L. Reflets de l'Ancien Monde - Le tombeau de glace



Explicit Violence

Après une catastrophe de grande ampleur, une partie de l’humanité est retournée vivre auprès de la nature, abandonnant la vaste Neos, capitale technologique des hommes. Parmi ces exilés, les reculés, certains appelés Porteurs gardent en eux des entités indispensables au maintien de la stabilité. Que deviendra le monde s'ils venaient à tous disparaître ?

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Partie 2 - Chapitre 3


Elle ne savait pas depuis combien de temps son esprit errait loin de tout. Elle avait simplement commencé à prendre l’habitude de n’avoir presque aucune sensation, et de vagabonder dans un calme infini où se dessinaient quelques images fugaces, bribes de souvenirs qui lui restaient de son ancienne vie.

Peut-être une ancienne vie. Ou une future. Elle l’ignorait. Tout pouvait être réel comme une myriade d’illusions, elle ne ressentait aucune différence, si tant est qu’elle pouvait ressentir quelque chose.

Pourtant, elle avait le sentiment profond d’appartenir à une part de la réalité. À quelque chose de concret et de lointain, qu’elle cherchait à retrouver. Il lui restait quelque chose de vrai. Les réminiscences qui allaient et venaient, et qu’elle percevait brièvement, reflétaient quelque chose de bien trop réel. De bien trop douloureux.

Des flammes dominaient le cortège. Une silhouette s’y découpait, inidentifiable, bientôt voilée par des cimes infranchissables qui lui évoquaient de lointains souvenirs. Des souvenirs. Elle avait vécu. 

Elle devait revenir.


Sephyra ouvrit brusquement les yeux, et se mit à respirer avidement l’air autour d’elle.

Le temps de retrouver sa perception de l’espace, elle ne se concentra que sur son cœur qui s’était mis à battre la chamade de par son brusque retour à la réalité. Puis elle se focalisa sur sa respiration, en tâchant de la rendre plus lente et profonde, afin d’être certaine qu’elle vivait bel et bien, que son corps lui répondait encore, et qu’une fois de plus, elle avait défié la mort dans un duel qu’elle avait bien failli perdre. 

Elle osa enfin détacher ses yeux d’un plafond terne entièrement fait de bois, laissant tomber sa tête sur le côté pour mieux observer ce qui l’entourait. Le lit modeste dans lequel on l’avait allongée était loin d’être le seul meuble de la pièce. De ce qu’elle pouvait voir, il lui semblait être dans une petite cabane, de montagne à en juger par les multiples conifères qu’elle pouvait apercevoir au-delà du carreau usé, et dont elle ne pouvait admirer que le tronc et une partie du feuillage. La luminosité lui indiqua qu’il faisait jour, mais comme elle ne pouvait voir le ciel, elle était bien en peine d’estimer si la journée était avancée ou non.

Chaque mur était occupé par une ou plusieurs étagères, remplies de bricoles et d’ouvrages visiblement anciens. Elle pouvait aussi distinguer une réserve abondante de bouteilles au verre fumé, parfaitement alignées sous un meuble qui devait certainement pouvoir faire office de bureau lorsqu’il n’était pas envahi de babioles et de documents.

Sephyra se redressa avec toutes les peines du monde, son corps lourdement ankylosé. Elle grinça des dents, tremblant sous les douleurs qui la lancinaient à chacun de ses mouvements. En position assise, elle étira doucement sa colonne vertébrale elle déplia précautionneusement ses ailes, constatant avec soulagement qu’elles n’avaient par l’air d’avoir subi de dommages. En revanche, le reste de son corps portait de nombreuses ecchymoses, et des bandages recouvraient une partie de ses membres ainsi que son ventre. Elle passa une main hésitante au niveau de son nombril, et un léger frisson lui parcourut la nuque.

Elle se remit à observer en détails son environnement, hasardant son regard au-delà du carreau.  Où pouvait-elle bien se trouver ? Comment avait-elle atterri ici ?

Ses pensées furent brusquement interrompues par les souvenirs qui lui revinrent en mémoire avec une violence telle qu’elle en eut la nausée. Odori. L’attaque. Aokura. Et ce sorcier… Tehäniel…

Elle se recoucha avec précaution, les yeux rivés sur le plafond, les larmes aux yeux. Elle n’arrivait toujours pas à croire tout ce dont elle avait été témoin. Ni qu’elle ait réussi à s’en tirer vivante, alors que celui qui avait failli détruire sa vie par le passé avait consacré ses dernières forces pour une nouvelle tentative. 


Soudain, des bruits de pas la sortirent de ses pensées. Sephyra sentit son rythme cardiaque accélérer et tourna la tête à sa droite. Quelqu’un arrivait. Les bruits de pas dans les feuilles mortes cédèrent leur place à des grincements de plancher, et finalement, une personne fit irruption dans la pièce, décochant un sourire satisfait en constatant que sa jeune invitée avait les yeux ouverts.

—   Enfin ! s’exclama-t-elle, les mains sur les hanches. Je commençais à me demander si t’allais te réveiller un jour !

Sephyra ne répondit pas, abasourdie. C’était une femme très grande, qui devait avoir une trentaine d’années. Elle était vêtue de tissus clairs qui ondulaient autour de son corps fin mais musclé, décorés de bijoux dorés et de renforts en cuir. Les parties de peau laissées à nu ainsi que son visage laissaient apercevoir des marques blanches irrégulières qui faisaient contraste sur sa peau mate, et sa longue chevelure châtain, attachée en un chignon complexe et agrémenté de multiples pics en bois décorés, glissait dans son dos. Alors que son allure était déjà loin d’être conventionnelle, son regard achevait de la rendre singulière : son œil droit était brun, tandis que le gauche était teinté d’un vert éclatant. 

—   Tu sais parler ? questionna la nouvelle venue devant le silence de Sephyra.

Cette dernière cligna des yeux plusieurs fois et reprit ses esprits.

—   Je… oui, balbutia-t-elle. Je… Où sommes-nous ?... Qui…

—   Une question à la fois ! l’interrompit la femme en tirant une chaise de bois vers elle, et en se laissant lourdement tomber dessus. Alors où on est. Paumés au milieu de nulle part. Qui tu es, ça, c’est à toi de me le dire, en espérant que tu t’en souviennes. Et qui je suis eh bien, j’aurais aimé te dire Iyeltaïr la vingt-troisième, mais c’est mon crétin de frangin qui a hérité du titre. 

Tandis que Sephyra prenait un instant pour enregistrer les informations qu’elle venait de recevoir, la femme entreprit d’ôter nerveusement quelques épines de conifères coincées dans ses cheveux.

—   Du coup, continua cette dernière en relançant ses cheveux dans son dos, tu peux m’appeler Megami. Mais c’est bien parce que c’est toi.

—   Megami… répéta Sephyra, pensive. C’est vous qui m’avez sauvée ?

—   Ça se pourrait bien, répondit la femme en se grattant négligemment l’oreille. Je t’ai retrouvée agonisante aux pieds des épicéas là-haut, continua-t-elle en indiquant une direction derrière elle. T’as dû faire une sacrée chute. Mais t’as eu de la chance de t’en tirer avec seulement trois côtes et les deux jambes pétées.

Sephyra regarda machinalement ses jambes, qu’elle parvint à remuer sans trop de difficulté. Elles étaient encore couvertes de bandages, ainsi que d’un atèle qui les maintenait droites. Elle frémit.

—   Tu te souviens de ce qui s’est passé, et pourquoi t’étais dans cet état ? questionna Megami en s’appuyant contre le dossier de sa chaise.

Sephyra baissa les yeux, et serra les poings.

—   À Odori… commença-t-elle. Nous avons été attaqués par les Neosiens. Quant à moi, j’ai été projetée du haut de la falaise…

Megami ouvrit de grands yeux.

—   C’est bien ce que je pensais ! dit-elle. Des Neosiens, donc ? Étrange… J’avais senti qu’il se passait un truc pas net et j’étais juste venue jeter un œil, mais si je m’attendais à trouver un demi-cadavre au pied de la falaise…

—   Megami, vous êtes une sorcière ? questionna Sephyra. 

—   Ouais. Mais comme je te l’ai dit, c’est mon frère aîné qui a hérité du nom de ma lignée. Je suis issue du Clan des Hyènes, qui vit de l’autre côté des montagnes.

—   De l’autre côté des montagnes ? On m’a dit que là-bas, tout est désertique et presque rien ne vit.

—   C’est parce qu’ils connaissent pas les bons coins, répliqua la sorcière. Mais c’est vrai qu’on est assez isolés, là-bas. Mon frangin est un vrai nul, il est totalement indigne de perpétrer le nom d’Iyeltaïr. On a fait de lui l’héritier uniquement parce qu’il est l’aîné. Pour tout te dire ça m’a bien mise en rogne. À mon retour au pays, j’irai lui mettre une dérouillée, ça lui fera les pieds.

Elle renifla et saisit une bouteille qui traînait sous un meuble bancal. Elle souleva le bouchon, sentit le goulot et but une lampée d’un liquide brun orangé. Elle sembla se délecter de la mixture tandis qu’elle refermait le réceptacle sans précaution.

Sephyra se mit à contempler les taches qui s’étendaient sur le visage et le corps de la sorcière. Son vêtement léger laissait même suggérer qu’elle en avait sur le torse. Megami remarqua rapidement son intérêt soudain pour ces marques qu’elle connaissait depuis de nombreuses années maintenant.

—   C’est du vitiligo, informa Megami. C’est pas contagieux, pas la peine de tirer cette tronche. On va causer maintenant que t’es réveillée. Si je t’ai sauvée, c’est pas parce que j’ai eu pitié de toi. L’altruisme, très peu pour moi.

Sephyra déglutit tandis que la sorcière se penchait vers elle, sans la quitter du regard.

—   Il se passe des trucs pas nets en ce moment, et j’ai cru comprendre qu’un autre sorcier foutait le boxon un peu partout. Ce serait pas lui qui serait venu attaquer Odori avec les Neosiens, par hasard ?

—   Vous voulez parler de Tehäniel ?

—   J’ignore son nom. Ou du moins, il m’en avait donné un autre lorsqu’on s’était rencontrés.

—   Vous le connaissez ? questionna Sephyra, surprise par l’assertion de la sorcière.

—   Plus ou moins. 

Megami s’affala de plus bel dans son siège en croisant les jambes, sans perdre du regard son invitée qui semblait curieuse d’en apprendre davantage.

—   Comme tu le sais sans doute, reprit la sorcière, même si je sais que la tradition a tendance à se perdre, les familles de sorciers comme la mienne existent pour protéger le Porteur de leur Clan. C’est une tradition importante et sacrée à Tornel, ma cité natale. Il y a cinq ans, nous avons recueilli un voyageur assoiffé qui s’était paumé dans notre désert. Comme nous sommes un peuple un poil plus élevé qu’on le croit, nous l’avons secouru et gardé avec nous le temps qu’il se rétablisse. Un jeune homme avec des cheveux noirs assez longs, et une partie du visage brûlée. Il avait dit être un Porteur, répondant au nom d’Arès.

La sorcière sentit que l’attention de Sephyra redoublait à la suite de sa description du voyageur perdu.

—   Une nuit, il a volé l’Esprit de notre Porteuse, et s’est enfui loin de notre ville, continua Megami. Nous n’avons jamais retrouvé sa trace. Notre Porteuse est heureusement en vie, mais nous ne pouvons pas la garder dans cet état. Il est impensable qu’Elsirhã, l’Esprit qui veille sur nous, demeure loin de son peuple. Pour cette raison, je me suis proposée pour partir à la poursuite du voleur, moyennant le titre d’Iyeltaïr en cas de réussite. Donc je me ferai officiellement proclamer héritière de ma lignée à mon retour, parce que j’ai pas l’intention d’échouer.

Sephyra fronça les sourcils.

—   Attendez, il a volé l’Esprit ? Lui-même ? Alors qu’il était déjà Porteur ?

Le regard de Megami s’assombrit.  

—   À moi aussi, on m’a toujours dit qu’un seul Esprit était déjà lourd à porter pour un seul être, et qu’il était impossible d’en accueillir plusieurs, répondit la sorcière. Mais il y a plus préoccupant encore. Notre Porteuse, Shalane, nous a avoué avoir la conviction que le voleur d’Elsirhã avait plus d’un Esprit en lui au moment de venir nous retrouver. Elle avait été la seule à se méfier de lui… Nous aurions dû l’écouter. 

Sephyra sentit son cœur fondre, et Megami détourna brièvement le regard. Elle n’avait pas besoin d’exprimer avec des mots à quel point elle ruminait cet événement.

—   Ce qui s’est passé dans les montagnes du nord récemment n’en est que plus préoccupant, continua-t-elle. Vu la description que j’ai eue de celui qui est allé enlever la Porteuse là-bas, pas de doute. Il existe donc dans notre monde quelqu’un d’assez fou pour vouloir tous les Esprits pour lui tout seul.

La sorcière poussa un soupir désabusé et leva les yeux au ciel.

—   Quel imbécile ! Il va finir par crever avec ses conneries. Et si ça arrive avant que j’aie pu récupérer Elsirhã…

—   Vous avez l’intention de tuer ce voleur ? questionna Sephyra en fronçant les sourcils.

—   Pas avant d’avoir récupéré Elsirhã. Après, oui, pourquoi pas. Sa tête serait du plus bel effet dans notre salle des rituels, à Tornel.

Sephyra passa nerveusement une main dans sa chevelure. Comment pouvaient-ils sérieusement envisager de tuer le sorcier si ce dernier dissimulait d’autres Esprits ? Devaient-ils tous les récupérer avant de tuer le sorcier ? La tâche semblait illusoire. Récupérer Elsirhã seule lui paraissait déjà saugrenu en soi, et à la limite de l’impossible. Les solutions qui s’offraient à eux pour protéger leur monde de la destruction s’amenuisaient à une vitesse préoccupante. Megami avait beau poursuivre le même objectif qu’elle, savoir que mener à bien cet objectif pourrait signifier la perte de leur monde l’accablait.

—   Vouloir venir à bout de cet homme n’est pas un mince objectif, déclara Sephyra. Pourquoi être venue seule ? En groupe, vous auriez sans doute eu davantage de chances de réussir.

— Je n’ai besoin de personne pour réussir cette mission, répliqua Megami avec un sourire qui montra la moindre de ses dents. Je te l’ai dit, on est un clan isolé, et on vit dans un endroit rude. Tout le monde a besoin de se serrer les coudes. C’est déjà assez dangereux qu’une seule guerrière parte, alors il n’était pas question que quiconque m’accompagne. En plus de ça, tu l’as sans doute remarqué, j’ai pris soin de me métamorphoser pour avoir une apparence neosienne et ne plus ressembler à une Reculée. Tout le monde ne sait pas faire ça, et pour la discrétion il était indispensable de pouvoir se fondre dans la foule à Neos, si besoin. 

Megami montra fièrement les oreilles humaines qu’elle avait façonnées d’elle-même. Sephyra, de son côté, peina à réprimer un rire. Avec son allure, si Megami arpentait les avenues bondées de Neos, jamais elle n’aurait la moindre chance de passer inaperçue. 

—   Mais demeure un problème, continua Megami. Certes, je sais faire les Passations, pour faire passer un Esprit d’un corps à un autre. Mais je ne sais pas le faire à moi-même. Et même si j’en étais capable, une sorcière n’a pas à abriter l’Esprit de notre Clan, ce serait inconvenant en plus d’être prohibé par nos lois. Donc quand j’aurai mis la main sur cet enfoiré, j’aurai besoin d’un réceptacle pour ramener Elsirhã chez moi.

Sephyra écarquilla les yeux, comprenant subitement où son interlocutrice voulait en venir. Megami se pencha vers sa jeune rescapée et pointa un long doigt pourvu d’un ongle pointu dans sa direction.

—   Exactement, dit la sorcière avec un sourire satisfait. En échange de ce service de taille que je t’ai rendu, vas m’aider à ramener Elsirhã chez moi. 

La brutalité de la nouvelle, juste après son réveil et alors qu’elle encaissait à peine les derniers souvenirs qui venaient l’accabler, empêchèrent la jeune femme de répondre. Devant son air hébété et son silence, Megami s’affala dans son siège en croisant les bras.

—   Si tu veux pas, tant pis hein. Je peux te recasser les jambes et te remettre là où je t’ai trouvée.

Sephyra serra les poings ; du moins, c’est ce que ses mains tentèrent de faire, tremblotant à cause d’un effort encore inhabituel après cette période d’inconscience.

—   Dis-moi, tu serais pas originaire d’Euresias ? questionna soudain Megami. L’île du sud qui a cramé il y a plus de dix ans. On m’avait dit que les derniers Reculés chauve-souris vivaient tous là-bas.

Sephyra resserra ses bras autour de sa taille, et détourna les yeux.

—   Oui, je suis née à Euresias, répondit-elle. C’est d’ailleurs pour ça que Tehäniel a essayé de me tuer.

—   Pour ça ? Que veux-tu dire ? questionna Megami en fronçant les sourcils.

—   Que c’est cette ordure qui a incendié l’île il y a dix-sept ans, grogna Sephyra en frémissant de rage. Ça n’avait rien d’un accident. Mais j’ignore pourquoi il l’a fait…

Un silence suivit ses paroles. Et contre toute attente, Megami éclata d’un rire dérangeant, qui mit Sephyra tellement mal à l’aise qu’elle ne put ressentir aucune colère suite à la réaction déplacée de la sorcière.

—   Donc j’ai bien manqué ma chance, siffla-t-elle entre ses dents, en fixant son interlocutrice si intensément qu’elle semblait vouloir la dévorer sur place. Cette raclure… J’étais si près de lui, sans le savoir…

Elle se saisit de la bouteille poussiéreuse avec une main tremblante, et en but une lampée conséquente, les membres frémissants de rage.

—   J’aurais dû monter le tuer… maugréa-t-elle entre ses dents serrées, qui laissaient apercevoir des canines imposantes. Pourquoi ne suis-je pas directement montée… 

—   Il va vous falloir beaucoup de force pour venir à bout de lui, répliqua Sephyra.

Le regard que lui lança la sorcière faillit lui faire regretter ses paroles, mais elle poursuivit :

—   Je l’ai vu vaincre le dernier sorcier d’Anethie, qui était l’être le plus puissant que je connaissais. Tehäniel n’est plus un simple sorcier à présent. Il est devenu quelque chose d’autre, quelque chose de beaucoup plus dangereux encore.

La lèvre de Megami se souleva, laissant de nouveau apparaître sa dentition inquiétante, mais sa voix fut étrangement calme lorsqu’elle répondit.

—   Je suppose, dit-elle. Et c’est sans doute pour cette raison qu’il n’a plus fait de bruit depuis deux mois… Il a dû être altéré par cet affrontement.

Sephyra ouvrit grand les yeux, oubliant soudainement la peur qu’elle ressentait vis-à-vis de Megami.

—   Deux mois ? répéta-t-elle, abasourdie. Ça fait deux mois que je suis…

—   Bah ouais, répondit Megami. T’as bien failli crever. Heureusement que je m’y connais en médecine et que je t’ai nourrie tout ce temps. C’est de l’artisanal en plus, du fait maison. Inutile de me remercier, va.

Sephyra cligna des yeux et se ressaisit. Deux mois entiers. Il avait eu le temps de se passer tellement de choses… Et les autres, à Odori ? S’en étaient-ils sortis indemnes ? Est-ce qu’Athem…

—   Vous savez si Odori a été détruit ? questionna soudainement Sephyra. Est-ce qu’il y a eu des survivants ? 

—   ‘Suis pas montée voir, admit Megami. Mais je vois encore les aigles voler régulièrement dans le coin, et j’ai vu des loups avec des tatouages noirs passer dans les environs à plusieurs reprises. J’ai pu les berner grâce à ma magie, sans ça ils seraient arrivés jusqu’ici. Ils étaient sans doute à ta recherche.

Sephyra déglutit. Mais en même temps, elle se doutait que si l’ordre avait été donné de la retrouver, cela signifiait certainement qu’Athem était encore en vie. Aokura étant mort, son cousin serait bien la dernière personne que les loups de la meute de Kerem écouteraient sans broncher, et elle doutait fort que quelqu’un d’autre que le jeune héritier d’Anethie s’inquiète de sa disparition.

—   Et vous savez si d’autres choses importantes se sont passées ? À Neos, Anethie ou ailleurs encore ?

—   Houlà, je suis pas omnisciente, répliqua Megami en se massant la nuque. Tout ce que j’ai en guise de nouvelles, c’est les commérages du village en bas dans la vallée, vu que j’y vais régulièrement m’approvisionner. Non, tout ce que j’ai retenu, c’est que ma cible cherche résolument à récupérer un maximum d’Esprits, mais se tient tranquille depuis un bout de temps. Je dois saisir cette chance. Ton arrivée ici est sans doute un signe d’Elsirhã qu’il me faut passer à l’action. Elle t’a choisie comme nouvelle Porteuse pour la ramener à mon clan. Tout ce qu’il me reste à faire, c’est retrouver ce scélérat, et lui reprendre ce qui nous appartient.

Sephyra baissa la tête sur ses couvertures. Elle était encore confuse du trop-plein d’informations qu’elle venait de recevoir, mais ses pensées restaient détachées de l’étrange marché proposé par la sorcière. Elle savait seulement qu’elle ne pouvait pas se permettre de rester dans cet état plus longtemps. Il fallait qu’elle se relève, et vite. Qu’elle fasse quelque chose après ces deux mois passés hors du temps et de la réalité.

Sans plus attendre, elle rabattit les couvertures au fond du lit et glissa lentement ses jambes sur le côté, afin que ses pieds touchent le sol. Megami leva un sourcil en la regardant faire.

—   Fais gaffe quand même, conseilla-t-elle. Normalement c’est cicatrisé, mais ‘faut pas que tu forces.

Sephyra retira les bandages et les atèles avec précaution, puis prit une grande inspiration avant de se mettre sur les pieds. Elle vacilla un instant et dut se rattraper sur le meuble à sa droite, qui commença à tanguer avec elle. Megami éclata de rire.

—   Bon début ! la félicita-t-elle. Bah si t’arrives à te lever, viens avec moi, je vais te montrer un truc qui devrait t’intéresser.

La sorcière se leva et sortit de la pièce à grandes enjambées. Sephyra la suivit avec précaution, songeant qu’elle devait faire peine à voir. Elle posait ses pieds l’un devant l’autre comme s’ils étaient susceptibles de se briser au moindre faux pas, et longeait les murs afin de toujours avoir un appui à proximité. 

Elle quitta la pièce à son tour et arriva dans un étroit couloir, qui donnait sur une vaste entrée à gauche. À droite, Megami l’attendait, devant une porte en bois vieillie par les années.

—   Par ici, lui-dit-elle en ouvrant le passage.

La sorcière baissa la tête pour s’engouffrer dans ce qui semblait être une petite pièce sombre. Sephyra la suivit à son rythme, de ses pas hasardeux. La lumière derrière elle s’engouffrait dans le petit espace ainsi dévoilé, tant et si bien que la jeune femme finit par apercevoir ce qui se trouvait dans la salle. Elle ne put retenir un cri de stupeur.

Un vieil homme au front dégarni était allongé sur un matelas posé à même le sol. Emmitouflé dans plusieurs couches de tissu et de couvertures, il était parfaitement immobile, à tel point qu’il était difficile de dire s’il était encore en vie ou non. Hébétée, Sephyra jeta un regard affolé à Megami qui décochait un sourire en coin.

—   T’inquiète, il est vivant, commenta-t-elle. Je l’ai plongé dans un état de sommeil prolongé pour qu’il reste en vie avec un minimum de soins. Mais pour l’instant, il va bien, et son Esprit aussi.

—   Son Esprit ? répéta Sephyra. Mais vous voulez dire que…

—   Oui, répondit Megami avec un sourire fier. Je te présente Allendil, certainement l’un des derniers Porteurs.

Sephyra posa à nouveau ses yeux sur l’homme endormi pour mieux l’observer. Une barbe blanche couvrait son menton, et les couches de vêtements qu’il portait sous ses couvertures lui semblaient ternes et sales. 

—   Je l’ai trouvé il y a un peu plus d’un an maintenant, déclara la sorcière. Il cherchait à se cacher par tous les moyens, et son errance l’a amené jusqu’à moi. Nous avons discuté, j’ai compris ce qu’il voulait et surtout, c’est lui qui m’a convaincue que quelque chose de louche se passait. On a conclu d’un commun accord qu’il valait mieux que je le garde ici, en sûreté. Il a accepté son sort sans rechigner.

Sephyra considéra Allendil avec un mélange de tristesse et de culpabilité. Le vieil homme n’aurait pas dû à avoir à agir de la sorte. Tout ce qui arrivait était d’une profonde injustice, et le fait d’être restée endormie durant deux mois renforçait son sentiment d’impuissance vis-à-vis de tout ce qui se passait autour d’elle.

—   Il me sert donc d’appât contre son gré, continua alors Megami avec un sourire.

Sephyra leva des yeux effarés sur la sorcière qui ne prit pas la peine de le remarquer.

—   Appât ? répéta la jeune femme, abasourdie. Attendez… vous n’avez quand même pas l’intention de le garder ici jusqu’à ce que Tehäniel arrive pour lui voler sur Esprit ?

—   Pourtant, c’est exactement ce que j’entends par « appât », répliqua Megami en levant un sourcil. Mais si ça peut te rassurer, je doute que ce plan ait la moindre chance de fonctionner. Déjà, parce que vu l’état dans lequel j’ai plongé Allendil, il est probable que ça le rende plus difficile à détecter. Et puis, si cet enfoiré a bel et bien été affaiblie par sa dernière bataille, il ne risque pas vraiment de revenir jusqu’ici avant un moment. Mais je refuse d’attendre patiemment qu’il se bouge. J’irai le chercher moi-même s’il le faut.

Sephyra ne répondit pas, se gardant de toute réflexion complémentaire.

—   Néanmoins, l’avoir ici est un avantage pour nous, déclara Megami tandis qu’elles s’en retournaient vers la chambre où Sephyra s’était réveillée. Tant qu’Allendil est ici en sûreté, ce taré ne pourra pas mettre la main dessus si facilement, si tant est que c’est son objectif. Que ce soit le cas ou non, dans le doute, je vais le laisser là jusqu’à avoir accompli mon objectif. Ce qu’il nous reste à faire en attendant, c’est massacrer cette ordure.

Megami se laissa tomber sur la chaise de bois qu’elle avait quitté quelques temps auparavant. Sephyra, quant à elle, reprit place sur le lit, pliant ses jambes avec précaution. 

—   Pour sûr, j’ai envie de voir Tehäniel quitter ce monde, admit Sephyra. Mais avec tous les Esprits qu’il doit porter en lui… Peut-on vraiment se permettre de le tuer ? Je veux dire… Ne devrait-on pas faire quelque chose pour les sauver ?

—   Il n’y a pas grand-chose à faire, répliqua Megami. On peut plus se permettre d’attendre. Il est devenu trop puissant, ‘faut faire quelque chose. Quitte à ce qu’on tue les Esprits qu’il a récoltés avec.

Un silence. La sorcière n’eut aucun mal à deviner que la perspective d’annihiler les autres Esprits ne laissait pas son invitée de marbre.

—   Ça m’inquiète de devoir faire ça, affirma Sephyra.

—   Pas le choix, rétorqua la sorcière. Si on le laisse faire, on court tous à une mort certaine. Autant agir tant qu’on le peut. Et puis très franchement, personnellement, je me fous de l’avenir de ce monde. Tout ce que je veux, c’est planter la tête de cet imbécile sur un poteau devant chez moi. Ouais. Ce sera encore mieux que dans la salle des rituels.

Sephyra serra les poings. Elle ignorait si la sorcière venait de trouver cette excuse par pur égoïsme, afin de ne sauver que l’Esprit de son clan, mais son argumentation tenait la route malgré tout. Tehäniel devenait plus puissant de jour en jour, et ce n’était peut-être plus qu’une question de temps avant qu’il ne retrouve ses forces et mette la main sur Allendil. Si une telle chose arrivait, il risquait de ne plus pouvoir être vaincu par quelque armée que ce fût. À moins qu’une telle puissance soit trop lourde à porter pour lui, et le détruise avant. Mais Sephyra peinait à y croire vraiment.

—   Vous vous pensez de taille contre Tehäniel ? questionna alors Sephyra, intriguée. Je ne doute pas de votre force, mais vous ne connaissez même pas la mienne et semblez penser qu’on peut venir à bout de ce type à nous deux.

Megami ricana, d’un rire nasal qui confirma à Sephyra son appartenance au Clan des Hyènes.

—   Me sous-estime pas, conseilla-t-elle en croisant les bras. Je ne saurais peut-être pas tuer une armée entière à moi toute seule, mais je me défends… Les quelques orbes que je possède sont puissants. Même s’il faut avouer que la magie que je maîtrise n’est pas vraiment faite pour l’offensive ou le dégât de zone.

—   Quel genre de magie ?

—   Dans notre jargon de sorciers, on parle de magie des âmes. C’est une science décrétée occulte par certains, mais personnellement, je la trouve bien pratique. Sans parler en détails, je peux mettre le boxon dans la tête des gens avec un simple contact, ou celui d’un objet dans lequel j’ai insufflé un peu de mon pouvoir. Je pourrais te rendre tarée en claquant des doigts. Ou te réduire à l’état de légume. Tentée par une démo ?

—   Non merci, répliqua Sephyra.

La sorcière éclata du même rire sarcastique, puis fixa son invitée si intensément que cette dernière déglutit. Megami se pencha ensuite vers un meuble très large, ouvrit un tiroir et en sortit un sabre sagement rangé dans son fourreau, avec une garde en fer forgé rappelant celle d’une rapière. Sephyra fut prise d’un frisson en reconnaissant son arme.

—   Je sais que tu sais te battre, pas la peine de me le cacher, déclara la sorcière. Pour posséder une lame de cette facture, je suppose que tu sais t’en servir. Par contre fais gaffe, elle a des entailles de partout. Faudrait que tu songes à l’entretenir.

Sans prévenir, elle lança le sabre à sa propriétaire qui le réceptionna à deux mains, ce qui lui valut une douleur passagère dans l’abdomen. Ses muscles n’étaient résolument pas encore remis d’aplomb.

—   Ce que tu m’as dit tout à l’heure confirme mes soupçons, continua la sorcière en récupérant la bouteille poussiéreuse au sol. Tehäniel est de mèche avec les Neosiens, et a donc de grandes chances de se terrer à Neos. Tu as déjà mis les pieds là-bas ? 

—   Je suis une ex-Chasseresse, déclara Sephyra pour toute réponse. J’y ai passé deux années. 

—   Voilà qui est parfait, répondit la sorcière avec un sourire intéressé. 

Sephyra serra les poings et leva les yeux vers la sorcière qui se délectait d’une nouvelle gorgée de sa boisson douteuse.

—   S’il faut aller chercher Tehäniel jusque là-bas, je vous y mènerai, déclara la jeune femme. Moi aussi, je connais quelqu’un là-bas qui se doit de tâter de ma lame.

—   Je vois ! s’esclaffa Megami. C’est parfait, dans ce cas. Ça nous fait une raison de plus de nous associer. 

Megami se releva, et s’apprêta à quitter la pièce.

—   Je vais aller chercher de quoi grailler, dit-elle. Toi, repose-toi encore un peu, avec ce que je vais te préparer, tes muscles vont retrouver leur tonus en un clin d’œil. Ah et au fait, tu t’appelles comment ?

Sephyra ne répondit pas tout de suite. Elle s’était focalisée sur son sabre, qu’elle sortit lentement de son fourreau pour en contempler la lame, pensive.

—   Cae-La d’Euresias, dit-elle.