L. Reflets de l'Ancien Monde - Le tombeau de glace



Explicit Violence

Après une catastrophe de grande ampleur, une partie de l’humanité est retournée vivre auprès de la nature, abandonnant la vaste Neos, capitale technologique des hommes. Parmi ces exilés, les reculés, certains appelés Porteurs gardent en eux des entités indispensables au maintien de la stabilité. Que deviendra le monde s'ils venaient à tous disparaître ?

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Partie 1 - Chapitre 4


Le son d’une porte grinçante la tira de son sommeil sans rêves. Nahru ne prit pas la peine d’ouvrir les yeux, recroquevillée sur son matelas, intégralement recouverte de la seule couverture dont elle disposait. Elle reconnut sans mal les pas tranquilles d’Aokura s’avançant dans la pièce pour se stopper non loin d’elle.

Nahru ne fit aucun mouvement. De cette façon, peut-être la croirait-il endormie, et il repartirait vaquer à ses occupations. Elle n’avait pas envie d’être liée à la moindre activité prévue par son compagnon de voyage, depuis qu’elle avait appris ce qui était arrivé à Elantis. Une partie d’elle-même refusait encore d’y croire, et attendait vainement le moment où elle entendrait l’appel de sa mère et de son père depuis le perron, venus la chercher. Mais la voix de sa raison était plus forte, et s’attelait à lui rappeler qu’elle ne reverrait plus jamais le visage de ses parents.

Sans un bruit, ses larmes se remirent à couler. Elle avait conscience que rester prostrée ainsi ne les ramènerait pas, et que ce n’est pas ainsi qu’elle irait de l’avant pour survivre, elle qui avait désormais un lourd fardeau à porter et protéger. Mais elle s’en fichait, désormais. Plus rien n’occupait ses pensées hormis sa journée de l’avant-veille, qu’elle ressassait sans arrêt afin de savoir si elle n’avait pas manqué un signe, oublié un détail qui expliquerait toutes ces absurdités. Leur arrivée à Helem. Les villageois effrayants. Les hommes qui l’attaquent avec leur arme étrange. Aokura qui les fait parler, avant de les assassiner froidement. Chaque image lui procurait un nouveau haut-le-cœur, mais elle était incapable d’occuper son esprit avec d’autres pensées.

—   On va devoir repartir, dit alors la voix d’Aokura près d’elle.

Un léger sursaut de sa part trahit le fait qu’elle n’était pas assoupie. Elle avait presque oublié sa présence. Elle se recroquevilla davantage, pour montrer qu’elle n’avait pas l’intention de suivre les nouvelles directives qu’on tentait de lui imposer.

—   Nahru, insista-t-il. C’est important. Je ne partirai pas d’ici sans toi.

Elle abdiqua partiellement et se redressa lentement, ôtant la couverture de ses cheveux désormais ébouriffés, et lui jeta un regard las. Le sorcier la toisait d’un regard sévère, et sur l’instant, elle eut presque envie de lui hurler tout ce qu’elle taisait, lui expliquer qu’il était légitime qu’elle soit dans cet état, et que s’il avait la moitié d’un cœur il devrait comprendre ce qu’elle ressentait à cet instant. Mais sa voix restait bloquée dans sa gorge avec ses sanglots, et elle ne put que le fixer en retour, incapable de répondre quoi que ce soit ni de se remettre sur ses jambes.

Le sorcier finit par pousser un soupir déchirant avant de s’avancer vers le lit de Nahru, où il s’assit prestement. À la surprise de la jeune fille, il se mit à ranger les affaires de cette dernière dans son sac, sans prendre le temps de les plier.

—   Ça fait deux jours qu’on attend, dit-il. On a déjà perdu pas mal de temps, et nous sommes exposés, ici. 

Devant la mine décontenancée de Nahru, et ses yeux encore rougis par les larmes, il s’abstint d’en dire davantage. Il se contenta de ramasser le sac, et de le jeter sur son épaule en se relevant.

—   Allez-y sans moi, dit-elle alors.

Aokura lui jeta un regard perplexe. À l’observer ainsi, il se surprit à reconnaître les traits de Hiéronn, son regard perçant et sa façon de regarder autrui. Comme si elle cherchait en permanence à deviner les pensées de son interlocuteur.

—   J’ai promis à tes parents de te protéger quoi qu’il advienne, répondit simplement Aokura. Avec ce qu’il s’est passé, tu ne crois quand même pas que je vais te laisser seule ici ?

Sans rien ajouter, il quitta la pièce à grandes enjambées. Nahru resta un instant immobile, puis se décida finalement à se lever. Il allait sans doute profiter de la première occasion pour se débarrasser d’elle, afin qu’il n’ait plus à faire semblant de la soutenir dans son chagrin. Tant pis, il n’aurait qu’à l’abandonner. C’était sans doute mieux ainsi. De toute façon, elle n’était plus très sûre d’avoir envie de continuer à se battre pour lui apprendre la compassion. Elle n’avait plus aucune envie de lutter, de quelque façon que ce fut. 

Elle enfila ses bottines, et quitta la pièce à pas lents, sans se retourner.


Restaurés mais à peine reposés, Aokura et Nahru reprirent la route dans le jour naissant. Le soleil les aveuglait en s’élevant au-dessus de l’horizon, baignant de lumière la route qui les éloignait d’Helem. L’herbe était de plus en plus grasse et abondante au fil de leur avancée, et des reliefs commençaient à apparaître doucement, transformant les étendues planes en collines de plus en plus imposantes. 

Se rendre jusqu’aux portes d’Anethie depuis la maisonnette d’Helem requérait deux bonnes heures de marche. Nahru, qui n’était pas habituée à faire de si longues expéditions, peinait à garder un rythme satisfaisant aux yeux d’Aokura, ce qui avait le don d’agacer ce dernier. À contrecœur, il lui accorda plusieurs haltes pour qu’elle puisse reprendre son souffle, inquiet de devoir allonger leur temps de trajet. Il ne se sentait pas en sécurité sur cette route peu arpentée et ne voulait pas risquer qu’une nouvelle menace se manifeste. 


Plus d’une heure après leur départ, ils parvinrent jusqu’à une immense vallée, bordée par la montagne naissante et ses forêts de conifères qui s’étendaient à perte de vue.

Anethie, le royaume des loups.

Nahru n’avait même pas le cœur à se réjouir de la vue de ce paysage fascinant. Elle avait gardé la tête baissée durant tout le voyage, ses pensées brumeuses, et sa frustration ensevelie sous la tristesse qu’elle ne parvenait pas à chasser.

Alors qu’ils descendaient dans la vallée vers un immense lac, elle releva les yeux vers le sorcier. Elle observa sa démarche calme, et se demanda ce qu’il pouvait bien ressentir en cet instant. Éprouvait-il la moindre compassion à son égard ? Était-il seulement peiné par la mort de ses parents, dont il était vraisemblablement un ami proche ? 

Elle se sentit alors idiote de se poser la question. Le soir où elle avait appris cette funeste nouvelle, il n’avait pas ce visage impassible qu’il arborait le reste du temps. Elle avait lu une réelle peine sur son visage. Et quoi qu’elle en pense au fond, il était toujours là, après lui avoir sauvé la vie une première fois, en train de la guider vers une nouvelle destination, loin de leurs agresseurs d’Helem. Sa peine laissa progressivement place à la culpabilité. Elle était forcée de reconnaître qu’en dépit de son caractère et son comportement qu’elle réprouvait, le sorcier avait réellement été là pour elle depuis qu’elle l’avait rencontré.

Alors qu’ils avaient presque atteint l’orée de l’imposante forêt, Nahru s’arrêta de marcher. Surpris, Aokura se tourna vers elle. Elle serrait la bandoulière de son sac avec une main tremblante, et gardait ses yeux rivés sur le sol.

—   Pardon, dit-elle.

Aokura la regarda sans comprendre. Il se rapprocha d’elle à petits pas.

—   Quand je pense que vous ne faisiez que me protéger jusqu’à maintenant… J’ai honte de m’être comportée comme ça avec vous. Pardonnez-moi.

—   Ne me vouvoie pas…

Aokura posa un genou au sol pour trouver son regard, et déposa une main sur son épaule.

—   Nahru, je serai là pour toi à partir de maintenant. Je te protégerai et je découvrirai qui se cache derrière cette tragédie. Et… 

Il parut chercher ses mots l’espace d’un bref instant, le regard détourné, un soupir au bord des lèvres.

—   Je m’excuse, moi aussi, dit-il finalement. Je n’ai pas été très aimable avec toi quand on s’est rencontrés.

Nahru leva timidement les yeux vers lui, et pour la première fois depuis plusieurs jours, elle trouva la force d’esquisser un sourire. Elle tendit sa main droite vers lui, paume vers le ciel.

—   On est quittes, alors ? demanda-t-elle.

Aokura, d’abord surpris, se laissa ensuite prendre au jeu et frappa avec force la main que lui tendait la jeune fille. En guise de réponse, celle-ci poussa un cri de douleur et se mit à reculer en secouant sa main meurtrie.

—   Mais ça va pas la tête ! s’égosilla-t-elle.

—   Tu vas pas déjà recommencer à brailler non ? répliqua Aokura en se relevant. J’ai même pas frappé fort, t’es qu’une mauviette.

—   Répétez-moi ça un peu !

Leur entrée dans la forêt d’Anethie fut plus mouvementée et bruyante que prévu. Nahru perdit néanmoins rapidement l’envie de se battre lorsqu’elle dépassa les premiers arbres qui en marquaient l’orée. Les ombres s’intensifiaient au fur et à mesure qu’ils avançaient droit sur l’étroit sentier qui serpentait entre les immenses troncs d’arbres. Elle observa les alentours avec un mélange d’émerveillement et de crainte. Elle pouvait voir les écureuils se faufiler parmi les branchages à leur passage, les oiseaux multicolores chanter depuis leurs nids, les insectes voleter autour d’eux avec leurs ailes cristallines. Mais elle ne pouvait s’empêcher de jeter régulièrement un regard derrière elle, comme pour vérifier qu’ils n’étaient pas suivis.

—   Tu n’as rien à craindre ici, assura alors Aokura lorsqu’elle se retournait pour la troisième fois. Les loups surveillent ce périmètre avec beaucoup de soin. S’ils n’avaient pas voulu de nous ici, je te garantis que nous n’aurions pas été aussi loin.

Cette information ne la rassura qu’à moitié. Elle était peu enthousiasmée à l’idée que des canidés les épient depuis les ténèbres du bois, leurs yeux jaunes brillant dans l’obscurité. Prêts à surgir si jamais ils changeaient d’avis, décrétant que les deux voyageurs n’étaient finalement pas si bienvenus que cela.

La vision d’une petite maison forestière droit devant eux lui fit momentanément oublier ses peurs. Elle semblait avoir été bâtie avec les moyens du bord, et son toit était recouvert de feuilles et de branchages. Une silhouette se tenait sur le perron, le regard tourné dans leur direction. Malgré la distance, Nahru reconnut sans mal les oreilles et la queue canine qui rendaient sa silhouette atypique, attestant qu’il s’agissait d’un reculé du clan des loups. Lorsque Nahru et Aokura arrivèrent face à lui, il s’inclina très bas devant Aokura.

—   Seigneur, dit-il avec une voix mélodieuse.

—   Content de te revoir, Rena.

Nahru corrigea pour elle-même : il s’agissait d’une louve. À l’instar de Kerem, elle avait bien une apparence à mi-chemin entre l’humain et l’animal, et ses yeux jaunes flamboyaient sous ses courtes mèches de cheveux couleur neige. Son corps élancé, couvert de nombreux tatouages, était vêtu d’une étoffe légère et courte, garnie d’une ceinture de cuir qui portait plusieurs dagues.

—   Kerem m’a annoncé votre venue, continua-t-elle. Je me réjouis de vous voir en bonne santé, mademoiselle Nahru. Vous vous rendez donc à Anethie ?

—   Tout à fait, répondit Aokura. J’ai besoin de m’entretenir avec Anetham au plus tôt.

Tandis qu’ils conversaient, Nahru remarqua que deux têtes dépassaient de la petite demeure. Deux autres loups, plus jeunes, leurs oreilles canines dressées, avaient visiblement envie de prendre part à la conversation – ou du moins, de ne pas en rater une miette. 

Rena s’en rendit néanmoins compte et se tourna vers les deux curieux, le regard sévère. Les deux jeunes loups baissèrent la tête sans la quitter des yeux.

—   Luna, Ludovic, où sont passées vos manières ? lança-t-elle froidement. Inutile de nous espionner de la sorte. Dépêchez-vous de venir saluer notre Seigneur.

Les deux jeunes loups sortirent de la maison à petits pas. Ils étaient eux aussi très peu vêtus, et couverts des mêmes tatouages tribaux que Rena et Kerem. Ils s’inclinèrent vivement devant Aokura.

—   Vous avez bien grandi, tous les deux, commenta le sorcier. Ça vous fait quel âge ?

—   Dix-sept ans, Seigneur, répondit la dénommée Luna en s’inclinant encore plus bas, imitée par Ludovic.

Nahru les contempla avec un mélange de curiosité et de fascination. Elle avait presque le même âge qu’eux, et pourtant, ils semblaient déjà être de robustes combattants, à en juger par les nombreuses dagues qu’ils portaient aux hanches ou dans le dos. Les tatouages qui se dessinaient sur leur corps mettaient en valeur les reliefs discrets de leur musculature, néanmoins imposante pour des jeunes de leur âge. 

Rena cessa d’observer les gestes de Luna et Ludovic pour se tourner de nouveau vers Aokura.

—   Nous allons prévenir Anetham de votre venue, dit-elle. Désirez-vous une escorte ?

—   Ça ira, je te remercie. Pars devant, nous arrivons.

Rena salua une nouvelle fois Aokura, imitée par les deux jeunes loups, puis ils repartirent tous trois en direction du cœur de la forêt, circulant agilement entre les épais troncs d’arbre. Luna jeta un dernier regard derrière elle, avant de repartir à la poursuite de ses deux compagnons.

Aokura et Nahru reprirent calmement la marche derrière eux. Nahru réussit à étouffer sa curiosité durant cinq minutes, puis se décida finalement à relancer la conversation avec le sorcier.

—   Luna et Ludovic sont des guerriers ? demanda-t-elle.

—   De la meute de Kerem, oui, confirma Aokura. Tu as certainement remarqué tous leurs tatouages ? C’est une tradition chez eux : plus ils en ont, plus ils sont forts et donc reconnus comme des membres éminents du groupe. Pour leur âge, Luna et Ludo sont presque aussi gradés que des adultes.

Nahru poussa une exclamation admirative. Elle était stupéfaite de rencontrer de jeunes gens aussi habiles au combat, étant elle-même à peine capable de tenir un couteau correctement.

—   En même temps, Ludovic est le fils unique de Kerem, reprit Aokura sans ralentir le pas. Il va reprendre la succession de la meute si tout se passe bien, donc il a intérêt à assurer.

—   Et Luna ?

—   C’est la fille de Rena, que nous venons de voir. Elle a plus de talent que Ludovic, mais elle est aussi beaucoup plus impulsive. Pour cette raison, je pense que c’est pas plus mal que ce soit Ludo qui hérite du titre de chef…

Nahru l’écoutait raconter ces histoires avec un intérêt sincère. Rencontrer ces ethnies dont elle n’avait entendu parler que dans des ouvrages d’histoire la ravissait au plus haut point, et ce fut avec plaisir qu’elle continua de relancer la conversation sur les différents loups qu’Aokura connaissait, et au sujet de qui il pouvait lui raconter mille histoires et anecdotes. 


La petite heure que dura la traversée de la forêt passa très vite à son goût, et lorsque les dernières ramures des arbres centenaires les laissèrent à nouveau apercevoir le ciel, ils se trouvaient à l’entrée de la plus grande et majestueuse cité que Nahru n’ait jamais vue.

—   Bienvenue à Anethie, annonça Aokura.

Installées devant les montagnes de la chaîne d’Odori, d’immenses demeures de pierre ocre et de bois se dressaient avec fierté aux côtés des arbres dont ils défiaient les hauteurs. La ville était tout bonnement immense, comparée à Elantis ou même toute autre cité qu’elle avait pu voir jusqu’à ce jour. Droit devant eux, au loin, Nahru pouvait apercevoir la plus grande et impressionnante demeure d’Anethie, jonchée sur le flanc d’une gigantesque falaise. Une immense route rectiligne y menait, envahie de passants et de marchands qui vantaient la qualité de leurs étoffes et des denrées locales qu’ils mettaient à disposition du peuple. Pour compléter ce paysage à la fois inédit et fascinant à ses yeux, elle pouvait voir s’étendre au loin des cimes enneigées, baignées dans d’épais nuages. 

De nombreux gardes d’Anethie les reçurent, Rena et les jeunes loups à leurs côtés. Les gardes d’Anethie différaient de ceux de la meute de Kerem de par l’absence totale de tatouages sur leur corps, et leurs yeux bruns ou bleu azur. Ils portaient des vêtements amples, mais leurs bras étaient à découvert pour ne pas les gêner au combat. Ils tenaient des lances impressionnantes et leurs avant-bras étaient couverts d’une épaisse protection en cuir.

L’un des gardes d’Anethie s’avança dignement vers Aokura, et contrairement à Rena ou aux jeunes loups, il ne s’inclina pas devant lui.

—   Sorcier Aokura, dit-il en guise de salut.

Ce dernier lui répondit par un petit signe de la tête.

—   Je souhaite m’entretenir avec Anetham, dit-il, bien qu’il sût que le garde devait certainement déjà être au courant.

—   Nous allons vous escorter, répondit le loup en s’éloignant vers le plus grand bâtiment, au fond de la cité.

Ils s’avancèrent alors sur l’immense route qui traversait Anethie, droit vers l’imposante demeure jonchée sur les hauteurs, accompagnés par les gardes. Les loups de la cité les regardaient curieusement à leur passage. Nahru était intimidée par leur prestance : elle trouvait leurs vêtements magnifiques et leur allure allait de pair avec leur grâce naturelle. Tous ceux qu’elle pouvait voir avaient fait ce choix de garder une apparence mi humaine mi animale, qui devait faire partie intégrante de leurs habitudes culturelles. Elle se demandait même si les quelques canidés qu’elle voyait trottiner le long de l’allée sans préoccuper personne n’étaient pas des reculés sous forme animale complète. Pour sa part, Nahru n’avait jamais expérimenté la métamorphose. Le peuple d’Elantis avait oublié cette coutume après des siècles de vie paisible.

Elle sentit son cœur se serrer, en pensant que toutes ces générations avaient connu une fin si tragique, après toutes ces années de paix. Elle aurait donné n’importe quoi pour pouvoir retourner en arrière, revoir sa maison, ses parents, ses quelques amis. Au lieu d’être avec eux, chez elle, elle se trouvait à déambuler dans une cité intimidante, auprès d’individus qu’elle n’avait jamais vu de sa vie, et affublée de la compagnie d’un sorcier râleur qui ne lui lâchait pas les basques. Elle sourit à cette pensée. Paradoxalement, sa présence était désormais la dernière attache qui lui restait, et même si elle n’avait pas vraiment eu le choix, elle se dit qu’elle n’était pas si mal tombée, en fin de compte. 

Nahru fut tirée de ses pensées par deux anethiennes aux longs cheveux d’ivoire qui les dépassèrent en jetant un regard intéressé à Aokura, un immense sourire sur les lèvres. Aokura les gratifia d’un signe de tête, avant de sourire au petit groupe qui déambulait un peu plus loin, et qui lui faisait de grands gestes amicaux. Nahru arrêta rapidement de compter le nombre de personnes qui s’adressèrent à Aokura de loin ou le saluèrent poliment. Elle était assez stupéfaite qu’il jouisse d’une telle popularité, connaissant son caractère qu’elle aurait aisément qualifié de misérable –et sachant qu’il était censé avoir tourné le dos à ce Clan.


Au bout d’une longue marche quelquefois interrompue par les Anethiens intrigués, ils atteignirent l’imposante demeure du seigneur d’Anethie. Aokura gravit lestement les marches de pierre taillées qui menaient jusqu’à un étage immense de l’édifice, suivi par une Nahru haletante. Lorsqu’ils entrèrent, deux gardes les saluèrent puis les escortèrent dans un long couloir à peine éclairé, qui menait à une unique pièce, loin des regards et des oreilles des curieux. 

Dans l’antichambre, on les invita à se débarrasser de leurs sacs et de leurs manteaux. Ils franchirent ensuite le rideau décoratif qui marquait l’entrée de la salle du trône.

La pièce était entièrement revêtue d’un bois ciré et entretenu. Plusieurs décorations splendides ornaient les murs, notamment des étoffes brodées et des armes particulièrement raffinées. Alignés contre le mur près de l’entrée, plusieurs loups relativement âgés saluèrent humblement les nouveaux venus. Les conseillers et ministres de la cité, vêtus d’étoffes sublimes aux couleurs que Nahru n’avait encore jamais vues sur un vêtement, portaient avec eux la sagesse de leurs longues années de service à Anethie.

Et en face d’eux, assis à même le sol sur un magnifique tapis brodé, celui que Nahru devina être le seigneur Anetham les regardait avec des yeux perçants.


Aokura s’avança sans attendre en direction du vieux loup, s’assit en tailleur à quelques mètres de lui, et inclina la tête. Nahru fit de même avec un temps de retard.

—   Cela faisait longtemps, Aokura, commenta Anetham en guise de bienvenue.

—   En effet, répondit le sorcier en se redressant.

Ils restèrent un instant - qui parut très long à Nahru - à se regarder sans ciller. À l’entrée de la pièce, les ministres observaient la scène en silence.

—   J’ai eu vent de ce qui s’est déroulé à Elantis, déclara finalement Anetham.

—   C’est pour cette raison que je me trouve ici avec Nahru, répondit Aokura. Vous n’êtes pas sans savoir que tout ceci a un lien avec les Porteurs, je suppose ?

Les ministres émirent quelque grognement en réponse de cette provocation, mais Aokura n’y prêta aucune attention, et Anetham ne laissa rien transparaître.

—   Ce qui se passe est grave, déclara le vieux loup en guise de réponse. D’après les informations qui me sont parvenues, Elantis n’est pas la première ville à disparaître dans de telles circonstances.

—   Non, en effet, confirma Aokura. Godrin a subi le même sort quelques jours plus tôt. Et si on fait le lien avec l’incendie d’Euresias vieux de quinze ans, on a vraiment de quoi s’inquiéter.

—   Euresias ? répéta Anetham, songeur. Hiéronn pensait que ces tragédies ont un lien avec ce qui s’est passé là-bas ?

—   Il le soupçonnait fortement, oui. Il pense même que la disparition d’Aslan est liée à tout cela.

Circonspect, le vieux loup se tut pour réfléchir un instant. De son côté, Aokura demeurait totalement imperturbable, les yeux rivés sur son interlocuteur.

—   Ce n’est pas tout, continua le sorcier. J’ai acquis la conviction qu’un groupe organisé en veut à la vie de Nahru.

Cette dernière ne put s’empêcher de frémir en se remémorant son excursion à Helem. Anetham fronça les sourcils en constatant que sa jeune invitée s’était subitement tendue, ses bras serrés autour de son corps frêle.

—   Qu’est-il arrivé ? questionna Anetham.

—   Deux Neosiens armés ont essayé de s’en prendre à elle, répondit Aokura en jetant un coup d’œil discret à sa protégée. Ils m’ont dit qu’ils avaient pour objectif final de supprimer tous les Esprits de ce monde, et donc, de tuer tous les Porteurs. 

Anetham croisa les bras, le front plissé. Mais Nahru n’osait toujours pas relever les yeux, essayant vainement de ne pas ressasser ces souvenirs qui la terrifiaient.

—   Qu’as-tu fait de ces humains ? questionna Anetham.

—   Je les ai tués.

Anetham fronça les sourcils en expirant bruyamment.

—   Et comment va-t-on faire pour en apprendre plus sur eux, à présent ? grogna-t-il. En tant que sorcier, tu devrais savoir faire preuve de recul en toutes circonstances. Et agir de façon impulsive est tout à fait indigne de ta condition !

—   Ma condition ? répéta Aokura avec une voix glaciale. Vous faites allusion à mon rang de sorcier d’Anethie ? Vous devriez savoir qu’il ne m’intéresse plus depuis bien longtemps, Seigneur Anetham.

Un silence tendu envahit une fois de plus la pièce. Aokura et Anetham se regardaient sans sourciller ni mot dire, mais les flammes qui dansaient dans leurs yeux en disaient long quant à leur état de pensée respectif. 

—   Si nous revenions à notre sujet initial ? proposa alors Aokura en saisissant une de ses longues mèches immaculées, pour commencer à jouer avec. C’est toujours un plaisir de converser avec vous au sujet du rôle que vous aimeriez que j’occupe dans votre belle cité si accueillante, mais je crois que des sujets plus importants nous attendent.

Anetham plaqua sa main si brutalement sur le sol que Nahru sursauta, échappant une plainte à peine audible. Le vieux loup fulminait en observant Aokura qui continuait de le regarder de haut, un air insolent peint sur son visage angélique.

—   Je t’interdis de me parler sur ce ton, siffla Anetham sans quitter son interlocuteur des yeux. Sois déjà content que je te laisse venir jusqu’à ma demeure pour bénéficier d’une entrevue, alors même que tu n’es pas capable de respecter les lois fondamentales de cette ville qui t’a vu grandir !

Aokura poussa un soupir désabusé en guise de réponse, cessant de jouer avec ses cheveux pour caler ses poings fermés sur ses genoux. Nahru déglutit et baissa les yeux, priant pour que la conversation reprenne plus calmement suite à cette mise au point.

—   Si j’ai tué ces hommes, expliqua alors Aokura, c’était pour éviter de laisser deux dangers ambulants en liberté dans la nature. Mon objectif immédiat étant de protéger Nahru, je ne pouvais pas prendre le risque de les laisser en vie.

Nahru leva timidement le regard vers Aokura, puis ses yeux obliquèrent vers Anetham qui observait toujours son interlocuteur avec sévérité.

—   Cette situation est si grotesque, soupira le vieux loup. Hiéronn a été très clairvoyant lorsqu’il t’a confié sa fille, mais je crains aussi pour la vie des autres Porteurs.

Aokura approuva d’un signe de tête.

—   Sait-on combien il en reste ? questionna-t-il. Et où ils se trouvent ?

—   J’ai envoyé des troupes à leur recherche, et aujourd’hui je n’ai que des estimations vagues. Et pour ne rien arranger, à tout instant, un autre d’entre eux aura pu disparaître comme Hiéronn. Nous avons aussi perdu la trace d’Allendil, mais nous pensons qu’il y a une chance pour qu’il soit encore en vie.

—   Je vois…

Le sorcier baissa la tête, songeur.

—   Ils ne doivent pas être plus de six, Nahru comprise, conjectura Anetham. Au moins deux Porteurs ont péri récemment. En supposant que d’autres événements identiques ont eu lieu sans s’ébruiter, il est possible que nos protégés ne soient plus qu’une petite poignée.

Un silence fit son office. Nahru n’était pas rassurée par le ton de la conversation, ni par l’imposant souverain et sa milice de seconds qui observaient la scène en silence. Mais étrangement, la présence d’Aokura à ses côtés avait quelque chose de rassurant, bien que cela lui parût contre-intuitif au vu de ce qu’il lui faisait subir au quotidien.

—   Nahru, appela soudain la voix grave d’Anetham.

Elle releva les yeux brutalement, surprise. Son rythme cardiaque accéléra lorsqu’elle croisa le regard intense du souverain qui semblait chercher à lire ses pensées.

—   La responsabilité qui pèse sur tes épaules est lourde, dit-il. Les Esprits ne sont pas qu’une vision fantasmée de la Nature, une excuse pour vivre hors de Neos comment le supputent les humains. Ils sont la clé pour continuer de vivre dans ce monde autrefois ravagé par l’égoïsme et les conflits. 

Elle approuva d’un petit signe de tête, ne sachant que dire d’autre. Son père lui avait souvent expliqué cela, du temps où il était Porteur et s’affairait à la préparer au fait qu’un jour, ce serait à elle d’hériter de ce rôle. Mais en dépit des remarques sarcastiques d’Aokura, elle devait reconnaître que les histoires autour du grand cataclysme étaient toujours restées floues pour elle, car jamais on n’avait su clairement lui expliquer ce qui s’était réellement passé, il y avait de cela presque mille ans.

—   Je suis sûr que tu sauras être une Porteuse exemplaire, continua Anetham, mais tu te dois de te méfier. Le monde qui nous entoure est truffé de dangers. Les humains de Neos ne sont pas fiables, je pense que tu l’as déjà compris par toi-même. Si nous voulons faire perdurer l’harmonie, il n’y a qu’une solution. Tu dois survivre, par tous les moyens. Protéger ta vie et ton Esprit quoi qu’il advienne.

Nahru déglutit. Elle se sentait à la fois résolue et terrifiée par la tâche qui lui était imposée.

Aokura s’éclaircit alors la voix, et le regard d’Anetham quitta enfin les yeux de Nahru, qui en profita pour s’intéresser à ses genoux, espérant être oubliée jusqu’à l’issue de l’entrevue.

—   Pour l’heure, reprit la voix puissante d’Anetham à l’attention d’Aokura, nous devons retrouver les autres Porteurs et les mettre en sûreté. Nous devons unir nos forces pour ce faire.

—   Et en attendant, répondit Aokura, que se passera-t-il pour Nahru ?

À son grand dam, elle n’avait pas été mise de côté longtemps. Nahru releva timidement la tête, alors qu’elle se trouvait une nouvelle fois au centre de l’attention. Le moment était venu de savoir ce qu’Aokura avait l’intention de faire d’elle. Être assignée à résidence dans une cité comme Anethie avait quelque chose de très intimidant, mais compte tenu du niveau de vie des loups, ce ne serait peut-être pas la pire des options pour elle à ce stade. Malgré tout, elle avait conscience que ce n’était pas ce qu’elle espérait vraiment.

—   Il nous faut la protéger au péril de nos vies, déclara alors Aokura, interrompant le fil des pensées de Nahru. À l’instar des autres Porteurs, tant que son Esprit subsistera, nous aurons une chance pour que l’harmonie ne s’effondre pas.

—   C’est vrai, confirma le vieux loup. Je pourrais la garder à Anethie sous une garde très attentionnée…

—   Je ne suis pas certain que ce soit la meilleure chose à faire.

Leurs regards s’entrechoquèrent. L’atmosphère se tendit subitement, et les ministres qui s’étaient remis à converser à voix basse n’osèrent bientôt plus échanger mot, comme s’ils craignaient que la discussion entre Aokura et Anetham s’emballe à nouveau. 

—   Que proposes-tu dans ce cas, Aokura ? questionna le vieux loup sèchement.

—   De l’emmener avec moi.

Les ministres regardèrent Aokura avec étonnement, et Nahru fit de même. L’espace d’un bref instant, elle crut que le sorcier lui jouait un nouveau tour. Mais lorsqu’elle comprit, de par le regard fixe qu’il dardait sur le souverain des loups, qu’il était parfaitement sérieux, elle ne put réprimer un léger sourire. Elle se rendit alors seulement compte qu’elle préférait de loin la compagnie du sorcier plutôt que de se retrouver seule dans un lieu qu’elle ne connaissait pas, entourée de gardes. Elle se voyait déjà limitée à ne sortir qu’aux heures du jour et faire l’objet d’une étroite surveillance, bien trop oppressante pour qu’elle puisse espérer vivre normalement en parallèle.

— Aokura, réprimanda Anetham, à cause de ta nature, tu ne devrais pas…

— Elle n’est pas au courant pour ce qu’il s’est passé avec Aslan, l’interrompit Aokura. Ni pour le Lien. Si possible, j’aimerais éviter de l’ébruiter.

Un silence. Sans comprendre de quoi il était question, Nahru regardait alternativement le sorcier et le seigneur d’Anethie, comme si elle avait une chance de le deviner simplement en analysant leurs traits.

— Et si vous tombez sur une embuscade ? continua Anetham. Si nos ennemis vous retrouvent ? Sans même parler du caractère inapproprié d’une telle situation, ce que tu suggères est risqué, Aokura. Très risqué. 

—   Il sera plus difficile pour eux de localiser une cible en mouvement, rétorqua le jeune sorcier en croisant les bras. Et si nos ennemis sont aussi puissants que nous le craignons, rien ne nous dit qu’ils ne sont pas capables de mettre Anethie à feu et à sang.

Anetham émit un grognement. De toute évidence, il n’était pas prêt à admettre cette éventualité, étant légitimement persuadé de posséder l’une des meilleures armées du monde.

—   Mais plutôt que de continuer de nous affronter, si nous laissions Nahru choisir elle-même ? proposa Aokura.

Nahru sentit son rythme cardiaque accélérer. Elle regarda successivement Anetham et Aokura, sans parvenir à trouver le courage de répondre dans l’immédiat. Pourtant, elle connaissait parfaitement la réponse. Elle n’avait pas à hésiter une seule seconde.

—   Je… Je veux rester avec Aokura, finit-elle par balbutier.

Anetham fronça les sourcils tandis que le sorcier soulevait les épaules avec un petit sourire, l’air satisfait. 

—   Très bien, dit alors Anetham. Vous ferez comme bon vous semble. Mais s’il se passe quelque chose, tu sais que tu en seras l’unique responsable, Aokura. 

En guise de réponse, ce dernier s’inclina devant le vieux loup, et se releva, bientôt imité par sa jeune protégée.

—   Nahru, appela alors la voix d’Anetham. Pourrais-je te dire deux mots en privé ?

Nahru déglutit et se rassit lentement, tandis que ses espoirs de quitter enfin cette pièce sous tension permanente s’envolaient. Alors que les ministres se retiraient sans plus de cérémonie, Aokura se retourna et jeta au souverain un regard suspicieux. Anetham le toisa en retour.

—   Par « en privé », j’entends que je souhaiterais me passer de ta présence, asséna-t-il. Ce ne sera pas long. 

Aokura jeta un regard en coin à Nahru.

—   Je t’attends juste à côté, dit-il. Inutile de trop t’attarder ; je doute qu’il ait quoi que ce soit d’intéressant à te dire.

Anetham fusilla Aokura du regard tandis que ce dernier s’éloignait avec superbe, quittant la pièce à pas tranquilles. Lorsque le silence retomba, le vieux loup jeta un regard compatissant à Nahru qui tentait de se détendre.

Un silence s’imposa, le temps qu’Anetham soit certain qu’Aokura se trouve à une distance suffisante et ne tente pas d’épier la conversation.

—   Tout d’abord, je voudrais te présenter mes sincères condoléances, déclara subitement Anetham, un regard attendri posé sur son interlocutrice. La douleur de perdre nos proches est toujours violente et cruelle, et je veux que tu saches que tu auras toujours en ma personne une oreille à ton écoute, si tu en ressens le besoin. 

Nahru baissa les yeux et bafouilla ce qui ressemblait à des remerciements, gênée qu’une personne d’une telle prestance fasse démonstration d’empathie à son égard.

—   Aussi, je voulais que tu reconsidères la possibilité pour toi de rester à Anethie. Il y fait bon vivre, et comme tu le sais certainement, notre ville est plus que protégée. Cela fait des décennies que nous n’avons pas eu de conflit armé sur nos terres. Nous vivons en paix. Tu pourrais trouver ta voie, ici. Recommencer une nouvelle vie.  

Nahru releva les yeux vers le souverain, qui n’avait pas quitté son expression compatissante, et s’en retrouvait presque rassurant sur l’instant. Elle aurait dû se douter qu’il n’abandonnerait pas son idée de la garder à Anethie aussi facilement. Et désormais, Aokura n’était plus là pour argumenter à sa place. Il allait lui falloir exposer ses propres raisons. Et convaincre quelqu’un de rudement plus expérimenté et rusé qu’elle.

La tâche s’annonçait complexe.

—   Je vous remercie pour votre gentillesse, dit-elle alors après un bref silence. J’apprécie vraiment que vous soyez prêt à m’accueillir ici. Mais je… je dois refuser. Non pas que je remette en question la qualité de votre cité, reprit-elle précipitamment, priant pour ne pas avoir froissé son hôte. C’est simplement que… j’aime voyager. Plus que tout.

Elle détourna le regard en espérant que la roseur de ses joues serait ainsi moins flagrante. L’argument consistant à dire qu’elle préférait rester en la compagnie d’une personne qui avait montré plus d’une fois son acharnement à la protéger lui semblait valide. De plus, ce qu’elle avait avancé n’était pas tout à fait faux. S’il y avait bien une opportunité pour elle de découvrir son monde, c’était à travers la main tendue du sorcier. Ce ne serait sûrement pas de tout repos et le quotidien promettait de n’être jamais banal. Mais n’était-ce pas ce qui était le plus attrayant, au fond ?

Lorsqu’elle osa relever les yeux, l’expression compatissante d’Anetham s’était évanouie sous un masque de marbre.

—   Je ne m’opposerai pas à ta décision, dit-il. Mais je tiens à ce que tu saches une chose. J’ignore de quelle façon il s’est présenté à toi, et ce qu’il t’a dit le concernant, mais tu dois te méfier d’Aokura. Il m’a montré plus d’une fois que je ne devais pas lui accorder ma confiance, et je suis loin d’être le seul à pouvoir te faire cette affirmation. Il ne vit que pour lui et son intérêt personnel. Méfie-toi. Ne t’empêche pas de vivre ta vie pour lui.

Nahru soutint le regard du souverain. Qu’il soit dépeint comme égoïste lui semblait tout à fait crédible. Mais en quoi l’empêcherait-il de vivre sa vie ? Anetham pensait-il qu’il puisse représenter pour elle une entrave, un quelconque danger ? Nahru avait du mal à imaginer qu’une telle chose soit possible. Qu’aurait-elle à lui apporter, elle qui n’était qu’une jeune femme perdue dans un monde trop grand pour elle, pas assez débrouillarde pour survivre seule sur les routes ?

Elle était Porteuse. Et alors ?

—   Tu peux disposer, dit alors Anetham. Si tu changes d’avis, n’hésite pas à revenir me voir. 

En guise de réponse, Nahru s’inclina devant le souverain comme l’avait fait Aokura en prenant congé, puis elle se leva.

—   Merci pour tout, Seigneur, dit-elle. 

Elle tourna les talons et quitta la pièce, non sans hâte, pour aller retrouver son compagnon de voyage. Laissant le vieux loup seul dans cette vaste pièce, bientôt baignée par un profond silence.


Nahru trottina jusqu’à Aokura qui l’attendait près de l’entrée, les bras croisés. Il sourit en la voyant et l’enjoignit à le suivre hors du palais, ce qui ne déplut pas à la jeune femme : elle avait suffisamment vu de hauts Anethiens pour toute une vie. Ils entreprirent alors de descendre les marches menant au palais, éblouis par le soleil qui dardait sur eux ses puissants rayons.

Arrivés à mi-parcours, ils se stoppèrent face à un nouveau venu qui progressait dans la direction opposée, et coupa court à son ascension en les voyant. Tous les soldats s’étaient mis au garde-à-vous sur son passage, et Aokura le reconnut sans mal en dépit de l’atmosphère quelque peu éblouissante engendrée par le soleil de midi.

—   Jeune prince ! lui lança-t-il. Ça faisait un bail. Tu as amélioré ta technique, j’espère ?

Athem fronça les sourcils en regardant Aokura.

—   Qu’est-ce que tu fais là ? rétorqua-t-il en montant quelques marches de plus pour arriver à leur niveau. Quand on m’a dit que tu sollicitais une entrevue avec mon père, j’ai accouru mais… De quoi avez-vous parlé ?

C’est alors qu’il remarqua Nahru, à moitié cachée derrière la cape d’Aokura. Elle frémit lorsqu’elle se rendit compte que le prince l’avait vue. Ce dernier s’adressa à elle avec une voix rassurante :

—   Mademoiselle Nahru, est-ce que tout va bien ? demanda-t-il. Je suis profondément navré pour ce qui s’est tramé à Elantis. C’est une véritable tragédie… Mais ne vous en faites pas, nous allons veiller sur vous.

—   Plus exactement, c’est moi qui m’en chargerai, rétorqua le sorcier.

Athem plissa le nez et regarda Aokura avec dédain.

—   Tu es sûr de toi ? On ignore encore tout de ces malfaiteurs, et si jamais ils vous retrouvent…

—   N’aie crainte, cousin, lança Aokura en continuant de descendre les marches, suivi de près par Nahru. Tu as assez de soucis à te faire pour ton propre royaume. D’ailleurs, je ne crois pas avoir vu ta meilleure copine. Elle est suspendue à un arbre quelque part ?

—   Si tu parles de Sephyra, elle est à Neos, rétorqua Athem en croisant les bras.

—   À Neos ? répéta le sorcier, surpris. Ton père l’a envoyée en espionnage ou quoi ?

Athem allait rétorquer, mais il se ravisa soudainement. Il parut réfléchir un court instant avant de se décider à répondre :

—   C’est elle qui a décidé de partir. D’après ce que j’ai compris, elle veut se rapprocher des rangs du président Nelson James.

Aokura décocha un sourire intéressé, mais Athem gardait une expression impassible.

—   Bonne initiative de sa part, estima le sorcier. Mais elle a intérêt à être prudente ; ça ne m’étonnerait même pas que ce type soit mouillé dans cette histoire… Sur ce, Athem.

Aokura se retourna, et d’un geste de la main, il fit ses adieux au jeune loup. Nahru le suivit sans attendre, jetant un dernier regard timide sur le prince et l’imposante demeure de ses aïeux.


Tandis qu’ils cheminaient vers une maison de passage qu’ils emprunteraient pour la nuit, profitant du fait que la ruelle qu’ils traversaient était déserte, Nahru se tourna vers Aokura.

—   Pourquoi tu t’entends si mal avec le chef d’Anethie ? demanda-t-elle. 

Aokura émit un petit rire, tout en baissant la tête pour entrer dans une demeure de pierre et de paille.

—   On ne s’est jamais trop apprécié, lui et moi dit-il. ‘Faut dire qu’il ne m’a jamais facilité la tâche non plus.

—   Je parie que tu le lui rendais bien, rétorqua Nahru en inspectant l’intérieur à son tour.

Le large sourire d’Aokura répondit à sa place. Nahru laissa tomber ses affaires près de l’entrée et fit quelques pas dans la pièce, intriguée par ce nouveau décor. La maisonnette était pour le moins accueillante. Construite avec des pierres solides couvertes d’un épais enduit de terre, elle n’en restait pas moins lumineuse, grâce à de nombreuses ouvertures protégées par d’épais carreaux de verre.

Nahru s’assit sur une chaise de bois dotée d’une assise en paille, près de la seule petite table de la pièce, sur laquelle elle étira ses deux bras avec un gémissement fatigué.

Son regard obliqua à nouveau vers Aokura. Il avait lui aussi déposé toutes ses affaires, et s’affairait à nettoyer son calumet.

—   Tu as l’air drôlement populaire ici, remarqua-t-elle à voix haute pour attirer son attention. Je me demande ce que les gens te trouvent.

—   Ils ne connaissent pas ma vraie nature, rétorqua Aokura en esquissant un sourire à son attention.

—   Tu parles de celle dont je fais les frais depuis plusieurs jours ?

Le sorcier se laissa aller à rire, tandis qu’il se rapprochait de la table pour s’y asseoir à son tour. Nahru le trouvait d’une étrangement bonne humeur, depuis qu’il s’était confronté à Anetham.

—   Au moins, le seigneur d’Anethie semble voir clair dans ton jeu, dit-elle innocemment en observant le reste de la pièce.

—   Oh, il n’y a pas que ça qui l’énerve, chez moi, répliqua Aokura en s’affairant à démêler sa longue tignasse.

Nahru lui jeta un regard intrigué, ce que son interlocuteur remarqua sans peine.

—   Ici, à Anethie, avoir de longs cheveux est une marque de noblesse, expliqua-t-il. Le seigneur est censé les garder très longs pour prouver son haut statut, et il est d’ailleurs strictement interdit pour tous les autres Anethiens de les avoir plus longs que ceux des souverains.

—   Mais… objecta Nahru. Tu le bats à plate couture, non ? remarqua Nahru.

Le sourire d’Aokura s’élargit, et Nahru n’eut pas besoin d’entendre sa réponse.

—   Je parie que c’est volontaire, soupira-t-elle.

Elle ne l’avait jamais vu jubiler autant. 


Aokura et Nahru ne prirent qu’une journée de repos à Anethie. À l’aube du deuxième jour, après s’être équipés de provisions et de vêtements adaptés pour le voyage, ils quittèrent la magnifique cité, et Nahru ne prit même pas la peine de jeter un dernier regard derrière elle.

Au lieu de ça, elle garda ses yeux rivés droit devant, prête à affronter son destin de Porteuse.


Ce jour marqua pour elle un nouveau tournant. Elle allait maintenant voyager aux côtés d’Aokura, aller de ville en ville, arpenter les chemins perdus, les routes désertes. Il y avait beaucoup à faire et à apprendre, et Aokura avait bien l’intention de retrouver les Porteurs avant Anetham. Le plus tôt serait le mieux. Leur monde était en jeu.

Nahru l’avait compris et était résignée. Elle aussi, même si elle était encore jeune et inexpérimentée, elle voulait se battre pour ce qu’elle avait de cher. Se battre pour son univers, et le maintien de son harmonie fragile.

Le soleil se levait à peine lorsqu’ils quittèrent enfin la vaste forêt d’Anethie. Sur le chemin, Aokura jeta un regard vers elle, et lui sourit. Surprise, elle le regarda se détourner à nouveau d’elle pour sortir son calumet, et se mettre à fumer tranquillement. Il y avait encore quelques jours à peine, sa compagnie l’insupportait et il aurait certainement été ravi qu’elle reste à Anethie ; pourquoi un tel changement d’avis ?

Elle allait lui poser la question mais se ravisa. Un sourire sur le visage, elle trottina pour le rattraper, et réfléchit en même temps à quel sarcasme elle pourrait lui lancer – histoire d’entamer la conversation.


Parce que la route était encore longue.