entreprit de les gravir aussi vite qu’il le put. L’adrénaline fusant dans son corps, il se précipita sur les marches de pierre, conscient qu’il devrait être à découvert pendant quelques secondes qui pourraient signifier sa perte. Mais à son étonnement, Tehäniel n’essaya pas de le brûler à distance. Peut-être qu’il appréciait réellement cette course poursuite. La chasse d’un prédateur est bien plus satisfaisante lorsque sa proie se débat.

Arrivé au sommet des remparts, Aokura s’arrêta quelques secondes pour reprendre son souffle. En contrebas, Tehäniel gravissait les marches à son tour, lorgnant dans sa direction, souriant lorsqu’il croisait son regard. Il jubilait.

Aokura pointa son sceptre vers Tehäniel et lança une pluie de glace dans sa direction. Le meneur des Neosiens s’immobilisa et fit danser son arme à son tour, annihilant l’attaque de son adversaire avec une facilité déconcertante. Le sorcier d’Anethie n’abandonna pas son offensive : il appela à lui l’air et le vent d’Odori, leur conféra toute la puissance que pouvait leur accorder son orbe brisé, et les envoya sans relâche sur son opposant, scintillants dans une pluie de neige et de givre, parsemés de morceaux de glace assez imposants pour assommer un homme adulte.

Mais chaque attaque, chaque assaut, était réprimé avec de plus en plus de force de la part des flammes de Tehäniel. Ce dernier avait même repris son avancée, protégé par des souffles comme sortis de la gueule d’un dragon. Il ne faisait qu’un avec les flammes, dansant avec elles, communiant avec leur chaleur démente, allié de leur dangereuse et fatidique valse ardente. 

Tehäniel n’avait pas l’air ne serait-ce qu’un peu fatigué lorsqu’il arriva en haut des remparts à son tour, et contra vivement un coup de sceptre de son adversaire qui avait manqué de peu son abdomen. Il riposta vivement et envoyant valser l’orbe de feu dans la direction d’Aokura, qui, conscient qu’il ne réussirait pas à contrer une nouvelle déflagration dans l’immédiat, sauta hors du rempart pour l’éviter, quittant les murs protecteurs d’Odori pour rejoindre la vaste plaine.

Tehäniel suivit son adversaire sans attendre. Il atterrit près de lui dans l’herbe grasse, le toisant avec un sourire assuré. À quelques mètres de lui, essoufflé, Aokura avait perdu toute sa confiance.

—   Inutile de t’enfuir, informa le meneur des Neosiens. Tu ne peux pas m’échapper.

Un rictus déforma brièvement les lèvres d’Aokura. Sur ce point, son adversaire n’avait probablement pas tort. Machinalement, il leva les yeux vers les sommets où aigles et loups avaient pris la fuite. Il ne décelait pas une forme, pas une ombre, se mouvoir parmi les roches escarpées, où l’air et la végétation se faisaient plus rares. Les siens étaient tous hors de portée, désormais. Quant aux Neosiens, ceux-ci étaient toujours terrés à l’entrée de la ville, ce qu’un rapide coup d’œil derrière son épaule lui confirma. Ils lui apparurent aussi démunis et désarmés qu’il avait pris soin de les laisser lorsqu’il était venu leur rendre visite, libérant leurs prisonniers et mettant la moindre de leurs armes mortelles hors d’état de nuire.

Il ne restait plus que lui et son adversaire. Il n’avait plus le choix, désormais : il devait vaincre, seul, par tous les moyens. 


Aokura rassembla ses forces et se jeta sur son adversaire en faisant danser son sceptre dans sa direction. Une tornade bleue fondit sur Tehäniel qui dissipa une partie du sort, et bloqua l’arme du jeune sorcier. Ils restèrent un instant immobilisés l’un contre l’autre, faisant chacun gonfler la puissance de leur sortilège tout en mobilisant le plus de force possible à tenter de repousser l’autre. Au sein des éléments, tiraillés par une chaleur démente et un froid glacial, leurs regards restaient fermes et déterminés, leurs mains tremblaient pour garder leur arme sous contrôle, et leur sort demeurait vivace.


Au prix d’un démentiel effort, Tehäniel finit par parvenir à repousser Aokura, et il envoya un violent coup de sceptre dans sa direction. Le jeune sorcier recula vivement mais la pointe effilée du sceptre de son adversaire l’atteignit, et une giclée de sang s’échappa de son torse. Haletant, il poussa un grognement en prenant ses distances, le regard brûlant.

—   Tu te débrouilles bien, le félicita Tehäniel, lui aussi essoufflé. Tu es de loin le plus intéressant des Porteurs que j’aie rencontré jusque-là. Rien d’étonnant, tu es simplement à la hauteur de ta réputation.

—   Arrête de causer, l’interrompit Aokura en grinçant des dents. Je vais te mettre hors d’état de nuire, et tu auras vite fait d’oublier tes conneries de Porteur unique !

—   Tu crois ? répliqua Tehäniel, les yeux soudainement écarquillés, en faisant luire intensément l’orbe de feu qui ornait son sceptre. Pourtant, si tous les Esprits m’avaient été confiés dès le commencement, cela aurait épargné bien des malheurs, tu ne penses pas ? 

Il se rapprocha d’Aokura à pas lents, et le dévisagea en penchant sa tête sur le côté.

—   La petite Nahru serait encore en vie, aussi…

À l’entente de ce nom, Aokura se sentit frémir, et il jeta un regard terrifiant à son adversaire, qui ne put s’empêcher de sourire, ravi que sa provocation fasse effet.

—   Tu aurais voulu qu’elle vive, pas vrai ? continua-t-il d’une voix faussement préoccupée en poursuivant sa lente avancée. Je me demande comment tu fais pour vivre en sachant qu’elle est morte par ta faute…

Ce furent des pointes de glace envoyées dans sa direction qui lui répondirent. Tehäniel les esquiva in extremis et dut lancer un sort de flammes pour dissiper la nouvelle volée qui se sublima à son contact. Il recula malgré tout sous l’impact du sortilège, la vision altérée par la brume qui en avait résulté, et finit par distinguer la haute silhouette d’Aokura qui s’avançait lentement dans sa direction. Son regard céruléen luisait aussi intensément que l’orbe de glace qu’il mettait à rude épreuve, grésillant au bout de son sceptre d’ébène.

—   Il en faut peu, pour te mettre dans tous tes états ! railla Tehäniel. Mais comme tu vas me rendre un service, je vais te faire une faveur, moi aussi. Je vais te donner une vraie raison de t’énerver.

Tehäniel planta brusquement son sceptre dans le sol, et Aokura se stoppa. Le jeune sorcier continua de toiser son adversaire, qui souriait avec satisfaction, dressé à côté de son arme immobilisée. L’orbe de feu laissait toujours émaner une puissante lumière dorée, balayée par des ondes rougeoyantes qui semblaient à la fois danser à l’intérieur et en dehors de sa surface cristalline.

—   Tu te souviens de ces hommes qui t’ont pris au piège à Yvanesca ? demanda alors Tehäniel en cessant brutalement de sourire.

Aokura frémit, comme si l’odeur du sang et de la mort qui imprégnait la cité déchue revenait vers lui, accompagnée par une bourrasque de vent glacé. 

—   Comment oublier ? souffla-t-il, tremblant de rage.

—   Je ne sais pas ce qu’ils t’ont raconté, si tu leur as laissé l’occasion de te dire quoi que ce soit, continua Tehäniel. Mais ils n’agissaient pas de leur propre chef, tu dois t’en douter.

—   Et tu connais leur leader, c’est ça ? questionna Aokura en serrant son sceptre de toutes ses forces.

—   C’est ça.

Aokura fronça les sourcils. Les paroles des militaires qui l’avaient cerné lui revinrent en mémoire. Ils voulaient bel et bien prendre la vie de Nahru, et non pas lui voler son Esprit et la faire prisonnière comme Tehäniel s’acharnait à le faire avec les Porteurs survivants. Il en était persuadé. Pourtant, ils avaient tenu à l’épargner, lui. Était-il possible que Tehäniel ait un lien avec cette histoire ?

—   Qui ? questionna Aokura en tâchant de maîtriser son immense colère.

—   Je ne suis pas naïf, rétorqua Tehäniel pour toute réponse. Même un être de ma puissance ne peut pas accueillir neuf Esprits. Pour rester maître de moi-même tout en obtenant la puissance que je convoite pour demeurer immortel, je devrai en obtenir six, et pas un de plus.  Donc, les autres ne me servent à rien. Ou plutôt, sont une gêne pour mon statut.

Les yeux d’Aokura s’agrandirent. Sa mâchoire et ses membres se mirent à trembler, et son rythme cardiaque s’emballa brutalement.

—   Donc, quoi de plus normal que de m’en débarrasser ?

Au moment où son dernier mot franchit ses lèvres, Tehäniel sut qu’il avait trop parlé. Le sceptre d’Aokura se planta dans son ventre avec une rapidité qu’il n’aurait jamais pu envisager, et il écarquilla les yeux en crachant une gerbe d’hémoglobine, tétanisé par la vivacité de l’attaque. Son cri étouffé par son propre sang s’éteignit quand une bourrasque glaciale le saisit de toutes parts pour le projeter avec violence quelques mètres plus loin, où il retomba lourdement sur le sol fertile de la plaine.

Le meneur des Neosiens se tordit au sol avant de se redresser avec peine. Il sentait des flots de sang chaud abreuver la terre sous son corps tremblant. Son esprit vacilla et ses yeux s’embrumèrent tandis que la silhouette d’Aokura, qui se détachait dans un nuage de givre, se rapprochait de lui à pas lents, son sceptre redressé et sa colonne vertébrale fléchie, prêt à lui infliger un coup fatal. 

Un long rictus étira les lèvres de Tehäniel.

—   Tant pis, je vais devoir faire appel à vous, mes chers Esprits, souffla-t-il d’une voix rauque.

Ses doigts se crispèrent, son corps se mit à trembler. Puis il poussa un hurlement et se cambra en arrière, tandis qu’un voile éthéré se manifestait autour de lui, étranger à ses sens, mais pourtant bien réel. Aokura stoppa brutalement son avancée, comme si son instinct l’avait immobilisé de lui-même. Il sentait quelque chose de différent dans l’air, quelque chose d’anormal. Comme si les lois de la nature étaient chamboulées, violées. 

Sous son regard ébahi, la chair de son ennemi se reforma à l’endroit où le sceptre d’ébène s’était planté quelques instants plus tôt. Le sang s’arrêta de couler et ses tissus se reconnectèrent à vue d’œil, puis Tehäniel se releva lentement, encore endolori, et quelque peu altéré par le pouvoir dont il venait de faire usage.

—   Ça devient… intéressant, lança-t-il en jetant un sourire terrifiant à Aokura.


****


Des explosions lointaines résonnaient dans son esprit. Un vent timide soufflait dans sa chevelure étalée au sol, faisant frémir ses oreilles pointues. Sephyra ouvrit timidement les yeux, puis se laissa basculer sur le dos. Sa vision, d’abord floue, se précisa petit à petit, laissant bientôt apparaître la voûte céleste et ses teintes azurées. Elle se redressa, endolorie, et regarda tout autour d’elle. Elle avait atterri dans une fosse peu profonde dans laquelle les aigles d’Odori avaient eu la bonne idée de stocker de grandes quantités d’herbe séchée, sans doute pour l’isolation de leur demeure. Leurs réserves étant abondantes, sa chute consécutive à l’explosion avait été confortablement amortie.

Sephyra releva brusquement la tête. L’explosion. Sirel. L’attaque. Elle se remit péniblement sur ses jambes, et dut s’appuyer contre un mur qui tenait encore debout pour ne pas s’écrouler de nouveau, le temps que son sang se remette à circuler convenablement, chassant cette nausée soudaine qui lui était montée à la tête. Une douleur aigüe perça son crâne, qu’elle massa en grinçant des dents. Combien de temps avait-elle été évanouie ? Est-ce que tout le monde avait réussi à fuir ?

Elle escalada prestement la paroi de la fosse pour s’en extraire, et se remit enfin sur pieds en retenant un gémissement de douleur. Ses articulations la faisaient souffrir. Dans la rue partiellement détruite, elle constata l’absence des militaires comme des aigles, comme si l’endroit avait été intégralement déserté.

C’est alors qu’elle entendit un rugissement retentir vers l’entrée du village. Un frisson parcourut son échine et elle obliqua la tête en direction du cri. Ses yeux s’écarquillèrent. Hors du village, probablement projetés depuis la plaine, elle distinguait des éclairs lumineux bleus et rouges se déchaîner dans les cieux dégagés, vifs comme la foudre. Elle entrevoyait des flammes et des lances de glace danser dans les airs avant de s’évanouir. Le sang de la jeune femme ne fit qu’un tour, et elle se mit à courir. Aokura était en train de se battre. Ça ne pouvait être que lui.

Elle escalada une vaste demeure qui avait tenu bon, aussi vivement qu’elle le put, et se déplaça de toiture en toiture, cavalant sur ce qui restait des habitations dévastées. Son rythme cardiaque accélérant à mesure qu’elle se rapprochait des murs d’enceinte, elle finit par capter un zéphyr favorable, et bondit à l’intérieur en déployant ses ailes. Elle atteignit rapidement le sommet des remparts par la voie des airs, et retint un cri de stupeur lorsqu’elle se laissa tomber sur les roches des murailles, pour apercevoir ce qui se tramait dans la plaine. 

Elle avait l’impression d’assister à un affrontement sans merci entre le feu et la glace. Les deux éléments se mariaient et se déchiraient à tour de rôle, embrasant puis gelant les pousses sèches de la plaine, dévastant tout sur leur passage. Des bourrasques d’une rare puissance secouaient la végétation alentour avec tellement de violence que les arbres les plus proches commençaient à fléchir dangereusement tout autour de la zone, comme si un véritable ouragan menaçait de les déraciner.


Sephyra resta tétanisée, à observer le combat. Que faire ? Comment pouvait-elle venir en aide à Aokura ? Elle jeta un regard en direction de l’entrée du village, où elle pouvait apercevoir l’attroupement des militaires neosiens, qui ne l’avaient pas remarquée. Ils restaient à bonne distance du conflit, sans quitter des yeux les deux adversaires. La jeune femme fut rassurée de constater que Sirel n’était pas parmi eux, ni aucun habitant du village. Ils n’avaient visiblement pas pu faire de prisonniers. Les aigles étaient certainement tous déjà à l’abri, retranchés dans les sommets qui trônaient derrière la ville. 

Sephyra savait qu’elle devrait profiter de la diversion d’Aokura pour s’y rendre également, mais elle hésita. Elle ne pouvait détacher ses yeux de la sphère de givre qui s’agitait autour du sorcier. Elle entrevoyait de temps à autre sa longue chevelure immaculée danser parmi les éléments déchaînés avant de disparaître à nouveau, recouvert par un sort de feu qu’il dissipait dans la foulée, avant de repartir à l’assaut, plus déterminé que jamais.

C’était bel et bien le meneur des Neosiens qu’il affrontait. Cet homme aux cheveux noirs et au visage partiellement brûlé cherchait à s’emparer des Porteurs pour une raison obscure. Voulait-il aussi mettre la main sur Aokura ?

Sephyra chassa ses pensées lorsqu’elle entendit un rugissement inhumain s’élever dans l’air. Elle se crispa, et une bourrasque violente vint jusqu’à elle, la privant de sa vue pour quelques instants. Lorsqu’elle parvint à rouvrir les yeux, elle vit l’air se tordre au-dessus du meneur des Neosiens, et l’entourer progressivement. C’était comme un nuage invisible, dont elle percevait l’existence pour d’obscures raisons. Elle fronça les sourcils, puis, alors que la plus absurde et la plus évidente des explications s’imposait à elle, elle sentit son cœur s’emballer. 

Un Esprit.


Tehäniel s’étira de toute sa hauteur en toisant son adversaire. Aokura, le corps parsemé de blessures profondes qui laissaient s’échapper d’abondants flots de sang, se redressa en s’appuyant sur son sceptre, à bout de forces. Son regard n’avait pas faibli, mais ses membres endoloris lui obéissaient à peine, et il sentait son esprit vaciller, comme s’il était sur le point de perdre connaissance. La perception terrifiante de l’Esprit qui adjoignait ses pouvoirs à ceux de son ennemi achevait de le convaincre qu’il ne pourrait pas remporter la bataille.

Le meneur des Neosiens rassembla sa force au niveau de son épaule, à moitié arrachée, pour la reconstituer à l’identique. Sa peau se reforma au-dessus de sa chair, lui arrachant un dernier grognement de souffrance.

—   Tu t’es bien battu, lança-t-il à Aokura en crachant un peu de sang dans l’herbe. Tu es fort, et je suis surpris que tu arrives à exploiter tes pouvoirs de Porteur avec autant d’aisance, mais ton Esprit ne pourra pas rivaliser avec les quatre que j’ai accueillis en moi à ce jour. Le tien sera le cinquième que je récolterai, alors abandonne, tu n’as plus aucune issue.

Aokura sentit avec horreur que sa jambe gauche l’abandonnait une nouvelle fois, et il se laissa tomber sur le genou, haletant, sans cesser de toiser son adversaire qui s’avançait lentement vers lui. Il avait eu beau le laminer, le déchirer, le transpercer ; ses blessures s’étaient reconstituées d’elles-mêmes, usant du pouvoir des Esprits qui sommeillaient en lui. 

Un sourire sans vie étira ses lèvres. Son ennemi avait raison. Il n’avait aucune chance. Si Tehäniel avait été un homme normal, ou même un sorcier normal, il serait mort au moins dix fois. Mais les nombreux Esprits qu’il avait réussi à rassembler lui avaient conféré des pouvoirs effrayants. Il était lui-même affaibli, et même si Aclediès lui avait été d’une aide non négligeable, lui ayant tout simplement permis de survivre jusqu’ici, il savait qu’il ne pourrait pas continuer à ce rythme plus longtemps. Il n’allait rien pouvoir faire de plus. 

Son souffle saccadé commençait à devenir irrégulier. Il leva les yeux vers son adversaire, dont il distinguait la silhouette immobile, comme un prédateur qui attend patiemment que son venin mette fin aux jours de sa victime. Il était pris au piège. Tehäniel n’avait plus qu’à franchir les quelques pas qui le séparaient de son but, et s’emparer d’Aclediès. Et dans son arrogance et sa fierté malsaine, il savourait cet instant.

—   Ton Esprit… est ma plus belle réussite, commenta Tehäniel, son sourire élargi par une euphorie qu’il peinait à contenir. J’ai attendu ce moment si longtemps…

Aokura serra les dents et rassembla ses forces pour tenter de se remettre sur pieds. Cette pensée était plus qu’intolérable. Avec un Esprit supplémentaire, Tehäniel serait encore plus puissant, et plus personne ne pourrait rien contre lui. Le monde serait anéanti par sa force ; il le plierait à sa volonté. En tant qu’unique Porteur, n’aurait plus qu’à prendre en otage le monde pour lequel les Esprits s’étaient sacrifiés, et devenir le maître du nouveau, comme de l’ancien monde.

Sans crier gare, Aokura empoigna son sceptre fortement et le brandit devant lui. Tehäniel protégea son visage avec ses bras tandis qu’une violente tempête se déclenchait autour de son adversaire, le recouvrant dans une tornade de grêle et de brume. 

Tehäniel glissa quelques mètres en arrière, repoussé par ce souffle comme divin, puis regarda dans toutes les directions. Tout était devenu opaque, baigné dans une brume si dense qu’il peinait à voir l’extrémité de ses membres. Et pour sûr, il ne voyait plus son adversaire.  

Mais il le sentait. Il était tout proche. Presque à sa portée. Encore un peu, et la puissance qu’il s’était destiné à recevoir depuis toutes ces années lui tendrait enfin les bras.

Il s’avança lentement dans la direction d’Aokura, fortement ralenti par la violence de la tempête. Mais sa détermination était plus forte à chaque pas. Il était temps d’en finir.


Aokura se releva lentement en expirant un souffle douloureux et saccadé. Il contempla la sphère bleue incomplète qui grésillait au bout de son sceptre, comme si, à l’image de son propriétaire, elle était devenue instable et luttait pour sa survie.

—   Tu m’auras bien servi, dit-il dans un soupir. 

Déterminé, il brandit le sceptre au-dessus de sa tête. L’orbe frémit quelques instants en émettant des sifflements à peine audibles et des craquements sourds, avant d’exploser brutalement, dispersant ses éclats adamantins dans la tempête en émettant les dernières bribes de pouvoir qu’ils contenaient. De quoi faire persister un peu le sortilège. Et lui offrir les quelques instants de répit dont il avait besoin.

Aokura ramena son sceptre face à lui et en observa les longs reliefs ligneux, pensif. Cet objet qui avait servi plusieurs générations de sorciers dans sa famille venait de lancer son ultime sort.

Sa vue se brouillait. Il passa une main sur son visage ensanglanté, concentré pour ne pas perdre l’équilibre. Il n’entendait plus grand-chose, mis à part le rugissement du vent qui le protégeait, marié à une brume intense qui laissait danser en son sein un millier d’éclats de glace. Aokura ne sentit bientôt plus que son cœur, qui s’emballait au fur et à mesure que son souffle s’appauvrissait, et que les vertiges lui montaient à la tête. Il n’y avait plus qu’une chose à faire pour empêcher Aclediès de tomber aux mains de son ennemi.

Une dernière chose. Il empoigna son sceptre de ses deux mains.

Leva les yeux au ciel. Et rabattit la pointe d’ébène sur son corps brisé.


****


Sephyra courait en direction du nuage de brume. Pour une raison qui lui échappait, les Neosiens avaient complètement ignoré son arrivée, et ne l’avaient pas prise en chasse. Soit ils ne l’avaient pas remarquée, soit ils n’avaient plus envie de se battre. Peu lui importait. Car depuis que la tempête avait redoublé d’intensité et que les flammes rougeoyantes avaient cessé de vibrer dans l’air, Sephyra sentait que quelque chose de grave était arrivé. La puissance d’Aokura était sans pareille, mais elle avait un mauvais pressentiment. Son adversaire avait quelque chose de terrifiant, comme s’il n’était pas humain. Comme si un authentique démon se terrait en lui.

La jeune femme s’égara bientôt dans le nuage de brume et de glace, brutalement tétanisée par le froid, incapable de distinguer ce qui se trouvait autour d’elle. Elle tenta vainement de crier le nom du sorcier, mais son appel fut emporté par la tornade qui dansait autour d’elle, la plongeant dans la confusion la plus totale. Elle se mit à avancer le plus rapidement qu’elle le put parmi les éléments déchaînés, en repliant ses ailes derrière elle pour ne pas être arrêtée par le vent violent qui la secouait de tous les côtés. 

Elle commençait à désespérer, et à se demander si elle allait la moindre chance de réussir à le retrouver, lorsqu’elle l’aperçut enfin. Sa haute silhouette, reconnaissable de par la longue chevelure immaculée qui dansait librement dans son dos, se faisait de plus en plus distincte à mesure qu’elle s’approchait. Il était légèrement courbé en avant, mais était encore debout. Soulagée, Sephyra se précipita dans sa direction, profitant du fait qu’au plus près de leur invocateur, les éléments s’apaisaient enfin. Mais arrivée à proximité de lui, lorsque la dernière bourrasque libéra ses yeux, elle s’arrêta. 

Et crut que son cœur cessait de battre.


Elle ne put que hurler son nom de toutes ses forces, et se ruer vers lui en oubliant tout le reste, incapable de à croire ce qu’elle voyait. Aokura, de son splendide sceptre d’ébène privé de pouvoirs, venait de se transpercer l’abdomen.

Puisant dans ce qui lui restait de force et de courage, il retira son arme d’un coup sec, ce qui lui arracha un gémissement de douleur étranglé. Puis ses jambes se dérobèrent sous son corps, et il retomba aux côtés de son arme ensanglantée, haletant.

Sephyra tomba à genoux devant lui, le regard et les mains tremblantes, le souffle coupé. Ses propres blessures n’existaient plus. Elle ne pouvait plus que constater celles d’Aokura, qui était recouvert de plaies et perdait ce qui lui restait de sang à une vitesse qui lui donna la nausée. Elle se pencha sur lui, lui agrippant les épaules, le visage déchiré par la douleur, sans parvenir à retenir d’épaisses larmes qui ruisselèrent bientôt sur ses joues.

—   T’en tires, une tête, murmura Aokura d’une voix étranglée, avec un petit sourire qu’il avait encore la force de décocher.

Frémissante de froid autant que de désespoir, Sephyra ne répondit pas tout de suite, submergée par la douleur. Pas lui. Pas maintenant. Ils avaient encore besoin de lui. Leur combat était loin d’être terminé, il ne pouvait pas partir maintenant. C’était impossible, inconcevable.

Et pourtant, le regard d’Aokura demeurait vide, tourné vers les cieux qui les surplombaient de son insondable immensité, s’égarant progressivement dans un monde duquel il ne reviendrait pas.

—   Pourquoi… gémit Sephyra sans parvenir à calmer ses larmes. Il faut que tu tiennes bon, on va te sortir de là, on va…

Elle s’interrompit, la gorge nouée, en constatant que le sorcier émettait un rire léger, en utilisant ce qui devait être ses dernières forces.

—   Je sais, j’ai tardé, dit-il. Mais ça va aller maintenant. Je vais enfin pouvoir rentrer…

—   Oui, on va te ramener coûte que coûte ! répliqua Sephyra en empoignant ses bras, cherchant le meilleur moyen de le tirer de là sans qu’il se vide de son sang. 

—   Je sais… J’arrive…

—   Accroche-toi, surtout ! renchérit Sephyra en tentant de limiter les afflux de sang, couvrant les blessures du mieux qu’elle le put avec les lambeaux de ses vêtements ensanglantés.

Mais elle s’arrêta bien vite, au constat amer que ses efforts étaient totalement vains. Elle n’arrivait pas à stopper le saignement, et elle était incapable de lui redonner la force dont il avait besoin pour se relever. C’était terminé. Elle lâcha les lambeaux de tissu avec lesquels elle s’apprêtait à faire un garrot de fortune, et contempla ses mains tremblantes, couvertes du sang de son ami. Elle déglutit avant de se pencher à nouveau au-dessus de lui, le cœur battant, sans savoir comment le regarder, ni quoi lui dire. Quoi lui répondre. Comment assister à ses derniers instants, les derniers instants d’une vie déchirée entre la solitude et le souvenir amer de celle qu’il avait perdue ?

Ses yeux azurés étaient toujours tournés vers le ciel, et son faible sourire étirait encore ses lèvres imbibées de sang.

—   Je sais tu m’as attendu, murmura-t-il. Pardonne-moi d’avoir été si long…

—   Aokura… gémit Sephyra. J’ai encore besoin de toi, reste avec moi, je t’en supplie, reste…

—   Te vexe pas… souffla-t-il. J’ai fait tout ce que je pouvais…

—   Tu peux encore te battre ! répliqua la jeune femme d’une voix étranglée, sans parvenir à croire en ses propres paroles.

—   Je suis tellement désolé… dit-il en tremblant. Si seulement j’avais pu te protéger… Mais tout sera bientôt terminé, je te le promets…

Alors qu’elle allait répondre, Sephyra se figea. Elle comprit alors. Elle n’existait déjà plus, à ses yeux. Son regard plongeait bien au-delà des frontières du réel, loin, plus loin que le monde matériel qui l’avait emprisonné depuis qu’il était mort une première fois. Elle n’était pas destinée à recevoir ces dernières paroles.

—   Aokura… souffla-t-elle dans sa douleur, en serrant les bras du sorcier entre ses doigts tremblants.

—   Attends-moi, Nahru, murmura-t-il.

Il toussa, son corps secoué de soubresauts incontrôlés, puis se détendit progressivement. Ses yeux se figèrent, et le sourire sur son visage disparut peu à peu. Son souffle saccadé s’apaisa, et son torse s’affaissa, abandonnant enfin les efforts douloureux qui le maintenaient en vie. La tempête se calma doucement autour de lui, laissant un soleil timide retomber sur la plaine, bientôt ensevelie par le silence.


Sephyra s’effondra sur le corps du sorcier sans chercher à retenir ses larmes. Elle avait tant espéré. Elle s’était accrochée à l’espoir qu’il serait capable de se relever, afin de la guider elle aussi, pour devenir un soutien indéfectible, lui qui avait déjà affronté le plus insondable et douloureux des enfers. Finalement, après tant d’énergie vouée à le sortir de sa peine et lui rendre sa volonté de vivre, jusqu’à son dernier souffle, Nahru avait continué de le hanter. De lui sourire depuis les cieux, en attendant qu’il la rejoigne. 

Elle serra les poings et ne put réprimer un hurlement de rage. Sa faiblesse lui sauta à la gorge comme une cruelle évidence. Elle n’avait pas su le maintenir en vie. Ni être l’étincelle qui rallumerait la flamme en lui. Tout était terminé, à présent. Terminé…


Des pas derrière elle. Sephyra se redressa en sursaut, et bondit sur ses jambes en sortant son sabre. Tehäniel était proche, et s’avançait vers elle à un rythme irrégulier, son sceptre en main. Ses yeux écarquillés fixaient le corps sans vie d’Aokura. 

Le nouveau venu s’arrêta face à son adversaire vaincu tandis que Sephyra se figeait, sur ses appuis, le cœur battant. Il ne semblait pas l’avoir remarquée. Il était si inerte qu’il aurait pu paraître mort, lui aussi. Du moins, jusqu’à ce que son souffle saccadé le trahisse. Les traits de son visage se crispèrent alors brutalement, il serra ses poings, et se cambra en arrière.

Le hurlement qui surgit de sa gorge pétrifia Sephyra sur place. 

Rage. Désespoir. Colère. 

La jeune femme ne sut pas si ce cri venait bien de lui, car elle avait l’impression qu’il provenait simultanément de plusieurs sources alentour. Elle était si effrayée que ses larmes s’étaient brutalement arrêtées, son instinct lui dictant simplement de ne pas lâcher des yeux un seul instant ce qui s’annonçait être une menace impossible à éradiquer.

Lorsque sa voix s’éteignit enfin, il laissa sa place à un silence de mort. Même le vent s’était tu, et avait figé la plaine dans une immobilité glaçante.

Les yeux de Tehäniel retombèrent sur le corps sans vie de son adversaire.

—   Ton Esprit était un trésor, et tu m’as empêché de l’obtenir… murmura-t-il. Après tout ce temps, tout ce temps… Mais ça ne suffira pas à m’arrêter. J’en ai d’autres à retrouver…

Il tourna brusquement son visage vers Sephyra, comme s’il la remarquait à peine. La jeune femme tressaillit lorsque les yeux perçants du sorcier rencontrèrent les siens. Résolument, une aura profondément malfaisante émanait de cet être. Et son seul désir désormais était de fuir sa présence, partir le plus loin possible.

Doucement, un sourire tremblotant étira le visage de Tehäniel, crispant ses cicatrices de peau brûlée.

—   Tiens, je ne pensais pas te trouver ici, Cae-La.

Sephyra déglutit et brandit son sabre face à elle, mais ses bras tremblants trahissaient son état de faiblesse, aussi bien physique que morale. Tehäniel la regarda avec un intérêt grandissant, le souffle légèrement saccadé comme s’il éprouvait une forme de peur face à la jeune femme.

—   C’est la première fois que nous nous parlons, je crois, continua-t-il en faisant quelques pas vers elle, les yeux écarquillés. 

Sephyra reculait au fur et à mesure qu’il se rapprochait d’elle. Si ce monstre avait réussi à venir à bout d’Aokura, elle n’avait pas la moindre chance. Son rythme cardiaque reprit une allure soutenue. Elle devait absolument trouver une échappatoire, et vite. Même si Tehäniel avait grandement souffert de son combat, son immense pouvoir n’en restait pas moins palpable ; il semblait même éprouver quelque difficulté à le contenir.

—   Ça m’a vraiment énervé quand tu t’es enfuie de ta prison, déclara alors le sorcier d’une voix tremblante. T’as de la chance que cet idiot de Nelson ait eu pitié de toi, parce que s’il n’avait pas été là, j’aurais pu terminer ce que j’ai commencé il y a dix-sept ans.

Sephyra cessa de reculer, surprise. Mais Tehäniel continuait d’avancer lentement dans sa direction, sans la quitter des yeux, une étrange expression mêlant souffrance et curiosité sur le visage.

—   Cette chevelure que tu as, aucun doute… Tu es bien la fille de Serena, n’est-ce pas ? s’exclama-t-il alors que ses yeux s’agrandissaient en même temps que son sourire. Tu es beaucoup moins belle qu’elle, mais je discerne un air de famille…

—   Sere… na ? répéta Sephyra, frissonnante de la tête aux pieds. Que…

—   Ah mais je suis bête, tu ne dois pas le savoir toi-même. Après tout, t’étais encore toute gamine quand l’île a cramé, et j’imagine que t’as pas emmené de souvenirs avec toi, pas vrai ? 

Il lança un grand éclat de rire forcé tandis que la jeune femme le dévisageait, rejetant de toutes ses forces ce qu’elle était en train de comprendre.

—   Pourquoi ce regard ? répliqua Tehäniel en faisant brutalement fondre son sourire. Tu m’en veux, c’est ça ? Mais d’un autre côté, tu n’aurais jamais dû survivre, donc…

—   Qui… Qui êtes-vous ?... murmura Sephyra sans parvenir à se calmer, des gouttes de sueur perlant sur son front brûlant.

Le meneur des Neosiens la considéra avec un mélange de pitié et d’amusement. Il ferma les yeux et ses cheveux commencèrent à s’agiter, ainsi que ses vêtements amples dont Aokura avait réduit une grande partie en lambeaux sanguinolents. Et sans crier gare, deux immenses ailes osseuses surgirent de son dos, se frayant un chemin dans le tissu déchiqueté et partiellement brûlé, battant l’air vigoureusement autour d’elles. La manœuvre lui arracha un rictus de souffrance, mais il ne tarda pas à se redresser pour faire face à Sephyra, dont les jambes tremblaient si furieusement qu’il se demanda comment elle faisait pour tenir encore debout.

—   Tehäniel, vingt-huitième du nom, dit-il avec un sourire fier. Ultime descendant des sorciers d’Euresias. Cette apparence sera plus appropriée pour prendre ta vie, Cae-La.

Elle ne vit pas le coup venir. Elle sentit comme un bras invisible la percuter de toutes ses forces, et elle réalisa un véritable vol plané qui l’envoya sur le sol quelques mètres plus loin. Elle se redressa en toussant, son arme encore dans la main. La lame avait bloqué une partie du coup, mais elle avait le souffle coupé, et elle avait l’impression que l’énergie s’échappait de son corps sans qu’elle ne puisse rien faire pour l’empêcher. 

Son sabre obstinément dressé devant elle, Sephyra parvint à se remettre sur ses jambes pour faire face à son adversaire, qui s’avançait de nouveau vers elle en détendant ses immenses ailes qui lui donnaient une envergure intimidante. Il semblait prêt à en découdre malgré le contrecoup de son précédent duel. Mais son nouvel adversaire, en comparaison, ne paraissait pas apte à lui opposer la moindre forme de résistance.

Sephyra sentit que sa volonté de se battre était en train de s’éteindre. La mort d’Aokura la hantait tout autant que le choc de la révélation que venait de lui faire son adversaire, qui s’annonçait imbattable de surcroît. 

—   J’ai longtemps craint de faire ta rencontre, avoua-t-il avec une voix presque douce à l’égard de celle qui n’avait presque plus la force ni le courage de l’écouter. Mais maintenant que tu es face à moi, je me rends compte que tu es aussi fragile et inapte que les autres. Que les nôtres.

Elle ne vit pas venir le second coup mieux que le premier. Il semblait que le sorcier n’avait plus aucune maîtrise de sa force. Sephyra fut projetée encore plus loin dans la plaine, et laissa s’échapper une plainte rauque tandis qu’elle atterrissait sur le sol, roulant dans l’herbe avant de s’immobiliser. Elle plongea une main devant elle pour récupérer son sabre. Il fallait qu’elle tienne bon. Elle avait encore assez de forces pour faire face. Elle ne pouvait pas se laisser tuer par celui qui avait provoqué la mort d’Aokura, ravagé son monde, et détruit sa famille…

Elle était sur le point de se relever mais se figea. Tehäniel était déjà arrivé à son niveau, et redressait lentement son sceptre devant lui, réveillant l’orbe de feu qui se mit à luire intensément.

Le sourire assuré du sorcier disparut soudainement lorsque la sphère émit un grésillement étrange. Un son strident déchira momentanément les tympans des deux adversaires, et le sceptre de bois sombre se volatilisa. Tehäniel poussa une plainte de surprise, courbé en avant, les mains crispées et tremblantes. Sephyra profita de cette diversion pour se remettre sur ses jambes, tandis que son ennemi, frémissant, se redressait avec lenteur. Il était soudainement essoufflé, et peinait manifestement à maîtriser ses pouvoirs en raison du lourd combat qu’il venait de mener.

Mais son implacable détermination continuait de crépiter dans ses yeux sombres.

Sephyra n’eut pas le temps de fuir son emprise. Il la saisit brutalement à la gorge et la souleva au-dessus de lui, secoué de spasmes, un sourire crispé étirant son visage malmené par les flammes. Sephyra échappa un faible gémissement, la gorge enserrée par la main brûlante de son adversaire, étranglée par son emprise. 

Tehäniel s’avança calmement jusqu’au bord de la montagne où le village d’Odori était perché. Même si son visage se contractait à intervalles réguliers, et qu’il semblait avoir du mal à contenir sa force, son bras restait fermement tendu devant lui, et l’étreinte de ses doigts sur la gorge de Sephyra ne faisait que se resserrer. Sur le point de perdre connaissance, la jeune femme sentit qu’il s’arrêtait, et elle entrevit son sourire dément s’élargir. Elle réalisa alors qu’il la maintenait au-dessus du vide.


Elle se débattit faiblement et agrippa désespérément la main qui l’étranglait, lâchant son sabre par la même occasion. La lame chatoyante entreprit une longue chute dans le précipice avant de s’enfoncer dans les forêts de conifères en contrebas. La panique la submergea. Dans un réflexe de survie qu’elle ne pouvait contrôler, ses ailes se mirent à battre l’air inutilement. De par son état de faiblesse évident, si Tehäniel la lâchait maintenant, elle ne pourrait jamais amortir sa chute en essayant de voler. 

Elle ne put bientôt plus aligner deux pensées cohérentes, et ne sentit plus que l’emprise de son adversaire sur sa gorge, la privant des dernières bribes d’air qu’elle parvenait à inspirer. 

—   Nos chemins se séparent ici, Cae-La, murmura alors le sorcier d’une voix douce qui arracha un sanglot sourd à la jeune femme. J’ai été ravi de te revoir une dernière fois.

Il utilisa ce qui lui restait d’énergie pour envoyer son adversaire en direction de l’horizon. Sephyra fut projetée en arrière. Elle se laissa engloutir par le vide, et chuta loin des cimes de la montagne, le souffle coupé, l’esprit éteint. Tehäniel l’observa sans ciller tandis qu’elle sombrait impuissante loin des sommets d’Odori, jusqu’à disparaître dans l’océan de branches et de troncs, emportant avec elle ses dernières bribes de nostalgie.


Tehäniel s’en alla retrouver son armée. Ses ailes avaient disparu de son dos lorsqu’il fit face à ses hommes avec la fierté qui le caractérisait, tâchant au mieux de dissimuler ses tremblements incessants et sa fatigue qui le rattrapait à toute vitesse. Sans insister davantage, jetant un dernier regard sur les cimes où les aigles s’étaient réfugiés, il annonça le départ des troupes.


Les Neosiens quittèrent Odori en emmenant leurs blessés, et le silence retomba dans les plaines verdoyantes des montagnes paisibles.