L. Reflets de l'Ancien Monde - Le tombeau de glace



Explicit Violence

Après une catastrophe de grande ampleur, une partie de l’humanité est retournée vivre auprès de la nature, abandonnant la vaste Neos, capitale technologique des hommes. Parmi ces exilés, les reculés, certains appelés Porteurs gardent en eux des entités indispensables au maintien de la stabilité. Que deviendra le monde s'ils venaient à tous disparaître ?

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Partie 1 chapitre 9


L’hiver s’estompa aussi rapidement qu’il s’était manifesté. En quelques mois, les grands froids furent balayés par de clémentes chaleurs, parfois étouffantes en pleine journée. 

Sephyra avait l’impression que le temps s’écoulait plus rapidement à Neos. Elle consacrait le clair de son temps à remplir les missions qui lui étaient attribuées en tant que Chasseresse, entre les simples patrouilles et le soutien aux forces de l’ordre. Ainsi, même quand elle n’était pas en service, son emploi du temps lui paraissait chargé. 

Neos était une ville immense, pluriculturelle et proposant un large éventail d’activités et services. Embrassant cette diversité nouvelle, Sephyra découvrait la ville aux côtés de ses camarades, et particulièrement de Lucéria. Possiblement dû à leur toute première mission qui les avait obligées à collaborer et se faire confiance très tôt, elles étaient rapidement devenues de proches amies.

Les deux jeunes femmes aimaient parler ensemble du fossé qui séparait leur ancienne vie de Reculées, et leur quotidien à Neos. Lucéria était venue de Mygolhen, petit village au nord de Neos, réputé tranquille, trop tranquille. Elle avait laissé à sa jeune sœur le soin de reprendre l’épicerie familiale, rôle dont elle s’épargnait volontiers la monotonie quotidienne. Son ambition allait au-delà. Elle voulait œuvrer pour son monde et faire avancer les choses dans la direction qu’elle estimait juste. Et pour ce faire, assister Nelson du mieux qu’elle pouvait lui avait toujours semblé être la meilleure option à sa portée. Pour elle, le jeune président était le seul capable d’apporter un souffle nouveau sur leur monde anciennement détruit, et d’enterrer une fois pour toutes les conflits entre Reculés et Neosiens.

Sephyra savait bien ce qui motivait son amie. Elle savait bien d’où provenaient les flammes qui dansaient dans son regard, lorsqu’elles s’entraînaient ensemble entre deux missions. Elle devinait mieux que personne ce qui guidait ses pas et ses actions. Rien ne lui était plus cher que l’idée d’atteindre un jour le premier rang des Chasseurs, et marcher directement aux côtés du président.

Marcher aux côtés du président… C’était ce dont tous les Chasseurs rêvaient, de toute évidence. Pourtant, Sephyra ne s’était encore jamais imaginée affublée d’un tel rôle, dressée fièrement aux côtés de l’élite neosienne durant ses discours, accompagnant Nelson James en toutes circonstances pour assurer sa défense. Pour sûr, atteindre un tel rang dans n’importe quelle armée serait un honneur. Néanmoins, elle ne savait que penser à ce sujet. Aspirait-elle, à l’instar de son amie, à une telle position ? Elle qui n’avait jamais réellement connu Neos, et ne pouvait accorder une confiance totale en Nelson, de par le fait qu’elle ne le connaissait pas vraiment, pouvait-elle vraiment s’imaginer en première ligne aux côtés de ceux qui décident du destin de la ville entière, voire du monde ?


C’est en tâchant en vain de limiter ses questionnements que Sephyra continua son quotidien de Chasseresse, sans faiblir. Elle redoublait d’efforts chaque jour, terminait chaque mission avec le plus grand soin et la plus forte détermination. Sans savoir où elle allait réellement, à quoi cela la mènerait, ni quels choix elle pourrait être amenée à faire un jour. 

Il lui arrivait régulièrement de peiner à s’endormir à cause de ses doutes sur sa situation, et sur elle-même. Ses rondes nocturnes, quant à elles, ne tempéraient que partiellement ses pensées bouillonnantes. Sephyra en faisait régulièrement dans les ruelles les moins fréquentées, à l’affût de la moindre anormalité, du moindre imprévu. Son sabre à la hanche, le pas tranquille, elle déambulait alors sans perturber le souffle du vent, et écoutait chacun de ses pas résonner sur le dallage impeccable des rues piétonnes de Neos.

Tout était silencieux : le quartier dans lequel elle faisait sa ronde ce soir-là n’était pas réputé pour son agitation une fois la nuit tombée. Il était majoritairement constitué d’habitations et de bureaux, naturellement fermés la nuit. Mais il s’agissait également d’une zone où des individus peu fréquentables se retrouvaient parfois pour diverses besognes, et elle y avait déjà débusqué des trafiquants qu’elle avait dû traquer par la suite, aidée par les forces de police qu’elle pouvait prévenir rapidement à l’aide d’un appareil discret qu’elle gardait toujours sur elle quand elle était de sortie. 

Ce soir-là, aucune perturbation n’était à relever. Elle profitait de cette promenade tranquille, laissant ses pensées vaquer à leur guise, mais sans pour autant relâcher son attention. À bien y regarder, malgré les dimensions imposantes de la capitale du continent, et le nombre incroyable de personnes qui y vivaient côte à côte, elle était surprise du peu de fauteurs de troubles. Finalement, le portrait qu’Anetham lui avait dépeint de Neos, l’image d’une ville inhospitalière et mal famée, gangrénée par des groupes de criminels organisés, semblait bien loin de la réalité qu’elle avait sous les yeux. Les larcins étaient rares, et la très grande majorité des résidents de l’immense cité semblaient suivre scrupuleusement les lois qui régissaient leur quotidien. 

Elle avait néanmoins une idée de la raison à cela. En tant que mercenaire employée par la présidence de Neos, elle avait maintes fois entendu parler des prisons neosiennes, puisqu’elle faisait partie de celles et ceux qui avaient entre autres pour vocation de les remplir. Il s’agissait de lieux où les lois en rigueur dans toute la ville ne faisaient plus aucunement effet. En d’autres termes, les droits fondamentaux des êtres vivants, a fortiori humains, pouvaient y être foulés du pied en toute légalité. Enfreindre les lois devenait donc pour les fauteurs de trouble un défi à haut risque.

D’après ce que Sephyra avait pu comprendre, tout le monde était au courant de cet état de fait, sans connaître les détails. Très peu de gens savaient ce qui se cachait derrière les hauts murs des prisons neosiennes : même les Chasseurs n’étaient pas tenus de le savoir. Cela n’empêchait pas nombre de militants de réprouver et de manifester contre ce système de détention, mais à chaque tentative de faire la lumière sur les conditions d’emprisonnement des malfaiteurs, les protestataires se heurtaient à un mur. Il s’agissait d’un secret bien gardé. Et pour cause : depuis sa création, jamais un seul détenu n’avait quitté la prison neosienne en vie après y être entré.


Un bruissement la tira soudainement de ses pensées, et un frisson lui parcourut l’échine. Elle tira brusquement son sabre de son fourreau et se mit en position, jeta un regard derrière elle, et serra les dents. Deux silhouettes encapuchonnées avaient surgi de part et d’autre de la ruelle étroite dans laquelle elle se trouvait. Un manteau sombre les recouvrait intégralement, tant et si bien qu’avec la distance qui la maintenait hors de portée des nouveaux venus, associée au manque de lumière, elle ne parvenait pas à distinguer leurs visages.

—   Cae-La Sephyra, nous sommes venus pour nous entretenir avec vous, déclara alors une voix masculine qui provenait de l’une des silhouettes.

Sephyra se tourna vers elle, les sourcils froncés. Elle renonça à envoyer un appel aux forces de police et se détendit, sans quitter du regard celui qui avait pris la parole. 

—   Que me voulez-vous ? questionna-t-elle froidement.

Les deux silhouettes se rapprochèrent d’elle, et soulevèrent leur capuche. Stupéfaite, Sephyra se retrouva nez-à-nez avec deux hommes aux cheveux blancs, les yeux clairs, deux oreilles de loup dépassant de leur crâne. Des Anethiens.

—   Nous sommes envoyés par le Seigneur Anetham, continua le second, légèrement plus grand que le premier.

Sephyra était perplexe. Bien que se sachant désormais hors de danger, elle se demandait pourquoi Anetham, après une année passée loin d’Anethie, lui envoyait soudainement des émissaires pour discuter.

—   Que souhaite savoir le Seigneur Anetham ? questionna-t-elle, plus sèchement qu’elle ne l’aurait voulu.

Les deux loups jetèrent un regard derrière eux de façon synchrone, tendant l’oreille pour s’assurer que personne ne les épiait. Ils se rapprochèrent davantage de la jeune femme et l’un d’eux poursuivit à voix basse :

—   Le Seigneur Anetham souhaite obtenir des renseignements concernant les agissements du président Nelson James.

Sephyra fronça les sourcils. Les agissements de Nelson ? Son regard oscilla à tour de rôle dans les yeux de ses interlocuteurs, qui la fixaient en silence, imperturbables. 

La question, qui l’avait interloquée dans un premier temps, se mit à l’angoisser. En tant que Chasseresse de rang trois, elle n’était pas suffisamment proche du président pour connaître d’éventuels détails compromettants de son quotidien. Et quand bien même elle en aurait eu vent, jamais elle n’aurait eu le droit ni même l’envie de les communiquer.

—   Pourquoi le Seigneur Anetham souhaite-t-il de tels renseignements ? demanda-t-elle alors, ne sachant que répondre d’autre à la demande.

Les loups s’échangèrent un regard entendu, et l’un d’eux entreprit de surveiller les alentours tandis que le second répondait à Sephyra :

—   Le Seigneur Anetham souhaite garder un œil sur les agissements de Nelson James. Rien n’indique que ses intentions à l’égard du monde reculé soient pacifistes.

Sephyra fronça les sourcils. L’assertion était à la fois absurde et déroutante : pourquoi Anetham aurait-il des raisons de se méfier du président neosien ? Craignait-il un conflit quelconque ? Avait-il eu des informations que de son côté, elle ignorait ?

—   Je n’ai aucune information à transmettre au Seigneur Anetham concernant des agissements suspects de la part de monsieur James, déclara finalement la jeune femme en regardant le loup dans les yeux.

C’était la pure vérité. Mais malgré tout, cette entrevue la perturbait au plus haut point. Premièrement car elle était loin de s’imaginer qu’Anetham gardait un œil sur elle, même après son départ pour Neos ; mais aussi et surtout parce qu’elle n’aurait jamais soupçonné que le vieux loup se méfie à ce point de Nelson. Elle savait bien qu’Anetham n’avait pas confiance en la façon de vivre des Neosiens, et qu’il tâchait de rester au maximum déconnecté de cette immense capitale, mais jamais elle n’avait entendu quiconque dire ou même poser l’hypothèse qu’Anethie serait en conflit silencieux avec Neos. Tout cela avait-il pu radicalement changer en l’espace d’une petite année, et surtout, sans qu’elle s’en aperçoive ?

—   Si vous permettez, Cae-La Sephyra, reprit le loup sans se laisser décontenancer, nous savons que vous faites partie des forces armées sous la direction de Nelson James. Vous avez forcément accès à des informations inconnues des civils.

—   Et quand bien même ce serait le cas, aurais-je une raison de vous les donner ?

Les mots lui avaient échappé. Elle distingua instantanément une lueur inquiétante se dessiner dans les yeux de ses interlocuteurs, qui s’étaient tous les deux tournés vers elle d’un seul geste, cessant brutalement d’épier les alentours.

C’était bien la première fois que Sephyra se sentait effrayée de s’entretenir avec des soldats anethiens. Pourtant, elle connaissait nombre d’entre eux et savait que si elle était restée vivre au pays des loups, c’est au sein de ce groupe qu’elle aurait fini par trouver ses marques. Mais comme si elle était subitement devenue l’ennemie de ces guerriers auprès de qui elle avait grandi, elle se trouvait être troublée de leur présence, intimidée, effrayée. Elle n’avait rien à leur répondre qui puisse les satisfaire, alors qu’avaient-ils l’intention de faire ? 

Les loups s’échangèrent un dernier coup d’œil, puis contre toute attente, remirent leurs capuches et firent quelques pas en arrière.

—   Le Seigneur Anetham reprendra contact avec vous. Quand il le fera, vous serez priée de lui fournir des renseignements concernant Nelson James.

Sephyra, bouche bée, vit les loups faire le salut anethien, redressant leur bras fléchi à l’horizontale contre leur torse, poing serré. Puis ils repartirent aussi silencieusement qu’ils étaient arrivés, laissant la jeune femme seule dans la ruelle sombre, bientôt envahie par le silence.

Sephyra les regarda disparaître entre deux immeubles, et relâcha enfin la pression de sa main sur le manche de son arme. Elle poussa un soupir, frissonnante. Cette courte entrevue l’avait plongée dans le doute. Que cela pouvait-il bien signifier ? 


Elle demeura égarée dans ses pensées jusqu’à son retour au palais présidentiel. Ainsi, Anetham voulait garder un œil sur Nelson, par son biais. Était-ce là la raison pour laquelle il l’avait laissée partir dans cette ville qu’il rejetait ? Et Athem, était-il complice de la manœuvre ?

Son cœur se serra à cette idée. Elle savait que Neos et Anethie avaient toujours été plus ou moins en froid, mais pas au point de s’espionner mutuellement. Et si jamais quiconque découvrait que des Anethiens prenaient régulièrement contact avec elle, étant donné ses origines, elle passerait immédiatement pour une espionne à la solde d’Anetham. 

Ce fut la raison pour laquelle elle renonça à raconter cette étrange entrevue à Lucéria. Elle ne devait pas passer pour une traîtresse au sein du groupe qui l’acceptait telle qu’elle était, et qui lui permettait de refaire sa vie loin des regards suspicieux.

Elle ne voulait renoncer à tout cela pour rien au monde.


****


Athem arriva jusqu’à l’antichambre du roi et y entra d’un pas lourd, toisant son père furieusement. Ce dernier se tourna vers lui lentement, peu enclin à se laisser impressionner par les reproches que son fils unique lui témoignait déjà d’un simple regard.

—   Vous avez envoyé des éclaireurs espionner Sephyra à Neos ? s’exclama Athem, hors de lui.

Anetham poussa un léger soupir et fit face à son fils, qu’il surplombait de quelques centimètres. 

—   Qui t’a dit ça ? questionna le vieux loup sans quitter son fils des yeux.

—   Bien assez de monde, répliqua ce dernier. Je n’en reviens pas que vous l’ayez laissée partir pour qu’elle puisse faire ce sale boulot à la place de vos soldats…

—   Détrompe-toi, l’interrompit Anetham d’une voix puissante. Je l’ai laissée partir parce qu’elle le voulait. Mais au vu de la situation actuelle, nous ne pouvons faire confiance à personne. Et la position de Sephyra est une opportunité pour que nous puissions garder un œil sur les agissements de ce Nelson.

Athem allait répliquer mais fut bien trop stupéfait pour le faire. Il étendit les bras sur le côté en signe d’incompréhension totale, avant de les laisser retomber avec un soupir désabusé.

—   Dites-moi que je rêve… marmonna-t-il avec un rire nerveux.

—   Je crois que tu ne te rends pas compte des enjeux, Athem, reprit Anetham d’une voix autoritaire. Sephyra est actuellement au cœur d’un monde dont nous ignorons encore trop de choses, et qui nous menace en silence. Et si Nelson est impliqué d’une façon ou d’une autre dans la disparition des Porteurs, ne penses-tu pas que c’est maintenant son rôle de nous garder informés quant aux agissements des humains ?

—   Son rôle n’a jamais été de vous faire office de larbin à son insu ! rétorqua Athem sans douceur, ce qui fit frémir de fureur de visage de son père. Vous vous rendez compte du risque que vous lui faites prendre en lui demandant d’espionner Nelson et ses hommes ? Vous l’avez dit vous-même, on ignore trop de choses des Neosiens, et de ce dont ils sont capables ! Il pourrait lui arriver n’importe quoi !

Il avait commencé à s’éloigner de son père, marchant d’un pas assuré vers la sortie de la pièce. Constatant son intention de prendre congé dans cet état, le seigneur des lieux l’arrêta d’une voix forte.

—   Athem. Quitte cette pièce et tu peux tirer un trait sur tes droits de succession.

Le jeune loup se stoppa, les poings serrés. Il tourna les yeux vers son père qui se rapprochait de lui à pas lents, mais au lieu de s’énerver comme il l’aurait fait habituellement, il préféra limiter la véhémence de la conversation en adoptant un ton compatissant.

—   Tu es inquiet pour elle, et je peux le comprendre, dit-il. Mais elle a été formée comme tu l’as été. Elle a du talent et je sais qu’il lui permettra toujours de s’en sortir.

—   Qu’avez-vous prévu de faire pour lui venir en aide si jamais on découvre qu’elle est une espionne à la solde d’Anethie ? répliqua Athem sèchement, mais en prenant le soin de ne pas lever le ton.

—   Rien de tel n’arrivera, assura Anetham en s’arrêtant à quelques pas de son fils. Fais-moi confiance. Sephyra a déjà réussi à intégrer les Chasseurs, et monte les grades à une allure assez soutenue d’après ce qu’on m’a rapporté.

Athem écarquilla les yeux, et se détourna de la sortie de la pièce pour faire face à son père.

—   Depuis… depuis quand l’espionnez-vous ?

—   Depuis qu’elle est partie. Tu ne pensais quand même pas que j’allais la laisser vadrouiller à Neos sans surveillance ?

Un silence s’éleva dans la pièce tandis que les deux loups s’observaient sans ciller. Athem était perplexe. Il n’arrivait pas à savoir si Anetham comptait davantage protéger Sephyra ou lui faire prendre des risques pour qu’elle espionne son nouveau supérieur. Les deux lui semblaient paradoxalement liés. Et cet état de fait n’était pas sans l’inquiéter.

Anetham fit quelques pas de plus vers son fils et posa ses mains sur ses épaules, le regardant dans les yeux.

—   Athem, ce royaume a besoin de toi. Et j’ai besoin que tu croies en moi. L’avenir de notre monde se joue en ce moment-même, et jusqu’à ce jour, rien ne nous prouve que Neos n’est pas impliqué dans la disparition des Porteurs. Cela me semblerait même étrangement logique ; qui d’autre que les Neosiens pourraient souhaiter la disparition de ces entités qui ont scindé le monde autrefois intégralement à leur image ?

Athem ne répondit pas. À ce stade, ils ignoraient encore trop de choses quant à la menace qui planait au-dessus des Porteurs. La seule chose dont il était certain était que Sephyra s’était retrouvée en posture délicate par la faute de celui qui lui avait offert une nouvelle vie. Anetham n’avait-il fait tout cela que pour avoir un pion supplémentaire à jouer au moment opportun ?

Le souhait de Sephyra n’était-il pas lui-même qu’une grossière mise en scène destinée à camoufler cet espionnage sournois envers Neos ?

—   Permettez-moi de prendre congé, Père, demanda alors Athem en détournant le regard. Je suis attendu au poste des soldats ; ils attendent les instructions pour l’entraînement de ce soir.

 Anetham retira ses mains puissantes des épaules de son fils, et jeta à ce dernier un regard attendri qu’il voulut sincère. Mais de son côté, Athem n’osait plus affronter les yeux de son père.

—   Vas, dit alors Anetham en se retournant. Et je compte sur toi pour ne pas ébruiter cette histoire. Entendu ?

Un silence. Athem s’arrêta sur le pas de la porte, une main machinalement posée sur le pommeau de son arme.

—   Entendu, dit-il.

Et il quitta la pièce sans davantage de cérémonie.


Athem descendit quatre à quatre les marches du palais, sans prendre le temps de rendre leur salut aux gardes qui levaient le poing contre leur torse à son passage. Il entama la traversée de la route centrale à pas vifs, esquivant les passants qui le regardaient passer avec des sourires aimables. Certains tentaient de lui adresser la parole mais il préférait s’excuser tout en accélérant le pas, déterminé à ne pas gaspiller une seule seconde de son temps.

Il parvint jusqu’à la demeure des soldats à l’issue de sa marche rapide, et aperçut Rena en conversation tendue avec l’un des gardes d’Anethie, qui la surplombait d’une tête. Vêtu d’un simple pantalon de cuir, Athem le reconnut de loin grâce à sa chevelure blonde qu’il avait attachée, comme chaque jour, en une queue de cheval qui lui arrivait aux omoplates. La lourde cicatrice qu’il avait ramenée d’une bataille périlleuse était restée très visible au beau milieu de son torse, même après ses nombreuses années de service. 

Lorsque le jeune prince fut à leur portée, les deux loups interrompirent leur discussion, et le saluèrent d’un même geste.

—   Prince Athem, dit le soldat anethien en inclinant la tête. Nous attendions vos instructions par rapport à l’entraînement.

—   Contentez-vous de faire comme d’habitude, et ce sera parfait, répliqua Athem brusquement avant de se tourner vers la louve tatouée. Rena, c’est bien cela ? Je souhaiterais m’entretenir avec ta meute.

Les deux loups affichèrent stupeur. Rena était perplexe : à son souvenir, Athem n’avait encore jamais réclamé d’entrevue avec les membres de son groupe, dont elle était persuadée qu’il rejetait l’existence de la même façon que son père. 

—   Bien entendu mon Prince, finit-elle par affirmer en inclinant le buste.

—   Mon Prince… objecta le garde anethien, éberlué d’avoir été mis de côté pour le compte de loups tatoués. 

—   Tu m’as entendu, Rayan, rétorqua Athem en tournant furieusement son regard vers le grand soldat. Faites deux sessions de joutes à deux contre deux, puis deux contre trois, et aucun projectile sur le terrain ce soir. Vous n’avez quand même pas besoin de moi pour vous taper dessus, si ?

Rayan fut si surpris par cette réaction inhabituelle de la part d’Athem qu’il ne trouva rien à redire, et se contenta d’un salut maladroit, tandis que le prince se tournait de nouveau vers Rena, poliment impassible face à la situation.

—   Emmène-moi voir les tiens, dit-il à la louve. Je crois savoir que votre chef est absent, mais j’aimerais malgré tout vous parler d’urgence.

—   Bien.

Rena tourna les talons et partit en direction de la forêt, suivie de près par Athem. Rayan ouvrit la bouche pour répliquer mais Athem sembla l’anticiper, puisqu’il se tourna vers le soldat en lui faisant signe de ne rien objecter.

—   Rayan, j’ai failli oublier… Si mon père entend parler de tout ceci, il risque de très mal le prendre. Alors tâche de rester discret, ça vaut mieux pour nous deux…

À ces mots, il se retourna et suivit Rena. Rayan resta immobile tandis que les deux loups disparaissaient entre les ramures des arbres, sous le regard quelque peu surpris des rares soldats qui avaient assisté de loin à la courte entrevue.


Après la traversée d’un étroit sentier recouvert de feuilles mortes, Athem et Rena parvinrent à une large demeure de bois, dans laquelle la louve invita son hôte à entrer. Elle était couverte de mousses et de branchages, mais si l’extérieur était sale et donnait au refuge l’impression d’être abandonné, son intérieur quant à lui était soigneusement entretenu et rangé. Des armes étaient disposées contre les murs, ainsi que des caisses de bois remplies de denrées ou de divers outils. 

Lorsque Rena et Athem entrèrent dans la demeure, ils virent deux jeunes loups installés au fond de la pièce principale, occupés à aiguiser des dagues. Ces derniers tournèrent leur regard vers les nouveaux venus en les entendant entrer, et se levèrent d’un bond, saluant Athem vivement.

—   Luna, Ludovic, pouvez-vous me ramener autant de monde que vous pouvez ? demanda Rena aux jeunes loups. Le Prince souhaite s’entretenir avec la meute.

Luna et Ludovic levèrent le regard et acquiescèrent. Ils récupérèrent leurs dagues et quittèrent la demeure à pas vifs. Avant de disparaître entre les arbres, Athem crut discerner quelques exclamations indiscrètes de la part de Luna, et les réprobations gênées de Ludovic qui tentait tant bien que mal de la faire taire. 


À l’issue d’une demi-heure d’attente, Luna et Ludovic avaient rassemblé une cinquantaine de loups qui s’étaient répartis dans la pièce en s’asseyant à même le sol, ou en restant appuyés contre les murs. D’autres s’étaient positionnés près des fenêtres et de la porte, et gardaient leur regard fixé vers l’extérieur, guettant la venue de tout intrus.

Rena s’assit finalement en face d’Athem qui s’était installé en tailleur près de l’entrée. Luna et Ludovic prirent place de part et d’autre de Rena, et attendirent poliment que le Prince prenne la parole.

Athem prit quelques instants pour contempler tous les loups qui l’entouraient. Jeunes et adultes, ils étaient tous plus ou moins recouverts de tatouages, sur leur peau qui pouvait varier entre une grande pâleur et un brun soutenu, à l’instar de leur chevelure souvent en pagaille. Mais leurs yeux, en revanche, étaient tous d’un jaune éclatant, plus ou moins orangé, et le fixaient avec une curiosité qu’ils ne cherchaient pas à dissimuler. En effet, eux qui se pensaient rejetés par Anethie étaient bien surpris que cette dernière fasse le premier pas vers eux en leur réclamant une entrevue.

—   Tout d’abord, je vous remercie de m’accorder cette audience précipitée, déclara Athem en parcourant la pièce du regard. Je vais être direct : j’aimerais enquêter personnellement sur les événements étranges qui ont lieu en ce moment. Je vous explique tout ceci à l’insu du seigneur Anetham, dont je désapprouve de plus en plus les méthodes.

Les loups tatoués s’échangèrent des regards surpris. Leurs murmures s’évanouirent dès qu’Athem reprit la parole, sous le regard de Rena qui ne laissait rien transparaître.

—   Je voudrais vous demander de bien vouloir m’accorder votre confiance. J’aimerais disposer des informations de votre réseau, et apprendre de votre bouche les indices que vous pourriez obtenir quant à la disparition des Porteurs. J’ai conscience que vous suivez les instructions d’Aokura et j’ignore ce qu’il vous a ordonné à ce sujet, mais…

Athem s’interrompit en voyant un sourire se dessiner sur les lèvres de Rena. 

—   Nous ferons selon vos désirs, mon Prince, dit-elle. Tous les membres de notre meute qui se trouvent aux alentours d’Anethie seront sous vos ordres, si vous en formulez la demande.

Athem regarda Rena avec surprise, et fit de même avec les autres loups tatoués. Mais ces derniers semblaient approuver les dires de la louve, puisqu’ils restaient totalement impassibles et continuaient de le regarder avec insistance.

—   Pourquoi m’accorder une telle confiance ? réagit finalement Athem, libérant la question qui lui brûlait les lèvres. Je sais que vous avez prêté allégeance à Anethie, mais après tout, vous restez sous le commandement d’Aokura…

—   Le Seigneur Aokura nous a laissé des instructions très simples, répondit Rena. Il nous a dit que s’il était dans l’incapacité de nous commander de façon directe, ou s’il lui arrivait quoi que ce soit, toute la meute devrait écouter vos directives.

Athem resta muet de stupeur suite à la déclaration de la louve.

—   Pourquoi ? questionna-t-il. Aokura vous a demandé de suivre mes ordres ? Et pas ceux de mon père ?

—   Il nous a dit de vous écouter en priorité, affirma Rena. Que, pour reprendre ses mots, vous étiez un petit peu plus digne de confiance que votre père.

Athem resta un instant ébahi puis se laissa aller à sourire. Il était vrai qu’Aokura ne s’était jamais réellement entendu avec Anetham. Et la situation n’avait fait qu’empirer les sept dernières années, depuis la mort de son père Aokura le vingt-cinquième, de son vrai nom Isaël d’Anethie.

Résigné, Athem décrocha son sabre de sa hanche et le posa devant lui, sous le regard surpris des loups tatoués. Il déposa sa main sur son arme toujours rangée dans son fourreau, et leva les yeux vers ses interlocuteurs.

—   Dans ce cas, je m’en remets à vous tous, dit-il. Je ne tiens pas à ce qu’Anethie toute entière soit au courant de cette alliance, mais je prétexterai des rondes pour vous garder à l’œil, vous ainsi que l’ensemble de notre territoire. Et parallèlement, vous me fournirez toutes les informations que vous obtiendrez de la part d’Aokura ou de toute autre source, qui puisse nous en apprendre plus sur la tragédie liée aux Porteurs.

Les loups tatoués inclinèrent la tête, prêts à suivre les ordres de ce nouveau leader sans broncher. Rena gratifia Athem d’un sourire sincère, posant une main sur l’épaule de Luna et l’autre sur celle de Ludovic.

—   Mon Prince, nous attendons vos directives.