L. Reflets de l'Ancien Monde - Le tombeau de glace



Explicit Violence

Après une catastrophe de grande ampleur, une partie de l’humanité est retournée vivre auprès de la nature, abandonnant la vaste Neos, capitale technologique des hommes. Parmi ces exilés, les reculés, certains appelés Porteurs gardent en eux des entités indispensables au maintien de la stabilité. Que deviendra le monde s'ils venaient à tous disparaître ?

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Partie 2 - Chapitre 2


Lorsque les aiguilles de l’horloge indiquèrent enfin dix-huit heures, Landa ne parvint pas à réprimer un soupir de soulagement.

Il déposa ses lunettes sur son bureau, puis se frotta vigoureusement les yeux avant de s’étirer longuement sur son siège, repoussant volontiers les piles de dossiers qu’il lui restait à traiter. Tout allait beaucoup trop vite ces derniers temps. Ou pas assez. 

Il jeta un œil au fond du couloir où deux officiers discutaient à voix basse. Malgré sa vue limitée en l’absence de ses lunettes, il reconnut la chevelure courte et impeccable de Krowder. Elle paraissait nerveuse en cette période difficile où les relations entre le gouvernement de Neos et le monde extérieur se faisaient tendues. 

Landa ignorait si ce n’était qu’une impression de sa part, mais il avait le sentiment que le président Nelson James était de plus en plus distant avec ses citoyens. Comme si la ville tout entière se crispait, se durcissait. De plus en plus souvent, des militaires pouvaient être aperçus en train d’arpenter les rues, entre le palais présidentiel et des zones inconnues hors de la ville. Parfois, on voyait même un homme étrange à leur tête. De longs cheveux noirs, la moitié du visage brûlée, un regard flamboyant qui le tétanisait. Deux mois auparavant, il avait vu pour la dernière fois cet étrange cortège revenir des lointaines montagnes de Celeyran. Des rumeurs. Car ce genre d’information était purement classé secret, et nul ne semblait réellement savoir qui était cet homme. Un simple officiel militaire, qui pour une raison obscure ne porterait pas l’uniforme ? Un bras droit du président ? Dans tous les cas, il s’agissait de quelqu’un que Nelson n’avait jamais introduit à son peuple. Landa doutait même que les Chasseurs eux-mêmes en sachent beaucoup plus que lui, ce qui n’était pas sans le troubler.

La mobilisation des forces militaires de Neos l’avait laissé sans voix. En quelques mois à peine, le Palais présidentiel avait perdu ce qui le rendait attrayant pour tous ceux qui y travaillaient. Les Chasseurs n’avaient plus le temps pour des entraînements amicaux qui les rapprochaient, et encore moins pour les virées nocturnes en dehors de leurs temps de travail. Leurs horaires ne leur laissaient que peu de temps de repos, et Landa le ressentait rien qu’à voir leurs regards se ternir au fil des jours. Car les conflits, loin de vouloir cesser, avaient plutôt tendance à s’éterniser. De son point de vue, lui qui était tenu à l’écart des discussions stratégiques, il était difficile de comprendre contre qui l’on se battait. L’ensemble des Reculés ? L’Union ? Anethie ? Il avait entendu dire qu’un groupuscule cherchait à détruire les Esprits un par un, mais ignorait s’il devait croire en l’existence même de ces derniers, dont on racontait parfois qu’il ne s’agissait que de pures inventions des Reculés, créées pour justifier leur volonté de survivre loin de la technologie neosienne.

Les Reculés. Beaucoup avaient quitté Neos depuis le début du conflit généralisé. Pour rejoindre leurs familles, ou peut-être même fuir avec elles. Landa ne le savait pas vraiment, et n’avait jamais eu de nouvelles de ces déserteurs depuis. Mais quelque part, il comprenait leur réaction. Les Reculés faisaient beaucoup parler d’eux ces derniers temps. De plus en plus de crimes leur étaient attribués ; ils frappaient en bande et s’attaquaient le plus souvent aux forces policières. Le point commun absolu de tous ces débordements était simple : les victimes étaient systématiquement des Neosiens. Rapidement, tous les citoyens de Neos qui étaient des Reculés d’origine avaient été contraints d’être recensés. Suspectés. Mis sous surveillance. Beaucoup avaient préféré partir plutôt que de subir ce qu’ils qualifiaient d’immense injustice, à juste titre. Mais pour la première fois depuis de nombreuses décennies, être un Reculé à Neos n’était pas une situation facile. Les quelques intrépides qui avaient tenté d’échapper à ce nouveau règlement avaient été aussitôt emprisonnés. Une mesure extrême, contestée par une majorité de citoyens, et pourtant bien mise en application.


Landa contempla son écran d’ordinateur en veille. Il s’empara machinalement de la souris pour réveiller sa machine, et accéda à la gigantesque base de données contenant les fiches d’identité complètes de la totalité des Reculés résidant à Neos et ceux y ayant vécu un jour, régulièrement mise à jour.

Il remit ses lunettes et fit défiler la liste en s’étonnant lui-même du nombre d’entrées qui s’affichaient, avec le nom et la photographie des différents recensés. Des centaines de pages, pour des dizaines de milliers de noms. Et la tâche était loin d’être terminée.

Il parcourut de nombreuses pages au hasard, et s’arrêta à l’issue de quelques minutes sur un visage qu’il connaissait. Une stature droite pour correspondre à l’image rigoureuse de sa profession, la photographie de Sephyra lui renvoyait un regard glacial sur son visage impassible. 

Par curiosité, il cliqua pour accéder à sa fiche. La Chasseresse qui était partie brutalement après avoir risqué sa vie pour le Président n’avait eu de cesse de l’intriguer, depuis son arrivée jusqu’à ce moment même, alors qu’il s’étonnait de la mention « situation clarifiée » lisible sur la miniature de son dossier virtuel.

En effet, la totalité des champs était renseignée. Jusqu’à la ligne expliquant son décès. Stupéfait, Landa ne put que lire qu’elle avait péri dans des affrontements à l’ouest du pays. Aucune information supplémentaire n’était indiquée. Jusque-là considérée comme renégate et dangereuse, la seule captive à être s’être enfuie de la prison neosienne ne pourrait plus jamais faire le récit de son escapade inespérée.

Landa resta interdit devant la nouvelle. Elle semblait dater de quelques jours à peine, à en juger par la date de dernière modification qu’il pouvait lire. Il était stupéfait que personne n’en ait parlé parmi les Chasseurs. À moins que ceux-ci n’eussent pas été au courant ? 

Las de ses multiples réflexions, qui aboutissaient à des questionnements sans réponse, Landa attrapa sa veste et sortit de derrière son bureau. Les dossiers attendraient ; son estomac en serait moins capable. Il traversa le couloir où les deux militaires échangeaient toujours, et passa à côté d’eux en les saluant poliment, accélérant le pas. Aline devait l’attendre depuis un moment déjà, ayant terminé sa journée avant lui.

Alors qu’il allait franchir la double-porte pour sortir, Landa tomba nez à nez avec Lucéria, qui se stoppa face à lui, surprise de le voir. Elle n’avait pas quitté sa démarche impérieuse, ni son brassard en cuir rouge qui laissait envisager la noblesse de son rang.

— Encore là ? s’étonna-t-elle. 

— Oui, j’ai beaucoup de travail en ce moment, répondit Landa. Mais je crois que c’est un peu le cas de tout le monde, non ?

— En effet, soupira la Chasseresse en le dépassant.

Landa l’observa, perplexe. Elle paraissait épuisée, comme si elle était en cavale depuis plusieurs jours. 

— Et… comment ça se passe ? osa-t-il soudain demander. Je veux dire… Vos missions… Et la guerre ?

Lucéria se retourna, le visage à la fois agacé et las. Landa regrettait déjà son élan de curiosité, mais à sa grande surprise, elle daigna lui répondre.

— Je ne saurais le dire moi-même, déclara-t-elle. Tout ce que je fais, c’est veiller à ce que nos concitoyens soient en sécurité. Peu importe ce qu’il se passe à l’extérieur.

— Je comprends… Mais alors, vous non plus, vous ne savez pas ce qui se passe ?

Lucéria tourna lentement son regard vers lui. Ses yeux ne reflétaient que du mépris.

— Tu ferais mieux de t’occuper de tes dossiers, Landa, asséna-t-elle. Ne sois pas trop tenté de mettre ton nez dans les affaires de l’armée. Le moins tu en sauras à ce propos, mieux tu te porteras, crois-moi.

— Malheureusement, en tant que secrétaire général du département, j’ai déjà le nez dedans, répliqua Landa avec fermeté, résolu à ne pas se laisser impressionner.

Lucéria le dévisagea sans mot dire, comme si son cran l’avait à la fois surprise et intriguée. 

— Tu savais que Sephyra était morte ? questionna-t-il.

Une flamme s’alluma dans le regard bleu de Lucéria. La Chasseresse dévisagea Landa quelques instants sans mot dire, comme si elle cherchait à vérifier l’information en scrutant la moindre micro-expression de son interlocuteur. Mais Landa restait purement imperturbable, conscient que ce qu’il avait lu quelques instants auparavant était on ne peut plus officiel.

— Morte ? répéta finalement Lucéria. Comment ? Quand ?

— Il y a deux mois. Je pensais que les Chasseurs étaient au courant.

Bien que sa remarque fut tout à fait innocente, elle sembla ne pas plaire le moins du monde à la jeune femme, qui le fusilla du regard. 

— Enfin une bonne nouvelle, ironisa-t-elle sèchement. J’y vais, j’ai du travail.

À ces mots, elle se détourna de son interlocuteur stupéfait et s’éloigna vers l’étage supérieur sans se retourner. Landa choisit de ne pas s’attarder, peu envieux de continuer de s’attirer les foudres de la Chasseresse – ou de qui que ce soit d’autre.


L’air du soir ne chassa pas ses doutes et questionnements, contrairement à ce qu’il avait vainement espéré au moment de quitter le Palais. Sa courte discussion avec Lucéria achevait de le convaincre que quelque chose ne tournait pas rond.

Il était assez difficile pour des citoyens neosiens d’être au courant de la situation politique, du moins de trouver des informations fiables à ce sujet. En temps de guerre, bien des choses étaient cachées au peuple. La plupart des gens se complaisaient dans leur ignorance, tant qu’elle leur permettait de vivre en paix, de maintenir intacte leur routine.

Tandis qu’il cheminait sur le béton encore humide de la dernière averse, Landa se surprit à penser qu’en temps normal, lui aussi se serait permis de penser de la sorte. Que tant qu’il pouvait continuer d’assumer son quotidien normalement, le reste du monde importait peu. Que parfois, il valait mieux ne pas savoir. Mais il avait conscience que ce n’était pas un état d’esprit louable. Lui aussi pouvait certainement faire quelque chose, à son échelle, pour aider les événements à se dérouler dans le bon sens. Mais quoi ?

Landa continua de traverser les rues sans les voir. Le lendemain, il retournerait travailler. Peut-être que les journaux raconteraient autre chose que des anecdotes morbides sur des agressions perpétrées par les Reculés. Peut-être que les choses recommenceraient à s’améliorer, doucement. Et qu’il connaîtrait bientôt la place qu’il occupait réellement au sein de toute cette histoire.


****


Le vent qui se levait à l’ouest portait l’odeur de la guerre. Debout sur l’un des balcons du palais d’Anethie, Athem contemplait son royaume d’un regard perçant. Deux jours après son coup d’État, les soldats de sa cité natale avaient finalement tous accepté de se soumettre à son commandement, conscients que par temps de guerre, ils avaient tout intérêt à éviter un conflit interne. Athem n’était néanmoins pas dupe ; s’il avait véritablement su convaincre une majeure partie d’entre eux que sa cause était juste et méritait d’être suivie, il était conscient que le moindre d’entre eux pouvait se retourner contre lui à tout instant. Tant qu’Anetham vivrait, il resterait le seigneur légitime de la cité. Un fait imparable qui risquait de lui compliquer la tâche.

Pour cette raison, les civils rejetaient son autorité autant qu’ils le pouvaient. Ils tâchaient de poursuivre leur quotidien normalement, mais se gardaient bien de la moindre marque de soumission vis-à-vis du prince banni de leurs terres. Athem ne recevait aucun salut de leur part, ni même aucun mot. Les guerriers étaient à présent les relais entre ce peuple insoumis et celui qu’il avait affublé d’un surnom peu flatteur : le tyran d’Anethie.

Athem se moquait de leurs états d’âme à son sujet. Être ignoré par son peuple les rares fois où il se trouvait en sa présence n’était pas loin de l’indifférer. Il n’avait pas besoin du soutien psychologique de celles et ceux qui ne voulaient, ou ne pouvaient pas comprendre que quelque chose de vital était en jeu, et que c’était l’avenir même qu’il s’échinait à préserver. Une fois que ses terres seraient en sécurité, Athem n’aurait plus le moindre regret ni remords pour son geste. La perspective de devoir expier son tort lorsque tout serait terminé ne l’effrayait pas le moins du monde.

Athem fut tiré de ses pensées par Kerem qui gravit lestement les marches du palais, et arriva jusqu’à ses côtés, saluant son supérieur d’un geste du bras.

— Mon prince, dit-il, j’ai enfin eu des nouvelles du front de Londor. Les Neosiens n’ont toujours pas rappelé de nouvelles troupes sur place, et nos soldats seront bientôt de retour sur nos terres.

— Parfait, répondit Athem en reportant son regard sur la cité. Il nous faut garder des forces pour ce qui nous attend ensuite. Protéger Anethie sera notre priorité absolue avant de mener l’assaut sur Neos.

— À ce sujet, mon prince… Ne pensez-vous pas qu’il serait sage de profiter de ce retrait des Neosiens pour contre-attaquer ?

— Nous en avons déjà parlé, Kerem, répliqua Athem sans quitter sa cité des yeux. Il nous faut attendre que les convois des Lyradiens soient prêts pour ce qui nous attend. Sha-Lin termine aussi les préparatifs de son côté. Et en plus de tout ça, je veux savoir ce qu’il est advenu de Sephyra.

Kerem se rapprocha de son chef. 

— Je comprends, mon prince, répondit-il à voix basse. Mais pensez-vous qu’il y ait encore une chance pour que…

— Nous rediscuterons de tout cela plus tard, Kerem, l’interrompit Athem en se retournant pour entrer à pas vifs dans le palais.

Le loup tatoué le regarda s’éloigner en poussant un soupir, puis se retourna vers Luna qui lui lançait un regard sévère, depuis les sommets des marches où elle avait discrètement écouté la conversation. Contrairement à Kerem, elle n’avait pas l’intention de se laisser faire.


Athem prit place sur la marche de bois qui lui servait de trône, dans cette salle somptueuse et méticuleusement entretenue qu’il ne connaissait que trop bien. Dos au mur, le sabre prêt à surgir hors de son fourreau, il contempla les alentours avec nostalgie. Il était à sa juste place, à présent. Celle que son père avait occupée depuis son couronnement. Le siège décisionnel, qui n’attendait maintenant plus que ses propres directives. 

Il ignorait combien de temps il serait capable de tenir cette position, avant que quelqu’un ne l’arrache du trône sur lequel il s’était assis de force. Ce ne serait sans doute pas son père mourant qui s’en chargerait. Mais en ce jour et sur ses propres terres, il comptait plus d’ennemis que d’alliés. Les prétendants illégitimes ne manquaient pas. Il soupçonnait même certains ministres de vouloir profiter de la situation pour attenter à sa vie et prendre sa place. Ils pouvaient toujours essayer. Athem ne doutait pas du résultat d’un duel l’opposant à l’un de ces ministres, âgés et faibles pour la plupart. Si la position délicate qu’il s’efforçait de tenir lui permettait au passage de démasquer ceux qui ne méritaient pas de siéger parmi les hautes instances de la cité, cela ferait un service de plus qu’il rendrait à sa ville, en dépit de ce que tout le monde semblait penser.

Des bruits de pas le tirèrent de ses réflexions. Athem leva les yeux et vit Luna entrer dans la pièce, le regard sombre. Elle marcha à pas lents dans sa direction et s’inclina devant lui. 

— Luna, la salua-t-il. Du nouveau ?

La jeune louve ne répondit pas immédiatement. Elle se redressa lentement, sans lever les yeux vers son chef.

— Je suis désolée, dit-elle. Nous l’avons retrouvée trop tard.

Athem se leva d’un bond et marcha à pas vifs vers la louve, qui retint un mouvement de recul. Les yeux d’Athem, habituellement froids et déterminés, ne reflétaient plus qu’une immense inquiétude.

— Que s’est-il passé ? questionna-t-il brutalement. Qu’avez-vous trouvé ?

— Dans une crevasse, près d’Odori… commença Luna en détournant le regard. Il restait à peine de quoi identifier le corps… il vaudrait mieux que…

— Comment peux-tu être sûre que c’était elle ?! l’interrompit Athem en la saisissant par les épaules. Réponds-moi, Luna !

La jeune louve leva tristement les yeux vers Athem, qui semblait à la fois furieux et dévasté.

— Les ailes étaient encore là, répondit-elle. C’est ce qu’il y a de moins intéressant pour les charognards.

Athem lâcha les épaules de Luna et recula à pas hésitants, une main sur le front.

— Je suis navrée, mon Prince, répéta Luna en inclinant la tête vers lui.

Athem ne répondit pas. Il se retourna lentement, les yeux rivés dans le vide, et demeura silencieux durant quelques secondes tendues.

— J’ai besoin d’être seul, asséna-t-il finalement.

Luna le salua et repartit vivement vers l’entrée du palais, sans plus de cérémonie. Athem se laissa tomber sur les genoux, et le tintement ténu de son fourreau qui frappa le sol à ses côtés résonna jusque dans les moindres recoins de son crâne. 

Il demeura immobile. Seul et silencieux, dans cette immense salle où il était maintenant condamné à régner seul.



Luna descendit sans se presser les marches du palais. Ludovic l’attendait tout en bas, bras croisés, le regard sévère. 

— Je ne cautionne vraiment pas ton entourloupe, déclara-t-il lorsqu’elle parvint à son niveau.

Luna haussa les épaules. Elle s’y attendait.

— Je m’en moque, rétorqua-t-elle en le dépassant. De toute façon, on ne la retrouvera jamais. La situation ne peut pas rester bloquée comme ça éternellement. Il est grand temps de venger la mort du Seigneur Aokura. 

— Moi aussi je ne pense qu’à ça. Pour autant…

— Alors, tu devrais me comprendre, l’interrompit Luna en s’éloignant.

Ludovic grinça des dents et se lança à sa poursuite dans l’allée principale de la ville, déserte en ce début de soirée pluvieux.

— Tu as changé, Luna, dit-il en tâchant de suivre la cadence de ses pas résignés. J’ai l’impression que tu es encore loin d’avoir encaissé ce qui s’est passé à Odori.

Luna ne répondit pas. Elle continuait de marcher droit devant elle, le regard tendu, davantage focalisée sur sa destination que sur les dires de son ami.

— C’était la première fois que je te voyais perdre tes moyens, renchérit Ludovic en enchaînant quelques pas plus rapides pour rester à la hauteur de son interlocutrice. Tu as toujours su rester droite en toutes circonstances, à tel point que j’enviais tes capacités et tes qualités de meneuse, mais ce jour-là, je n’ai vu qu’une enfant blessée pleurer de douleur.

Luna s’arrêta brusquement, rapidement imitée par Ludovic. Une étincelle s’était allumée dans son regard.

— Ne me reparle plus de ce jour, ordonna-t-elle avec mépris. Il est loin derrière moi. 

— Tu n’es pas la seule à souffrir autant de son départ, reprit Ludovic en ignorant la remarque. Je veux juste que tes objectifs restent d’aider le Prince à vaincre Neos. Tu as vu dans quel état il est ? Tu crois vraiment que c’est une bonne idée de l’accabler davantage ?

— Il ne se laissera pas abattre pour si peu, répliqua Luna. Il est fort, lui aussi.

— Mais il reste un être humain, asséna Ludovic. Je pense que je ferais mieux d’aller lui dire la vérité tout de suite…

Un cliquetis métallique. Luna s’était rapprochée à toute vitesse de Ludovic, et lui collait discrètement sa dague au niveau de la gorge. Le jeune loup regarda son amie avec sévérité. Ce n’était pas un jeu ni une menace dans le vide. La sensation de la lame acérée collée à sa jugulaire, et prête à aller plus loin, en était une preuve concrète.

— Tu es résolument méconnaissable, Luna, commenta-t-il sans perdre son sang-froid.

— Je t’interdis de tout foutre en l’air maintenant, grogna cette dernière entre ses dents. On la tient, notre vengeance. Donc tiens-toi tranquille le temps que la situation s’emballe à nouveau, et fais-moi confiance : l’enfoiré qui a tué le Seigneur Aokura sera bientôt à notre merci.

Luna s’éloigna doucement de Ludovic et rangea son arme discrètement, avant de repartir en toute hâte vers l’entrée de la cité. Le jeune loup tatoué la regarda s’éloigner, puis il jeta un regard vers le Palais en poussa un long soupir. À ses yeux, cette situation ne présageait rien de bon.