L. Reflets de l'Ancien Monde - Le tombeau de glace



Explicit Violence

Après une catastrophe de grande ampleur, une partie de l’humanité est retournée vivre auprès de la nature, abandonnant la vaste Neos, capitale technologique des hommes. Parmi ces exilés, les reculés, certains appelés Porteurs gardent en eux des entités indispensables au maintien de la stabilité. Que deviendra le monde s'ils venaient à tous disparaître ?

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Partie 1 chapitre 13


La ligne de chemin de fer qui reliait Neos et Yvanesca avait été sabotée. Le temps de la remettre en service, une unité de militaires menée par Jack put fouler les sols gelés d’Yvanesca presque une semaine après la tragédie qui s’y était déroulée. Le rapport que fit Jack était bouleversant : Yvanesca avait été totalement désertée, il y régnait un froid anormal et une centaine de soldats armés avaient été violemment tués sur la place principale de la ville. Tous portaient des uniformes neosiens. 

Après une inspection plus poussée d’Yvanesca, dont les intempéries surnaturelles rendaient difficile l’exploration, les militaires avaient également retrouvé une multitude cadavres de citoyens Reculés, calcinés pour la plupart. Les autres étaient criblés de balles ; les mêmes calibres que ceux des fusils retrouvés sur la place principale, aux côtés des hommes en uniforme assassinés. 

La plupart de ces derniers n’avaient pas été identifiés. Certains parce que leur faciès était inconnu aux registres neosiens ; d’autres parce que leur visage avait été réduit en bouillie –quand leur tête était encore présente. En revanche, l’apparent chef de l’attroupement, qui portait de nombreux blasons distinctifs sur son uniforme, était dans les registres de la ville en tant qu’ancien militaire. Les données indiquaient qu’il avait quitté l’armée de Neos quelques années auparavant à cause de problèmes de santé.

L’unité de Jack avait terminé son exploration par la visite d’un immense hangar incendié qui, à sa plus grande horreur, avait fait office d’incinérateur pour quelques milliers de personnes. Désormais, hormis l’escouade arrivée trop tard sur les lieux d’un obscur massacre, la plus grande ville du monde Reculé ne semblait plus compter une seule âme.

Même après avoir soigneusement inspecté les lieux, la tragédie était inexplicable. D’après les quelques indices retrouvés sur place, les résidents d’Yvanesca avaient été parqués puis exécutés dans des zones stratégiques de la ville, et presque aucun édifice n’avait été endommagé. Seul le givre avait détérioré les parois de pierre et de béton, tuant les végétaux, gelant la surface du fleuve qui traversait la ville, et allant jusqu’à fissurer voire briser les carreaux de la plupart des fenêtres. L’unité de Jack était restée quelques heures à Yvanesca avant d’aller enquêter dans les cités voisines, espérant obtenir des indices qui leur permettraient d’expliquer ce qui s’était tramé. Comprendre comment cette ville vivante et resplendissante avait pu s’éteindre si brutalement, devenant un immense tombeau gelé.


Les nouvelles de la capitale Reculée se répandirent rapidement dans tout Neos, et les rumeurs les plus folles commencèrent à voyager de bouche à oreille. Certains affirmèrent que c’était Nelson qui avait décidé de supprimer des hommes dont il ne voulait plus. D’autres clamèrent que c’était la preuve d’un attentat de Neos sur Yvanesca, qui commençait à lui faire de l’ombre. Certains allèrent même jusqu’à affirmer que c’étaient les reculés qui entamaient une violente guerre contre les Neosiens, et avaient monté une grossière mise en scène, tuant des militaires pour montrer l’exemple.

Bien entendu, Jack ainsi que les autres militaires au service de Nelson savaient pertinemment que c’était impossible. Les hommes retrouvés morts n’avaient, à l’exception du meneur, jamais fait partie de l’armée de Neos. La plupart étaient même d’identité totalement inconnue. Cette tragédie avait tout d’une machination obscure, et pourtant, personne n’arrivait pas à comprendre ce qui avait bien pu se tramer. Chacun se mit à imaginer sa version, plus ou moins basée sur les rares faits qui avaient pu être dévoilés.

Les corps en bon état furent rapatriés vers Neos. Ceux qui n’avaient pas subi de trop lourds préjudices allaient y être autopsiés, afin de pouvoir déterminer plus précisément la cause de leur décès, et savoir s’il s’agissait de de Reculés ou non, pour ceux qui ne figuraient pas dans les registres neosiens. Mais personne ne savait si ces autopsies allaient vraiment aider à déterminer ce qui avait bien pu se passer.


Des semaines tendues s’écoulèrent. Bientôt, les Neosiens ne furent pas les seuls informés de la tragédie d’Yvanesca : le continent entier savait qu’un carnage avait eu lieu dans la plus grande ville de Reculés, et que cette dernière était désormais une ruine glacée et exempte de toute vie. 

Plusieurs clans de Reculés, dont Anethie, décidèrent de réagir face à cette tragédie, et conclurent une alliance qui rassemblerait plusieurs Clans parmi les plus influents. Anetham, qui avait particulièrement œuvré pour sa naissance, la baptisa l’Union.

Sephyra eut vent de la création de cette alliance à l’instar des hautes sphères neosiennes, mais ne savait pas vraiment quoi en penser. Bien sûr, Anetham qui se méfiait particulièrement de Neos et de son influence avait dû vouloir s’assurer des alliés fidèles dans le cas où une guerre serait malheureusement à prévoir. Mais la chasseresse ne pouvait pas s’empêcher de penser que son attitude ne ferait que crisper d’autant plus les relations entre les deux mondes, n’aiderait probablement pas à révéler ce qui s’était passé à Yvanesca, et n’améliorerait pas forcément non plus la situation des Porteurs.

Debout dans le bureau de Nelson, Sephyra fut tirée de ses pensées par la voix de son supérieur.

—   J’ai reçu des nouvelles de Jack, dit-il, perdu dans la contemplation de Neos depuis sa baie vitrée. Il devrait être de retour d’ici demain.

Sephyra approuva d’un signe de tête. Bonne nouvelle. Elle commençait à se sentir tendue de devoir veiller seule sur son supérieur.

Un silence. Nelson continuait d’observer la ville, songeur. Sephyra baissa les yeux. Et si c’était…

—   Me soupçonnes-tu, Sephyra ?

Surprise, elle releva la tête. Nelson la regardait avec insistance, ce qui la fit frémir.

—   Vous soupçonner… Pour ce qui s’est passé à Yvanesca ?

—   Oui.

Elle ne répondit pas tout de suite, mais elle se surprit à soutenir le regard du Président de Neos, pour la première fois depuis longtemps. Oui, le soupçonnait-elle ? Cet homme déterminé et prêt à tout pour atteindre ses objectifs ? Comment être sûre que ces hommes armés retrouvés morts n’étaient pas une sorte de faction secrète guidée par Nelson lui-même ? 

Était-il capable de tout cela ? Et si oui, pour quelles raisons l’aurait-il fait ?

Elle allait répondre lorsque des bruits inhabituels se firent soudainement entendre dans le bâtiment. Cela semblait provenir du rez-de-chaussée. 

Des cris. Des coups de feu. Sephyra sentit son cœur bondir dans sa poitrine.


Nelson sortit de derrière son bureau tandis que Sephyra se précipitait vers la porte pour l’ouvrir brusquement. Personne à droite. Et à gauche, à l’angle du couloir qui menait à l’entrée du palais présidentiel, elle vit une femme en uniforme se traîner péniblement vers eux, en s’aidant du mur pour marcher.

—   Général Krowder ! s’écria Sephyra.

Elle se précipita sur la militaire à bout de forces, et s’empara de son bras pour l’aider à marcher. Krowder poussa un gémissement de douleur, et c’est seulement à cet instant que Sephyra remarqua la tache pourpre qui ternissait l’uniforme de la Générale, en plein milieu de la cuisse gauche.

De nouveaux cris derrière eux. Des pas précipités dans les escaliers de l’entrée. Sephyra pressa le pas, forçant Krowder à augmenter l’allure malgré sa blessure. Nelson ferma et verrouilla l’imposante double-porte dès qu’elles l’eurent franchie, et il aida Sephyra à asseoir Krowder contre le mur.

—   Jane, que se passe-t-il ? questionna brutalement Nelson en s’agenouillant près de la Générale, devant une Sephyra inquiète qui ne quittait pas la porte des yeux.

Krowder se redressa péniblement, haletante, et passablement frustrée de devoir se montrer ainsi face à son supérieur et sa subalterne.

—   Des hommes armés, parvint-elle à articuler, avant d’échapper une nouvelle plainte de douleur. Ils ont des armes à feu.

Comme pour corroborer les dires de la Générale, des pas précipités accompagnés de détonations caractéristiques se firent entendre de plus en plus distinctement dans le couloir. Et rapidement, des coups sourds commencèrent la marteler la double-porte solidement fermée. Les assaillants s’affairaient à détruire leur dernier obstacle, tout en hurlant le nom du président Neosien. Leurs intentions étaient limpides.

Sephyra recula lentement en sortant son sabre, sans quitter la porte des yeux. Elle se mit en position, frémissante. Elle avait peu de chances de s’en sortir face à des armes à feu. Mais le plus important pour l’heure était de faire tout ce qu’elle pouvait pour protéger Nelson.

Lui qui avait encore un rêve à accomplir pour l’avenir de leur monde, qui savait où il allait et pourquoi,  ne pouvait pas mourir ici et maintenant.


Nelson se décida à abandonner le chevet de Krowder lorsque le vacarme s’intensifia dans le couloir, laissant entendre que les Chasseurs arrivaient en renfort. Le président se rua sur son bureau, ouvrit un tiroir caché, et en sortit un pistolet noir rutilant. 

Sephyra se concentra. À en juger par les bruits sourds qu’elle percevait, les balles avaient commencé à rencontrer les boucliers des Chasseurs. L’assaut n’allait pas pouvoir s’éterniser : les nouveaux venus seraient vite à cours de munitions. Entre deux rafales enragées, elle jura discerner un juron de la part de l’un des agresseurs.

Alors qu’elle pensait que c’était terminé, la porte se fissura néanmoins. Un violent coup fut donné et le gond sauta ; l’un des battants céda et un homme armé glissa son bras dans l’ouverture, hurla avec rage le nom de Nelson, et tira dans sa direction.

Sephyra eut l’impression que le temps autour d’elle s’arrêtait. Elle crut voir la scène au ralenti, horrifiée par cette situation imprévue, impensable. Alors, c’était ici que Nelson James, Président de Neos, perdrait la vie ? Ici et maintenant que mourrait son rêve de cohésion, pour le prix d’une histoire dont nulle vérité n’avait encore émané ?

Elle ne réfléchit pas davantage. 


L’homme appuya sur la gâchette. Alors que son instinct lui hurlait de faire l’inverse, Sephyra se décala vivement vers sa gauche, ailes étendues de part et d’autre de son corps. Ce n’était qu’un seul pas de côté, mais cela suffit à dissimuler le Président aux yeux des agresseurs. Et à se placer exactement sur la trajectoire du projectile.

Une douleur féroce lui déchira le ventre au moment même où le coup de feu retentit, et elle s’écroula au sol aussitôt touchée, laissant tomber son sabre qui rebondit bruyamment au sol. Par le biais de la porte entrouverte, elle distingua vaguement les autres Chasseurs se ruer sur le dernier agresseur pour le maîtriser à son tour. Son ouïe se brouillait, mais elle entendit de très loin les pas de Nelson près d’elle, puis sa voix qui appelait son nom, tentant vainement de la garder consciente.

—   Sephyra, tiens bon ! continua-t-il de lui crier, une main sur son épaule, son visage privé du calme dont il avait l’habitude de s’affubler.

La jeune femme sentit que son corps commençait à trembler. Les conversations paniquées qui émanaient du couloir ne l’atteignirent bientôt plus. S’accrochant à ses dernières bribes de conscience, elle distingua alors le visage de Nelson, penché sur elle, un mélange de stupeur et d’incompréhension sur le visage. Cette image se grava dans son esprit alors que sa vision s’éteignait, et bientôt, elle n’entendit plus ses appels. Elle perdit connaissance quelques secondes plus tard, sans avoir vraiment réalisé son geste. Tout s’était déroulé si vite.

Elle avait juste sauvé quelqu’un de cher à ses yeux.


Cet attentat fut l’étincelle qui manquait à une révolution généralisée au sein de la ville de Neos,  émanant du gouvernement comme des citoyens, incontestablement l’une des plus fortes que la ville eût connue. Les manifestations se comptèrent bientôt par dizaines, tantôt dénonçant le comportement de l’armée en la pensant derrière la tragédie d’Yvanesca, tantôt soutenant que les assaillants qui avaient attenté à la vie de Nelson James étaient la preuve flagrante que les reculés étaient hostiles à une conciliation avec Neos. En effet, les agresseurs maîtrisés étaient tous des Reculés, qui affirmaient leurs origines avec fierté. Ils avaient expliqué vouloir se monter dignes de l’Union, cette alliance de Reculés dont le but serait, d’après eux, de renverser la tyrannie neosienne. 

Le vœu de cohésion qui avait guidé le rêve de la cité entière commença alors à s’effriter, tandis que les militaires neosiens étaient rapatriés d’urgence à la capitale suite à cet attentat que nul n’avait su prévoir.

Les responsables furent immédiatement envoyés derrière les murs insondables des prisons neosiennes. Leur acte, qu’ils avaient admis avoir prémédité, avait entraîné la mort de plusieurs militaires, en plus d’avoir grièvement blessé la générale Krowder ainsi qu’une chasseresse de haut rang. 

L’armée se fit plus présente dans les rues de Neos. Les citoyens inquiets virent leur cité surveillée de très près par les soldats en uniforme, reflet des moyens déployés dans le but d’éviter de nouvelles attaques. Des jours tendus s’écoulèrent, entre les manifestations plus ou moins violentes, et la peur de futurs attentats, qui n’encourageaient pas les Neosiens à sortir de chez eux.


Sephyra était prise en charge à l’hôpital militaire. Elle était restée inconsciente durant deux jours entiers, et même si sa vie n’était désormais plus en danger, on lui recommandait encore quelques temps de repos pour qu’elle puisse se remettre de sa blessure. 

Elle errait entre conscience et rêves lorsqu’un visiteur entra dans la chambre où elle se reposait seule, le troisième soir après l’attentat. Sans se réveiller complètement, elle sentit que la personne s’approchait, puis prenait place sur une chaise, à sa gauche. Elle sentit deux mains se refermer délicatement sur la sienne. Un contact chaud et réconfortant, qui lui permit d’oublier, ne fut-ce que pour quelques instants, sa solitude et les douleurs qui la tenaillaient toujours.

Son esprit embrumé imagina naturellement la présence la plus consolative qu’elle connaisse, et crut alors qu’Athem s’était déplacé depuis Anethie pour la voir, s’assurer qu’elle allait bien, et qu’elle s’en remettrait.

—   M’entends-tu, Sephyra ?

Un frisson intense parcourut son échine, et elle fronça très légèrement les sourcils sur le coup de la surprise. Nelson

La question de son supérieur repassait dans sa tête tandis qu'elle se demandait s'il valait mieux admettre qu'elle était consciente, ou prétendre dormir pour échapper à cette situation qui la troublait au plus haut point.

Sa discipline trancha pour elle ; elle n'avait jamais été douée pour mentir de toute façon. Elle prit une grande inspiration et ouvrit timidement les yeux. Le plafond blafard de sa chambre d'hôpital se dévoila lentement. Puis elle sentit le contact sur sa main se raffermir légèrement, ce qui la poussa à regarder sur sa gauche.

Elle n'avait pas rêvé. Nelson était là, assis sur une chaise, ses deux mains emprisonnant la sienne. Il lui jetait un regard préoccupé ; un regard qu'elle ne lui connaissait pas. Imperceptiblement, son rythme cardiaque accéléra.

— Comment te sens-tu ? demanda-t-il sans la quitter des yeux.

Sephyra sentit immédiatement que sa question attendait une réponse sincère et qu'il ne l'avait pas posée par politesse, ou par simple professionnalisme qui lui dicterait de suivre méticuleusement les étapes d’un protocole millimétré. Elle déglutit.

— Endolorie, répondit elle d’une voix enrouée -et c'était on ne peut plus vrai.

Elle avait même peur de se mouvoir, de crainte de ressentir des contrecoups de cette douleur invraisemblable qui l'avait terrassée quand elle s'était jetée entre Nelson et son assaillant.

Nelson poussa un soupir en baissant la tête. Il paraissait à la fois soulagé et honteux.

— Je dois te faire mes excuses, dit-il. Il est intolérable qu'une telle chose ait pu se produire et que tu aies été obligée de prendre un tel risque pour ta propre vie. Et...

Il sembla hésiter avant de reprendre :

— …Je dois aussi te remercier. Si tu n'avais pas été là, je ne serais peut-être plus de ce monde.

Sephyra le considéra avec étonnement. Il la regardait désormais avec un mélange de culpabilité et de sincère sollicitude. 

— J'ai vraiment eu peur de te perdre.

Il s’interrompit brutalement et détourna le regard, comme s’il avait laissé fuir ses pensées sans filtre. Sephyra sentit son rythme cardiaque s'emballer brutalement, à un point tel qu'elle se dit que le personnel soignant allait sans doute débarquer en pensant qu'il y avait un problème avec ses constantes vitales. Essayait-il de lui dire quelque chose ? Autre chose ?

Il resta longtemps le regard perdu sur sa gauche, observant sans la voir l’armoire remplie de pansements et d’équipements médicaux parfaitement rangés, massant inconsciemment la main de Sephyra entre les siennes.

—   Ce qu’il s’est passé il y a trois jours est grave pour l’avenir de Neos, reprit-il alors d’une voix ferme. Cette situation ne peut pas durer. Nous allons devoir répondre de manière appropriée aux terroristes qui menacent la paix que nous avons construite.

Il s’interrompit. Sephyra profitait du fait qu’il regarde ailleurs pour observer ses traits, tendus par une appréhension à peine perceptible. Son air grave ne permettait pas de dissimuler son manque évident de sommeil. Mais son regard demeurait intense, perçant, implacable. Miroir de sa détermination, qui brûlait à chaque instant de sa vie. 

Il lorgna dans sa direction ; lui sourit brièvement. Puis il se leva, sans lâcher sa main.

—   J’ai encore besoin de toi à mes côtés, dit-il sans détours. Malgré tout ce qu’il se passe, je n’ai pas abandonné mon rêve, et tu es la seule à pouvoir le porter avec moi. Alors… si tu crois encore en ce combat… Et si tu crois encore en moi…

Il resserra sa poigne sur ces mots. Sephyra se contentait de l’écouter sans réagir, encore engourdie par les antidouleurs dont on la gavait depuis son admission. Elle laissa simplement transpercer par son regard électrique, hypnotisée par sa présence, et terrorisée par ce qu’elle sentait se manifester en elle.

Nelson redéposa la main de Sephyra sur le matelas, et s’éloigna de son lit d’un pas assuré pour se diriger vers l’entrée de la chambre en lui jetant un dernier regard préoccupé. Il posa sa main sur la poignée de la porte.

—   Je t’attendrai dans mon bureau, dit-il. Je compte sur toi.

La porte s’ouvrit, puis se referma doucement. Le silence tomba. 

Et brutalement, Sephyra comprit. Ce qu’elle comprit lui fit monter les larmes aux yeux, l’évidence cruelle la transperça. Elle était coincée, au dos du mur. En train de serrer dans sa main une lame à double tranchant. Elle n’avait qu’à choisir quel serait le côté qui lui entaillerait la peau, la ferait saigner.

Elle garda ses yeux rivés sur le plafond tandis que les larmes s’échappaient sans bruit de ses paupières.


****


Landa poussa un soupir en s’affalant dans son siège. À son souvenir, jamais il n’avait eu autant de documents à traiter. L’agitation qui s’était emparée du Palais présidentiel suite à l’attentat s’était légèrement calmée, après quelques jours passés dans la panique et les réunions incessantes destinées à mettre au point les procédures qui éviteraient qu’une telle tragédie se reproduise. Mais les temps actuels restaient plus propices au travail qu’à la détente, car la situation était restée tout aussi critique sur tout le continent, voire, avait empiré. Et Landa lui-même ne savait pas quoi penser de tous ces événements plus obscurs les uns que les autres.

Des bruits de pas sur sa gauche le tirèrent de ses pensées. Un trousseau de clefs tomba sur son comptoir. Landa remit ses lunettes, dont il s’était sommairement débarrassé pour se frotter les paupières, et leva les yeux. Sephyra, postée devant son bureau, l’observait sans ciller.

—   Je pars, dit-elle.

Landa se leva de son siège en fronçant les sourcils, observant alternativement le trousseau et son ancienne propriétaire.

—   Oh, tu prends des congés pour te remettre de ta blessure ? répondit-il. Ça se comprend, surtout vu que tu as quitté l’hôpital très récemment, après tout il faut…

—   Non, l’interrompit Sephyra. Je quitte les Chasseurs.

Elle laissa tomber une liasse de documents sur le bureau de Landa qui se crispa, interloqué par l’assertion de son interlocutrice.

—   Désolée de tout avoir fait dans la précipitation, continua-t-elle devant le mutisme de Landa. Tous les papiers sont remplis ; je me retire des Chasseurs en raison des dommages que j’ai subis dans l’exercice de mes fonctions.

Landa feuilleta machinalement le document que lui avait laissé Sephyra, mais s’interrompit quand il vit que cette dernière commençait déjà à s’éloigner.

—   Mais… Sephyra, attends ! l’interpella-t-il vainement.

Un dernier signe de la main de la part de la jeune femme fut sa seule réponse. Incapable de la retenir, et encore moins apte à comprendre, Landa la regarda s’éloigner d’un pas résolu dans le couloir, ses sacs sur les épaules, son sabre attaché à sa hanche droite, ses ailes sagement repliées dans son dos.


Sephyra garda son regard fixé vers le fond du couloir. Avant d’arriver à proximité du hall principal, elle préféra bifurquer dans un accès moins emprunté, que seuls les chasseurs avaient pour habitude d’utiliser lorsqu’ils partaient ou rentraient de mission aux heures de fermeture des portes principales. De cette manière, elle était sûre d’esquiver un maximum de monde : elle n’avait pas la moindre envie de justifier son départ auprès d’autres personnes. Mais alors qu’elle allait franchir la petite porte qui débouchait sur l’extérieur, cette dernière s’ouvrit brusquement, et elle tomba nez-à-nez avec Lucéria qui, le souffle court, revenait à peine de sa ronde.

—   Sephyra, tu es enfin guérie ! s’exclama-t-elle en découvrant son amie sur le pas de la porte. Où est-ce que tu…

Elle s’interrompit en constatant que son amie portait tous ses sacs sur elle, comme si elle s’apprêtait à partir. Lucéria referma la porte derrière elle, sans quitter son amie des yeux.

—   Tu… tu t’en vas ? questionna-t-elle, le regard sévère.

—   Oui, répondit Sephyra. J’ai pris ma décision.

—   Mais… Pourquoi ? Pourquoi maintenant ? Le conflit commence à peine, et monsieur James a plus que jamais besoin de toi ! s’exclama Lucéria sans comprendre.

Sephyra détourna le regard.

—   Je m’inquiète pour mes proches, à Anethie. Tu l’as dit toi-même ; les temps ne sont pas sûrs et je veux m’assurer qu’ils vont bien.

—   Mais malgré ça, tu n’as pas l’intention de revenir, je me trompe ? répliqua sèchement Lucéria.

Sephyra regarda son amie avec tristesse. Mais les yeux de cette dernière n’exprimaient que de la colère.

—   Tu ne peux pas faire ça ! continua-t-elle en s’avançant d’un pas vers son amie. Nelson t’a confié ce qu’il avait de plus cher, il croit en toi et il t’attend ! Il t’a donné la chance dont je rêvais, comme tant d’autres, et tu as l’intention de tout jeter ?!

Sa voix était saccadée par la rage, à tel point que Sephyra se sentait à la fois peinée et effrayée par son amie. Mais le regard de Lucéria avait beau être sévère et déterminé, Sephyra jura également y discerner une profonde déception.

—   Crois-le ou non, je suis honorée de tout ce que monsieur James a fait pour moi, répondit finalement Sephyra pour tenter de détendre l’atmosphère, peu envieuse de se faire remarquer dans un moment pareil. Mais mon temps à ses côtés est révolu. Je ne pourrai pas remplir le rôle qu’il m’a attribué.

—   Et pourquoi ? explosa Lucéria, ses deux poings serrés. Explique-moi pourquoi tu lui tournes le dos maintenant, alors que c’est maintenant que tout va se jouer pour lui, pour son rêve, pour notre monde tout entier !

Elle s’interrompit, essoufflée, sans détacher du regard son interlocutrice qui gardait les yeux obstinément baissés vers le sol. 

Après un bref silence, Sephyra fit quelques pas de côté pour contourner Lucéria.

—   Jusqu’à l’attentat, je n’avais pas réalisé l’étendue de ma loyauté envers monsieur James, souffla-t-elle sans redresser son regard. Et c’est justement à cause d’elle que je pars. Je ne sais pas comment ce conflit va évoluer, et s’il exige de moi de combattre les miens, je…

—   Alors tu t’en vas pour devenir son ennemie ? s’exclama Lucéria avec un rire nerveux. 

—   Ça, ce sera à lui d’en décider… Ou plutôt, aux circonstances qui règneront si nos chemins se recroisent.

Sephyra ouvrit la petite porte, et sans plus de cérémonie, franchit le seuil. Lucéria resta immobile quelques instants, frémissante de rage, et se retourna brusquement, faisant quelques derniers pas en direction de son ancienne alliée.

—   Tu regretteras ton geste, Sephyra ! cria-t-elle, les larmes aux yeux. Monsieur James ne te pardonnera jamais, et moi non plus, tu m’entends ?! Tu devras assumer ta lâcheté quand on se retrouvera, et que la guerre sera à nos portes !

Elle ne sut même pas si Sephyra avait entendu ses dernières paroles : ses ailes l’emmenaient déjà loin du Palais Présidentiel.


À bout de souffle, tremblante sous la colère, Lucéria se rendit à l’ancienne chambre de Sephyra, et ouvrit brusquement la porte qui n’avait pas été verrouillée. Tout était parfaitement en ordre, mais le brassard rouge de l’ancienne chasseresse était posé sur le meuble de l’entrée. Lucéria alla s’en emparer, et se retint à grand-peine de le jeter au sol. Au lieu de ça, elle le serra dans sa main et quitta prestement la pièce.


****


Perdu dans sa contemplation de la ville en éveil au travers de sa large baie vitrée, il entendit des pas provenant du couloir. Un fin sourire étira ses lèvres, et il autorisa la personne qui venait de frapper à entrer dans son bureau.

La porte s’ouvrit, puis se referma. Il se retourna. Son sourire fondit. Au lieu de contempler les yeux perdus de Sephyra et ses larges ailes maladroitement repliées dans son dos, il rencontra le regard perçant et brûlant de volonté de Lucéria, avec son éternelle posture fière qui témoignait de sa résignation implacable.

—   Président Nelson James, je vous prie de bien vouloir m’excuser pour ma venue inopinée, lança la jeune femme en s’inclinant face à lui. J’ai quelque chose d’important dont je me dois de vous informer.

Nelson renonça à la congédier, troublé par la visite qu’il ne s’attendait pas un seul instant à recevoir. C’est alors qu’il remarqua que Lucéria tenait dans sa main le brassard rouge réservé aux chasseurs de premier rang. Jack ne quittait jamais le sien, et il montait en ce moment même la garde devant ses portes. Ça ne pouvait être…

—   Sephyra est partie, continua Lucéria en relevant le regard vers son supérieur.

Il ne répondit pas, et continua de fixer la jeune femme comme si la justification d’une telle absurdité se cachait quelque part sur son visage résigné. Pourquoi ? La question pourtant si simple qu’il aurait voulu poser ne parvenait pas à franchir ses lèvres, et son esprit à présent bouillonnant l’empêchait de réfléchir calmement à la situation insensée qui s’imposait à lui. Dévoré par une colère sourde, la silhouette de Lucéria devint quasi brumeuse à ses yeux. Il brûlait d’envie de lui ordonner de quitter les lieux sur-le-champ, quitte à perdre son sang-froid l’espace d’un instant qui lui permettrait d’exprimer quelques bribes de sa rage, et surtout, de son intolérable incompréhension.

Devant l’absence de réaction de Nelson, Lucéria tendit le brassard rouge devant elle, comme pour appuyer son propos.

—   Je me doutais qu’elle ne vous en aurait pas informé. Je crains que sa venue à Neos n’ait été motivée que par sa nécessité de recueillir des informations.

Sa frustration et sa rage se muèrent en surprise le temps d’encaisser la nouvelle assertion de la chasseresse.

—   Que veux-tu dire ? questionna-t-il brusquement. Si tu sais quelque chose, parle !

—   J’ai vu Sephyra converser avec deux individus cagoulés il y a quelques mois, répondit Lucéria derechef, imperturbable. Vu son attitude, ce n’était sûrement pas la première fois qu’elle les rencontrait. Et pour les avoir vus me dépasser juste auparavant, je suis presque sûre que c’était des Anethiens.

Nelson fronça les sourcils, sa main serrant nerveusement le rebord de son siège. Absurde. Pourquoi aurait-elle eu un contact avec des Anethiens, qui ne mettaient quasiment jamais les pieds à Neos ? Préparaient-ils un quelconque complot à son encontre ? Sephyra était-elle leur médiatrice dans cette sombre manœuvre ?

—   Tu vas m’expliquer en détails tout ce que tu sais, et maintenant, somma Nelson en transperçant Lucéria du regard.

La jeune femme approuva en silence. Et ses doigts se crispèrent autour du brassard rouge de l’ex-chasseresse.