L. Reflets de l'Ancien Monde - Le tombeau de glace



Explicit Violence

Après une catastrophe de grande ampleur, une partie de l’humanité est retournée vivre auprès de la nature, abandonnant la vaste Neos, capitale technologique des hommes. Parmi ces exilés, les reculés, certains appelés Porteurs gardent en eux des entités indispensables au maintien de la stabilité. Que deviendra le monde s'ils venaient à tous disparaître ?

Theme Lighter Light Dark Darker Reset
Text Serif Sans Serif Reset
Text Size Reset

Partie 2 - Chapitre 4


Loin dans les montagnes du sud, les vents hivernaux se dissipaient de jour en jour. Le temps s’adoucissait, annonçant l’arrivée progressive du printemps. 

Plus de deux mois après l’assaut des Neosiens, la cité d’Odori avait retrouvé sa splendeur, et les habitations avaient été reconstruites presque à l’identique. Comme si rien ne s’était passé. Et pourtant, une nouvelle tombe était apparue dans le cimetière.

Contre elle reposait un magnifique sceptre d’ébène, affûté comme une lance, privé de la sphère qui lui conférait jadis des pouvoirs incommensurables.


Érithan jeta un regard perdu sur la ville, perché sur l’un des remparts. Il y regardait les gardes aller et venir à pas lents, s’échanger le peu d’informations nécessaires, et repartir faire leurs rondes, incessamment. Le calme retrouvé ne l’empêchait en rien de ruminer les derniers événements. Il était profondément bouleversé par cette attaque qui avait subitement fait s’écrouler tout ce en quoi il s’était efforcé de croire depuis qu’il avait fui son village, aux côtés de Sirel. La croyance qu’il trouverait en Odori un nouveau foyer immuable. Que lui et Sirel seraient désormais intouchables, protégés par les aigles, à l’abri dans leurs montagnes. 

Son poing se serra. À cause de sa faiblesse et de sa naïveté, Sirel avait été prise pour cible, et avait été à deux doigts de se faire enlever. Même s’ils avaient réussi à l’arracher des griffes des Neosiens, l’enlèvement de son Esprit restait pour Érithan un cruel échec. Heureusement, Sirel s’était rapidement remise de cette expérience funeste, et avait pu tenter de reprendre une vie normale auprès des citoyens qu’elle chérissait. Et de son frère qui s’était trouvé inapte à la protéger contre l’ennemi ; aussi incapable que ses parents l’avaient dit par le passé. 

Érithan se leva brusquement et descendit des remparts en sautant de toiture en toiture. Il atterrit souplement sur le sol et marcha à pas vifs en direction de la demeure de Sha-Lin. Elle seule comprendrait ce qu’il taisait depuis maintenant deux mois. Il ne pouvait plus passer son temps à ruminer cet échec, et à prendre ses distances avec sa sœur comme s’il avait une quelconque raison de lui en vouloir, à elle. Il n’en voulait qu’à lui-même. Et à ses yeux, il n’y avait qu’une chose à faire pour réparer ses torts.


Il entra sans frapper, et se stoppa aussitôt arrivé à l’entrée de la pièce circulaire où Sha-Lin et Sirel étaient en pleine conversation. Leurs voix s’éteignirent lorsqu’elles constatèrent l’arrivée d’Érithan, qui baissa les yeux, gêné.

— Tout va bien, Érithan ? questionna Sha-Lin d’une voix compatissante.

Érithan releva les yeux vers sa chef et la contempla avec peine. Elle n’avait jamais su bluffer, et était incapable de dissimuler cette tristesse qui obscurcissait ses traits. Sirel, à ses côtés, ne semblait guère plus joyeuse.

—   J’aurais… J’aurais juste souhaité m’entretenir avec vous, dit-il. 

—   Avec nous deux ? questionna Sha-Lin.

—   Peu importe. Il y a trop de choses que je garde pour moi en ce moment.

Sha-Lin lui sourit tristement et l’invita à prendre place en face d’elles. Érithan s’avança jusque sur le tapis brodé, mais ne s’assit pas.

—   Cette guerre qui se prépare…Laisse-moi y prendre part, dit-il.

Sha-Lin fronça les sourcils, et Sirel baissa les yeux. Elle s’était attendue à ce que son frère finisse par formuler une telle demande. Et ce qui la peinait encore davantage, c’était sa conviction qu’elle n’aurait jamais le courage de s’y opposer.

Parce que dans la situation de son frère, elle savait qu’elle aurait demandé la même chose que lui.

—   Je n’en peux plus d’être mis à l’écart, continua le jeune guépard. Ce qu’il s’est passé il y a deux mois m’a fait comprendre à quel point j’étais faible et incapable. Même si nos parents avaient fait la Passation à moi et non à Sirel, je suis certain que je ne me serais pas mieux défendu.

—   Ne sois pas si sévère avec toi-même, l’interrompit Sha-Lin avec douceur et fermeté. Personne dans ta situation n’aurait réussi à protéger Sirel mieux que tu ne l’as fait. Grâce à toi, elle n’est pas tombée aux mains des Neosiens. C’est tout ce qui compte.

Un silence. Sirel serra machinalement le bras de Sha-Lin, honteuse de causer de tels remords à son frère.

—   Ce qui s’est passé il y a deux mois est une véritable tragédie, renchérit Sha-Lin avec un air sombre. À mon souvenir, jamais Odori n’avait connu de tel désastre. C’est un miracle que nos concitoyens s’en soient tous tirés vivants, bien que je regrette chacune de leurs blessures. Et en tant que cheffe… J’ai encore plus honte, de n’avoir pas pu protéger cette ville dignement, et de n’avoir rien pu faire pour empêcher le sacrifice d’Aokura.

Érithan baissa les yeux à son tour. Son chef aussi avait dû ruminer cet échec durant tout ce temps. À l’instar des flammes qui avaient dévoré sa forêt et recouvert le ciel la nuit de son échappée avec sa sœur, Érithan savait qu’il n’oublierait jamais la lourde bataille qui avait eu lieu, ni le moment où il était redescendu avec les autres dans la plaine. Le simple fait d’avoir contemplé Odori désertée et partiellement détruite avait brisé quelque chose en lui. Et le hurlement de détresse de la jeune louve qui avait retrouvée Aokura la première l’avait atteint en plein cœur. Il n’avait pas pu s’empêcher de faire le parallèle avec sa propre situation, et son esprit malmené lui imposait l’image inerte de sa sœur, étendue sans vie sur la plaine déserte, le visage figé et les yeux vides.

Érithan frémit en serrant le poing. Occupés par la reconstruction d’Odori et la naissance de la Résistance, poussés de l’avant par Athem qui avait fait preuve d’une détermination inégalée, aucun d’entre eux n’avait réellement pu faire le deuil de ce funeste jour. Ni encaisser la colère, ou la tristesse.

—   Les nouvelles d’Anethie étaient bonnes, d’après ce que j’ai cru comprendre ? osa alors demander Érithan, gêné d’avoir refroidi l’atmosphère en abordant ce sujet.

—   Oui, répondit aussitôt Sha-Lin. Le coup d’état est un succès. J’ai reçu une missive d’Athem hier ; il m’a dit que l’opposition était encore présente mais serait négligeable pour la suite de notre mission. 

Érithan se laissa finalement tomber au sol et s’assit en tailleur face à ses interlocutrices. Il contempla le sol, songeur.

—   Comment savez-vous que notre ennemi est à Neos ? interrogea-t-il.

—   J’ai envoyé l’un des nôtres suivre les Neosiens après leur départ, répondit Sha-Lin. Sous forme animale, pour plus de discrétion. Il a vu le sorcier retourner à Neos avec toute l’armée. De nombreux autres éclaireurs se sont ensuite succédés pour surveiller d’éventuels mouvements… Je voulais être prête à alerter d’autres villes de Reculés en cas de danger. Mais il semblerait que le sorcier soit toujours quelque part à Neos. Aucun des éclaireurs ne l’ont vu en partir.

Érithan baissa les yeux. Au moins, il marquait une pause dans ses carnages.

—   Écoute Érithan, continua alors Sha-Lin. Je comprends ta frustration d’avoir été mis à l’écart. Je n’ai pas le droit de t’empêcher de suivre ton cœur. Si tu souhaites vraiment participer au combat à venir, je ne te l’interdirai pas. Simplement, sache qu’en tant que cheffe de ce clan qui t’a recueilli, toi et ta sœur, je pense qu’il est encore trop tôt pour que tu risques ta vie dans un conflit de cette ampleur.

—   C’est maintenant ou jamais si je veux me rendre utile, répliqua le jeune homme. 

—   Tu n’as que dix-huit ans, Érithan. Et tu manques d’expérience au combat.

—   Je me débrouille mieux que tu ne le penses. Et tu sais, depuis que mes parents ont décrété que Sirel serait une meilleure Porteuse que moi, j’ai cherché à tout prix quel était mon rôle, à moi aussi. En tant que grand frère, mais aussi et surtout en tant qu’être humain. Alors je m’étais dit que je la protégerais. Que je serais un deuxième rempart pour défendre cet Esprit. Tu parles… Je n’ai rien été capable de faire. Et là, bientôt, un combat beaucoup plus important va une fois de plus remettre toutes nos vies en question, dont celle de ma sœur. Celle dont je n’ai pas su couvrir les arrières. Hors de question que j’échoue une seconde fois.

Sirel regarda son frère, et ses yeux ambrés se plongèrent dans les siens. Ils se contemplèrent sans mot dire, mais ils se comprirent. Ce premier échec n’était pas une fin ; et tout pouvait encore arriver. Ils pouvaient encore agir. Faire quelque chose pour sauver cette réalité. Leur réalité.

Sha-Lin sourit tristement à Érithan. Même si cette nouvelle ne la réjouissait que partiellement, peu désireuse d’entraîner son protégé dans les méandres de la guerre, la Résistance comptait un membre de plus. 


****


Athem se dirigeait vers la chambre de son père à pas lents. Son attitude froide et déterminée s’était évanouie sous un désarroi apparent, ce qui n’était pas sans surprendre les quelques Anethiens qui croisaient sa route. Les deux ministres qu’il dépassa près de l’antichambre d’Anetham semblaient avoir également remarqué son changement d’attitude. Il distingua des mots échangés entre eux à voix basse, mais se fichait de ce qu’ils pouvaient bien raconter. 

Son esprit n’était plus qu’un intense brouillard. Il peinait encore à croire à ce que Luna lui avait dit, et il brûlait d’envie d’aller constater la disparition de Sephyra de ses propres yeux, mais il savait qu’il n’avait pas le droit de céder à cette faiblesse. Il devait juste se faire une raison. Admettre que l’un des soutiens les plus importants pour lui et pour son avenir avait brutalement disparu. 

Il entra dans l’antichambre où l’attendait Jhésel, qui inclina lentement le buste face à lui.

—   Prince Athem… le salua timidement le vieux loup.

Athem le contempla un moment. Jhésel semblait plus fatigué qu’à l’accoutumée, restant inlassablement au chevet d’Anetham pour s’occuper de lui du mieux qu’il le pouvait en l’absence des médecins. 

—   Comment va mon père ? questionna Athem pour toute réponse.

Jhésel tourna machinalement la tête en direction de la chambre d’Anetham, séparée de l’antichambre par un simple rideau fait de tronçons de bambou. Son expression passa de la fatigue à la tristesse.

—   Son état ne s’améliore pas, déclara-t-il. Même Leona, notre médecin en cheffe, n’arrive pas à trouver ce qu’il a. J’hésite à faire venir d’autres médecins, mais vu son état, il aurait été nécessaire de chercher du côté de Neos…

—   Par les temps qui courent, nous savons tous que c’est impossible, soupira Athem en s’avançant vers l’entrée de la chambre. Mais c’est de sa faute. S’il n’avait pas envenimé cette stupide guerre avant l’heure…

Son conseiller se garda de tout commentaire et suivit le jeune prince à pas lents. Pourtant, il était persuadé qu’Athem rejetait ses propres fautes en plus de celles d’Anetham sur ce dernier, comme s’il cherchait désespérément la raison qui justifierait tous ses actes. 

Jhésel avait un mauvais pressentiment. En tant que second d’Anetham, il avait toujours été proche d’Athem, mais il ne parvenait pas à reconnaître son jeune prince dans le guerrier qui avait pris d’assaut sa propre cité. Lui qui avait toujours été ouvert et souriant, bien que sévère de nature, se trouvait maintenant être froid avec son entourage, faisait preuve d’une autorité qu’il ne s’était jamais permis d’exercer auparavant, et gardait en permanence son sabre attaché à sa hanche gauche, même au sein du palais. Comme s’il avait conscience que sa place à Anethie n’était pas acceptée, et qu’il pouvait à tout moment essuyer une tentative d’assassinat.

Athem entra le premier dans la chambre d’Anetham et se dirigea vers le lit où son père était allongé, souffrant. Son visage se crispait à intervalles réguliers, et le tissu humide posé sur son front ne semblait pas le soulager le moins du monde.

Athem s’agenouilla devant le lit pour être à la hauteur de son père.

—   Père, vous m’entendez ? questionna-t-il d’une voix douce. 

Anetham poussa un faible gémissement en guise de réponse. Puis son corps entier se crispa, et il commença à trembler de plus en plus violemment, le souffle coupé, les dents serrées pour lutter contre la douleur. Athem se redressa vivement tandis que Jhésel se rapprochait, paniqué.

—   Seigneur Anetham ! s’exclama le vieux loup en approchant ses mains du roi mourant.

—   Va chercher un médecin ! répliqua Athem en lui barrant la route d’un geste du bras. Dépêche-toi !

Jhésel sembla hésiter un instant puis repartit en toute hâte dans l’antichambre. Athem se tourna ensuite vers son père et lui attrapa la main, qu’il serra de toutes ses forces.

—   Père, tenez bon ! s’exclama-t-il, tâchant de ne pas céder à la panique.

Anetham recommença à respirer, mais ses douleurs ne semblaient pas s’apaiser.

—   Athem… murmura-t-il. Ta sœur… Où est ta sœur ?... Dis-lui de rentrer… C’est l’heure…

Athem serra les dents et posa sa deuxième main sur celle de son père, son cœur battant à tout rompre.

—   Je lui dirai, répondit-il, la voix déchirée. Elle va bientôt revenir, alors attendez-la… Je vous en supplie, vous devez tenir bon…

—   Quand arrivera-t-elle ? souffla le vieux loup de ses dernières forces.

—   Bientôt, répondit Athem en fermant les yeux.

Anetham ouvrit les siens. Son corps tout entier sembla se détendre, à un point qui inquiéta son fils.

—   Tant mieux… murmura-t-il. Il faut que tu veilles sur elle… Elle m’est si précieuse… Ma petite Lyna…

Athem se raidit et considéra son père avec un mélange de stupeur et de tristesse. Il baissa la tête et serra encore plus fort la main de son père, mais il sentait bien que ses derniers gestes ne le sauveraient pas.

Le Seigneur d’Anethie garda ses yeux fixés sur le plafond de sa chambre, et un dernier sourire heureux se figea sur son visage fatigué. Athem le regarda longuement, tremblant. Sa gorge était sèche, et son cœur battait si fort qu’il avait l’impression de le sentir résonner jusque dans son cerveau, l’empêchant de concrétiser la moindre bribe de pensée. 

Il garda les mains de son père dans les siennes, détaché de tout ce qui l’entourait. Il n’entendit pas le médecin et les conseillers se ruer dans la pièce derrière lui, ni leurs lamentations qui suivirent de près leur arrivée. Il demeura immobile, le regard rivé sur le corps inerte d’Anetham, sans parvenir à admettre ce qu’il avait sous les yeux. 

Sans parvenir à admettre que le dernier membre de sa famille avait à présent disparu, le laissant plus seul et démuni que jamais.