L. Reflets de l'Ancien Monde - Le tombeau de glace



Explicit Violence

Après une catastrophe de grande ampleur, une partie de l’humanité est retournée vivre auprès de la nature, abandonnant la vaste Neos, capitale technologique des hommes. Parmi ces exilés, les reculés, certains appelés Porteurs gardent en eux des entités indispensables au maintien de la stabilité. Que deviendra le monde s'ils venaient à tous disparaître ?

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Partie 1 - Chapitre 3


Le soir commençait à tomber lorsque le train arriva à destination dans la cité minière d’Helem. Nahru sortit en s’étirant du wagon où elle était restée assise durant une bonne partie du voyage, finalement fatiguée de rester debout contre la rambarde du train. Aokura la suivit de près, surveillant leurs alentours proches avec attention.

—   C’était trop génial ! lança joyeusement Nahru.

—   Fais-toi discrète, ordonna Aokura en guise de réponse. Par ici.

Nahru leva les yeux au ciel mais suivit son compagnon de voyage sans broncher davantage. Elle s’éloigna du train sans le quitter des yeux, un petit sourire au coin des lèvres, espérant de tout cœur que le voyage du retour ne tarderait pas.

Helem était nettement moins animée que la ville dans laquelle elle s’était réveillée. Les gens y étaient sobrement vêtus, et quelques mendiants se reposaient contre les murs des bâtisses ternies par le temps et le charbon. Ville minière, les citoyens travaillaient presque tous dans les entrailles de la terre, ce qui avait peu à peu envahi le paysage de suie. Les rues étaient sales, tout comme les modestes habitations. 

Nahru se sentit rapidement mal à l’aise, son allégresse altérée par les visages mornes qui les entouraient. Devant elle, Aokura marchait d’un pas assuré, mais surveillait attentivement tout ce qui se passait autour d’eux. 

Les gens les regardaient passer, intrigués. Les deux voyageurs se détachaient sans mal du reste de la foule, vêtus très différemment des habitants d’Helem, et avec des couleurs nettement plus vives. Au sein de cette ville qui semblait cosmopolite à l’instar de Neos, Nahru reconnut des ressortissants de différents clans de reculés. Sobrement vêtus, le visage fermé tandis qu’ils arpentaient les rues, les citoyens d’Helem semblaient mener une vie bien modeste. Les quelques mendiants éveillés tendaient leurs mains sales avec espoir à leur passage, mais Aokura les ignorait totalement, tandis que Nahru préférait marcher tête baissée pour ne pas les voir, consciente de son impuissance.

—   Ne me regardez pas comme ça… maugréa-t-elle pour elle-même. C’est lui qui a de l’argent, pas moi… Faites-lui donc les poches et laissez-moi tranquille…

De plus en plus de gens les épiaient, et certains même se rapprochaient d’eux à petits pas. Certains ne partageaient pas les méthodes des mendiants mais poursuivaient les mêmes objectifs. Conscients de la tension qui se mit bientôt à les suivre de près, accompagnée par quelques personnes mal intentionnées, Nahru et Aokura accélérèrent le mouvement. Mais avant que l’une d’elles ne puisse les atteindre, une détonation rugit dans la rue, chassant les poursuivants qui détalèrent dans les ruelles, effrayés.

Aokura se stoppa net, imité par Nahru qui grimaçait, les deux mains plaquées sur les oreilles. Droit devant eux, deux hommes en uniforme militaire gris venaient d’apparaître dans la rue, et l’un d’eux avait encore son pistolet dressé vers le ciel. Aokura fronça les sourcils. C’étaient ceux qu’il avait aperçus à la gare de Sya, aucun doute possible. 

Tandis que les quelques civils s’éloignaient à pas lents du petit comité, certains se mettant à distance pour les épier plus ou moins discrètement, les deux hommes s’approchèrent des deux étrangers, un sourire rassurant aux lèvres.

—   Helem n’est pas un coin tranquille pour les voyageurs, déclara le tireur qui venait de ranger son arme, un grand brun qui devait avoir une trentaine d’années. Qu’est-ce qui vous amène par ici ?

—   Une affaire personnelle, répondit calmement Aokura, tandis que le second homme, chauve et presque aussi large que grand, commençait à épier Nahru avec intérêt.

Celle-ci fit un pas de côté vers son compagnon de voyage, se cachant partiellement aux yeux des nouveaux venus. Elle n’avait aucune idée de qui ils étaient, et quel était la nature de l’étrange artifice qu’ils possédaient, et qui avaient provoqué ce bruit tonitruant, mais sur l’instant, elle n’avait même pas envie de le savoir. L’homme chauve parut amusé de sa réaction, son épaisse moustache s’étirant dans un long sourire.

—   N’aie pas peur de nous, voyons, on ne va pas te manger ! dit-il en se penchant un peu plus vers elle. Par contre, nous aimerions beaucoup nous entretenir avec vous. Auriez-vous l’amabilité de nous laisser discuter un peu seul à seul avec elle, jeune homme ? demanda-t-il à Aokura.

—   Impossible, je suis responsable d’elle, rétorqua le sorcier avec froideur. Si vous voulez bien nous excuser…

Aokura reprit son avancée en dépassant les deux hommes, Nahru sur les talons. Les deux hommes les regardèrent s’éloigner, avant que le plus grand des deux sorte une nouvelle fois son pistolet. Mais avant qu’il ait pu mettre Nahru en joue, Aokura s’était retourné, jetant son sac de voyage au sol, et avait fondu sur eux.


Lorsque Nahru se retourna à son tour, ses yeux s’écarquillèrent. Tout se déroula si vite qu’elle en eut le souffle coupé. Elle ne vit qu’une silhouette vive frapper les deux hommes à tour de rôle, armée d’un immense sceptre d’ébène surmonté d’une sphère bleue adamantine. L’arme déchaînait un pouvoir qu’elle n’avait encore jamais pu contempler, soulevant une véritable tempête de vent glacial qui vint jusqu’à elle, secouant ses vêtements et ses cheveux. Nahru garda son regard rivé sur la scène, hébétée : elle vit les deux hommes se faire repousser avec une facilité déconcertante, et leur arme étrange voler en éclats. Démunis, une longue balafre sanglante sur le torse, les deux soldats s’écroulèrent l’un à côté de l’autre, une expression mélangeant terreur et surprise sur le visage. Aokura pointa l’extrémité de son sceptre, affûtée comme une lance, sur l’homme brun qui tressaillit.

—   C’est comme ça que vous discutez, vous autres Neosiens ? demanda-t-il d’une voix glacée. Pourquoi vous en prendre à elle ? Qu’est-ce que vous voulez ?

—   Ferme-la, sale reculé, et donne-nous la fille si tu ne veux pas qu’on t’explose la cervelle ! cracha l’homme chauve en portant sa main à sa veste.

En réponse, il reçut un violent coup de sceptre qui lui heurta si violemment le crâne qu’il retomba inerte aux côtés de son camarade, les yeux révulsés. L’homme brun regarda Aokura avec un mélange de colère et de peur. De fines gouttes de sueur commençaient à perler sur son front. La pointe du sceptre fila jusqu’à sa gorge, l’enjoignant à développer, appuyé par le regard noir de son propriétaire.

—   On s’est donné du mal pour mettre la main sur cette Porteuse, maugréa-t-il. On la pensait à Elantis avant d’y mettre le feu. Mais elle était déjà partie…

À quelques mètres de la scène, Nahru frémit en entendant le nom de son hameau natal. Oubliant sa peur un court instant, elle s’avança de quelques pas.

—   Mettre le feu ? répéta-t-elle à l’attention de l’homme à terre. Quel…

—   Ton village n’est plus qu’un tas de cendres, répliqua ce dernier en lui jetant un regard dédaigneux. Et tous ses habitants aussi, d’ailleurs. Ton père voulait nous faire croire qu’il était toujours Porteur, mais on ne s’est pas laissé berner. 

Aokura sentit une colère incommensurable monter en lui, tandis qu’il réfléchissait à toute allure. Était-ce bien vrai ? Hiéronn était mort ? Son village tout entier aurait péri dans les flammes ? Il ignorait s’il pouvait accorder du crédit aux paroles de deux tueurs potentiels, qui semblaient s’être déplacés spécialement pour venir attenter à la vie de Nahru. Mais s’ils étaient au courant pour la Passation, cela ne signifiait-il pas qu’ils étaient effectivement très, voire bien trop renseignés ? 

Hiéronn avait-il donc visé juste ?

Aokura resta un instant silencieux, frémissant de rage. Derrière lui, Nahru n’avait pas encore vraiment réalisé ce que le Neosien venait de dire. Elle refusait si fort d’y croire qu’elle était tentée de lui demander ouvertement la vérité. Elle ouvrit la bouche, tremblante de la tête aux pieds, mais ne parvint à émettre aucun son. Aokura fit un pas supplémentaire vers l’homme en rapprochant encore la pointe du sceptre de sa gorge, et ce dernier déglutit malgré lui.

—   J’ai pas bien entendu… siffla Aokura avec une voix aussi glaciale que l’air qui émanait de son arme. Qu’as-tu fait à Hiéronn et à son village ?

En réponse, l’homme éclata de rire. Son torse sanglant faisait des soubresauts réguliers, ce qui devait certainement le faire souffrir malgré son hilarité. Aokura serra plus fortement son sceptre dans sa main, prêt à le faire taire.

—   Les Porteurs doivent mourir, pour que les Esprits quittent enfin cette terre ! lança-t-il comme si c’était une évidence. Tue cette gamine, ça rendra service à ton foutu monde, crois-moi ! Et ne t’imagine pas que notre combat s’arrête ici !

Aokura plissa les yeux. Son regard était si perçant que l’homme brun vit son rictus déformé par l’appréhension.

—   Réponds-moi, ordonna Aokura. Qui est derrière le massacre que vous revendiquez ?

En guise de réponse, l’homme jeta un regard derrière le sorcier. Ce dernier se retourna très lentement tout en gardant son sceptre pointé vers le Neosien. Personne.

Un cliquetis. Une arme cachée.

Aokura pivota trop tard.

Un autre coup de feu retentit dans la petite rue. Nahru poussa un cri strident lorsqu’elle vit Aokura reculer d’un pas, repoussé par la surprise et la douleur de l’impact de la balle. Mais il repartit aussitôt à l’assaut ; l’arme de l’homme s’envola d’un côté, et son propriétaire ensanglanté de l’autre. Il retomba sur la tête et un odieux craquement se fit entendre, témoignant que sa nuque venait de se briser net.

Aokura agrippa son épaule gauche avec sa main. Son épaulière de cuir avait été bien insuffisante pour arrêter un tel projectile. Luttant contre la douleur, et submergé par le doute, il regardait fixement l’homme chauve évanoui devant ses yeux. Les chances que tout ceci soit vrai n’étaient pas nulles, il en était conscient. En conséquence, pouvait-il se permettre de garder cet individu en vie ? 

Il connaissait la réponse.

Nahru se précipita sur Aokura mais ne parvint à stopper son geste. Le sceptre d’ébène traversa la gorge de l’homme à terre, et en ressortit aussi facilement qu’il était entré. La jeune fille, tétanisée, se détourna en se cachant les yeux. Trop. C’était trop. Elle se laissa tomber sur les genoux, oubliant l’état de la rue délabrée, les passants qui avaient la curiosité malsaine d’assister à la scène, tout. Tout ce qui venait de se passer n’était qu’une énorme méprise. Ça ne pouvait pas être vrai. C’était impossible…

Sa vue commença à se brouiller, et elle eut soudain la sensation de manquer d’oxygène. Ses mains tremblèrent lorsqu’elle tenta de les apporter à son cou, et juste avant de s’écrouler, elle sentit un bras la rattraper.

Puis ce fut le noir.


****


Lorsque son esprit lui revint, elle était seule au beau milieu d’une plaine interminable. Elle avait beau regarder de tous côtés, elle n’apercevait rien à part l’horizon inatteignable. Elle se leva. Marcha dans une direction au hasard. Puis se mit à courir. Plus vite. L’espace d’un instant éphémère, elle eut la sensation libératrice de tout laisser derrière elle : ses malheurs, sa frustration, sa détresse, sa solitude.

Elle finit par apercevoir un village, droit devant elle. Elle sourit en reconnaissant Elantis, son hameau natal. Petit mais charmant, habité par des gens chaleureux qu’elle côtoyait depuis sa tendre enfance. Elle aperçut bientôt ses parents à l’entrée de sa petite maison à l’orée de la forêt. Ils lui faisaient des signes de la main. Elle voulut les rejoindre, mais elle se rendit compte que ses pieds refusaient maintenant d’avancer. Baissant la tête, elle remarqua que des ombres la clouaient au sol, emprisonnant ses pieds dans d’étranges filaments noirs. Elle regarda à nouveau devant elle. 

Ses yeux s’ouvrirent en grand pour contempler le feu qui ravageait sa terre natale. Les toits s’envolaient dans des tornades de flammes qui détruisaient tout sur leur passage, étouffant les cris de désespoir, les appels au secours. Elle perçut la voix de ses parents qui l’appelaient, piégés sur le perron de sa maison. Un sentiment d’angoisse démesuré accéléra son rythme cardiaque. Elle voulait aller les aider, mais ses pieds restaient obstinément cloués au sol. Elle les appela de toutes ses forces, en vain. Seules les cendres entendirent son appel, tandis que les flammes opaques cachaient à sa vision la seule famille qui lui restait. Puis des hommes sortirent de la fournaise, leurs bras levés dans sa direction. Un pistolet dans la main. Elle les vit décocher des sourires malfaisants, et appuyer lentement sur la gâchette.


Nahru se réveilla en sursaut. Son cœur battait à tout rompre. Elle se redressa en jetant des regards paniqués autour d’elle, avant de constater qu’elle n’était pas dans une plaine, mais dans un lit. Elle voulut croire qu’elle était de retour à Elantis, que tout cela n’avait été qu’un long cauchemar, mais sa vision lui prouva le contraire. La chambre où elle s’était réveillée n’était toujours pas la sienne. Elle repéra son sac, qu’on avait déposé près de la porte, contre une commode de bois clair. La seule fenêtre de la pièce, située juste au-dessus de son lit, lui indiqua que le soleil se levait à peine : la lumière du jour s’épandait timidement sur des collines recouvertes d’herbe grasse.

Elle se laissa de nouveau tomber en arrière sur son matelas, scrutant le plafond, le souffle court. Malgré elle, elle se mit à ressasser les récents événements, à commencer par celui qui l’avait davantage bouleversée. Helem. Ces deux hommes armés. Avait-elle là aussi rêvé ? Ou cela s’était-il vraiment produit ? Lentement, elle se rassit sur le matelas, repoussant les couvertures qu’on avait déposées sur elle. Sa tête bourdonnait si fort qu’elle lui donnait des vertiges. Elle la laissa tomber dans ses deux mains ouvertes, crispée. Le sentiment que tout ceci s’était bien déroulé sous ses yeux s’imposa à elle comme une cruelle évidence. Pourtant, ça ne pouvait pas être vrai. Ses parents ne pouvaient pas être morts. Elantis n’avait pas brûlé, c’était impossible. Ces gens étaient juste deux fous qui l’avaient prise pour une autre. Et tout s’arrêtait là.

Elle fut tirée de ses sombres pensées par des voix émanant de la pièce voisine. Timidement, Nahru se laissa glisser hors de son lit, en enfila ses bottines qu’on avait précautionneusement déposées près d’elle, sur le parquet vieilli qui grinça sous son poids lorsqu’elle se leva. Elle quitta la chambre à petits pas, une main posée sur son front brûlant. Elle ouvrit la porte de bois et arriva dans un couloir qui se prolongeait sur sa gauche. Les voix venaient du fond. Elle se rendit lentement jusqu’à la pièce principale de la demeure, où elle découvrit deux personnes attablées en grande conversation. Le premier, qui lui tournait le dos, pivota vers elle en l’entendant arriver, et se leva dès qu’il la vit.

—   Mademoiselle Nahru, la salua-t-il avec une voix apaisante. Comment vous sentez-vous ?

C’était un homme de taille moyenne, à la peau légèrement mate et couverte de tatouages tribaux, pour ce que laissaient entrevoir sa tunique sans manches et son pantalon relativement court. Deux oreilles de loup se frayaient un chemin entre ses cheveux mi-longs en bataille, immaculés, qui retombaient en partie sur ses yeux dont les pupilles luisaient d’un jaune éclatant. Un reculé qui gardait une apparence entre l’humain et l’animal. C’était courant, bien qu’elle n’en ait pas vu souvent. De l’autre côté de la table, ses mains entremêlées devant son visage et l’épaule gauche couverte d’un épais bandage, Aokura la fixait d’un regard sombre.

—   Ça… ça va, bafouilla-t-elle, encore perturbée par son arrivée brusque dans cette demeure, face à un nouvel inconnu.

—   Permettez-moi de me présenter, lança l’homme-loup en inclinant humblement le buste. Mon nom est Kerem. 

Il se tourna ensuite vers Aokura, et Nahru remarqua que l’individu avait aussi une queue recouverte de fourrure blanche qui prolongeait son échine.

—   Vous devez avoir beaucoup à vous dire, déclara le dénommé Kerem. Je m’occupe de surveiller les alentours. Sollicitez-moi au moindre besoin.

À la surprise de Nahru, il s’inclina très bas devant Aokura pour repartir aussi sec. La porte se claqua rapidement derrière lui. La jeune fille resta un moment interdite avant de se tourner vers le sorcier, qui continuait de la regarder, l’air impassible. Nahru baissa la tête et s’avança lentement vers la chaise vacante de Kerem, dans laquelle elle s’assit. 

Quelques secondes tendues s’écoulèrent, avant qu’Aokura ne finisse par entamer la conversation, probablement à contrecœur.

—   Je suis désolé pour tout ce que tu as enduré jusqu’à maintenant, dit-il. Je te dois bien des explications.

Il sortit son calumet, qu’il remplit d’herbes sèches avant de l’allumer d’un geste de la main gauche.

—   Je me nomme Aokura, à l’instar de mes illustres prédécesseurs. Le vingt-sixième du nom, très exactement. Descendant de la lignée des sorciers du royaume d’Anethie.

Il laissa s’échapper une bouffée de fumée en direction de Nahru, qui étonnamment ne broncha pas. Elle était bien trop surprise et heureuse d’avoir enfin le nom de celui avec qui elle avait dû voyager contre son gré depuis deux jours mouvementés.

—   Monsieur Aokura… répéta-t-elle, pensive. Vous êtes un sorcier, alors ?

—   Pas de « monsieur », répliqua Aokura, et oui, j’en suis un. C’est pas donné à tout le monde de savoir faire ça. 

Il tendit son bras droit sur le côté, et le fameux sceptre noir se dessina entre ses doigts. Nahru l’observa avec admiration. Aussi long et tranchant que dans ses souvenirs, il était toujours surmonté de la sphère bleue qui l’avait à peine entrevue à Helem, et qu’elle put contempler plus en détails. Elle semblait de nature minérale, mais les lumières azurées qui palpitaient en son centre rendaient l’objet éthéré, et si sublime qu’elle peinait à le quitter du regard, oubliant qu’il avait été le responsable d’une mise à mort brutale quelques heures auparavant.

—   Sans rire… Vous faites comment ? questionna-t-elle, bouche bée.

—   C’est de la magie, répondit simplement Aokura en faisant disparaître son sceptre avec un gracieux geste de la main. 

L’arme se volatilisa comme elle était apparue. Nahru décocha un sourire de travers.

—   Il y a forcément un truc, lança-t-elle, incrédule.

—   C’est vrai que tu n’as pas dû voir de magie très souvent, à Elantis… répondit Aokura, amusé. Ces pratiques se raréfient, après tout. Il ne reste que peu de familles de sorciers en l’état de poursuivre une lignée… C’est dommage, quelque part.

Comme pour appuyer son commentaire, le sorcier fit de nouveau apparaître l’objet dans sa main. Le regard de Nahru s’aimanta de nouveau sur l’extrémité bleutée du sceptre, qui continuait de luire intensément.

—   Et c’est quoi cette espèce de sphère ?

—   Un orbe.

Le qualificatif fut suivi d’une plainte admirative de la part de la jeune fille, plus que disposée à en apprendre davantage sur le fascinant objet.

—   Ce sont des minéraux polis de taille variable, expliqua Aokura. On peut y jeter des sorts rattachés à un élément, souvent en maintenant une emprise mentale constante sur l’objet pendant plusieurs jours, tout en le gardant au sein de son élément.

—   Je comprends rien, informa Nahru en jetant un regard perdu au sorcier.

—   En gros, soupira Aokura, cet orbe a passé des semaines dans les grands froids des montagnes d’Odori, en présence d’un sorcier qui a permis à cette simple sphère de quartz de devenir un orbe élémentaire puissant. Il permet depuis lors de geler l’eau quel que soit son état ou de créer des mouvements d’air grâce à l’énergie qu’il a emmagasinée. Son effet principal est de ralentir les mouvements atomiques, ce qui crée du froid…

Le visage dubitatif de Nahru le fit soupirer une nouvelle fois. Il laissa disparaître son sceptre, prit une nouvelle inspiration dans son calumet, puis la recracha tout en s’affalant dans son siège. Il n’était pas vraiment d’humeur à donner une leçon de physique avancée à sa protégée, bien que ces connaissances fassent partie de ce qu’il considérait légitimement comme un trésor personnel.

—   Qui étaient ces hommes ? lâcha finalement Nahru, incapable de contenir la crainte qui la dévorait, et que l’orbe ne pouvait désormais plus réprimer. 

—   Des Neosiens, si on en croit l’uniforme, répondit simplement Aokura.

Nahru fronça les sourcils. Elle avait beaucoup entendu parler de Neos. De de toutes les villes du continent, c’était sans le moindre doute celle qui nourrissait le plus de mythes et d’histoires. Si beaucoup l’appelaient Le Reflet de l’Ancien Monde, c’était avant tout par rejet de ses coutumes et de son attrait singulier pour la technologie, que l’on accusait d’avoir déjà détruit le monde par le passé. Elle était peuplée de tous ceux qui n’avaient pas leur place ailleurs, et qui rejetaient l’appel de la nature auquel le monde reculé s’était pourtant soumis avec succès par le passé. Elle avait ouï dire que la grande majorité des Neosiens ne croyaient même pas en l’existence des Esprits, les prenant pour un prétexte inventé par les reculés pour justifier leur refus de vivre hors de Neos, dans des conditions plus modestes. Avec tout ce qu’elle avait entendu, difficile de voir les Neosiens autrement que comme des êtres humains égocentrés et fermés d’esprit ; mais comment savoir si ce qu’elle avait entendu reflétait la réalité ? Elle avait la sagesse de reconnaître que depuis son monde éloigné de tout, démêler le vrai du faux était quasiment impossible. Néanmoins, cette rencontre terrifiante tendait à faire sévèrement pencher la balance en faveur de ses préjugés les plus néfastes.

—   Cette histoire m’inquiète, admit Aokura. J’ai des doutes quant à ce que ces individus ont raconté sur Elantis, alors j’ai envoyé des éclaireurs pour tirer tout cela au clair. Mais pour le reste… Ils ont affiché une claire intention d’intenter à ta vie au prétexte que tu es Porteuse. Et pour ne rien arranger, ils sont venus jusqu’ici armés. Tu as remarqué ce qu’ils utilisent pour se battre ? On appelle ça des armes à feu, et depuis longtemps, les Neosiens consentent pourtant de ne pas s’en servir hors de leur ville, parce que de nombreux clans s’y sont opposés, et que cela menaçait la paix sur le continent. Cela peut se comprendre ; tu imagines aisément qu’une arme qui peut tuer de loin et quasiment instantanément est bien plus dangereuse qu’une épée… Donc pour ne rien te cacher, j’ai un mauvais pressentiment.

Nahru baissa la tête. Elle préférait ne pas ressasser ce qu’avaient raconté ces hommes sur Elantis, rassurée que le sorcier ne semble lui-même pas prendre cette histoire très au sérieux. En revanche, elle ne se souvenait pas avoir déjà entendu parler de telles armes, si discrètes et dangereuses qu’elles pouvaient tuer sans le moindre effort, à l’aide de ce qu’elle imaginait être des projectiles invisibles. Elle espérait de tout cœur que le monde n’en était pas désormais rempli, car elle n’avait pas la moindre envie de rencontrer de tels individus chaque jour de son voyage. Ils avaient eu de la chance, à Helem. Même Aokura aurait pu se faire tuer, il avait d’ailleurs été blessé alors qu’il semblait dominer la situation.

—   Comment va votre blessure ? questionna Nahru en s’intéressant au bandage qui recouvrait l’épaule du sorcier. 

Aokura jeta un regard sur le bandage comme s’il le remarquait à peine.

—   Rien d’alarmant, dit-il. Il s’en est fallu de peu, mais je n’ai été qu’éraflé.

Nahru baissa la tête. Se remémorer une nouvelle fois l’homme et son arme étrange la fit frémir.

—   S’il y en a d’autres… Ils ne pourront pas nous retrouver ici… N’est-ce pas ? questionna-t-elle d’une voix faible.

—   Sois sans crainte, répondit Aokura. Cet endroit est très surveillé. Je ne te l’ai pas dit, mais il s’agit en fait d’une maison abandonnée qui nous sert de poste de surveillance dans la région d’Helem. 

Songeant que la maison était rudement bien entretenue pour une demeure « abandonnée », Nahru regarda Aokura avec surprise.

—   Poste de surveillance ? « Nous » ?

—   La meute dont fait partie Kerem est intégralement sous mon commandement. C’est une longue histoire, mais je vais tenter de faire court… As-tu déjà entendu parler du royaume d’Anethie?

Le nom lui évoqua immédiatement les souvenirs des leçons que lui prodiguaient jadis ses parents. Elle avait toujours étudié sérieusement les vieux atlas et autres ouvrages familiaux, qui l’avaient beaucoup instruite durant les nombreuses années passées chez elle à rêver du monde extérieur. 

—   Bien sûr, répliqua Nahru. On dit que c’est le clan de reculés le plus puissant qui soit !

—   C’est cela. Les loups qui y vivent peuvent se vanter de posséder une armée de guerriers aptes à rivaliser avec ceux de Neos. Anethie pouvait également se targuer, il y a quelques années encore, d’avoir à ses côtés une famille de sorciers prestigieuse. Mon père Aokura – vingt-cinquième du nom – était le second le plus respecté du seigneur Anetham, qui gouverne encore Anethie actuellement. Ils étaient par ailleurs très proches, étant cousins. Malheureusement, il s’est passé… un événement, qui a fait que mon père a quitté Anethie, quand j’avais seulement treize ans. Il s’est rapproché d’une meute de loups bannis qu’Anetham peinait à garder à distance de ses terres.

—   Bannis ? Qu’avaient-ils fait pour être bannis ?

—   Il y a eu des conflits entre leur ancien chef maintenant décédé et les prédécesseurs d’Anetham. Depuis, ces loups ont tenté de renouer avec Anethie mais peinent à le faire, puisqu’Anetham refuse encore de leur faire totalement confiance. Donc il y a quelques années de ça, mon père s’est imposé à leur tête et leur a confié la sécurité des alentours de la forêt d’Anethie. Cette décision, prise sans consulter Anetham, n’a fait que rendre leurs relations plus tendues encore. Mais le vieux Anetham a accepté cet état de fait, puisqu’au fond, je pense qu’il est rassuré de savoir la meute de Kerem servir les intérêts d’Anethie. Et maintenant que j’ai succédé à mon père, ces loups m’ont pris pour nouveau leader. Je n’ai, à l’instar de mon père, pas rejoint Anethie. 

—   Pourquoi ça ?

—   J’ai mes raisons.

—   Ben voyons…

Nahru se désintéressa de son interlocuteur et commença à suivre les rainures du bois de la table avec ses ongles. Au bout de quelques secondes, ce fut Aokura qui brisa le silence :

—   Kerem est le chef actuel de cette meute, c’est un informateur très doué, tout comme les loups sous son commandement d’ailleurs. C’est aussi mon père qui a perfectionné leur organisation, et amélioré leur mode de vie, ce qui a accru leur puissance au fil des années. Cependant, je suis certain que leur vœu le plus cher aujourd’hui c’est de rejoindre Anethie, pas de répéter les erreurs passées.

Nahru fit une moue dubitative.

— Votre père non plus ne vit plus à Anethie, alors ? questionna-t-elle.

Aokura baissa les yeux, observant un temps son calumet avant de le porter à nouveau à ses lèvres.

— Il est mort, asséna-t-il. Pourquoi croies-tu que j’aie pris la suite si jeune ?

Nahru se tut, surprise et choquée par la brutalité de son assertion. Le sorcier n’eut aucun mal à comprendre qu’il avait peut-être été un peu trop direct.

— Désolé, dit-il. Je n’aime pas ressasser cette histoire.

Il échappa une nouvelle bouffée de fumée malodorante. Nahru plissa le nez et saisit l’occasion de changer de sujet.

—   Quand est-ce que vous allez arrêter de fumer ce machin ? maugréa-t-elle.

—   J’ai pas l’intention d’arrêter, répliqua le sorcier. Mon père a fumé ce truc toute sa vie, et même si ça te semble idiot, j’ai l’intention de faire pareil.

—   C’est idiot en effet…

—   Si tu t’y mettais, t’aurais moins l’air d’une gamine de douze ans, tu sais.

—   J’en ai quinze ! s’écria Nahru en se redressant sur la table. Et puis je préfère encore avoir l’air d’une gamine plutôt que de ressembler à un vieux chnoque comme vous !

Aokura ouvrit de grands yeux, interdit. C’était bien la première fois qu’on le traitait de la sorte.

—   J’ai clairement l’habitude des « jeune imbécile », dit-il, mais qu’on me qualifie de vieux chnoque à vingt-deux ans, ça m’épate.

Nahru le dévisagea avec stupeur.

—   Vous avez seulement vingt-deux ans ? Vraiment ?

—   ‘Pour ça qu’il faut que t’arrêtes de me vouvoyer, conclut Aokura en portant de nouveau son calumet à ses lèvres.


La journée dans la petite demeure s’écoula lentement. D’après Aokura, qui avait passé son temps accoudé devant la fenêtre à surveiller d’éventuelles visites, Kerem était parti prendre contact avec les informateurs qu’il avait chargé d’enquêter sur le soi-disant massacre d’Elantis. Leur planque avait une position stratégique, à seulement quelques kilomètres d’Helem, qui leur permettait de couvrir un périmètre de surveillance intéressant aux environs d’Anethie. Mais Elantis était éloignée en comparaison, et en conséquence, les nouvelles ne viendraient pas tout de suite. Même si l’utilisation de rapaces apprivoisés était courante au sein du Clan et bien plus rapide que d’effectuer les trajets soi-même, de longues heures d’attente étaient de mise. 

Nahru avait passé le plus clair de son temps dans sa chambre, à observer le ciel à travers les carreaux. Les nuages avaient défilé par centaines du matin jusqu’au soir, ne laissant que peu de passage aux rayons solaires. Elle avait eu beau tâcher de penser à autre chose qu’à cette funeste histoire et ces deux hommes en costume militaire, son rêve de la nuit même lui était sans cesse revenu en mémoire, lui faisant peu à peu perdre espoir pour son village. À bien y repenser, ces deux individus ne seraient pas venus à elle aussi bien informés s’ils n’avaient pas agi au préalable, au sein d’un mouvement certainement organisé et peut-être même assez puissant pour qu’elle ne soit en sécurité nulle part.

Son attente chargée d’angoisse l’avait épuisée. L’estomac noué, les yeux embués de larmes, elle frémit en se recroquevillant sur elle-même après avoir vu périr les dernières lueurs du jour à l’horizon. Elle aurait aimé avoir n’importe quoi à faire ou à penser, pour empêcher ses peurs de la gagner. Mais elle ne parvenait pas à renforcer ses espoirs, qui vacillaient comme une flamme fragile laissée à la merci du vent. 

Les chants des oiseaux diurnes cessèrent bientôt, pour laisser place aux hululements des chouettes. La lune était resplendissante dans le ciel dégagé, lorsque Nahru entendit la porte d’entrée claquer.

Elle sursauta et regarda vers l’entrée de sa chambre, l’oreille tendue. Elle entendait des voix à l’intérieur de la maison ; quelqu’un était arrivé. Le nouveau venu discutait certainement avec Aokura. À voix basse. De nombreux silences ponctuaient leur conversation. Nahru sentit le rythme de son cœur accélérer.

Des pas dans le couloir. Elle déglutit. Aokura toqua à sa porte, avant de l’ouvrir doucement. La jeune fille contempla le visage de son protecteur le cœur serré. Son regard était vide, sa tête baissée, et elle avait l’impression que ses bras frémissaient. Il leva les yeux vers Nahru.

Secoua négativement la tête.


Ses premières larmes coulèrent sans même qu’elle s’en rende compte. C’était impossible. Impossible, et pourtant, Aokura restait droit devant elle, sans changer d’expression, sans lui annoncer avec un sourire railleur que c’était une plaisanterie. Il restait là, le regard rivé dans le vide, un mélange de tristesse et de colère sur le visage. Et étrangement, ce dont elle fut tout de suite sûre, c’est qu’il avait aussi mal qu’elle. 

Elle ne comprit pas pourquoi. Elle ne pouvait pas comprendre.

Nahru enfouit sa tête dans ses mains et pleura sans retenue. Toutes ses sensations s’étaient évanouies pour ne laisser place qu’à une incommensurable tristesse qui dévorait tout son être. Elle ne se rendit même pas compte que le sorcier s’était avancé pour s’asseoir à ses côtés. Et elle ne broncha pas lorsque le bras d’Aokura se déposa sur le sien. Au contraire, elle s’agrippa aussitôt à ses vêtements et enfouit sa tête dans le creux de son épaule, laissant ses pleurs redoubler d’intensité. 

Aokura resta à ses côtés longuement, partagé entre sa tristesse et ses doutes grandissants. Hiéronn ne s’était donc pas trompé. Et avant de mourir, emporté par l’incendie dévastateur qui avait bel et bien réduit Elantis en cendres, il avait juste eu le temps de lui confier sa fille unique, dernier joyau de son existence, et porteuse de tous les espoirs qui lui restaient.

Dire qu’il ne le croyait que maintenant.

Aokura serra Nahru contre lui. Elle ne parvenait pas à calmer ses pleurs. 


Pour tous deux qui n’avaient pourtant rien en commun, un être cher venait de les quitter à jamais.