L. Reflets de l'Ancien Monde - Le tombeau de glace



Explicit Violence

Après une catastrophe de grande ampleur, une partie de l’humanité est retournée vivre auprès de la nature, abandonnant la vaste Neos, capitale technologique des hommes. Parmi ces exilés, les reculés, certains appelés Porteurs gardent en eux des entités indispensables au maintien de la stabilité. Que deviendra le monde s'ils venaient à tous disparaître ?

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Partie 1 - Chapitre 19


— À voir vos tronches, je suppose que ça s’est pas aussi bien passé que prévu.

Le commentaire d’Aokura fut royalement ignoré par Athem et Sephyra qui revenaient à pas lents du royaume d’Anethie, circulant entre les troncs imposants et les bosquets vieillis par l’automne. Ils avaient tous deux les yeux rivés sur le sol, et les loups tatoués qui les suivaient de près leur jetaient des regards embarrassés, dans l’attente vaine de quelque directive.

— Alors, il a dit quoi, le paternel ? insista Aokura, posté au beau milieu du sentier.

— Qu’on n’avait pas intérêt à remettre les pieds par ici, répliqua Athem froidement. Ah, et il m’a déshérité, aussi. 

Aokura leva les sourcils, et Athem poursuivit en le dépassant :

— C’est le moment ou jamais si tu veux tenter de récupérer ta place ici…

Aokura les observa brièvement s’éloigner en direction de l’orée, puis il jeta un regard pensif en direction d’Anethie. À ses yeux, le vieux fou qui avait passé le plus clair de son temps à s’opposer à lui avait enfin fait un geste un tant soit peu logique.

Il se retourna, et suivit Athem et Sephyra hors de la vaste forêt.


Ils émergèrent de la sylve accompagnés des loups de la meute de Kerem. Ceux qui gardaient la plaine firent immédiatement face au petit groupe, et les quelques individus sous forme animale trottinèrent vers leurs semblables, oreilles dressées, à l’écoute de futures instructions.

Aokura se tourna vers Rena qui avait rejoint le petit attroupement, alertée par les siens du retour du sorcier sur leurs terres.

— Pars prévenir tous les autres que nous allons bientôt devoir quitter Anethie, ordonna-t-il. Dans l’immédiat, rassemble une troupe d’au moins vingt combattants, qui nous retrouveront à la planque près du lac. Je compte sur toi.

Rena s’inclina et repartit à vive allure dans la forêt. Aokura ouvrit la marche, suivi de près par Athem et Sephyra, ainsi qu’une dizaine de loups tatoués.

— C’est loin d’ici ? questionna Athem. 

— Pas du tout, on y sera dans une vingtaine de minutes, répondit Aokura. C’est l’un des refuges utilisés par la meute de Kerem. On ne va probablement pas s’y attarder longtemps, vu qu’on a été officiellement bannis de ce charmant royaume. Vous deux, en tout cas.

Athem émit un grognement en serrant nerveusement le manche de son sabre, et Sephyra baissa les yeux. Aokura lui jeta un regard en coin en échappant une plainte agacée.

— Tout ça pour ça, marmonna-t-il. Ça valait bien le coup de me faire quitter Yvanesca…

— Pas la peine d’en rajouter, intervint Athem. Garde tes remarques pour toi si tu veux que je fasse pareil.

Les loups tatoués se gardèrent de tout commentaire, et Sephyra poussa un soupir. Ces vingt minutes de marche s’annonçaient longues.


Ils atteignirent finalement un grand bosquet au bord d’un lac à l’eau miroitante, dans lequel des échassiers se désaltéraient. Aokura les guida jusqu’à une vaste bâtisse adossée à la sylve, et devant laquelle un loup tatoué montait la garde.

Sephyra observa la planque conseillée par le sorcier sans savoir qu’en penser. Elle avait l’air intégralement faite de bois, et faisait peine à voir, du moins de l’extérieur. Si les carreaux n’avaient pas été presque neufs, elle aurait douté du fait que la maisonnette puisse être autre chose qu’une ruine oubliée depuis des années.

— Je donnerai des instructions bientôt, informa Aokura à l’attention des quelques loups tatoués qui les avaient accompagnés. Et on va aussi avoir besoin d’une bonne surveillance autour de cette maison. Je compte sur vous.

Les loups approuvèrent en silence tandis que le sorcier pénétrait dans la bâtisse, suivi de près par Athem et Sephyra. 

L’intérieur contrastait beaucoup avec l’aspect extérieur. L’endroit était propre et lumineux, et les quelques meubles de la pièce semblaient religieusement entretenus. Sephyra se réjouit du feu qui avait été allumé à leur attention, crépitant sagement dans une cheminée bordée d’épaisses briques, réchauffant agréablement l’atmosphère de la pièce.

À peine entré, Athem se laissa tomber sur l’une des chaises qui entouraient une petite table de bois, sur laquelle il posa ses coudes, le visage dans ses mains. Il demeura immobile tandis que Sephyra et Aokura prenaient place à leur tour, en s’échangeant un regard perplexe.

— J’arrive pas à y croire… souffla Athem après quelques instants de silence tendus. Il a vraiment pété les plombs… Qu’est-ce qu’on va bien pouvoir faire pour s’en sortir, maintenant ?

En guise de réponse, Aokura s’affala dans son siège et croisa les bras. Il semblait prêt à entamer une sieste.

— Tu ne penses pas qu’il peut exister des regroupements comme les nôtres, au sein d’autres Clans ? demanda Sephyra. Je parie qu’on n’est pas les seuls à penser aux Porteurs avant la guerre.

— Possible… maugréa Athem dégageant les mèches immaculées qui lui tombaient devant les yeux. Mais pour ça, il faudrait qu’on arrive à les retrouver… Tes guerriers en seraient capables, Aokura ?

Aokura ne réagit pas. Athem chercha son regard avant de constater que le sorcier avait fermé les yeux, et respirait si calmement qu’il aurait pu être assoupi.

— Eh, insista-t-il. Aokura.

Le sorcier poussa un soupir ostensible sans rouvrir les yeux.

— Quoi ? maugréa-t-il.

— La meute de Kerem. Tu la penses capable de retrouver les Porteurs ?

— … Oui, répondit-il après un bref silence. Mais ce sera compliqué. Par les temps qui courent, il est probable qu’ils se cachent, et je les comprends. On fera ce qu’on peut pour les retrouver, mais en attendant, vous devriez déjà vous demander ce que vous allez faire, vous.

Athem fit la moue ; son cousin n’avait pas l’air de se sentir très concerné par la situation. Conscient qu’il n’arriverait pas en tirer beaucoup plus dans l’immédiat, le jeune prince s’empara d’une large sacoche qu’il portait à la taille, et commença à fouiller à l’intérieur. Le temps qu’il en extraie une grande carte soigneusement pliée, Sephyra jeta un regard inquiet à Aokura. Le sorcier n’avait sans doute pas la moindre intention de s’impliquer dans leur mission, et pourtant, il restait là. Il ne repartait pas à Yvanesca, et leur donnait quelque conseil de surcroît. 

Elle se pencha au-dessus du parchemin lorsqu’Athem eut terminé de le déplier intégralement sur la table.

— Elle devrait être suffisamment à jour, déclara Athem. 

Il se leva pour avoir une vision plus globale du plan qu’il avait sous les yeux. Il s’agissait d’une carte tracée à la main, qui reflétait avec une fidélité approximative l’emplacement des villes et des reliefs, partant d’Euresias et des îles du sud pour remonter jusqu’aux lointaines montagnes d’Amelicäa, au nord de leur continent. 

— Anethie développe le gros de ses forces vers Neos, et Nelson fait pareil en direction d’Anethie, commenta Athem en pointant successivement les endroits qu’il évoquait sur la carte. La zone la plus dangereuse est donc à mi-chemin entre les deux, au niveau de Londor. 

— Du côté d’Yvanesca, la situation est plus calme, ajouta Sephyra. Plus personne n’approche la ville depuis qu’il y règne un tel froid, et que tous les corps ont été évacués vers Neos. Mais j’ignore quelle est la situation pour les clans alentour.

— Pour ça encore, on va avoir besoin des informations rapportées par tes éclaireurs, déclara Athem à l’attention d’Aokura. Combien de membres de la meute de Kerem pourront nous rejoindre ?

Contre toute attente, Aokura enregistra sa question et fit même l’effort d’y répondre.

— En tout, ils sont pas loin de deux cents, déclara-t-il. Mais si certains refusent de quitter Anethie, on en aura moins que ça à nos côtés.

— Et je croyais que c’était toi, leur leader ? le provoqua Athem. Où est passée ton autorité ?

— Ils ont prêté allégeance à ton père aussi bien qu’au mien, rétorqua Aokura en ignorant la provocation. Et si ton paternel leur met la pression ou menace leurs familles, ils ne vont peut-être pas pouvoir nous suivre.

— J’ai du mal à croire que le Seigneur Anetham puisse faire quelque chose de tel… murmura Sephyra, accablée par le comportement du vieux dirigeant.

— Oublie-le, conseilla Athem. Il n’a plus rien d’un père ou même d’un roi, pour nous. On va devoir se débrouiller sans lui à partir de maintenant.

Sephyra baissa les yeux en passant une main sur son visage, et se crispa avec un gémissement à peine audible quand ses doigts effleurèrent sa cicatrice. Intrigué, Athem lui jeta un regard en coin. Un silence tendu s’installa tandis qu’Aokura ouvrait enfin les yeux, pour se mettre à scruter le plafond.

—   Il y a quelque chose que je dois demander à Kerem, déclara-t-il subitement en se levant. 

Il s’éloigna d’un pas assuré et sortit de la petite demeure en fermant la porte derrière lui, suivi par les yeux intrigués de ses deux compagnons. Il n’en fallut pas davantage pour que Sephyra sente son inquiétude reprendre du terrain.

—   Il va repartir, tu crois ? questionna-t-elle.

Athem hocha la tête.

—   Je ne sais pas. J’ai l’impression de ne plus le reconnaître. Je me demande vraiment comment tu as fait pour le tirer d’Yvanesca, vu l’état dans lequel il est.

—   Il avait juste besoin d’être secoué par quelqu’un qui le comprenne, je crois, répondit Sephyra, évasive. Du moins, j’ai essayé de le comprendre. Il doit assumer la perte de Nahru en plus du fait qu’il est persuadé que c’est de sa faute.

—   Ce qui n’est pas tout à fait faux, déclara Athem en appuyant sa tête contre son poing.

—   Athem !

Sephyra lui jetait un regard outré. Il détourna les yeux avec un soupir.

—   Ça va, j’ai compris, maugréa-t-il.

— S’il te plaît, ne sois pas trop dur avec lui. Nous ne sommes pas vraiment en mesure de comprendre son désespoir, et même si j’ai réussi à le faire sortir d’Yvanesca, je sais qu’il est toujours aussi blessé au fond de lui. Ne te méprends pas sur son compte à cause des airs qu’il se donne…

Athem fit la moue et s’affala dans sa chaise. Bien sûr qu’il tiendrait sa langue. Aokura ne lui avait pas vraiment laissé le choix, quand bien même la menace de mort n’était pas la méthode qu’il affectionnait le plus quand il s’agissait de le pousser à faire quelque chose. Sephyra, de son côté, gardait ses yeux fixés sur la carte, suivant machinalement les tracés des yeux sans vraiment réfléchir à ce qu’elle regardait.

— Sephyra, l’appela Athem.

Sortie de ses pensées, elle leva les yeux vers lui.

— Tu as l’intention de me dire comment tu t’es fait ça un jour ? questionna-t-il.

La jeune femme détourna aussitôt le regard en se massant nerveusement la nuque. 

— Tu ne vas pas t’y mettre, toi aussi… souffla-t-elle. Peu importe, c’est du passé. 

Sa main passa sur les différentes marques de morsure qui s’étaient imprimées dans son cou, et qui, pour certaines, n’avaient pas totalement disparu. Athem la considéra avec sévérité et appréhension.

— Je m’inquiète pour toi, c’est tout, commenta-t-il en croisant les bras. Et Aokura, tu lui as raconté ?

— Je n’ai pas eu besoin. Il a tout compris de lui-même.

— Je vois…

Il leva la tête et se mit à contempler le plafond. Sephyra tourna timidement son regard vers lui. Tout comme elle, Athem avait certainement été au cœur du danger, ces derniers temps. Alors qu’elle prenait enfin le temps de l’observer depuis qu’elle l’avait retrouvé, elle remarqua quelques bandages qu’il portait encore, et des balafres sur les zones de son corps qui n’étaient pas couvertes par ses protections de cuir. Athem avait sans doute eu à se battre, lui aussi. Sephyra devina qu’il n’avait pas perdu sa détermination, en dépit de son expulsion d’Anethie par son propre père. Il en faudrait davantage pour l’abattre. Elle s’était toujours dit qu’il ferait un parfait souverain pour ce royaume qui l’avait pourtant renié ; il était généreux, mais savait aussi se montrer ferme et déterminé lorsque la situation l’exigeait. 

— Je suis allée à Neos pour essayer de parler à Nelson, déclara subitement Sephyra.

Stupéfait, Athem tourna la tête vers elle. 

— À Neos ? répéta-t-il, incrédule. Comment as-tu pu penser que…

— Je sais, j’ai eu tort, l’interrompit la jeune femme. Mais je pensais vraiment qu’il m’écouterait. Je faisais partie de ses plus proches officiers, et il avait confiance en moi, donc je…

— Comment peux-tu le savoir ? rétorqua Athem en se redressant. Même si vous aviez une relation de confiance par le passé, par les temps qui courent, tu n’es qu’une ennemie à ses yeux. Et vu la détermination avec laquelle il a embrassé le conflit après avoir tenu des propos contraires toutes ces années… Comment as-tu pu croire que tu avais la moindre chance de le faire changer d’avis ?

Il tâchait de garder une voix calme en dépit de la colère qui commençait à le gagner. Honteuse, Sephyra gardait ses yeux rivés sur le parchemin pour ne pas affronter son regard glacial.

— Je ne sais pas ce qui m’a pris, répondit-elle après un instant de silence. Mais j’ai rencontré quelqu’un là-bas, alors que j’étais détenue. Quelqu’un de la meute de Kerem, qui s’appelait Iden, et qui avait été enfermé avec moi. Il m’a dit que tous les Reculés qui se trouvaient à Neos sans être résidents avaient été faits prisonniers par précaution.

Athem fronça les sourcils, bouleversé par de telles assertions. 

— Il se met vraiment tous les Reculés à dos… souffla-t-il. Que peut-il bien avoir derrière la tête ?

— J’aurais aimé en apprendre davantage, assura Sephyra en secouant la tête, comme pour bannir de douloureux souvenirs. Mais Nelson voulait que je lui révèle l’identité des dirigeants de l’Union, que les Reculés auraient dressée contre lui. Il m’a demandé de tout lui dire en échange de la vie d’Iden.

Athem jeta un regard effaré à la jeune femme.

— Et tu…

— Je n’ai rien dit, murmura Sephyra en se recroquevillant sur elle-même. Il… il a tué Iden devant mes yeux. Et c’est juste après que…

Elle se mit à trembler. Athem se leva de son siège et passa une main dans le dos de Sephyra, qui ne réagit aucunement à son geste, trop occupée à ressasser les souvenirs insupportables de sa dernière excursion à Neos. 

Athem était songeur. Résolument, un tel comportement de la part de Nelson ne pouvait que nuire à la réputation qu’il avait tenté de se faire auprès de Neos et du monde reculé. Qui espérait-il convaincre qu’il voulait ramener la paix sur le continent en éliminant les fauteurs de trouble, s’il s’en prenait à n’importe quel Reculé qui se serait aventuré un peu trop près de la capitale, alors que l’Union n’avait jamais - à sa connaissance - directement tenté de l’attaquer ? 

Résolument, les événements faisaient de moins en moins de sens, et le comportement de Nelson restait un mystère. Il aurait dû chercher à éviter les prisonniers et rester passif pour ne pas envenimer la situation. Au lieu de ça, il n’hésitait pas à torturer et tuer ses captifs.

Athem dirigea machinalement son regard vers la fenêtre. Il ne fallait pas qu’ils s’attardent ici. Pour survivre au milieu de ce conflit sourd, il était plus prudent de reprendre la route. Partir. Chercher ce qu’ils pouvaient bien faire pour arranger la situation, et comprendre enfin ce qui se passait au sein de leur monde ravagé.


****


Lucéria se laissa tomber sur son lit avec soulagement après sa longue journée, s’étirant de tout son long, les yeux rivés au plafond. Cela faisait plusieurs jours qu’elle ressassait les derniers événements qui avaient bouleversé son quotidien, sans qu’elle n’ait le temps de les voir venir ni de vraiment les encaisser. Dans la confusion et la précipitation, elle avait été contrainte de choisir entre sa patrie d’origine et Neos. La situation ne pouvait lui permettre de garder les deux. 

Contrairement à Sephyra, elle n’avait pas hésité. Sa venue à Neos avait été conditionnée par ses seules volonté et ambition. Elle avait franchi les frontières du Reflet de l’Ancien monde avec une seule idée en tête : devenir ce que sa destinée lui avait toujours interdit d’être, aînée d’une famille modeste dans un clan étriqué et isolé. Elle devait devenir quelqu’un. Devenir l’un des piliers qui soutiendraient la construction de son monde, plutôt que de rester loin à observer les choses se faire sans elle. Elle ne voulait laisser personne freiner sa détermination, pas plus qu’elle ne souhaitait se lier à quiconque. La première chose qu’elle avait faite en devenant une citoyenne de Neos était d’avoir tiré un trait sur sa propre capacité à donner la vie. Elle avait d’ailleurs été surprise de la facilité avec laquelle les Neosiens apportaient cette satisfaction aux femmes envieuses de conserver leur liberté, et prêtes à renoncer à leur don naturel le plus précieux pour suivre sans entraves la voie qu’elles avaient choisie.

Lucéria poussa un soupir. Sa loyauté envers Nelson avait été mise à l’épreuve, mais elle restait plus forte que tout, et lui tenait toujours aussi profondément à cœur. Rien n’était donc plus important pour elle, à présent, que de continuer à le soutenir jusqu’à la fin du conflit, quelle qu’en soit l’issue.

Elle fut tirée de ses pensées lorsqu’on toqua à la porte. Elle se redressa et invita son visiteur à entrer. Ce fut Jack qui ouvrit, le visage fatigué. 

— Je te dérange ? demanda-t-il.

— Non, pas du tout, répondit Lucéria avec un sourire forcé.

Jack referma la porte derrière lui et se laissa tomber sur le siège le plus proche.

— Le boss voulait être seul, dit-il. Avec son nouveau collaborateur, j’entends.

— Je vois, répondit Lucéria. Ils ont l’air d’avoir beaucoup à se dire. On croirait presque qu’il nous met de côté depuis qu’il est là.

— C’est vrai. J’espère qu’il sait ce qu’il fait.

Lucéria regarda par la fenêtre, songeuse. Lorsque cet homme énigmatique était arrivé au palais présidentiel de Neos, il ne leur avait été que brièvement présenté : un nouvel associé venu de loin qui assisterait dorénavant Nelson pour ramener une paix durable sur le continent. Il était intimidant, mais discret, et comme son rôle annoncé le suggérait, il n’échangeait quasiment qu’avec Nelson. 

Lucéria continuait d’observer l’extérieur sans mot dire. La nuit tombait doucement sur Neos, paisible en apparence, mais secrètement ravagée par le fléau de la guerre. 

— Tu te demandes si ce qu’on fait est bien, pas vrai ? demanda alors Jack.

— Partiellement, répondit-elle sans quitter la ville des yeux. Je me demande surtout ce qu’il a derrière la tête. Mais peu m’importe : je lui fais entièrement confiance. Il agit forcément pour les bonnes raisons.

— Moi, je trouve qu’il va trop loin ces derniers temps.

Lucéria regarda Jack avec étonnement. Le Chasseur avait rivé ses yeux dans le vide, les bras croisés sur sa poitrine, et agitait nerveusement son pied droit.

— Pourquoi vouloir faire autant de prisonniers, et rajouter de l’huile sur le feu ? continua-t-il. Et puis, la façon dont il a essayé de faire parler Sephyra… Pourquoi un tel acharnement alors que le chef de l’Union, c’est évident que c’est l’une des grosses têtes d’Anethie ?

— J’en sais rien, mentit-elle.

Lucéria se laissa tomber en arrière sur son matelas et se remit à contempler le plafond. Contrairement à ce qu’elle avait affirmé, elle avait bien sa théorie sur le sujet. Nelson avait certainement été davantage guidé par un désir de vengeance personnelle que par son souhait de démanteler l’Union. Mais cette raison seule ne pouvait tout expliquer, et il restait des zones d’ombre, quand bien même Nelson serait véritablement résolu à faire payer chèrement sa trahison à Sephyra. 

— Comment a-t-elle réussi à s’enfuir ? demanda soudain Lucéria.

— Il paraît que l’un des gardes avait mal fermé sa cellule, répondit Jack en se massant la nuque. Elle a eu beaucoup de pot, si tu veux mon avis.

— Parce que toi, tu crois à ces conneries ?

Jack regarda Lucéria avec étonnement. Cette dernière gardait son regard fixe, imperturbable.

— T’as ta propre théorie, toi ? questionna-t-il, incrédule.

— Je t’en prie, dit-elle en se redressant. Il l’a laissée partir, c’est évident. 

Jack leva un sourcil, tandis qu’elle s’asseyait sur son matelas, la tête sur ses genoux. Oui, il l’avait laissée partir. Il était incapable de la tuer. Mais qu’espérait-il, de la part de cette ancienne Chasseresse qui était devenue son ennemie ? Et Lucéria, au milieu de tout ça, pourrait-elle effacer la frustration qu’elle lui avait infligée, et réparer ce préjudice ? 

Pourrait-elle la remplacer ?

La jeune femme enfouit sa tête dans ses bras. S’il le fallait, elle terminerait ce que Nelson avait commencé. Sephyra était maintenant son ennemie. Elle avait le sentiment que tant qu’elle vivrait, son chef ne serait pas entièrement dédié à sa mission capitale. Qu’il garderait cette froideur qui le rendait méconnaissable, distant, inaccessible. Qu’il conserverait cette blessure qui avait ébréché sa confiance et sa détermination. 

C’était à elle de le faire, et à personne d’autre. Elle releva la tête.

Sa décision était prise.


****


— Une mission d’assassinat ?

Nelson jeta un regard songeur à Lucéria, qui se tenait impeccablement droite, face à son bureau. La reformulation de ses propos semblait convenir à la jeune femme, qui gardait une expression impassible reflétant une parfaite assurance vis-à-vis de ce qu’elle demandait.

— L’ex-Chasseresse Sephyra a accompli un acte de trahison envers Neos, et en cette période de guerre, elle a démontré son hostilité en refusant de vous donner toute information, affirma Lucéria. Je me porte donc volontaire pour la retrouver, soutirer tous les renseignements qu’elle détient et mettre fin à ses jours.

Nelson se redressa et posa ses coudes sur son bureau, plongeant ses yeux perçants dans ceux de Lucéria qui maintint son regard à grand-peine.

— Tu as l’air bien sûre de toi, commenta le jeune président sans la quitter des yeux. Tu es certaine que tu en serais capable ? Sephyra était l’une de tes proches, n’est-ce pas ? Comment puis-je être sûr que ce n’est pas une façon de la prévenir ou de la mettre à l’abri ?

— Elle est consciente de ce qu’elle risque, et loin de moi l’idée de vouloir la protéger, rétorqua vivement Lucéria. Bien au contraire, je suis tout à fait déterminée à prendre sa vie. Elle a fait le choix s’opposer à vous et à Neos, et j’estime qu’il est de mon devoir de lui faire payer sa trahison.

— Tu te trompes, répliqua Nelson. Si elle doit être punie d’une quelconque façon, c’est à moi et à moi seul de m’en charger.

Lucéria ne répondit pas. Elle détourna le regard, mais Nelson ne la quittait pas des yeux. Était-elle donc à ce point prête à se venger de son ancienne amie ? Et surtout, pourquoi une telle détermination à le faire ?

— Mais si tu y tiens, je peux t’envoyer récolter des informations malgré tout, reprit Nelson devant l’apparente frustration de la Chasseresse. Étant une Reculée, il sera plus aisé pour toi de prospecter en dehors de Neos. Néanmoins, tu devras être prudente, car les chiens d’Anethie ont du flair. Et ils ne sont pas nos seuls ennemis.

Lucéria approuva d’un signe de tête vigoureux.

— Puisque tu veux tellement te rendre utile, pars dès demain, ordonna Nelson. J’attends ton premier rapport dans trois jours. Tout ce que tu pourras trouver sur cette Union. Si tu entends parler de leur leader, bien entendu, je suis preneur. Tu peux disposer.

Lucéria s’inclina devant son supérieur, et se retourna pour commencer à partir. Mais elle se stoppa avant de saisir la poignée de la porte.

— Monsieur le Président… commença-t-elle. L’évasion de Sephyra n’était pas accidentelle… n’est-ce pas ?...

— Je ne vois pas de quoi tu parles, répliqua Nelson sèchement. Je me répète, mais tu peux disposer.

La jeune femme n’insista pas et sortit de la pièce à pas lents avant de refermer la porte en silence. Après son départ, Nelson poussa un soupir en s’affalant dans son siège. 

Il ne put profiter longuement de sa tranquillité : quelques minutes à peine après le départ de Lucéria, il entendit quelqu’un toquer. Cette fois, ce fut son associé qui se présenta, et s’avança calmement dans le bureau. Vêtu de vêtements amples aux tons violacés, il avait attaché avec des broches dorées ses longs cheveux d’ébène de part et d’autre de son visage allongé, ainsi que dans son dos. Il leva ses yeux bruns vers Nelson : malgré la brûlure imposante qui avait dévoré la partie gauche de son visage, ses deux yeux étaient intacts, et son sourcil brûlé avait été remplacé par un tatouage constitué d’élégantes arabesques.

— Président James, dit-il en guise de salutation.

Nelson se redressa tout en désignant au nouveau venu l’un des confortables fauteuils qui lui faisaient face.

— Installe-toi, Elias, dit-il.

Ce dernier s’exécuta, gardant le dos droit, le regard tendu vers son interlocuteur.

— Du nouveau ? questionna Nelson en rangeant sommairement les documents éparpillés sur son bureau.

— J’ai flairé une piste, répondit Elias. Je soupçonne fortement qu’il y en ait un à Amelicäa, dans les montagnes du nord. Je vais avoir besoin d’un groupe de soldats pour le ramener jusqu’ici en toute sécurité.

— Cela va sans dire.

Nelson tourna la tête, songeur. Elias se pencha légèrement en avant, baissant le ton de sa voix.

— J’ai appris que votre prisonnière avait pris la fuite, dit-il. Je dois admettre être surpris. Je vous avais pourtant dit qu’elle représentait un danger. Pourquoi ne pas m’avoir écouté quand je vous ai suggéré de l’éliminer sans attendre ?

Nelson leva un sourcil.

— J’apprécie grandement ton aide, Elias, dit-il. Tu as les capacités dont Neos manque pour réussir à maintenir intègre l’harmonie de notre monde, et je suis soulagé que tu sois venu jusqu’à moi pour que nous puissions instaurer une paix durable entre les peuples. Mais je reste le président de Neos, et c’est à moi qu’il incombe de choisir le destin des prisonniers. Quant à celle dont tu parles, elle s’est enfuie. Suis-je clair ?

Elias approuva d’un signe de tête. Son regard demeurait impassible.

— C’est regrettable, continua Elias, mais avec les tensions actuelles, vous ne pouvez prendre aucun risque. L’attentat que vous avez subi aurait pu avoir des conséquences lourdes. Les Reculés doivent comprendre que la situation est complexe pour vous aussi. Je ne regrette pas de vous avoir encouragé dans cette voie, c’était un mal nécessaire. Nous pourrons relâcher les prisonniers lorsque nos véritables ennemis auront été écartés.

— C’est vrai. Mais concernant cette prisonnière, je compte sur toi pour rester discret, précisa Nelson.

Elias leva la main avec un petit sourire.

— Je ne m’amuserai pas à divulguer ce que vous souhaitez garder secret, cela serait contre-productif. Vous avez besoin de garder la confiance des vôtres pour que nous puissions rétablir la paix. Mais je dois vous prévenir.

Elias se leva lentement de son siège, dardant ses yeux sombres dans ceux de son interlocuteur.

— Si je venais à croiser sa route, je l’éliminerais sans hésiter. 

Un silence. Nelson avait terminé de trier ses dossiers, et avait jeté son dévolu sur ses stylos plume éparpillés, qu’il rassembla méticuleusement.

— Combien en reste-t-il à retrouver ? questionna-t-il.

— Quatre, répondit Elias. Une fois qu’ils seront ici, en sécurité, nous ferons éclater la vérité. Les fauteurs de trouble tomberont enfin. Et la cohésion dont nous rêvons deviendra réalité.

Nelson leva les yeux. Son regard était plus déterminé que jamais.