L. Reflets de l'Ancien Monde - Le tombeau de glace



Explicit Violence

Après une catastrophe de grande ampleur, une partie de l’humanité est retournée vivre auprès de la nature, abandonnant la vaste Neos, capitale technologique des hommes. Parmi ces exilés, les reculés, certains appelés Porteurs gardent en eux des entités indispensables au maintien de la stabilité. Que deviendra le monde s'ils venaient à tous disparaître ?

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Partie 1 chapitre 10


Une année entière s’était écoulée depuis son arrivée à Neos. Sephyra avait le sentiment de s’intégrer de mieux en mieux à sa nouvelle vie, et se sentait même importante en tant que Chasseresse de rang deux. Lucéria, qui avait gravi les échelons au même rythme qu’elle, faisait toujours preuve de la même détermination à passer au premier rang. Mais pour sa part, Sephyra n’était pas pressée. Elle avait déjà l’impression d’avoir progressé dans la hiérarchie à une vitesse bien supérieure à ce qu’elle avait osé s’imaginer au moment de son recrutement. Et malgré le fait que les autres Chasseurs avaient eux aussi d’excellentes capacités, les deux jeunes femmes étaient celles que le général Krowder avait choisi de propulser le plus rapidement, conformément, sans doute, aux attentes du président. L’habilité au combat n’était sans doute pas le seul critère de jugement : c’était ce que se disait Sephyra lorsqu’il lui arrivait de se questionner à ce sujet.


Un nouveau succès. Sephyra entra à pas lents dans l’aile droite du palais présidentiel, fatiguée par sa cavale nocturne. Elle avait dû poursuivre des Reculés sous forme animale sur des dizaines de kilomètres, ne parvenant à leur mettre la main dessus qu’en les épuisant à force de les pister par la voie des airs. Encore deux malfaiteurs qui allaient se retrouver derrière les murs opaques des prisons neosiennes. 

Encore deux personnes dont elle n’avait pas envie de connaître le funeste sort.

—   Tout va bien, Sephyra ?

La jeune femme cligna des paupières en redressant son regard. Assis derrière un vaste bureau rempli de papiers en tous genres, un jeune homme aux cheveux noirs en bataille la dévisageait, ses iris brun-orangés cachés derrière de grandes lunettes à la monture fine.

—   Tu as l’air ailleurs, renchérit-il avec un petit sourire.

—   Excuse-moi, Landa, répondit Sephyra en reprenant contenance. J’étais perdue dans mes pensées.

Elle déposa une liasse de documents sur le bureau, avant que le secrétaire ne s’en empare avec un regard admiratif, rajustant sur son nez sa paire de lunettes.

—   Encore une belle réussite, commenta-t-il en feuilletant le document. Ça devient une habitude, on dirait.

Sephyra lui adressa un sourire timide tandis qu’il s’affairait à tamponner les documents, jonglant entre les papiers et registres dont la jeune femme ne connaissait pas toujours l’utilité.

—   Je vais faire transmettre ce rapport au général Krowder, déclara finalement Landa en agrafant le document. 

Il ne put s’empêcher d’y jeter un dernier regard, songeur.

—   Encore des Reculés, murmura-t-il. Pourquoi y en a-t-il autant qui commettent des délits, ces derniers temps ?

—   Je n’en ai aucune idée.

Sephyra avait baissé les yeux, comme si elle avait à se sentir coupable de cet état de fait. Mais Landa n’avait pas tort : de plus en plus de criminels identifiés s’avéraient être des Reculés. D’après ce qu’elle avait pu entendre de la part de Chasseurs plus anciens qu’elle, ce n’était pas habituel. Les Neosiens eux-mêmes étaient bien plus nombreux que les Reculés à Neos, et en temps normal, ces proportions étaient conservées concernant les fauteurs de trouble. Mais depuis peu, la balance semblait pencher de plus en plus vers les « étrangers » que Sephyra pensait parfaitement intégrés à l’immense capitale.

Les claquements précipités de chaussures élégantes la tirèrent de ses pensées. Elle tourna la tête sur sa gauche et vit une jeune femme blonde en tailleur se ruer sur le bureau de Landa, provoquant la surprise de celui-ci.

—   Tu as eu le temps de relire mon rapport ? questionna-t-elle avec empressement. Je passe te voir très vite, je suis en retard pour ma réunion…

—   Oui je l’ai regardé, attends voir, répondit le jeune homme en fouillant précipitamment dans un de ses casiers.

La jeune femme reprit sa respiration et remit ses mèches rebelles en place derrière ses oreilles. Elle jeta un regard furtif à Sephyra, lui adressa un très bref sourire et détourna le regard aussitôt. Sephyra se souvint alors d’elle : il s’agissait d’Aline Touret, qui s’était occupée de son entretien un an auparavant, lors de son recrutement pour faire partie des Chasseurs. Elle la croisait de temps en temps, mais avait la désagréable impression que la jeune femme cherchait plus ou moins à l’éviter. 

Aline s’empara avec un soulagement visible du document que lui tendit Landa après quelques instants de recherche.

—   Super ! se réjouit-elle. Je risque de rentrer tard, tu t’occuperas du dîner, d’accord ?

—   Pas de problème, répondit Landa avec un sourire timide. Bon courage pour ta réunion.

La jeune femme repartit en toute hâte, tâchant de conserver une allure soutenue malgré ses chaussures inadaptées à la course. Sephyra la regarda s’éloigner, songeuse. Pourquoi avait-elle cette impression de susciter la méfiance ?

—   Elle est un peu troublée en ce moment, ‘faut pas lui en vouloir, déclara Landa. C’est ces histoires et ces rumeurs qui prétendent que les Reculés veulent s’emparer de Neos, ça lui monte à la tête. Je compatis, en tout cas, reprit-il à l’attention directe de Sephyra. Ce ne doit pas être évident d’être un Reculé à Neos par les temps qui courent.

Sephyra ne répondit pas. Elle se contenta d’espérer que son souhait de trouver une ville où les origines ne suscitent aucun rejet n’allait pas périr après une seule année passée loin d’Anethie.


La matinée était bien avancée lorsque Sephyra arrive jusqu’à sa chambre, et heureusement, elle n’avait plus rien de spécial à faire pour la journée. Elle se sentait fatiguée par la nuit trop courte qu’elle avait eue, et se demandait si elle allait commencer par manger quelque chose ou dormir, quand des bruits de pas sur sa gauche attirèrent son attention.

Elle tourna la tête et tomba nez-à-nez avec un homme qui la dépassait d’au moins une tête. Massif, le visage carré, il avait une dense barbe châtain et des yeux de la même couleur qui pétillaient de malice. La jeune femme reconnut immédiatement le second de Nelson, ou plutôt son garde du corps, qui l’accompagnait systématiquement et en toutes circonstances. Le brassard rouge qu’il arborait au bras droit prouvait son appartenance au premier rang des Chasseurs. Elle déglutit.

—   Chasseresse Sephyra ? demanda-t-il avec un sourire franc.

—   Oui ? répondit timidement Sephyra, sans savoir à quoi s’attendre.

—   Je m’appelle Jack Orwenn, déclara l’homme. On s’est vus une fois au moment de ton recrutement, je sais pas si tu te souviens, ça commence à dater. Comme tu le sais sûrement, je suis affilié à la garde personnelle du président Nelson James, et je suis venu à toi car il souhaite te voir.

Sephyra frémit de la tête aux pieds. Une entrevue avec Nelson ? Pourquoi ? Cela faisait un an qu’elle vivait à Neos maintenant, mais elle n’avait encore jamais pu échanger un seul mot avec lui, même en tant que Chasseresse de rang deux.

—   T’inquiète, y’a aucun problème ! assura Jack avec un grand sourire amusé, devant la mine défaite de Sephyra. Mais si tu veux bien, je vais te conduire jusqu’à lui, faudrait pas le faire attendre.

—   Je… Bien sûr.

À peine rassurée, Sephyra suivit Jack jusqu’aux étages supérieurs du palais présidentiel, où elle n’avait jamais mis les pieds. Elle ne voyait que les ministres ou Nelson lui-même accéder aux hauteurs, et elle se sentait terriblement intimidée de se voir accorder le droit, même exceptionnel, de circuler librement dans cet endroit. Elle marcha longuement derrière Jack, tâchant de paraître la plus digne et énergique possible en dépit de son état de fatigue avancé. Elle traversa plusieurs couloirs somptueux au sol impeccable, pour finalement arriver devant deux immenses portes noires.

—   Le Président t’attend, déclara Jack avec un petit sourire. Prête ? 

Sephyra hocha la tête positivement, bien que son véritable avis sur la question fût contraire. Elle était simplement terrifiée à l’idée de se retrouver face à face avec le président de Neos. D’autant plus qu’elle ignorait toujours le motif de cette entrevue soudaine.

Sans plus attendre, Jack frappa trois coups à la porte, avant de l’ouvrir.

—   Monsieur, je vous ai amené mademoiselle Sephyra, dit Jack en poussant doucement la jeune femme devant lui.

Sephyra s’avança dans la pièce le plus lentement possible, veillant à se tenir parfaitement droite, repliant ses ailes comme pour ne pas prendre trop de place. Le bureau était à l’image de son propriétaire : impeccable et intimidant. Le plafond était exceptionnellement haut, trônant au-dessus d’une étendue de marbre noir qui recouvrait tout le sol de la pièce. Elle ne perçut aucune décoration à l’exception de textes encadrés trop lointains pour être déchiffrés, ainsi qu’un couple de rapières entrecroisées disposées fièrement sous le symbole de la ville de Neos.

Mais ce n’étaient pas les sobres ornements qui captaient son attention. Face à elle, derrière un imposant bureau noir, assis confortablement dans un fauteuil de cuir qui tournait le dos à une vaste baie vitrée, Nelson James la regardait avec insistance.

—   Merci, Jack. Tu peux disposer, dit-il.

Sephyra déglutit une nouvelle fois. Elle aurait préféré qu’il reste. Lorsqu’elle entendit la porte du bureau se refermer derrière elle, elle se rendit compte à quel point son cœur battait la chamade. Et qu’elle aurait donné n’importe quoi pour se trouver ailleurs que dans cette pièce.

Au bout de quelques secondes tendues, le président de Neos se redressa dans son siège et posa ses coudes sur la surface de son bureau.

—   Bienvenue, Chasseresse Sephyra, dit-il d’une voix douce et profonde.

En réponse, Sephyra inclina la tête, ne sachant que répondre. Elle réfléchissait à toute vitesse : comment être correcte sans froisser le dirigeant suprême de Neos ? Nelson, de son côté, ne semblait pas s’attacher à ce point aux manières. Il se leva de son siège et sortit de derrière son bureau. Sephyra frémit en se redressant, et elle affronta son regard azuré, dans lequel elle se perdit une nouvelle fois.

—   Je t’ai fait venir ici car je suis très intéressé par tes capacités, déclara-t-il. Je laisse le soin au général Krowder de décider des passations entre les rangs de Chasseurs, mais pour le premier rang, je préfère m’en charger moi-même.

Sephyra mit un moment à réaliser le sens de sa phrase. Elle se mit à avoir subitement peur de ce que son esprit perturbé était en train de comprendre.

—   Jack, que tu viens de voir, est pour l’instant le seul Chasseur de premier rang dont je dispose. Il est très compétent, mais sa présence seule ne me paraît plus suffisante. Je sens que les relations avec les clans de Reculés sont en ce moment tendues. 

Il se retourna, et s’avança vers la baie vitrée, qui offrait un magnifique panorama de la ville en éveil.

—   En tant que président de Neos, je suis très bien informé quant à ce qu’il se passe un peu partout sur le continent. Et j’ai entendu dire, depuis quelques temps, que des catastrophes avaient frappé plusieurs villes sans explication concrète. Il y a à peine une semaine, un village entier a été ravagé au sud d’ici, dans des circonstances étranges. J’ai la conviction que quelque chose de dangereux est en approche.

Il se tourna de nouveau vers Sephyra, qui était tout autant concentrée sur les paroles du jeune président que sur sa propre posture.

—   J’ai besoin de ta force, Sephyra. Dès que tu es arrivée ici, j’ai su que tu avais quelque chose de spécial. J’ai toute confiance en tes capacités, et je souhaite t’aider à les mettre au profit de Neos. Vois-tu, je rêve du jour où les Neosiens pourront réellement renouer avec les Reculés, et oublier les conflits idiots qui ont pu entraîner tous ces clivages. Notre monde a plus que jamais besoin d’unité. Et pour apporter cette unité, j’ai besoin de plus de force. Et pas seulement de celle de cette ville.

Il fit deux pas face à elle, sans la quitter des yeux. Sephyra eut l’impression que plus elle le regardait, plus ses yeux devenaient perçants.

—   Ce rêve semble fou pour la plupart de mes seconds, admit Nelson. Ils pensent que l’unité ne pourra jamais revenir. Ils n’ont peut-être pas tort. Mais je n’ai peut-être pas tort, moi non plus. Sephyra. Veux-tu m’aider à porter ce rêve ? 

Il regarda de nouveau au loin. Entre deux épais nuages, le soleil commençait à percer au-dessus des plus hauts immeubles de la cité.

—   Veux-tu porter sur tes ailes le rêve de toute une vie ?

Lorsqu’il se retourna, il vit que la jeune femme avait posé un genou au sol, le corps incliné vers lui, ses ailes redressées au-dessus d’elle. Prête à suivre le moindre de ses commandements, et à lui faire don de toute la force et le courage dont elle disposait. 

Il la regarda longuement. Elle, le cœur battant, gardait son regard rivé sur le sol. Un mélange de détermination et de doute bouillonnant dans sa tête. Porter ce rêve… En était-elle seulement capable ? Le voulait-elle vraiment ?

Un sourire confiant étira les lèvres de Nelson. Peut-être faisait-il erreur, mais il avait le sentiment que cette rencontre n’était pas du tout anodine. Était-il fasciné par ses capacités au combat, ou simplement à cause de ce don que la nature lui avait fait ?

Cette chance de pouvoir sillonner les cieux à son gré, et de porter ainsi les rêves les plus fous sur ses épaules ?

Il ne le savait pas encore. Mais pour le moment, peu lui importait. Il annonça alors à Sephyra qu’elle était désormais Chasseresse de premier rang.


Et que son rêve ne demandait plus qu’à s’envoler avec elle.


****


Lorsque Nahru rouvrit les yeux ce matin-là, elle vit qu’elle était seule.

Elle se redressa sur son lit et chercha en vain la présence d’Aokura dans la petite chambre de l’auberge. Son lit était vide ; ses affaires avaient disparu. Elle se leva timidement. Regarda par la fenêtre. Le soleil n’était pas là, lui non plus. Il était dissimulé derrière d’épais nuages, sombres et menaçants. 

Un bruit sourd contre la porte. Quelqu’un voulait entrer. Non, plusieurs personnes. Les coups répétés qui martelaient sa surface menaçaient de la faire céder ; Nahru courut en direction de la fenêtre, ouvrit le carreau, regarda l’extérieur. C’est alors qu’elle le vit, au loin. Il marchait tranquillement dans la rue, son sac dans une main, son calumet dans l’autre. Elle pouvait distinguer sa longue chevelure blanche dansant au rythme de ses pas.

—   Aokura !

Elle avait crié de toutes ses forces. Mais il ne s’était pas retourné. Au contraire, il avait continué sa route, s’éloignant d’elle pour toujours dans cette rue qui s’assombrissait à vue d’œil. Paniquée, elle voulut sortir, partir en courant pour le rejoindre, mais elle entendit que la porte derrière elle s’écroulait. Elle se retourna, paniquée. Des soldats se jetèrent sur elle, armes levées, leurs yeux brûlants de l’envie de meurtre. Elle se cacha la tête avec ses bras et hurla à nouveau.


—   Aokura !!

—   Eh, oh, c’est bon, je suis là ! aboya la voix du sorcier. Qu’est-ce qui tourne pas rond, chez toi ?

Nahru ouvrit les yeux et se redressa d’un coup. Elle regarda Aokura, abasourdie, qui lisait tranquillement le journal, attablé avec son calumet dans la petite chambre de l’auberge. Il lui jeta un regard mélangeant subtilement pitié et agacement.

—   Je te jure… Bientôt dix-sept ans et t’es toujours pas fichue de dormir sans te faire dessus, lança-t-il sans ménagement. 

La colère l’emportant rapidement sur son soulagement, Nahru descendit de son lit et rabattit furieusement son drap sur le matelas.

—   Ça t’arriverait une fois dans ta vie de te montrer compréhensif envers moi, abruti ?! rétorqua-t-elle sans se retenir non plus. Ça fait un an que tu ne me lâches pas d’une semelle, alors la perspective que tu te barres sans rien dire me fait un peu peur, oui, je l’avoue !

Elle repartit frustrée dans la pièce annexe qui servait de salle de bain, ses vêtements sous le bras, et claqua la porte derrière elle. Aokura la regarda partir avec surprise, se demandant -pour une fois- s’il n’y était pas été un peu fort.

Tout en s’habillant, Nahru sentait ses membres frémir sous la frustration et la colère. D’habitude, se prendre la tête avec Aokura faisait partie de son quotidien et donc n’avait aucune raison de l’inquiéter, mais ce matin-là, sans qu’elle sache pourquoi, les remarques du sorcier l’avaient affectée. 

Elle se surprit soudain à se demander si de son côté, il appréciait vraiment de voyager avec elle. Ou était-il redevenu ce grand gaillard insensible qui lui en avait fait voir de toutes les couleurs lors de leur première rencontre ?

Elle se regarda dans la glace, en essayant de garder un visage le plus neutre possible. Elle se coiffa sommairement, puis caressa d’une main la marque sur sa joue droite. Elle avait réussi à survivre jusqu’ici sans trop de problèmes, en y repensant. En un an, ils n’avaient pas subi de nouvelle attaque de la part de leurs ennemis. Mais les agressions envers les clans continuaient. Et toujours aucune trace d’Allendil, le vieil ami Porteur de son défunt père.

Tâchant d’oublier un instant ces faits qui l’inquiétaient pourtant au plus haut point, elle laissa revenir ses pensées vers l’intense frustration qui l’avait gagnée depuis son réveil. Après avoir sommairement arrangé sa tenue, elle sortit de la salle de bains, les yeux rivés sur le sol.

Aokura n’avait toujours pas bougé de place. En revanche, il avait cessé de lire le journal, et fumait en regardant l’extérieur. Il tourna les yeux vers elle en l’entendant arriver.

—   T’es toujours fâchée ? demanda-t-il.

Elle fit la moue et se dirigea vers son sac, appuyé contre son lit, pour y ranger ses affaires.

—   Désolé, dit-il.

Elle le regarda sans changer d’expression.

—   J’ai du mal à savoir si t’es vraiment désolé, lâcha-t-elle. J’ai vraiment eu la trouille, je suis qu’une pauvre gamine paumée poursuivie par une bande de tarés, alors oui, quand je rêve que tu me laisses seule en proie à ces malades, ça me fait peur.

Il ne répondit pas. Nahru fouillait dans son sac juste pour occuper ses mains. Elle ne voulait pas affronter le regard du sorcier, qu’elle devinait fixé sur elle. 

Ce fut le silence qui régna en maître le restant de la matinée.


Ils reprirent la route après s’être restaurés dans le village où ils avaient fait leur halte. Sans rien se dire. Songeurs, chacun de leur côté. Nahru ne cherchait même plus à engager la conversation, encore fâchée contre son compagnon de voyage. 

Ils marchèrent toute la journée sous les chaleurs de l’été qui s’estompait peu à peu, passant par les forêts et longeant les coins d’ombre. Ils s’arrêtaient à chaque ruisseau rencontré pour se désaltérer et remplir leurs gourdes. L’automne ne tarderait pas, mais les températures étaient encore étouffantes en pleine journée.

La prochaine ville à atteindre n’était plus très loin lorsque tomba le soir, dévoilant un magnifique ciel étoilé. Nahru admira longuement la voûte céleste tout en progressant dans la vaste plaine d’herbe grasse, au bout de laquelle se dressait le petit village où ils passeraient la nuit. Alors qu’il ne leur restait plus qu’un kilomètre à parcourir pour atteindre leur destination, Aokura se stoppa devant elle. Surprise, elle fit de même. Il leva la tête, absorbé par l’immensité céleste. 

—   Qu’est-ce qu’il y a ? bougonna Nahru.

Pour toute réponse, Aokura s’assit dans l’herbe, continuant à observer le ciel. Nahru le regarda faire, perplexe, puis vint s’asseoir à ses côtés. Et elle se laissa tomber dans l’herbe rafraîchie par le vent du soir.

—   Je suis crevée, maugréa-t-elle.

Aokura s’allongea aussi, les yeux rivés sur les étoiles. Ils restèrent longuement silencieux à observer les constellations, qui leur évoquaient à chacun les souvenirs d’un passé révolu. Sans savoir pourquoi, Nahru sourit. Elle sentit son cœur se soulever, soudain éprise d’un bonheur insoupçonné. Rien qu’à observer l’immensité céleste, elle eut l’impression que tout allait bien, que sa vie allait dans la bonne direction, qu’elle avait fait les bons choix.

Qu’elle n’était pas seule.

—   Ça faisait longtemps que je n’avais pas pris un temps pour observer les étoiles, déclara alors Aokura, brisant le silence nocturne.

Nahru tourna la tête vers lui. Il gardait ses yeux azur rivés sur le ciel, un mince sourire sur les lèvres.

—   Je ne te savais pas intéressé par les choses simples de la vie, railla Nahru. 

—   Ça m’évoque tout un tas de souvenirs, en fait, avoua le sorcier. Le temps où je vivais tranquille avec mon père, à Anethie. Avant que tout dégénère.

—   Que s’est-il passé ?

Il poussa un long soupir, et sentit la marque sur son œil gauche le démanger.

—   C’est une longue histoire… Pour faire court, mon père s’est confronté à une créature étrange, aux frontières d’Anethie. Une force qui voulait du mal au royaume. Un Esprit, rien que ça…

Nahru fronça les sourcils. On lui avait toujours enseigné qu’un Esprit n’était pas fait pour vivre hors du corps de son hôte, et en était donc tout bonnement incapable. Elle brûlait de lui en demander plus, mais s’abstint pour lui éviter de raviver des souvenirs douloureux, sa compassion l’emportant sur sa curiosité pourtant maladive.

—   Mon père a quitté Anethie après ça, continua alors le sorcier. Son combat l’avait changé, il n’était plus le même. Il s’est brouillé avec Anetham. Nous a éloignés de la vie du royaume. Et c’est là que nous nous sommes rapprochés de la meute de Kerem.

Il commença à sortir son calumet, machinalement, mais Nahru tendit le bras pour s’en emparer avec une vitesse et une dextérité qui le surprit. Il tourna la tête vers sa protégée, le regard indigné.

—   Eh, rends-moi ça ! Qu’est-ce qui te prend, tout à coup ? 

Nahru ne put s’empêcher de pouffer de rire devant sa mine défaite, submergé dans l’incompréhension. Elle riait de voir l’état de panique dans lequel la confiscation de son cher calumet pouvait le plonger en un instant.

—   Si tu laissais tes poumons respirer, rien que ce soir ? railla-t-elle. Je te le rends après, juré.

Aokura allait répondre quelque chose, mais il sembla se raviser. Puis il poussa un soupir théâtral, se remit sur le dos et ferma les yeux, un bras sur le visage.

—   T’es cruelle avec moi, gémit-il. 

Nahru éclata de rire. Elle se laissa à nouveau tomber dans l’herbe, tâchant de tenir le calumet le plus loin possible d’Aokura. Un long silence berça alors leurs esprits, apaisés par cette ambiance sereine. Nahru respirait avidement l’air de la nuit, soulagée de pouvoir enfin respirer à pleins poumons sans que la fumée d’Aokura ne vienne la déranger.

—   Dis, Aokura… demanda Nahru après quelques minutes de silence.

—   Hum ?

—   Tu feras quoi, quand tout sera terminé ? Quand les Porteurs seront de nouveau en sécurité, et que ceux qui en veulent à nos vies auront disparu ?

Aokura rouvrit les yeux, en dégageant les mèches de cheveux qui tombaient sur son visage.

—   Je pense que je vais retrouver ma vie d’errance, dit-il. De toute façon, avec lui, je suis condamné à vivre loin des autres…

Il passa une nouvelle fois sa main sur son œil gauche. Cette fois, la curiosité de Nahru fut mise à trop rude épreuve.

—   Que veux-tu dire ? demanda-t-elle d’une voix précipitée. Ça a un rapport avec… cette marque ?

Aokura sourit et tourna son regard azuré vers elle. Elle se sentit frémir. Elle ne lui avait bien entendu jamais avoué, mais elle avait toujours trouvé ses yeux magnifiques. 

—   Mon peuple l’a baptisé Aclediès, répondit Aokura. C’est un Esprit, tout comme celui que tu gardes précieusement en toi. Mais quand j’avais treize ans, Aslan, le Porteur d’Anethie qui servait d’hôte à Aclediès, a disparu. On n’a jamais su ce qui lui était arrivé. Et peu de temps après, Aclediès est revenu, seul, pour attaquer la cité. Il était parfaitement libre de ses mouvements, et sa puissance était effroyable. Mon père étant un sorcier, il savait accomplir les Passations. Il a donc obligé Aclediès à venir en lui. Ça a fait de lui un Porteur pas comme les autres…

—   Et… tu as hérité de cet Esprit après lui… pas vrai ?

Aokura sourit tristement.

—   Sauf que ce qui s’est passé avec Aclediès nous dépassait. Nous n’avons jamais compris pourquoi il errait seul, sans son Porteur, déchaîné et aussi puissant. Aussi hostile. Mon père et moi sommes des sorciers de premier ordre, nous sommes donc capables de le maintenir tranquille, mais… Pour combien de temps, je me le demande…

Il poussa un long soupir avant de continuer :

—   La santé de mon père s’est dégradée rapidement après avoir emprisonné Aclediès en lui. Il a tenu deux ans. Un jour, sans prévenir, il s’est enfermé dans une pièce avec moi, et il a commencé la Passation. J’avais quinze ans.

Nahru regarda son ami, horrifiée.

—   J’ai pas eu le temps de me demander ce qu’il se passait, avoua Aokura. En quelques instants, c’était fini. Quelques incantations, c’est tout. Je me suis évanoui. À mon réveil, mon père gisait mort à mes côtés. Et j’ai senti que quelque chose en moi avait changé. C’est le jour où cette marque sur mon œil est apparue…

Nahru voulut trouver quelque chose à dire, mais elle ne sut quoi répondre. Elle se contenta de dévisager son compagnon avec compassion, profondément peinée par son triste récit.

—   Du coup, j’ai vite compris que je ne pourrais pas avoir une vie normale, à l’instar de mon vieux, conclut Aokura en portant une main à une de ses sacoches. Ah… non, c’est vrai. Tu me l’as taxé.

Nahru se laissa aller à sourire, sans pour autant oublier la tristesse qui venait d’envahir son cœur. Elle songea qu’elle n’était pas si différente d’Aokura, en fin de compte. Deux Porteurs atypiques qui s’efforçaient de nager à contre-courant, perdus, ensemble.

Ils le surent quand leurs regards se croisèrent une fois de plus. Non, ils l’avaient toujours su. Ce qui les rapprochait dépassait de loin la simple coïncidence, ou le simple jeu des circonstances. C’était bien plus que cela.

—   Et toi ? demanda alors Aokura après un instant de silence. Tu vas faire quoi, quand tout sera fini ?

Nahru regarda à nouveau la voûte céleste, sans savoir quoi répondre. Elle réalisa alors qu’elle n’y avait jamais vraiment réfléchi.

—   Je n’en sais rien… répondit-elle vaguement. J’aimerais… J’aimerais bien continuer de voyager. Continuer de découvrir le monde.

—   Toute seule ?

Elle baissa la tête.

—   Je suppose…

—   Je dis ça, enfin… parce que si jamais t’as besoin d’un garde du corps… Bon, rends-moi mon calumet, maintenant.

Elle se redressa vers lui, étonnée.

—   Tu viendras avec moi ? lança-t-elle, pleine d’espoirs. Juré ?

Aokura se redressa sur ses coudes et la regarda avec surprise. Ses yeux brillaient tout autant que les étoiles au-dessus d’eux, et elle gardait le calumet serré dans sa main, attendant fébrilement sa réponse. 

Celle-ci ne se fit pas attendre. Il tendit la main vers elle, et au lieu de s’emparer de son calumet, il saisit son bras, l’attira et la serra contre lui. D’abord surprise, Nahru se laissa ensuite aller contre son ami avec un sourire heureux, et lui rendit son étreinte.


Seules les étoiles furent témoins de leur promesse.