L. Reflets de l'Ancien Monde - Le tombeau de glace



Explicit Violence

Après une catastrophe de grande ampleur, une partie de l’humanité est retournée vivre auprès de la nature, abandonnant la vaste Neos, capitale technologique des hommes. Parmi ces exilés, les reculés, certains appelés Porteurs gardent en eux des entités indispensables au maintien de la stabilité. Que deviendra le monde s'ils venaient à tous disparaître ?

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Partie 1 chapitre 21


Les semaines s’écoulèrent sans remous à Odori. Sha-Lin et Athem passaient le clair de leur temps à réfléchir ensemble au meilleur moyen de contrer leurs ennemis, utilisant au mieux le trop peu d’informations que les loups de la meute de Kerem réussissaient à rassembler.

Peu après l’arrivée des loups à Odori, des nouvelles préoccupantes en provenance des montagnes du nord captèrent leur attention. Amelicäa, la cité du Clan des Ours, avait été investie par un contingent de Neosiens. Bien qu’aucune perte ne fût à déplorer, la Porteuse de leur clan, qui jusque-là avait résidé en sûreté derrière ses hauts murs, longtemps crus impénétrables, avait été emmenée de force. Les loups avaient également fait mention du meneur de la troupe d’assaillants : il était le seul à ne pas porter l’uniforme militaire, et il s’était chargé personnellement de récupérer la jeune femme, sous le regard impuissant de tout son village dépassé par le surnombre d’adversaires. 

Athem et Sha-Lin trouvaient ces faits particulièrement préoccupants. D’après les témoignages rapportés par les ours d’Amelicäa suite au départ des Neosiens, les raisons avancées par ces derniers étaient simples : il fallait protéger les Porteurs contre la menace invisible qui s’échinait à leur nuire, les traquait, les éliminait. Seule Neos leur apporterait, selon eux, l’assurance que ces précieux Reculés et leurs Esprits resteraient sains et saufs, le temps d’élucider ce mystère, d’éradiquer la menace.

L’objectif paraissait louable de prime abord, mais les deux jeunes dirigeants n’étaient pas confiants. Dans un contexte où les tensions demeuraient fortes entre Neos et les différents Clans, opter pour une stratégie aussi radicale risquait de provoquer un conflit généralisé : l’Union ne tarderait pas à percevoir ces enlèvements de Porteurs comme une façon pour Nelson de sécuriser la pérennité du monde avant de purger les Reculés, pour pouvoir tout rebâtir selon les lois neosiennes.

Athem et Sha-Lin ne pouvaient qu’espérer que les événements prennent une tournure favorable et que Neos s’implique fortement dans l’éradication de la menace, ne se contentant pas de mettre les Porteurs en sûreté. Pour autant, le climat qui régnait sur le monde avait tendance à favoriser leur inquiétude plutôt que leur optimisme.


Sirel déambulait en direction de la demeure de Sha-Lin. Fille des forêts d’Iliàna, ses dissemblances frappantes avec les membres du Clan des Aigles ne semblaient pourtant pas la rendre étrangère aux yeux de ces derniers. Au lieu d’ailes chatoyantes, elle arborait de petites oreilles félines assorties à sa courte chevelure ambrée, tachetée de noir, et une longue queue souple qu’elle laissait dépasser de son pantacourt. Les marques noires sur ses joues et son front masquaient partiellement les discrètes taches de rousseur qui couraient autour de ses yeux noisette. Elle saluait chaque villageois sur son passage, connaissant les noms de ces derniers par cœur, et tout autant de sourires chaleureux lui étaient rendus, comme de coutume.

Les quelques mois qu’elle avait passés à Odori lui semblaient avoir duré une existence entière, comme si cette nouvelle vie avait déjà totalement éclipsé l’ancienne. Cadette de sa famille, elle avait grandi sous le regard envieux d’un grand-frère qui avait néanmoins toujours été là pour elle. Les guépards d’Iliàna avaient des règlements stricts. Chaque individu devait être à la hauteur de ses devoirs. Et l’Esprit que les membres de son clan avaient protégé de longues générations durant ne devait pas être confié à n’importe qui.

Seconde enfant de sa famille, ce fut pourtant elle qui hérita de l’Esprit. Son aîné déclaré indigne d’une telle tâche, Sirel s’était donc retrouvée Porteuse, plus vite qu’elle ne l’aurait imaginé, à l’aube du décès de sa mère. L’injustice d’un tel choix avait suscité bien des jalousies. Mais Sirel avait appris à accepter celle de son frère Érithan. 

Puis était arrivé ce jour funeste, où tout avait basculé. Les éclaireurs avaient vu une véritable armée marcher sur leur forêt et leur village, brandissant des torches enflammées. Personne ne savait qui étaient ces intrus, mais leurs intentions, elles, étaient limpides. 

Il était rapidement apparu que la fuite constituait le seul espoir de survie des guépards. Pour protéger à tout prix l’Esprit de leur Porteuse, Sirel et Érithan avaient donc été envoyés hors de leur ville les premiers. Le feu avait englouti tous les autres. Les volutes de fumée étouffante, voilées de cendres et de braises encore brûlantes, fuyant entre les arbres en de gigantesques nuages incandescents, constituèrent la dernière image de leur lieu d’enfance que le destin offrit aux deux adolescents.  

Odori les avait accueillis affamés après des jours de fuite dans la forêt puis la montagne. Leur folle escapade les avait conduits jusqu’aux sommets les plus difficiles d’accès, avant qu’ils ne soient repérés par des éclaireurs patrouillant dans la zone. Les aigles s’étaient alors promis de les garder en sûreté quoi qu’il advienne, le temps de trouver réponse à leurs questions. 

Les membres du clan, Sha-Lin à leur tête, soupçonnaient que les mystérieux assaillants avaient voulu mettre la main sur l’Esprit protégé par Sirel, et que cela avait été le seul motif de leur attaque. Difficile néanmoins de les associer aux Neosiens qui avaient marché sur Amelicäa pour s’emparer de la Porteuse de leur clan : dans le second cas, pas une victime n’était à déplorer, alors qu’Iliàna avait été entièrement saccagée, et ses habitants, froidement exécutés. Cela ne faisait que renforcer leurs doutes, et leurs craintes. Plus le temps passait, plus la situation leur apparaissait obscure, et les hypothèses qu’ils avaient longtemps considérées valides se voyaient désormais remises en question. Ils n’étaient toujours pas sûrs de qui avait attaqué le clan des guépards, ni pourquoi. Pas plus qu’ils ne comprenaient les objectifs des Neosiens. 


Sirel entra à pas lents dans la demeure de Sha-Lin, et se stoppa brusquement en se rendant compte que cette dernière était en grande discussion avec Athem. La jeune cheffe de clan repéra néanmoins la jeune fille dès son arrivée et lui fit un signe de la main.

—   Sirel ! lui lança-t-elle, enjouée. Tu vas bien ? Entre, je t’en prie.

Sirel entama quelques pas timides en direction de sa cheffe, gênée par la présence d’Athem qui l’impressionnait malgré lui. Ses yeux ambrés bifurquèrent sur le côté au moment de dépasser le jeune loup, qui la regarda passer avec surprise.

—   Désolée de m’imposer, dit-elle d’une petite voix.

—   Quelque chose ne va pas ? questionna Sha-Lin pour toute réponse. Tu n’as pas l’air en forme.

Athem profita de l’irruption pour se relever, et étirer ses membres avec un soulagement apparent.

—   Je vous laisse discuter, j’ai besoin de me dégourdir les jambes, dit-il.

Il salua Sha-Lin qui lui accorda un sourire reconnaissant, puis il quitta la pièce sans se retourner. Sirel s’assit à proximité de sa cheffe, les yeux rivés sur ses genoux.

—   Je ne me sens pas tranquille depuis ce matin. J’ai l’impression que… quelque chose de dangereux est en approche.

—   Quelque chose de dangereux ? répéta Sha-Lin en fronçant les sourcils.

—   J’espère me tromper, mais c’est différent de ce que j’ai ressenti il y a quelques temps, lors de l’arrivée du Prince Athem et de son clan. Cette fois-ci, je me sens vraiment inquiète.

Sha-Lin détourna le regard, veillant à ce que Sirel ne puisse pas voir son expression. Elle sentit un frisson lui parcourir l’échine. Ce qu’elle craignait depuis plusieurs jours était-il vraiment en train d’arriver ?

—   Je vais demander à Ferox d’aller jeter un œil autour du village, déclara Sha-Lin d’une voix tendue. S’il se passe quoi que ce soit d’anormal, nous serons vite informés.

Sirel approuva en silence, sans pour autant réussir à calmer son angoisse grandissante. Elle n’avait jamais rien ressenti de tel. La présence d’Aokura l’avait certes troublée au début, mais ce n’était absolument pas comparable à la peur qui la tourmentait désormais. Son instinct lui hurlait de s’enfuir d’Odori, le plus loin possible, sans se retourner. Quelque chose de plus complexe qu’un Esprit corrompu était en approche.

Quelque chose qu’elle voulait fuir à tout prix.



—   T’es vraiment une petite frappe, t’as aucune force ou quoi ?

—   La ferme ! Je vais te faire ravaler tes insultes, après on discutera !

—   Aucun problème, amène-toi que je te donne une bonne leçon !

Sephyra ne se fit pas prier et envoya un grand coup de lame vers Aokura qui esquiva sans mal. Il bloqua une nouvelle attaque avec l’extrémité de son sceptre et repoussa la jeune femme à l’aide d’une bourrasque glaciale. Surprise, Sephyra se crispa et recula pour être hors de portée du sortilège.

—   C’est tout ? soupira le sorcier. Quand je te traitais de petite frappe, c’était trop gentil…

Lorsqu’il s’intéressa de nouveau à son adversaire, celle-ci avait changé d’angle d’attaque. Il eut juste le temps de brandir son sceptre du côté de son flanc gauche, où sa vision était diminuée par son épaisse tignasse qu’il n’avait pas pris soin d’arranger depuis des semaines. Il contra la lame d’Anethie tant bien que mal, mais Sephyra pivota et parvint à asséner un violent coup de coude dans le ventre d’Aokura qui écarquilla les yeux, le souffle coupé.

—   Je te pensais plus musclé que ça ! railla Sephyra en reprenant ses distances.

—   Sale mioche, grogna Aokura en se remettant en position.

L’orbe de glace se mit à luire dangereusement, mais son courroux fut réprimé par l’arrivée d’un nouveau venu, qu’Aokura toisa en réprimant un sifflement agacé. Sephyra relâcha également sa garde et se retourna.

—   Érithan ? lança-t-elle en se détendant un peu. Qu’est-ce qui t’amène ?

Le jeune guépard s’avança vers les deux adversaires, qui s’étaient aventurés dans la plaine devant le village pour pouvoir régler leurs comptes. Sa démarche tranquille le caractérisait. Il avait les mêmes yeux ambrés que sa sœur, à moitié cachés sous sa chevelure rousse en bataille, ponctuée de taches noires caractéristiques. À l’instar de Sirel, il laissait visibles ses oreilles pointues et sa queue, qui rappelaient sa patrie d’origine.

—   Vous vous battez vraiment tout le temps, tous les deux, remarqua-t-il en leur jetant un regard amusé. Vous avez des comptes à vous rendre ?

—   Parfaitement, répliqua Sephyra en fusillant Aokura du regard. Je ne lui ai toujours pas fait payer son insulte d’avant-hier.

—   Oh, tu t’en souviens encore ? s’amusa Aokura, qui avait profité de la courte pause pour se mettre à fumer. Abandonne, t’as aucune chance contre moi, tu le sais…

—   Ça n’en sera que plus plaisant de te prouver le contraire ! rétorqua la jeune femme en serrant nerveusement le manche de son sabre.

À son grand dam, son adversaire ne l’écoutait déjà plus. Il gardait son regard tendu vers la plaine, en direction du chemin escarpé qu’ils avaient emprunté plusieurs semaines auparavant pour venir jusqu’au village. Il s’était totalement immobilisé, comme s’il avait senti quelque chose.

—   … Aokura ? Qu’est-ce qui se passe ? l’interpella Sephyra, troublée.

Le sorcier fronça les sourcils. Puis sans prévenir, il retourna son calumet, laissant tomber au sol l’herbe qu’il n’avait pas eu le temps de fumer. Il rangea son bien sans quitter la plaine des yeux.

—   C’est pas bon, dit-il avec une voix qui inquiéta les intéressés. Il faut qu’on aille voir Sha-Lin immédiatement.

Comme pour confirmer les craintes d’Aokura, ils virent avec effroi l’imposant Ferox revenir vers eux à tire-d’aile, et les survoler à une allure si vive qu’il abandonna dans son sillage une véritable pluie de plumes chatoyantes.


Ferox atterrit maladroitement devant la demeure de Sha-Lin, haletant. Plusieurs citoyens interloqués l’interpellèrent, inquiets quant à son état d’agitation visible, mais il les ignora pour se précipiter à l’intérieur, appelant frénétiquement le nom de sa cheffe.

Lorsque cette dernière le vit arriver, elle sut aussitôt qu’il devait se passer quelque chose de grave pour que son fidèle second, toujours calme et maître de lui-même, ait l’air à ce point paniqué. 

—   Des Neosiens, lança Ferox entre deux respirations. Une armée est en approche.

Sha-Lin sentit son cœur se soulever. Athem, qui avait assisté à l’échange de loin, se leva pour s’avancer aux côtés de la cheffe de clan.

—   Combien sont-ils ? questionna le jeune prince.

—   Environ une cinquantaine. Avec un homme à leur tête. C’est la même chose que ce qu’ont rapporté les ours d’Amelicäa.

Sha-Lin jeta machinalement un regard à l’extérieur. La colère et la terreur commençaient à s’emparer d’elle, alors qu’elle pensait impossible que les Neosiens puissent savoir qu’une Porteuse se cachait parmi les aigles. Le Clan des Ours était connu pour abriter une famille de Porteurs, mais ce n’était pas le cas d’Odori. Comment avaient-ils pu en être informés ?

La jeune cheffe de clan sursauta lorsqu’Athem posa une main sur son épaule.

—   Je vais rappeler tous les loups des environs, déclara-t-il. Sirel est-elle en sécurité ?

—   Elle est dans la salle du fond, répondit Sha-Lin sans lever les yeux vers son interlocuteur.

—   Qu’elle y reste, le temps qu’on renvoie les Neosiens chez eux, suggéra le prince d’Anethie en quittant hâtivement la demeure de Sha-Lin.

Athem se rua dans les allées du village en rappelant à lui tous les loups qu’il croisait sur son passage, rapidement imité par Sha-Lin qui sortit à son tour pour prévenir tout le monde de l’arrivée des Neosiens. Les gardes avaient d’ores et déjà sonné l’alerte, et le village se préparait au combat. La révolte et l’incompréhension s’emparèrent bien vite de l’esprit de ce peuple reclus, qui n’avait pas eu à défendre ses terres depuis des décennies. Mais les aigles n’avaient nulle intention de se laisser faire, et étaient parfaitement résignés à défendre leur paix.

Alors qu’il se trouvait presque aux portes du village, Athem aperçut la haute tête blanche d’Aokura, qui dépassait de la foule agitée d’aigles de tous âges. Le jeune loup se hâta dans sa direction, esquivant les passants et leurs ailes encombrantes, et vit que son cousin était suivi de près par Érithan et Sephyra. Ces derniers avaient l’air particulièrement troublés par l’agitation qui régnait en ville, ce qui confirma au prince d’Anethie qu’ils n’avaient pas encore eu vent de ce qui se passait.

—   Les Neosiens arrivent ! s’exclama Athem sans préambule lorsqu’ils furent à portée de voix. Je pense qu’ils veulent la même chose qu’à Amelicäa. Tenez-vous prêts, je doute qu’ils renoncent facilement à emmener Sirel !

Aokura opina d’un simple mouvement de tête et repartit vivement dans une autre direction, pour rassembler les loups éparpillés dans la ville. Érithan n’attendit pas davantage et continua sa course vers la demeure de Sha-Lin, espérant retrouver sa sœur au plus vite, et la défendre à tout prix.

Sephyra échangea un long regard avec Athem, la peur dévorant ses entrailles, puis le regarda repartir à vive allure, une main sur le manche de son sabre. Des loups tatoués la dépassèrent pour se ruer à sa poursuite, armés jusqu’aux dents et prêts à en découdre avec les assaillants si cela s’avérait nécessaire. Elle les vit tous disparaître entre les citoyens d’Odori et leurs plumes chatoyantes qui jonchaient les pavés de la ville, comme si la menace était déjà devant leurs portes.

Sephyra déglutit. Elle n’avait aucune idée de comment les choses allaient se dérouler, mais d’après ce qu’elle avait compris, les habitants d’Amelicäa n’avaient pas su résister malgré le mur défensif qui faisait la fierté de leur ville. Elle avait déjà vu des hordes de militaires défiler à Neos. Tous équipés d’armes à feu, ils n’auraient aucun mal à rivaliser avec des sabres et des lames. Le rapport de force s’annonçait inégal, et pour ne rien arranger, Aokura venait de prédire l’arrivée d’un danger qui semblait l’inquiéter bien plus qu’une simple armée neosienne, lui qui s’était battu contre un bataillon entier de ces mêmes hommes sans en mourir.

Sephyra savait qu’elle ne pouvait pas rester cachée. Quitte à voir le visage de Nelson guider cette armée, il fallait qu’elle se batte, elle aussi. 

Elle fit volte-face et se hâta vers les remparts de la ville. Elle gravit les marches de pierre à vive allure, et avant même qu’un garde n’ait pu l’interpeller, elle courut sur les hauts murs de la cité et se jeta dans les airs, ailes déployées, décollant dans l’air rafraîchi de cette journée dégagée. Elle prit de la hauteur progressivement, tout en tâchant de rester proche de la ville, peu désireuse de se laisser repérer par l’armée en approche.

Après avoir suffisamment gagné en altitude, elle porta son regard aussi loin qu’elle le put pour tenter d’apercevoir les ennemis dont parlait Athem. Et ce qu’elle vit en contrebas de la falaise laissa sans voix.


Une armée de plusieurs dizaines de têtes cheminait à un rythme soutenu sur les chemins escarpés qui la mènerait jusqu’à Odori. Même à cette distance, Sephyra reconnut les uniformes militaires gris de Neos, portés par tous les hommes à l’exception de celui qui marchait à leur tête. Ce n’était pas Nelson, mais elle n’avait aucune idée de qui il pouvait s’agir. Pour elle, ce n’était pas un général militaire.

Ils étaient vraisemblablement ici pour reproduire la même chose qu’à Amelicäa. Ils venaient pour Sirel. Et même s’ils n’avaient pas l’intention de faire un massacre, ils seraient probablement capables de faire des blessés pour mettre la main sur elle.

Sephyra sortit de ses pensées lorsqu’elle distingua des hommes la désigner de loin. Un frisson lui parcourut l’échine, et elle se laissa tomber comme une pierre pour se mettre hors de portée d’éventuels tirs, réajustant sa trajectoire juste au-dessus des toits de la ville pour ne pas s’écraser. Le cœur battant, elle se réceptionna au sommet d’une maison, glissant sur les briques, ce qui en délogea quelques-unes au passage. Elle n’allait pas prendre le risque de se faire abattre de loin, consciente que vis-à-vis des Neosiens, elle était une fugitive dangereuse qu’ils avaient probablement le droit, ou même le devoir, d’éliminer à vue. 

Sephyra se laissa choir dans une ruelle peu empruntée, et partit en courant vers les hauteurs de la ville. D’après ses estimations personnelles, il leur restait moins de vingt minutes avant que leurs ennemis atteignent les portes d’Odori. Il fallait faire vite. 


****


La première chose qui accueillit les Neosiens dans la plaine verdoyante d’Odori fut une volée de dizaines de flèches qui perça le sol à leurs pieds, les forçant à stopper leur avancée. Le meneur des nouveaux venus tint son armée à rester immobile le temps que les dernières flèches atterrissent, le regard tendu vers la cité qui leur sommait de ne pas approcher davantage.

Sur les remparts, les nombreux archers baissèrent leurs arcs, attentifs, prêts à envoyer une nouvelle salve si cela s’avérait nécessaire. À cette distance, les armes à feu ne pourraient rien contre eux : les remparts les protégeaient suffisamment. Les archers au contraire disposaient d’un cadre de choix pour attaquer sans risquer d’être atteints en contrepartie. 

Un silence de mort s’éleva dans la plaine, les aigles d’Odori attendant patiemment que leurs ennemis comprennent à qui ils avaient affaire, et repartent sans faire d’histoire.

Mais leurs espoirs de trouver un dénouement pacifique à cette situation fondirent lorsqu’ils virent le meneur reprendre la marche avec détermination, suivi de près par son armée qui écrasa les flèches tombées au sol, refusant de se conformer à leur recommandation.

Les archers préparèrent une nouvelle salve, la gorge nouée. Ils détestaient donner à la mort à des êtres humains, et étaient à la fois fiers et soulagés de n’avoir pas eu à le faire des décennies durant. Mais l’inconscience des Neosiens semblait ne pouvoir être stoppée que par la violence et le sang.

C’est avec un regret visible que la meneuse, en haut des remparts, baissa son bras pour donner le signal. Une nouvelle volée de flèches partit, aussi vive que la première, crevant aisément les vents agités des montagnes, visant directement les Neosiens qui avaient continué d’avancer vers leur mort sans hésitation.

Une explosion de feu recouvrit l’armée intruse, sous le regard abasourdi des aigles. Une dense fumée s’éleva dans l’air, et en surgit bientôt le meneur du groupe, suivi de tous ses soldats dont pas un n’avait subi la moindre injure, leurs uniformes tout juste ternis par les cendres des flèches réduites en poussière.

La volée suivante subit le même sort que la première. Des torrents de flammes apparaissaient dans les airs comme par magie, annihilant les flèches vindicatives aussi simplement que s’il s’agissait de simples brindilles. 

Les aigles comprirent rapidement que la bataille s’annonçait ardue. Nombre d’archers quittèrent leurs positions, informant le reste du village de l’ampleur de la menace en approche. Les rares flèches intrépides qui continuèrent de tenter de percer l’armée neosienne furent balayées les unes après les autres, disparaissant aussi sûrement que la confiance des Reculés dont on profanait les terres.


Les deux portes de la ville, faites de solides troncs de conifères, étaient solidement fermées. Les gardes d’Odori, armés de lances, attendaient fébrilement de voir la réaction de leurs ennemis face à leurs murailles défensives. Un silence pesant s’éleva, à tel point qu’on n’entendait plus que le vent des montagnes.  

Puis, une explosion invraisemblablement puissante propulsa les aigles sur le sol, sonnés et assourdis par la détonation. Sur les débris de la porte écroulée, perçant la fumée noire avec assurance, la silhouette du meneur se détacha lentement. Une immense cape violacée couvrait ses épaules et son dos, lui donnant une envergure intimidante tandis qu’il observait ses adversaires avec froideur.

—   Y a-t-il quelqu’un ici qui ait la charge de ce village ? questionna le meneur en observant les visages qui le toisaient.

Un silence de mort s’éleva. Les Neosiens surveillaient l’entrée du village, et vérifiaient que personne ne tentait de fuir – a fortiori, celle qu’ils étaient venus chercher.

Entre les loups et les aigles pris de court, Sha-Lin s’avança doucement. Elle avait revêtu ses ailes chatoyantes au prix d’une métamorphose pénible, qu’elle avait réalisée dans le but d’être prête à se battre, ou à guider les siens vers la sûreté.

Elle s’arrêta à quelques pas du meneur neosien, Ferox sur ses talons. Plus rien ni personne ne bougeait : les civils s’étaient réfugiés au fond du village, et les guerriers se tenaient prêts.

—   Mon nom est Elias, informa le meneur. Je suis ici pour récupérer le Porteur que vous gardez. 

—   Sha-Lin d’Odori, répondit la jeune cheffe de clan sans sourciller. Nous vous demandons de quitter les lieux immédiatement. Nous protégerons nous-même notre Porteuse.

Elias leva un sourcil.

—   J’ai décidé d’être magnanime, dit-il lentement, et de vous laisser une chance. J’aurais pu réduire votre village en cendres à l’instant où j’ai franchi ce rempart. Je pense vous avoir fait démonstration que vos armes sont inutiles contre moi. Alors, apportez-moi la Porteuse, et nous partirons sans plus de conséquence. Je vous prie d’être compréhensifs. C’est l’harmonie de notre monde qui est en jeu, et je pense que vous en avez conscience.

Sha-Lin déglutit. Son cœur battait la chamade, à un point tel qu’elle ne parvenait plus à réfléchir. Elle n’avait clairement pas le choix. Et pourtant, une partie d’elle lui interdisait de courber l’échine : impossible d’être sûre que les objectifs de cette armée étaient aussi louables que ce qu’affirmait leur étrange meneur.

Ce dernier pencha la tête sur le côté pour capter le regard de son interlocutrice, qu’elle avait rivé dans le vide.

—   Que dites-vous ?

Sha-Lin releva les yeux vers lui, et prit une grande inspiration.

—   Je vous demande de quitter les lieux.

Elias poussa un long soupir en relançant sa longue chevelure ébène derrière lui. Un silence pesant retomba sur Odori ; même le vent s’était tu. 

Le meneur des Neosiens se tourna alors vers ses soldats, et leur désigna les Reculés d’un geste vague.

—   Ils sont à vous, dit-il. Interdiction de tuer qui que ce soit. Mais malmenez-les s’ils s’interposent.

Les Neosiens se jetèrent à l’assaut d’Odori. Il ne leur fut qu’un temps infime pour maîtriser tous les soldats qui avaient tenté de leur faire face. Bientôt, ils arpentèrent les rues, immobilisant les résistants les uns après les autres, aussi impitoyables que le feu qui les avaient accompagnés dans la plaine.

Malgré l’agilité et l’aisance au combat des loups de la meute de Kerem, tous comprirent rapidement qu’il était déraisonnable de chercher à lutter dans de pareilles conditions. Le combat était bien trop inégal, en raison du surnombre et des armes sophistiquées des Neosiens qui, non contents d’user d’armes paralysantes ou mortelles à grande distance, semblaient désormais capables d’invoquer de puissantes flammes à la demande.

Sha-Lin fit rapidement sonner la retraite. Le combat était perdu d’avance, et elle ne pouvait prendre le risque de perdre les siens.


Sirel porta instinctivement ses mains à ses oreilles lorsque résonna la première explosion. Le soubresaut de peur de l’aigle resté dans la demeure de Sha-Lin pour veiller sur elle ne l’aida pas à se rassurer.

—   Tout va bien, Sirel ? demanda-t-il d’une voix fébrile en se penchant vers elle. Ne t’en fais pas, il faut simplement que nous restions ici, bien cachés, et tout se passera bien.

Sirel ne répondit pas, et releva les yeux. Depuis la salle où elle se trouvait, la porte solidement fermée ne lui permettait pas de voir l’extérieur. Seule une fenêtre, derrière elle, lui laissait cette opportunité. 

Elle se retourna pour observer le ciel à travers le carreau, son cœur battant la chamade. Elle s’attendait à découvrir un ciel gris et étouffant, mais il était du bleu le plus pur, et dépourvu de tout nuage. Pourtant, elle avait l’impression de suffoquer. Que son estomac se tordait sans raison apparente, et que le rythme de son cœur n’avait de cesse d’accélérer.

Quelque chose d’anormal était en approche. Il fallait qu’elle parte. Rester ici ne ferait qu’aider son ennemi à la trouver. Elle le savait : la dernière fois qu’une armée était venue la trouver, son village avait disparu dans les flammes. Il était hors de question qu’il se passe la même chose avec Odori.

Les ennemis venaient pour elle, une fois encore. Alors, elle les attirerait loin de sa deuxième maison.

Profitant d’un moment d’inattention de l’aigle qui s’était rendu dans l’autre pièce pour barricader la porte principale, Sirel se jeta sur la fenêtre, l’ouvrit et se faufila par l’ouverture pour gagner l’extérieur. Elle atterrit sans un bruit sur le sol, leva les yeux pour apercevoir les montagnes au loin, et s’élança dans leur direction, déjà haletante.


Sephyra courait à toute vitesse dans la rue principale, dépassant les citoyens qui fuyaient leurs habitations. Sirel était probablement restée cachée dans la demeure de Sha-Lin. Si personne ne s’en était chargé avant elle, la jeune femme se devait de la mettre en sûreté, et de l’emmener avec les autres.

Soudain, une explosion la projeta à terre, aux côtés d’autres citoyens surpris. Elle se releva aussitôt et aperçut avec horreur une fumée noire de suie s’élevait au-dessus d’une habitation à sa droite. La jeune femme commença à douter férocement des intentions réelles des Neosiens. Étaient-ils venus tout détruire ? Faire un massacre ? S’ils avaient changé de plan et décidé de tuer leurs opposants, au rythme de leur avancée, tout le village serait décimé en quelques instants. Ils devaient partir. Vite. 

Sephyra continua sa route hâtivement, en tâchant d’occulter la douleur de son bras sur lequel elle était retombée. La demeure de Sha-Lin n’était plus très loin. 

Lorsqu’elle arriva à destination, elle vit un jeune homme ailé regarder frénétiquement autour de lui, paniqué.

—   Où est Sirel ? s’exclama Sephyra en arrivant à sa hauteur.

—   Disparue, répondit-t-il d’une voix étranglée. Elle était ici il y a un instant encore, et elle a filé dès que j’ai eu le dos tourné…

—   C’est pas vrai ! rugit Sephyra. Je vais la retrouver, partez vite d’ici !

Elle n’attendit pas de réponse de la part de son interlocuteur et se rua dans les allées pavées du centre-ville. Une nouvelle explosion retentit, si puissante qu’elle fit vibrer le village entier, lui faisant momentanément perdre l’équilibre. Elle ne ralentit pas pour autant, et continua sa course en jetant des regards de tous côtés pour localiser Sirel.

Elle l’aperçut enfin après plusieurs minutes de course effrénée. La jeune féline s’était brièvement attardée au beau milieu d’une rue abandonnée et jonchée de plumes chatoyantes, reprenant avidement son souffle.

—   Sirel ! s’exclama Sephyra. Sirel, attends !

Sephyra s’élança tandis que Sirel disparaissait de nouveau dans une ruelle adjacente. La jeune femme continua de courir jusqu’à un cul-de-sac où la Porteuse s’était finalement stoppée, à bout de souffle. Elle avait espéré pouvoir fuir par cet endroit, mais le rempart était très haut à ce niveau et il n’y avait pas autant de moyens de s’agripper que dans ses souvenirs.

—   Que fais-tu là ?! s’exclama Sephyra sans réussir à dissimuler sa colère. Dépêche-toi, il faut partir…

Sephyra allait attraper la main de la jeune fille lorsqu’un souffle d’une puissance rare rugit dans toute l’allée. Sirel se laissa vivement tomber au sol, évitant d’être emportée, mais Sephyra fut projetée contre un mur qu’elle heurta violemment, avant de retomber inerte sur dans un petit caveau en contrebas de la rue. Sirel se précipita au bord de la fosse, appelant vainement la jeune femme qui gisait au fond sur un épais lit de foin, évanouie.

Des pas derrière elle. Elle se retourna lentement, tremblante de la tête aux pieds.

Le nouveau venu lui adressa un grand sourire qui ne lui fut pas rendu.



—   Sirel ! Sirel, où es-tu ?! 

Érithan courait dans les rues, sa chemise tachée de sang, une main sur sa hanche blessée. Refusant de se rendre, il n’avait pu échapper que de justesse aux assaillants qui avaient seulement réussi à l’effleurer d’un tir. Désormais, il n’avait, à l’instar des aigles, plus qu’une solution pour survivre. Il devait fuir. Mais il était hors de question qu’il parte sans sa sœur. 

Il savait qu’elle avait échappé à la vigilance de l’aigle tenu de la surveiller, d’après des faits rapportés par l’un des gardes. Et avant de laisser qui que ce fut l’en dissuader, il s’était lui aussi lancé à la poursuite de la Porteuse. Elle devait probablement arpenter les rues à la recherche d’une issue. Le jeune guépard serra dents, rongé par la colère et l’inquiétude, à l’idée que ses ennemis aient pu la retrouver avant lui.

Soudain, un hurlement retentit plus loin dans la ville. C’était la voix aigüe de sa jeune sœur, qu’il aurait reconnue entre toutes. Son cœur doubla d’allure tandis qu’il reprenait sa course effrénée en direction du quartier ouest de la cité, ignorant la douleur de ses blessures.

Lorsqu’il arriva enfin, il sut que c’était trop tard. Face à lui, le meneur des Neosiens se redressa de toute sa hauteur, sa longue chevelure d’ébène dansant dans le vent, maintenant le corps inerte de Sirel sur son épaule. L’homme poussa un très long soupir, son corps tendu vers le ciel, le visage serein, les membres frémissants. Un sourire machinal étira ses lèvres fines. Il semblait dévoré par la plus agréable des sensations, au point de tout oublier alentour.

Érithan sut qu’il devait saisir sa chance. Il s’avança prudemment sans quitter sa sœur inerte des yeux, son cœur battant la chamade. Mais alors qu’il ne lui restait que quelques mètres à parcourir, Elias se retourna brusquement dans sa direction, et Érithan tressaillit. Sa peur grimpa en contemplant son regard perçant, ses traits déformés, ainsi que sa moitié de visage fripée par ce qui devait être une vieille et terrible brûlure. 

—   Si tu permets, j’emmène cette jeune fille avec moi, dit-il d’une voix qui le gela sur place. Elle est précieuse, et j’ai les moyens de la garder en sûreté.

Érithan déglutit. Elle était vivante. Désormais, il devait la tirer de là.

L’homme commença à s’avancer vers Érithan, mais ce dernier fit face à son adversaire, serrant les poings, décidé à récupérer sa sœur par tous les moyens. Elias le devina aisément, inapte à réprimer un rire sarcastique. Puis son sourire fondit brusquement, ce qui fit frissonner malgré lui le jeune guépard.

—   Dégage de ma route, ordonna-t-il. Et laisse-moi l’emmener si tu ne veux pas finir en cendres.

Érithan entama un mouvement de recul et déglutit. Il jeta un regard discret à sa droite, puis toisa de nouveau son adversaire. 

Le meneur des Neosiens pivota sur sa gauche à toute vitesse et tendit son bras en direction d’un aigle qui descendait en piqué sur lui. Le rapace tournoya dans les airs pour éviter une fine gerbe de feu, puis passa près de son adversaire à toute vitesse ; ce dernier répliqua avec une nouvelle attaque projetée dans sa direction, sans plus de succès. Il vit Érithan se jeter sur lui dans la foulée, mais à l’instant où il s’apprêtait à le renvoyer d’où il venait, il sentit un poids s’attarder brièvement sur son épaule, puis disparaître aussi vite qu’il était arrivé.

Profitant de la diversion de ses alliés, Sha-Lin avait récupéré Sirel avec une célérité stupéfiante. Elle déploya ses puissantes ailes chatoyantes décorées de motifs sombres pour reprendre de l’altitude, la jeune fille dans les bras, s’éloignant à toute vitesse de son ennemi qui, repoussant Érithan d’une seule main, fit danser une flamme rougeoyante vers la cheffe du village, un cri de rage jaillissant de sa gorge.

Sha-Lin esquiva sans mal et repartit à toute allure en direction des sommets d’Odori, tandis que le second aigle attrapait Érithan pour suivre son chef loin de la menace. 

Le meneur de l’armée, dépossédé de son bien, leva un bras dans leur direction, puis se ravisa. Il les regarda s’éloigner dans le ciel dégagé, jusqu’à ce qu’ils disparaissent de sa vue. 


Sha-Lin atterrit avec Sirel sur une corniche en hauteur, taillée sur le mont qui trônait derrière la cité d’Odori, et que les aigles étaient en train d’investir pour se mettre hors de portée de leurs agresseurs.

—   On se replie ! cria-t-elle à tous ses semblables. Emmenez les blessés, vite ! 

Les aigles reprenaient leur envol les uns après les autres en faisant battre leurs ailes puissantes. Celui qui avait emmené Érithan jusque-là le lâcha près de la masse rocheuse, incapable de l’emmener jusqu’au sommet. Le jeune guépard se laissa tomber au sol, haletant, le cœur battant, tandis que derrière lui, la ville laissait encore s’élever des nuages de fumée noire.

Athem se précipita sur lui pour l’aider à se relever.

—   Dépêche-toi, ils pourraient arriver jusqu’à nous, lui dit-il précipitamment en lui attrapant un bras. Je vais t’emmener jusque là-haut.

—   Merci, mais je suis bon grimpeur, assura le jeune guépard en prenant les devants.

Athem jeta un dernier regard sur la ville avant de suivre Érithan vers les sommets où ils pourraient se réfugier. Il n’avait pas vu Sephyra depuis le début du conflit, mais il se dit qu’elle était certainement déjà montée avec les autres. Quant à Aokura…


Elias contemplait les monts éloignés du village sur lesquels les aigles et les loups s’étaient réfugiés. Devait-il vraiment se lancer à leur poursuite alors qu’il avait mis la main sur ce qu’il était réellement venu chercher ? 

Il laissa échapper un long soupir. En définitive, il n’avait pas su résister à la tentation. Mais cette puissance lui serait de toute façon indispensable pour ce qui allait suivre. 

Il savait qu’il aurait été plus sage de se contenter d’enlever la jeune fille, comme il l’avait fait pour Keiko, en lui laissant son Esprit. Mais maintenant que le mal était fait, il valait sans doute mieux que la preuve de son larcin disparaisse au sein de ce clan reclus. Il n’aurait qu’à prétexter le décès accidentel de la Porteuse. Pour l’heure, il devait faire face à celui qu’il avait senti bien avant son arrivée, et qu’il avait attendu pendant des années. L’heure était enfin venue.

La venue d’un officier haletant ne fut pas suffisante pour le sortir de son élan contemplatif.

—   Monsieur Elias, l’interpella l’officier entre deux respirations saccadées, au garde-à-vous. Les prisonniers se sont échappés, et nos hommes sont nombreux à avoir subi des injures. Nous devrions...

Elias tourna brusquement le regard vers l’officier. Ce dernier tressaillit, le cœur battant. Les rares fois où il avait croisé ce regard, il avait passé un très mauvais moment.

—   Puis-je savoir ce qui a causé leur fuite ? questionna Elias d’une voix lente. 

Pour toute réponse, l’officier se retourna. Derrière lui, d’autres soldats les rejoignaient au pas de course, blessés et à bout de souffle.  

L’espace d’un instant, le silence s’installa dans la ruelle. Puis Elias et ses hommes aperçurent à son extrémité une silhouette, dont l’apparition fit gémir de peur un soldat. Elias devina sans mal d’où leur étaient venus leurs problèmes pour garder leurs prisonniers sous entraves.

Il fit signe aux militaires de rester en arrière. À la stupeur des soldats, il semblait jubiler.

—   Vous ne pouvez rien contre lui, déclara-t-il. Regroupez-vous dans la plaine. Nous partirons dès que j’aurai écarté cette menace. Tant pis pour la fille. Votre sécurité importe davantage.

À l’extrémité opposée de la ruelle, son sceptre en main, Aokura jeta un regard las sur les militaires. Avant qu’ils aient eu le temps de se regrouper pour prendre la fuite, Aokura s’avança vivement vers eux, et leva son arme. La sphère bleue en partie brisée s’illumina et une puissante bourrasque fondit entre les maisons de pierre. Les quelques militaires qui n’avaient pas encore pris la fuite, surpris par l’offensive, n’eurent pas le temps de se défendre. Leurs cris de surprise s’éteignirent presque instantanément après avoir retenti, tétanisés par le froid qui venait de s’abattre sur toute la rue. 

Lorsque le nuage de givre s’effaça, les hommes étaient tous effondrés, tremblotants sur le sol maintenant gelé. Elias, lui, n’avait pas bougé, et fixait toujours Aokura avec un sourire amusé, comme si tout ce qui venait de se passer n’était qu’un spectacle voué à le distraire.

—   Choc thermique ? questionna-t-il en jetant un regard intéressé sur les soldats grelottants qui parsemaient maintenant la rue. Plutôt efficace. Mais je suis persuadé de pouvoir mieux faire.

—   T’es qui, toi ? lança Aokura sans détours.

Elias sembla hésiter, puis haussa les épaules et croisa les bras sans quitter son adversaire des yeux.

—   Je ne sais pas si mon nom te dira quelque chose, déclara-t-il. Toi en revanche, je dirais… Aokura, le vingt-cinquième ?

Aokura lui jeta un regard consterné. Sans même parler du fait qu’il ne semblait pas avoir du tout été affecté par son attaque, cet homme ne lui inspirait vraiment pas confiance. Il avait conscience désormais que son malaise profond, qu’il avait ressenti avant même l’arrivée des militaires, avait pour seul responsable l’étrange homme face à lui. Était-il un Neosien particulièrement bien renseigné ? Un Reculé ? Mais si c’était le cas, que faisait-il à la tête d’une faction de militaires provenant de la capitale ?

—   Vingt-sixième, corrigea Aokura sans ne rien laisser transparaître. T’étais pas loin. On se connaît ?

—   Pas vraiment. Ou plutôt, si. Mais tu ne le sais pas encore.

Aokura fronça les sourcils. Que cherchait-il à faire ? Gagner du temps ? Il jeta un regard rapide derrière Elias, vers les sommets montagneux qui trônaient derrière la ville d’Odori. Les aigles avaient presque tous disparu de son champ de vision, et les militaires restants ne s’étaient apparemment pas lancés à leur poursuite. Alors pourquoi leur chef restait-il en place à discuter ? À moins que…

Un sourire crispé étira les lèvres d’Aokura. Il rabattit sa longue chevelure dans son dos, sans se presser.

—   Et toi ? questionna-t-il. Je ne suis pas doué pour ce genre d’estimations, mais… Vingt-septième ?

Elias le regarda avec de grands yeux. Puis son visage fermé se détendit, et subitement, il éclata de rire. Aokura, quant à lui, serra un peu plus fort son sceptre dans sa main. Il devait être prêt à se défendre. Son malaise grandissait. La simple vue de cet homme énigmatique décuplait ses angoisses, lui intimait de fuir. Pourtant, cette sensation qui ne lui était pas totalement étrangère. Il savait pertinemment ce qu’elle lui évoquait, mais il rejetait cette explication de toutes ses forces.

—   Tu n’étais pas loin non plus ! s’esclaffa Elias en croisant les bras. Je suis Tehäniel, le vingt-huitième. Tout le plaisir est pour moi.

Aokura ouvrit de grands yeux. Peu de familles de sorciers subsistaient encore à ce jour, et le nom de celle qu’il venait d’entendre faisait partie assurément, à sa connaissance, de la liste des disparues.

—   Impossible… souffla-t-il, de moins en moins confiant. Vous aviez pourtant tous disparu dans…

—   L’incendie ? termina Tehäniel avec un large sourire.

Ses yeux s’agrandirent sous l’excitation, et de son côté, Aokura avait de plus en plus de mal à rester impassible.

—   C’est vrai qu’il a été impitoyable, renchérit le meneur des Neosiens en effleurant la partie gauche de son visage, fripée et déformée par sa brûlure. Mais puisque c’est moi qui en suis responsable, je ne vais pas me plaindre de ce qu’il m’a fait…

Incapable d’attendre davantage, Aokura redressa son sceptre et lança une bourrasque de vent glacé en direction de Tehäniel, qui bloqua le sort en faisant apparaître à son tour un imposant sceptre, taillé dans un bois sombre et lisse, surmonté d’une sphère comme remplie de flammes déchaînées. 

Aokura se crispa. La famille des Tehäniel était ancienne ; elle avait donc, elle aussi, réussi à former et apprivoiser un orbe élémentaire. Il ne faisait nul doute que sa puissance était redoutable, et que son pouvoir de destruction était bien supérieur au sien.

—   Alors comme ça, cet incendie n’avait rien d’accidentel, commenta Aokura en toisant son adversaire.

—   On ne peut rien te cacher à toi, pas vrai ? soupira Tehäniel avec un petit sourire.

La seconde suivante, il dut faire un pas en arrière pour dévier l’extrémité tranchante du sceptre d’Aokura, qui avait failli lui lacérer le visage. Il répliqua faisant danser une flamme vivace autour de lui, qu’Aokura contra avec un vent violent qui dissipa le sort en une multitude de flammèches qui s’éparpillèrent autour d’eux.

Aokura ne s’arrêta pas et lança de nouvelles bourrasques en direction de son adversaire qui reculait sous la puissance de ses sorts, sans pour autant baisser sa garde. Tehäniel attendit le bon moment pour lancer une déflagration en direction d’Aokura qui stoppa l’offensive avec un véritable un mur de glace. De la vapeur d’eau se forma entre les deux adversaires, et ils restèrent immobiles à se toiser, le temps qu’elle se dissipe.

—   C’est après Aclediès que tu en as ? lança Aokura. D’abord l’Esprit de la gamine, maintenant le mien ?

Le sourire de Tehäniel s’élargit doucement, ses mains bientôt frémissantes d’excitation. Aokura avait sa réponse.

—   Je t’aurais légué mon fardeau avec plaisir, mais j’ai pas l’impression que tu le veuilles pour de bonnes raisons, déclara Aokura avec un sourire nerveux. 

—   Ça dépend ce que tu appelles être une « bonne raison », répliqua Tehäniel. En collectant tous les Esprits qui restent dans ce monde, je deviendrai l’unique Porteur. Ma puissance garantira leur survie en moi, en plus de m’offrir les clefs de l’immortalité. L’harmonie sera alors infaillible. Il n’y aura aucun risque que je sois tué bêtement comme c’est arrivé à tant de Porteurs au cours de l’histoire…

—   L’unique Porteur ? répéta Aokura, de plus en plus énervé. Ça sonne vraiment comme une excuse boiteuse pour t’installer au centre du monde…

Tehäniel laissa échapper un éclat de un rire sincère.

— Ce n’est pas l’unique raison, admit-il. Le pouvoir ne m’intéresse pas, mais je dois admettre que quand on a goûté au lien d’aussi près… on ne peut plus s’en passer.  

Il passa son pouce sur ses lèvres, comme s’il se délectait d’une sensation enivrante, tout en entamant quelques pas machinaux vers Aokura. 

— Peux-tu ne serait-ce qu’imaginer ce que ça fait ? demanda-t-il. La sensation d’euphorie permanente qui en découle ? 

Aokura sentit son rythme cardiaque accélérer, et le malaise qui le dévorait depuis que son adversaire s’était aventuré à Odori atteignit des sommets. Le simple fait qu’un seul être soit capable de supporter la présence simultanée de plusieurs Esprits était déjà stupéfiant en soi. Mais pour ne rien arranger, le lien des Porteurs rendait cela délectable. 

Ce n’était sans doute pas tant par sens du devoir que Tehäniel moissonnait les Esprits. C’était parce qu’il ne pouvait plus se passer de cette sensation incomparable qui dévorait les Porteurs lorsqu’ils faisaient l’expérience du Lien.

— Rappelle-toi de ce que tu ressentais, reprit Tehäniel avec un sourire dément qui s’élargissait. La sensation qui t’habitait quand la petite Porteuse était avec toi. C’était transcendant, pas vrai ?

Aokura serra le poing et relança son offensive en envoyant vers son adversaire une immense sphère de givre, qui percuta brutalement une riposte tout aussi vive de son adversaire. Le conflit s’intensifia, de façon si violente que les militaires qui avaient échappé à l’offensive d’Aokura, et qui attendaient sagement leur chef à l’entrée de la ville, pouvaient le voir de très loin. Les maisons situées près des sorciers subissaient de telles rafales que leurs tuiles ne tenaient pas en place, s’envolant dans la tempête pour retomber lourdement aux alentours, par dizaines.

Les Neosiens comprirent que pour l’heure, leur rôle était terminé. Leurs blessés évacués hors de la ville, regroupés dans la plaine, ils attendirent le retour de leur chef, parés de la dignité qui leur restait. Priant pour que l’issue de son affrontement soit tournée en leur faveur. 

Car pour la première fois depuis qu’ils suivaient leur meneur, ils voyaient ce dernier confronté à un adversaire à sa taille.