L. Reflets de l'Ancien Monde - Le tombeau de glace



Explicit Violence

Après une catastrophe de grande ampleur, une partie de l’humanité est retournée vivre auprès de la nature, abandonnant la vaste Neos, capitale technologique des hommes. Parmi ces exilés, les reculés, certains appelés Porteurs gardent en eux des entités indispensables au maintien de la stabilité. Que deviendra le monde s'ils venaient à tous disparaître ?

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Partie 1 - Chapitre 2


Encore un soir où la lune sublimait les montagnes de l’Ouest.


Agile, une silhouette se faufilait entre les habitations, trottinant sans bruit sur les routes pavées, évitant les arbres et longeant les murs de pierre ocre. Elle escalada une bâtisse, s’accrochant aux briques proéminentes et aux poutres qui en dépassaient, et se retrouva sans grand mal sur le toit. Elle s’accroupit au bord du vide, et admira le paysage nocturne. Elle aimait contempler les environs depuis cet endroit, qui lui offrait un panorama appréciable de cette glorieuse cité.

Au-delà des collines recouvertes de végétation, la plus grande forêt qui longeait la chaîne de montagnes d’Odori s’étendait telle une marée de verdure. Une grande variété d’arbres, bicentenaires pour la plupart, y défiaient les cieux et les âges.

De nombreux ruisseaux descendaient des montagnes en empruntant les courbes douces de la vallée, créant lacs et rivières, berceau d’une grande diversité d’espèces. La richesse naturelle du lieu le rendait naturellement attractif ; mais ceux qui y résidaient déjà étaient peu enclins à laisser des intrus vagabonder alentour.

Car ces terres constituaient la glorieuse Anethie, pinacle du monde Reculé, le royaume des loups.

L’abondance offerte par la nature permettait à ce peuple de bénéficier d’un excellent niveau de vie comparé à de nombreux clans de reculés : culture, chasse et cueillette suffisaient à nourrir leurs quelque trois mille habitants, et suffisamment de bâtisses solides avaient été construites au cœur de la sylve imposante pour que chacun d’entre eux ait un toit. 

Les loups d’Anethie étaient des guerriers féroces, qui protégeaient leur territoire avec un dévouement rare et un talent au combat qui faisait frémir tous ceux qui avaient le malheur de croiser leurs lames. À l’instar de nombreux clans de reculés, ils étaient parfaitement enclins à se métamorphoser intégralement, abandonnant leur apparence humaine en quelques instants pour prendre les formes de ces fières créatures qui avaient toujours effrayé l’Homme autant qu’ils l’avaient fasciné. 


La silhouette se retourna, et ses yeux s’attardèrent naturellement sur la construction la plus imposante du royaume, celle qui surplombait toutes les autres, construite dos à une imposante falaise qui marquait la naissance des montagnes majestueuses trônant derrière l’édifice. Le palais d’Anethie, demeure du respecté seigneur des lieux, Anetham, était sublime de jour comme de nuit, avec ses hautes vignes qui grimpaient jusque sur son toit, et ornait ses piliers décoratifs en bois massif. De multiples arches ornaient les murs et les toits, surgissant d’entre les tuiles de terre cuite.


Coupant court à sa contemplation, la silhouette ouvrit deux grandes ailes de chauve-souris, et s’élança droit vers la grande demeure. Elle sillonna les airs quelques instants en direction de l’imposant bâtiment, puis bifurqua à sa droite. Près de l’aile Est se trouvait un sentier qui s’enfonçait dans la forêt, accessible à tous ceux qui avaient le courage de se lancer sur la pente sèche formée par les reliefs naissants de la montagne.

Elle atterrit souplement dans l’herbe fraîche et s’avança parmi les arbres, entamant son ascension sans bruit. Elle replia au maximum ses ailes, plaqua ses oreilles couvertes de fourrure ocre et noire sur son crâne, et s’avança parmi les arbres, laissant sa queue assortie onduler derrière elle au rythme de sa marche. 

Loin des Neosiens et de leur technologie, bien des clans avaient conservé la tradition de garder des attributs animaux visibles. Ainsi, parmi les reculés, il n’était pas rare de voir des humains revêtir fièrement des oreilles animales, des cornes, des queues et parfois même des ailes. Chacun de ces attributs leur imposaient de nouvelles contraintes, en particulier pour se vêtir, mais la plupart assumaient ce choix avec fierté. Ils affichaient leur différence comme pour commémorer les voies de leurs ancêtres : s’éloigner autant que possible de la modernité qui avait causé tant de dommages à leur monde.


Après quelques minutes de marche, elle arriva essoufflée jusqu’à une petite clairière, parsemée de fleurs colorées qui dansaient sans bruit dans la brise nocturne. Elle s’avança parmi les herbes grasses, laissant la lumière lunaire arroser sa chevelure châtain ondulée, et donner un éclat mystérieux à ses iris vert sombre. 

Après quelques mètres de marche, elle se stoppa, oreilles redressées, immobile, tendue. Elle jeta quelques coups d’œil autour d’elle, et détendit ses ailes aussi progressivement qu’elle le put. Le battement de son cœur ralentit tandis qu’elle se concentrait pour capter tous les sons autour d’elle, une main bientôt posée sur le pommeau de son sabre, attaché à sa hanche droite. 

Elle attendit. Immobile. Elle était sûre qu’il était là. Elle avait perçu un bruissement aussi léger qu’un murmure, rien d’alarmant en temps normal. Mais pour elle, c’était signe qu’elle devait se tenir sur ses gardes. Et réagir au bon moment.

Un craquement sonore derrière elle.


Elle se retourna en sortant son sabre, et sa lame percuta avec force celle qui avait manqué de la trancher en deux. Un petit sourire étira ses lèvres, et elle regarda son agresseur dans les yeux.

—   Vous avez manqué de discrétion, prince Athem, dit-elle.

—   Je l’ai senti, répliqua le dénommé Athem en éloignant son arme, sans détacher d’elle son regard azuré. 

Excepté sa longue chevelure couleur neige, ses deux oreilles de canidé et la queue de loup blanche qu’il promenait derrière lui, Athem aussi aurait pu ressembler à un quelconque Neosien. Il portait pour tout vêtement une tunique bleu sombre, et un pantalon souple qui lui permettait de faire preuve de la plus grande agilité durant ses entraînements.

—   D’ailleurs, tu es en retard, Sephyra, lui fit-il remarquer en se plaçant à quelques mètres d’elle. 

Sephyra sourit et se mit en position, détendant ses ailes. Elle affectionnait ces séances d’entraînement menées loin des regards des autres Anethiens. Elle qui leur était si différente, elle avait toujours éprouvé des difficultés à s’intégrer. Et ce, même si c’était le Seigneur Anetham en personne qui l’avait recueillie sur la terre des loups, alors qu’elle n’était âgée que de trois ans.

Un souvenir à mi-chemin entre le réconfort et l’amertume, pour elle qui avait perdu tout son clan dans un carnage que nul n’avait su expliquer, avant de débuter une nouvelle vie dans un lieu qui ne l’avait jamais totalement acceptée.


Coupant court à ses pensées, Athem s’élança de nouveau vers elle, et fit danser sa lame en direction de sa clavicule ; Sephyra esquiva et contre-attaqua aussitôt, leurs lames se rencontrèrent, ricochèrent, tintèrent en cœur dans la nuit. À chaque parade réussie, ils ne pouvaient s’empêcher de s’échanger un regard entendu, avec la même lueur de malice dans les yeux, comme deux compagnons d’arme s’étant juré de progresser ensemble dans leur art.

Leur séance ne s’éternisa pas, dans la mesure où Sephyra peinait à tenir le rythme ; ses ailes la ralentissaient, et la fatigue qu’elle avait dû accumuler pour venir jusqu’à la clairière l’avait placée en situation de désavantage. 

Il ne fut que trop aisé pour Athem d’en profiter. Exploitant une demi-seconde de retard de la part de son adversaire, il dévia vivement l’arme de Sephyra, qui perdit brièvement l’équilibre. Un coup d’épaule la projeta ensuite à terre, et son arme entama un vol plané avant d’atterrir hors de sa portée, parmi les hautes herbes rafraîchies par l’air du soir.

Sephyra serra les dents et se redressa, puis se figea, contrainte par la lame qu’Athem pointait sur sa gorge. Elle releva les yeux vers lui, vexée d’avoir perdu si vite.

—   Je t’ai connue plus combative, la nargua Athem en retirant son arme, un sourire amusé aux lèvres.

Sephyra se rassit dans une position plus confortable en faisant la moue, et reporta son regard sur les arbres qui entouraient la clairière.

—   Vous par contre, vous êtes toujours aussi cruel à l’entraînement.

—   Ça va, n’exagérons rien… Et tant que j’y suis, tu sais bien que c’est pas la peine de me vouvoyer quand mon père n’est pas là.

À ces mots, Athem se laissa tomber assis à côté d’elle, détacha son fourreau de ses hanches et le posa à côté de lui. Silencieux, il prit un temps pour observer les ramures presque immobiles qui se dessinaient dans la pénombre alentour. Il voyait quelques lucioles danser entre les feuilles, à peine perturbées par le doux sifflement du vent nocturne.

Il tourna la tête vers Sephyra, qui avait ses yeux rivés dans le vide depuis plusieurs secondes.

—   Quelque chose te tracasse ? demanda-t-il.

Sephyra baissa les yeux, et chercha ses mots avant de répondre.

—   Je ne me sens pas à ma place, ici, répondit-elle. Parfois, j’ai l’impression que toi et le Seigneur Anetham êtes les seuls à m’avoir acceptée à Anethie.

Athem ne répondit pas, et orienta son regard vers les ramures des arbres. Puis il se releva, empoignant fermement son sabre, et fit quelques pas dans l’herbe humide.

—   Faut dire ce qui est : la tolérance, c’est pas le fort des Anethiens, déclara-t-il. Ton statut est un peu particulier parce que c’est le roi en personne qui a décidé de te recueillir, mais il est vrai que beaucoup considèrent que seuls des loups d’Anethie ont le droit de résider sur nos terres. 

Il s’interrompit pour entamer quelques mouvements de sabre dans le vide, d’abord lentement puis de plus en plus vigoureusement. Sephyra épiait chacun de ses gestes, à mi-chemin entre l’angoisse et la tristesse.

—   Mais pour moi, tu fais partie de la famille, reprit-il tandis que ses bras s’accordaient une courte pause, tendant son sabre droit devant lui. Et je pense sincèrement que cette vieille mentalité doit évoluer. Compte sur moi : quand je serai roi à mon tour, je ferai changer ça. 

Il reprit ses gestes en redoublant de vivacité, contrant les coups d’un ennemi imaginaire qu’il était le seul à percevoir. Sephyra poussa un soupir : même si elle n’aurait jamais remis sa sincérité en question, elle peinait à croire qu’il parviendrait, seul, à renverser un état d’esprit qui perdurait à Anethie depuis des siècles.

—   Et j’ai l’impression qu’il n’y a pas que ça dont il est question, reprit soudain Athem en accordant un instant de répit à son adversaire fictif. Je me trompe ?

Sephyra leva les yeux vers lui, mais Athem avait repris sa posture de combat, et s’était concentré sur son exercice, amorçant de nouveaux gestes à une vitesse impressionnante.

—   Je voudrais partir d’ici, dit-elle.

—   Partir ? répéta Athem sans perdre sa concentration. Mais pour aller où ?

—   À Neos.

Athem se figea subitement, interrompant son geste. Il tourna lentement la tête vers Sephyra, qui demeurait imperturbable.

—   Neos, répéta-t-il, comme pour s’assurer qu’il avait bien entendu. Qu’espères-tu trouver là-bas ?

—   Je ne sais de Neos que ce qu’on en raconte, admit Sephyra. Je sais aussi que les Anethiens ne portent pas vraiment cette ville dans leur cœur. Mais les marchands, eux, connaissent cet endroit. À chaque fois qu’ils viennent pour les approvisionnements, je m’arrange pour discuter un peu avec eux. Et ce qu’ils m’ont dit de Neos est à la fois effrayant et fascinant. Une ville aussi grande que cent royaumes réunis, où tous les gens sont acceptés tels qu’ils sont, quelle que soit leur origine… Le « reflet de l’ancien monde », comme on l’appelle par ici…

—   Il s’est effondré, l’ancien monde, rétorqua Athem en faisant quelques pas vers elle. Je ne suis pas certain que ce soit une bonne idée d’aller t’aventurer là-bas.

Sephyra se releva, affrontant sans faillir le regard glacé d’Athem.

—   J’ai besoin de trouver ma voie, moi aussi, dit-elle. Toi, tu as Anethie. Tu as encore de belles et nombreuses années à passer auprès de ton père, l’un des seigneurs les plus respectés et aimés de l’histoire de ce royaume. Après cela, tu prendras sa place, et tu honoreras ton glorieux héritage en tant que nouveau roi. Mais moi, où peut bien se trouver ma place, dans une ville où je ne suis qu’une étrangère, une ville qui ne m’a jamais vraiment acceptée ?

—   Elle t’a acceptée, répliqua Athem en faisant un autre pas vers elle, presque sévère. Il faut juste que tu laisses aux gens le temps de changer leur façon de voir les choses.

—   Cela fait quinze ans que j’attends, Athem, répondit Sephyra dans un souffle. Je ne veux plus continuer de cette façon. Il faut que je me fasse une place dans ce monde, et pour l’instant, elle n’est pas à Anethie.

Un silence. Le vent s’était de nouveau levé, agitant les ramures des arbres centenaires. L’air se rafraîchit brusquement, faisant frémir Sephyra qui faisait de son mieux pour soutenir le regard perçant de son seul et meilleur ami.

Pour une fois, Athem fut le premier à détourner les yeux. Il alla ramasser son fourreau, dans lequel il rangea son arme avec précaution.

—   Tu sauras à en parler à mon père ? questionna-t-il sans la regarder. Je sais que tu as toujours eu peur de contester les choix qu’il faisait pour toi, et que son autorité n’est plus à prouver. S’il se montre aussi réticent que je le suis, tu penses que tu parviendras à lui tenir tête ?

—   Je n’ai pas le choix, répondit Sephyra. Si ce doit être la seule fois où j’ose contester l’une de ses décisions, qu’il en soit ainsi.

Athem ne répondit pas. Il sembla réfléchir un instant, puis entama une marche calme en direction du palais. Dépassant Sephyra, il quitta la clairière sans se retourner, laissant la jeune femme en proie à ses questionnements. Immobile dans la nuit silencieuse.


****


Sephyra rouvrit lentement les yeux, en expirant lentement l’air retenu dans ses poumons. Le temps que sa vue s’ajuste à ce qui l’entourait, elle put observer brièvement les divers sabres accrochés aux murs de bois, et les somptueuses étoffes décoratives qui ornaient la salle du conseil, où régnait le maître des lieux. Assise en tailleur sur un immense tapis brodé, Sephyra redressa son regard en direction du Seigneur Anetham, installé en face d’elle, dans la même position. À l’instar de son fils unique, deux oreilles de canidé blanches dépassaient d’entre ses mèches de très longs cheveux fins, et son visage anguleux, ridé par le temps, était adouci par une imposante barbe qui tombait sur ses genoux. Mais son bleu regard n’avait pas terni, même après les longues et mouvementées années de sa vie. 

Le vieux loup considérait la jeune femme avec une pointe de sévérité lorsqu’il se décida à briser le silence qui régnait depuis quelques secondes tendues.

—   Tu veux partir à Neos… et pour quelle raison, exactement ?

Sephyra prit une grande inspiration en essayant de se détendre. Tâchant de ne pas croiser le regard d’Athem, qui restait poliment silencieux dans un coin de la pièce, elle tâcha de rassembler son courage. Elle devait à présent faire face à celui qu’elle respectait plus que tout, et lui tenir tête pour la première fois de sa vie, car son avenir était en jeu dans cette discussion. Elle ne pouvait laisser fuir l’occasion de s’envoler après quinze ans passés à essayer vainement de s’intégrer dans un monde qui n’était pas le sien.

—   Pour trouver ma voie, répondit-elle avec sincérité. Anethie est le plus beau royaume dans lequel j’aurais pu grandir, j’ai appris la voie du sabre et celle du cœur pendant quinze longues années à vos côtés. Mais je n’arrive pas à me sentir tout à fait chez moi ici. Anethie est la terre des loups. Un renard-volant comme moi ne devrait rien avoir à y faire…

—   Ne dis pas de sottises, rétorqua Anetham derechef. Je sais bien que je limite beaucoup la venue des étrangers, mais ton statut est particulier. Je ne t’ai pas recueillie sous la contrainte, tu le sais. Anethie était l’un des rares royaumes qui gardaient un contact régulier avec Euresias. Nous fûmes parmi les premiers sur place, à voir ce carnage. À assister à la chute de ton peuple.

Sephyra baissa les yeux. Bien qu’elle ne se souvînt de rien, réentendre ce funeste récit lui serrait toujours le cœur. 

Souvent, elle se demandait comment étaient ses parents. À quoi pouvait bien ressembler sa cité natale. La seule chose que l’on avait su d’elle au moment de la tirer des décombres, c’était son nom, Cae-La. Révélé par sa mère, en guise d’ultimes paroles, juste avant de rendre son dernier souffle. 

Sephyra redressa les yeux vers Anetham. L’homme qui l’avait acceptée sur ses terres, lui offrant un nouveau nom. Grâce à lui, elle avait eu la chance de recommencer une nouvelle vie, pour lui faire oublier l’ancienne. Et à présent, elle ressentait le besoin de recommencer. S’engager dans un tournant. 

Devenir ce qu’elle était.

—   Je dois trouver ma voie, Seigneur Anetham, répéta-t-elle. Je n’appartiens pas à cette cité. Et jamais je ne pourrai jamais occuper la place de Lyna…

—   Il n’a jamais été question que tu la remplaces.

Anetham se crispa, conscient d’avoir été plus brutal et sec qu’il ne l’aurait souhaité. Gênée, Sephyra détourna le regard.

—   Pardonnez-moi, Seigneur. 

Le vieux loup poussa un soupir. Puis il passa une main sur son visage.

—   Rien ne me fera jamais oublier la douleur d’avoir perdu ma fille, et j’ai souffert autant que possible le jour où elle est morte, déclara alors le vieux loup en libérant son visage de l’étreinte de sa main puissante. Elle avait pourtant la vie devant elle, et son sourire faisait partie des rares choses qui me maintenaient en vie après le départ de sa mère…

Toujours en retrait, Athem baissa les yeux, sans mot dire. Il ne gardait que trop peu de souvenirs de sa mère, décédée à la naissance de sa sœur. Et à peine davantage de cette dernière, qu’une maladie incurable avait rattrapée alors qu’elle venait tout juste d’avoir deux ans.

—   Il est vrai, reprit Anetham, que lorsqu’on m’a rapporté qu’une fillette de trois ans à peine venait de perdre tout son peuple à Euresias, je me suis senti déchiré pour elle. Puis, je me suis dit qu’il fallait qu’une seconde chance lui soit donnée. Si Anethie avait été intégralement détruite et que Lyna avait été la seule survivante, j’aurais été heureux de savoir que quelqu’un, n’importe qui, se démène pour lui éviter de rester seule toute sa vie. Pour qu’elle puisse trouver le bonheur malgré la perte des siens. Je suppose en effet… que c’est l’une des raisons qui m’ont poussé à t’accueillir ici à Anethie…

Sephyra considéra le vieux loup avec peine. Entendre cette histoire de sa bouche plutôt que de celle d’Athem lui procurait d’étranges remords. Elle se sentit attristée comme elle ne l’avait jamais été pour Anetham qui restait sereinement assis en face d’elle, digne malgré toute la peine qu’il avait dû amasser au cours de son existence assiégée par les guerres et les tragédies. Même si la période actuelle se proclamait ère de paix, les relations avec les autres clans de reculés ainsi que les citadins de Neos n’étaient pas toujours cordiales. Tout reposait sur un fragile équilibre qui menaçait régulièrement de s’écrouler, à même de briser avec lui les espoirs de toute une génération entraînée à se battre pour protéger la paix.

Sephyra en faisait partie. C’était l’une des raisons qui la poussaient, pour sa part, à vouloir comprendre les rouages de leur monde, et les étroites relations entre guerres et réconciliations. Ainsi, elle pourrait combattre pour ce qu’elle considérait juste, défendre les plus faibles, et œuvrer pour le bonheur du plus grand nombre.

Ce fut donc ce qu’elle répondit au seigneur Anetham.


Le vieux loup, contre toute attente, ne s’opposa pas à son départ. Entrée dans sa dix-huitième année, Sephyra avait atteint l’âge adulte depuis longtemps désormais ; elle était suffisamment mature et habile au sabre pour partir loin d’Anethie, en quête de sa propre vérité. 


Le soir du départ, Sephyra suivit Athem à travers l’aile droite du palais, jusqu’à atteindre un balcon discrètement implanté sur le côté de l’édifice, à moitié dissimulé par d’imposantes ramures de chênes qui s’étendaient jusque-là. Sephyra s’avança sur les poutres de bois, jetant un regard à la fois excité et terrifié aux cieux qui l’attendaient, déjà parsemés d’étoiles scintillantes.

—   Tu as tout ce qu’il te faut ? questionna alors Athem, brisant le silence.

Sephyra passa machinalement ses mains sur chacun de ses sacs, comprenant des vivres, quelques vêtements, et un peu de monnaie neosienne qu’elle s’était procuré via les marchands.

—   Je crois, oui, répondit-elle.

Elle vérifia que son sabre était correctement attaché à sa hanche, tâtant la poignée qu’Athem observait avec insistance. Elle était ornée d’une cordelette au bout de laquelle pendait une décoration faite de cheveux blancs, rassemblés avec des perles colorées.

—   Il t’en manque un, fit remarquer Athem en désignant la décoration du regard. Nos sabres ont toujours deux ornements en temps normal.

—   Je sais bien, répliqua Sephyra avec un sourire. Une mèche de cheveux de chacun des deux parents, c’est bien cela ? Le Seigneur Anetham m’a déjà fait un honneur en me permettant de porter son ornement. Je ne vais pas en plus en exiger un deuxième…

Athem sembla réfléchir un instant, puis il porta sa main à sa hanche, tirant un poignard de son fourreau de cuir. Devant le regard ébahi de Sephyra, il saisit l’une de ses longues mèches de cheveux immaculés, et sans hésitation, il trancha net son extrémité. Il rangea son poignard à l’aveugle et tressa sommairement la décoration, avant de le rattacher à une cordelette qu’il avait pris soin d’emmener avec lui. Puis il s’avança vers la poignée du sabre de Sephyra, avant d’attacher l’ornement à l’extrémité de celle-ci, rejoignant celui que le seigneur Anetham en personne lui avait offert, des années auparavant.

—   Comme ça, je t’accompagnerai moi aussi dans les combats que tu mèneras peut-être, dit-il. À moins que tu n’en veuilles pas ? questionna-t-il alors en plongeant ses yeux dans ceux de Sephyra, qui ne savait visiblement pas où se mettre.

—   Bien… bien sûr que si ! bafouilla-t-elle. Au contraire, c’est un honneur, je…

—   Un honneur, il faut le dire vite, répliqua Athem en nouant solidement l’ornement, avant de reculer pour admirer son travail.

Sephyra passa ses mains sous les deux ornements qui décoraient à présent son sabre. Un souvenir des deux seules personnes pour qui elle estimait réellement avoir de l’importance. Elle n’avait besoin de rien d’autre pour entamer son long voyage. Un sourire timide étira ses lèvres quand elle leva à nouveau les yeux vers Athem.

—   Merci, dit-elle.

—   Tu me dois une faveur à présent, déclara alors Athem en guise de réponse, une lueur espiègle dans les yeux.

Sephyra le regarda sans comprendre. Puis il s’approcha d’elle, passa dans son dos, et fit glisser ses doigts dans sa chevelure, saisissant l’une de ses mèches ondulées. Sephyra resta immobile, le cœur battant, tandis qu’il entreprenait de récupérer soigneusement un souvenir d’elle impérissable. Elle sentit une pression s’exercer sur la mèche qu’il avait saisie, puis elle l’entendit s’éloigner de nouveau. Elle se tourna vers lui, toujours ébahie, tandis qu’il fabriquait un nouvel ornement avec la mèche de cheveux qu’il lui avait dérobée.

—   Comme ça, on est quittes, lui dit-il avec un petit sourire.

Sephyra accusa le coup de sa surprise, puis se laissa aller à rire, passant machinalement une main dans sa chevelure.

—   Entendu, dit-elle.

Machinalement, ils firent un pas l’un vers l’autre. Et à la surprise de Sephyra, Athem vint l’enlacer avec douceur, sans mot dire. Tâchant d’occulter sa gêne, la jeune femme ferma les yeux, profitant de cet instant de proximité avec celui qui avait tout son respect et son affection. Le temps de quelques secondes, ils accusèrent le coup de ces adieux un peu trop rapides, un peu trop précipités, et même, partiellement regrettés, même pour Sephyra qui était pourtant sûre qu’une vie meilleure l’attendait à Neos, la capitale du continent.

—   Je suis sûr qu’on se reverra bientôt, lui glissa Athem en resserrant son étreinte. Fais attention à toi, surtout.

Sephyra confirma d’un petit signe de tête avant de s’éloigner de lui. Un dernier sourire, quelques pas en arrière. Avec toutes les peines du monde, elle se retourna, accéléra le pas.

Ses ailes s’ouvrirent, et elle s’élança dans la nuit. 


Il n’y avait pas eu d’adieux officiels. Et au final, Sephyra avait seulement dit au revoir à ses proches. Anetham, Athem. Elle était persuadée qu’elle ne manquerait pas à tous les autres. 

Elle ignorait combien de temps son absence allait durer, et elle frémissait déjà à l’idée de se retrouver perdue dans une ville immense remplie d’hommes potentiellement hostiles à son égard, mais elle se devait d’essayer. Elle avait maintes fois entendu parler des Chasseurs de Neos, un groupe de mercenaires d’élite au service de la présidence de la cité. Si son maniement de la lame pouvait rivaliser avec celui des Neosiens, elle aurait peut-être une chance d’y être recrutée, et d’en apprendre davantage sur les hautes sphères du monde de Neos, qu’elle imaginait si différent du sien. 

Partagée entre la terreur et l’excitation, elle redoubla d’efforts et gagna en altitude dans le ciel dégagé, plissant les yeux pour arriver à regarder devant elle malgré le vent qui fouettait son visage. Quelques heures de vol l’attendaient, à suivre le long fleuve naissant dans les montagnes d’Odori, qui la mènerait droit vers sa destination. Elle devrait faire de nombreuses pauses pour ne pas se vider intégralement de son énergie, car si elle avait les capacités de voler, cela demandait énormément d’efforts à son organisme, et elle ne devait surtout pas en abuser. Mais elle était déterminée à entreprendre ce long voyage aérien. Encore un effort.

Sa nouvelle vie l’attendait.