L. Reflets de l'Ancien Monde - Le tombeau de glace



Explicit Violence

Après une catastrophe de grande ampleur, une partie de l’humanité est retournée vivre auprès de la nature, abandonnant la vaste Neos, capitale technologique des hommes. Parmi ces exilés, les reculés, certains appelés Porteurs gardent en eux des entités indispensables au maintien de la stabilité. Que deviendra le monde s'ils venaient à tous disparaître ?

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Partie 2 - Chapitre 6


Des sons lointains résonnaient à ses oreilles. Elle ne sentait plus son corps, mais devinait sa fille bouger contre elle. Sa conscience était presque effacée, mais elle continuait de serrer son enfant, oubliant tout le reste, sa douleur, sa détresse, sa terreur.

Des pas. Des silhouettes se précipitaient dans sa direction. Elle entendit des voix. Mais elle ne put comprendre ce qu’elles disaient. Bientôt, une main se déposa sur son bras glacé, signe que les présences étaient désormais à sa portée.

Le bas de son corps immobilisé par les fondations qui s’étaient effondrées sur elle, Serena utilisa ses dernières forces pour prendre sa fille avec ses deux mains, et la tendre aux nouveaux venus, avec ses bras tremblants qui peinaient à la soulever. La petite pleurait, et Serena sentit d’épaisses larmes glisser sur ses joues tandis que la silhouette la plus proche prenait son enfant dans ses bras.

—   Elle s’appelle… Cae-La, souffla-t-elle. Et… Et mon fils…

La jeune femme n’eut pas le temps de réaliser que Teo-Ra gisait mort à ses côtés, à moitié recouvert par les débris de la maison qui s’était écroulée sur eux. Elle avait elle aussi rendu l’âme, et son regard s’éteignit sous les yeux peinés du lycaon qui serrait la fillette contre lui, pour tenter de la rassurer.


Des pas dans son dos. Ses amis revenaient le cœur lourd et les mains vides.

—   Ils sont tous morts, Yarenn, déclara un grand lycaon aux yeux sombres. 

Le dénommé Yarenn se releva, sans desserrer son étreinte sur la fillette qui semblait inconsolable. Elle continuait d’agiter les bras vers le corps de sa mère, espérant que cette dernière se relève pour la récupérer. Mais Serena demeurait inerte et immobile, son visage éteint, ses cheveux doucement secoués par le vent chargé de cendres et de fumées.

—   Pas tous, répliqua Yarenn en se retournant vers ses comparses. 

Une jeune lycaon s’avança vers Yarenn et caressa les cheveux de la fillette, le regard plein de compassion. La petite sembla se calmer à la vue de ces grands yeux noisette qui la dévisageaient, et son attention fut captée par les marques discrètes qui assombrissaient la peau de la jeune femme par endroits, caractéristique commune aux membres de son clan.

—   Emmenons-la à Mérielle, suggéra-t-elle. Sommes-nous certains d’avoir cherché sur toute l’île ?

—   Il faut encore aller voir la forêt, répondit un grand gaillard à la chevelure peu dense. Mais ça va prendre du temps et vu la violence de l’incendie, je doute que quiconque ait pu y réchapper.

Il laissa échapper un soupir à la fois consterné et dépité par le spectacle infernal qu’ils avaient désormais sous les yeux.

—   Mais qu’est-ce qui a bien pu passer ici ?

—   Ça, c’est ce qu’on va tenter de découvrir, affirma une grande femme en resserrant la ceinture de son sac en bandoulière. Que vas-tu faire de l’enfant, Yarenn ?

Yarenn berça la fillette pour tenter de calmer ses pleurs, profitant du fait que l’attention de celle-ci avait été captée par son amie.

—   Je vais l’emmener sur le continent, dit-il.



La vieille coque grinça lorsque le bateau prit ses amarres, quittant la côte en tirant profit des vents agités de cette nuit funeste. Yarenn, Cae-La toujours dans les bras, jeta un regard en arrière vers ses compagnons restés fouiller l’île, à la recherche d’autres éventuels survivants. Les flammes étaient encore vivaces et continuaient de dévorer la forêt progressivement, aucunement freinées par la fine pluie qui avait commencé à tomber des cieux. 

—   Que va-t-elle devenir ? questionna la jeune lycaon en s’approchant de son compagnon, s’agrippant à son bras dans une tentative de réconfort.

—   Je vais informer le seigneur Anetham de ce qui s’est passé cette nuit, déclara Yarenn. C’est la personne la plus influente à laquelle je puisse m’adresser pour relayer cette histoire. Je lui dirai qu’il y a au moins une survivante. Et je ne sais pas ce qui a causé cet incendie, mais je pense qu’il vaudrait mieux que cette petite grandisse très loin d’ici. En sécurité. 

Cae-La tourna ses yeux vers Yarenn. Le froid la saisit soudain, et, perturbée par cet univers inconnu dans lequel elle se retrouvait par un coup du sort, elle se remit à pleurer, inconsolable, tandis que le bateau l’éloignait à jamais de cette île où elle aurait dû grandir.


****


La nuit n’avait jamais été aussi glacée. La caverne était à la fois sombre et humide, et tout était immobile. Le vent s’agitait à l’extérieur, provoquant des sifflements sourds et ténus, que Tehäniel n’écoutait que d’une oreille, la deuxième étant si mutilée par le feu qu’elle ne lui était presque plus d’aucune utilité.

Tétanisé par le froid, il se recroquevilla de plus bel, fermant son unique œil et tentant de faire le vide dans son esprit. Il devait chasser ces fantômes qui le harcelaient depuis cette nuit maudite. Oublier, devenir quelqu’un d’autre. Encore un peu. 

Son ventre produisit un gargouillement sonore qui lui rappela à quel point souffrir de la faim était pénible. Caché dans les montagnes du continent depuis son carnage, il avait passé deux jours complets sans rien manger, et dévorer de la neige était son seul moyen de s’hydrater. 

La température descendait encore. Grelottant, il renonça à faire usage de son sceptre. Aucun orbe n’était éternel. Il en avait fait un usage particulièrement abusif dernièrement, et ne devait surtout pas continuer en ce sens. Sans les pouvoirs de cet objet, il était perdu. Et il devait survivre. Il allumerait un feu lorsqu’il serait aux abords de la mort. Avant, ce n’était pas nécessaire.

Chasser toute pensée de son esprit tourmenté lui était impossible. Il était hanté par l’odeur de la mort et le poids des remords, même s’il s’obligeait à considérer son crime comme légitime. Il ne méritait pas le sort qu’on lui avait réservé, et qu’il avait refusé. Son geste avait été sa seule porte de sortie. Oui. Il n’avait pas eu le choix. S’il fallait blâmer quelqu’un, c’était sa mère. Ou les lois intransigeantes de son village, prêtes à condamner sans réfléchir le moindre petit fauteur de trouble, le conduisant à l’échafaud pour un larcin comme pour un meurtre.


Un grognement sourd le tira de ses pensées. Tehäniel se redressa avec un hoquet de terreur, et se mit à trembler des pieds à la tête, saisissant son sceptre à une vitesse effarante et le tendant aussitôt en direction de l’entrée de sa cachette de fortune. Une silhouette massive venait d’apparaître devant l’entrée de la caverne, rejetant à intervalles réguliers d’épais nuages de buée, emportés par les vents.

L’orbe de feu se réveilla et se mit à vibrer. Elias se fit consumer par une vague de peur et d’appréhension si incontrôlable qu’il ne parvenait plus à réfléchir. Il ne sentait plus que son corps trembler de toutes parts, incapable de bouger, immobile devant la silhouette qui semblait l’observer.

Une patte griffue se dévoila alors sur le sol, faiblement éclairée par l’orbe qui projetant à présent des lueurs vivaces sur la roche humide. Puis une tête d’ours se glissa à son tour dans la caverne, dévoilant une rangée de dents aiguisées sous deux petits yeux sombres.

Tehäniel baissa légèrement son arme pour mieux observer son visiteur. Une créature vraisemblablement aussi affamée que lui, qui tentait le tout pour le tout en venant l’affronter malgré l’étrangeté de son arme lumineuse. Le jeune sorcier fronça les sourcils en tentant de reprendre le contrôle de son corps, fixant l’ours qu’il distinguait de mieux en mieux. Vu ses dimensions imposantes, ce ne pouvait pas être un Reculé. 

La bête massive se jeta alors brutalement sur lui. En réponse, Tehäniel hurla et envoya un jet de flammes directement sur le crâne de l’imposant prédateur, détruisant ses yeux presque instantanément. L’ours poussa un rugissement de douleur atroce, qui fit frémir son adversaire des pieds à la tête. Le jeune sorcier, terrifié à l’idée que quelqu’un entende ce conflit et le retrouve en un pareil endroit, envoya une nouvelle déflagration vers son ennemi dont la tête se calcina instantanément, laissant s’affaisser la bête dans un fracas sonore.

Tehäniel tenta de reprendre son souffle, sans baisser son arme. L’orbe se calma peu à peu tandis qu’il observait de faibles flammèches s’attaquer à l’encolure du prédateur, répandant une fumée irritante dans la grotte, et une désagréable odeur de chair brûlée. Puis il sentit une chaleur agréable arriver par faibles vagues jusqu’à lui, qui lui arracha un sourire, et une larme qui perla à son œil valide.

Sans réfléchir davantage, il se précipita vers le cadavre de l’ours pour s’y réchauffer, observant avec délice les flammes qui l’avaient sauvé une fois encore. En plus de lui fournir une quantité de viande appréciable, il aurait droit à une fourrure pour mieux survivre dans ce climat hostile. Les produits carnés n’abondaient pas à Euresias ; c’était considéré comme un mets de luxe. Et il se dit qu’en un jour, il allait pouvoir en consommer davantage que dans tout le reste de sa vie. 


Tandis qu’il tailladait tant bien que mal les chairs de l’animal avec les fragments de pierres aiguisées qu’il avait pu trouver, il sentit ses lésions se réveiller doucement avec la chaleur, comme si un oiseau s’affairait à lui picorer le visage. Il serra les dents en tâchant d’ignorer la douleur. Il préférait avoir chaud et souffrir. Il ne sentait plus du tout son œil gauche, qui avait intégralement brûlé. Mais cette blessure risquait somme toute de se révéler avantageuse pour lui : il devait être méconnaissable. Rien de tel pour se fondre dans la masse, commencer une nouvelle existence. Il y parviendrait. Il savait qu’il ne pourrait se terrer éternellement dans ces montagnes. Il devait seulement d’abord bannir son ancienne existence. 


Tehäniel se laissa choir après son copieux repas. Il avait tellement mangé qu’il s’en sentait complètement épuisé. Le feu commençait à faiblir, mais il avait de nouveaux outils pour combattre le froid, à présent. 

Un pan de fourrure encore ensanglantée sur les épaules, le jeune sorcier s’affaissa contre une paroi de la grotte, repliant ses jambes et ses ailes contre lui. Il observa les fines membranes de ces dernières, plongé dans ses réflexions. Il avait entendu dire que sur le continent, des Reculés étaient capables de prendre une parfaite forme humaine ou animale à volonté : somme toute, de se métamorphoser. Les habitants d’Euresias n’étant pas connaisseurs de ces pratiques, il n’avait jamais tenté de le faire lui-même. Mais il se dit que ce devait être possible. Peut-être qu’avec de la persévérance, et un énorme travail sur lui-même, il parviendrait à reprendre une forme parfaitement humaine, bannissant la queue et les oreilles animales, et surtout, les deux ailes imposantes qui trahissaient de façon évidente ses origines. Car il ne pouvait en aucun cas se montrer sans les avoir fait disparaître.

Il se devait d’essayer. Quitte à faire intervenir l’entité qui habitait à présent une partie de son être. Ses pouvoirs mystérieux devaient bien être utilisables, d’une façon ou d’une autre.

Tehäniel ferma les yeux. Et chercha l’Esprit corrompu qui dormait dans les tréfonds de son âme.


****


Ses premiers pas dans la neige le firent frissonner, mais l’équipement rudimentaire en peau de bête qu’il s’était confectionné offraient une isolation appréciable pour mieux supporter son escapade à venir.

Tehäniel inspira profondément l’air pur des montagnes tandis qu’il s’éloignait à petits pas de la caverne qu’il n’avait pas quittée depuis presque deux semaines. Il avançait à pas lents, prudemment, s’émerveillant comme un enfant devant les cieux dégagés, et la pureté des cimes montagnardes qui l’entouraient. L’absence de poids dans son dos lui était jusqu’alors inconnue et déconcertante ; il avait l’impression de devoir réapprendre à marcher. Néanmoins, sans ses deux puissantes ailes, qui pourrait soupçonner qu’il vînt d’Euresias ? Ses oreilles animales couvertes d’une fine fourrure noire avaient cédé leur place à de petites oreilles humaines, et sa queue avait disparu. Il ressemblait à présent à un parfait homme de la cité de Neos, un jeune aventurier égaré avec une peau de bête sur le dos. Avec son visage partiellement brûlé et son accoutrement pour le moins particulier, pas un ne pourrait se douter de ses origines.

Rassuré par cette idée, Tehäniel se décida à choisir le versant qu’il allait fouler pour quitter ces montagnes. Repartir aux abords d’Euresias lui parut risqué ; c’est donc tout naturellement qu’il opta pour le nord-ouest, afin de gagner une vallée qui lui était inconnue. Avec un peu de chances, il y trouverait un climat et un environnement propices à sa survie.

Son voyage fut bien plus long que ce qu’il avait envisagé au premier abord. Il alla jusqu’à regretter d’avoir fait disparaître ses ailes aussi tôt ; elles auraient pu lui permettre de descendre un peu plus rapidement, profitant du fait que le vent était quasiment absent en ces jours calmes. Mais il avait mis tellement de temps et d’énergie dans sa tâche qu’il ne voulait en aucun cas réessayer de se métamorphoser. Peut-être qu’un jour, il serait capable d’une telle prouesse en un temps réduit, lorsqu’il aurait appris à utiliser la force de son Esprit avec plus d’aisance, mais pour le moment, songer à tout cela était hors de propos. Il avait d’autres priorités qui l’attendaient.

Pendant sa descente, il jeta un regard machinal au dos de sa main gauche. Un symbole étrange s’y dessinait, gravé dans sa peau, légèrement gonflé, comme une cicatrice complètement noircie. Le sceau qui prouvait qu’un Esprit était enfermé en lui. Sa toute nouvelle marque de Porteur. Il avait failli l’oublier. Et pourtant, il ne devait en aucun cas le montrer. Personne ne devait se douter de sa vraie nature, car dans le cas contraire, le lien avec la déchue Euresias serait aisé à faire. 

Cependant, il était perturbé par la forme de son sceau. D’après ce qu’il savait, ces marques indélébiles étaient quasiment identiques d’un Porteur à l’autre, comme s’il s’agissait de l’empreinte de l’Esprit. Mais dans son cas, son sceau était en deux parties, comme si l’ancien sceau d’Arès s’était brisé. Était-ce dû à la Passation anormale qu’il avait subie ? Est-ce que son Esprit était différent, après avoir subi cette torture des mains de sa génitrice ? 

Des réponses lui viendraient peut-être avec le temps. Pour l’heure, il préféra dissimuler sa main sous un pan de peau de bête en attendant de trouver mieux. Il espérait croiser d’autres créatures qui lui permettraient de se nourrir, et d’obtenir de nouvelles pièces d’équipement. Même s’il était potentiellement loin de toute civilisation, et qu’il risquait de devoir se débrouiller seul longtemps encore, il lui valait mieux s’habituer dès maintenant à dissimuler sa main, au même titre que son obscur secret.

Le soir tombait lorsque la végétation se fit de nouveau abondante sous les pieds du voyageur. Le paysage qui s’offrait désormais à lui était une forêt de conifères peu dense, mais qui suffisaient à dissimuler les lointaines cimes de montagnes naines à l’horizon. Tout était parfaitement silencieux, et rien ne bougeait. Tehäniel commençait à craindre de ne trouver aucun repas aujourd’hui, alors que son estomac continuait de crier famine. Pourtant, il continua d’avancer.


Les jours se succédèrent. Les rares proies qu’il parvint à abattre étaient des lapins trop rapides pour être tués à la main. Tehäniel fut contraint à l’usage de son sceptre ; une flammèche bien orientée était suffisante pour carboniser la tête des petits lagomorphes. Et même s’ils offraient somme toute une maigre pitance, elle était suffisante pour lui qui connaissait à présent la souffrance de la disette. 

Depuis qu’il avait quitté la cime des montagnes et qu’il errait près de leurs racines, Tehäniel avait l’impression de sentir quelque chose de spécial, une sensation qui lui était jusqu’alors inconnue. Il n’aurait lui-même pas su décrire ce que c’était exactement : il avait parfois l’impression que quelque chose l’appelait, lui indiquait les directions à suivre. Il s’égarait entre les reliefs désertiques de la région fantôme, sans trop savoir où il se rendait, mais suivant le sentiment profond dicté par, semblait-il, les tréfonds de son âme. 

La sensation s’accentuait au fil des jours. C’était comme si son instinct voulait qu’il voie quelque chose en particulier, et s’affairait à le guider pendant des journées entières de marche, lui donnant la force d’avancer malgré la faim, le froid, et l’extrême solitude. 


Lorsque son impression étrange se mit à obséder tout son esprit, Tehäniel venait de franchir une rivière dans laquelle il s’était sommairement abreuvé. Et, levant le regard, il laissa tomber son sac de fortune, abasourdi.

Une demeure. Une petite maisonnette faite de troncs d’épicéas, avec des branchages multiples pour le toit, renforcé par de la terre cuite. Elle était entourée d’un potager où des légumes variés poussaient sans contrainte, seulement grignotés par quelques animaux et insectes opportunistes. 

Le jeune sorcier déglutit et s’avança vers la demeure, qui de par son état semblait toujours habitée. Il n’avait pas interagi avec quelqu’un depuis le carnage d’Euresias, et se sentait terrifié à l’idée de devoir refaire face à une autre personne. Mais la solitude le pesait plus encore. Quant à la sensation étrange qui le consumait, elle n’avait jamais résonné aussi puissamment en lui. Disposait-il d’un instinct lui permettant de se guider vers les autres ? Absurde ; il n’avait jamais rien ressenti de tel auparavant. Était-ce alors une faculté de son Esprit ? Mais que pouvait-elle bien signifier ?

Un grincement sur le pas de la porte. Tehäniel se stoppa brutalement, frémissant d’appréhension. Il n’avait pourtant fait aucun bruit en s’approchant, et était encore à bonne distance de la modeste habitation. Il manipula par réflexe le gant de fortune qui cachait sa main gauche, et plaça quelques mèches de ses cheveux sales devant la partie mutilée de son visage. 

La porte s’ouvrit doucement. Une vieille dame se tenait sur le seuil, le dévisageant avec curiosité. Elle était petite et semblait fatiguée, couverte de vêtements très amples qui dissimulaient tout son corps. De petites oreilles rondes couvertes de fourrure s’échappaient de des longues mèches de cheveux qui partaient dans son dos, blancs comme neige au milieu du crâne, mais noirs de jais sur les côtés.

Ils se dévisagèrent longuement sans mot dire. Les petits yeux sombres de la vieille dame fixaient le visage de l’inconnu, et en particulier son seul œil valide. Tehäniel lui rendait son regard du mieux qu’il le pouvait, hésitant et mal à l’aise. Il se sentait happé par la présence de cette inconnue, sa silhouette, son visage. Non. C’était autre chose. Quelque chose de plus profond, de transcendant. Il ne savait pas pourquoi, mais il voulait être à ses côtés. Vivre avec elle, et ne plus jamais partir.  

Après de longues secondes tendues, le visage ridé de la vieille dame se fendit d’un large sourire.

—   Tu as l’air épuisé, dit-elle. Entre, j’ai de quoi manger.

Tehäniel resta un instant estomaqué suite à l’assertion de la Reculée. Une peur sous-jacente qu’une troupe de personnes hostiles l’attendent à l’intérieur le saisit soudain, mais ses jambes l’amenèrent malgré tout en avant, devant le visage satisfait de la vieille dame qui le laissa entrer sans cesser de sourire.

Prêt à sortir son sceptre, Tehäniel fit quelques pas dans la modeste demeure, qui semblait avoir été progressivement construite et modernisée au fil des années. L’intérieur était étroit et poussiéreux, mais le sol avait été égalisé avec soin et les murs renforcés avec, semblait-il, des monceaux de terre solidifiés. Des meubles avaient également été bricolés avec des moyens vraisemblablement rudimentaires : une table faite de quelques planches, des tabourets légèrement bancals, et des étagères prenant appui sur les murs pour ne pas s’effondrer. La pièce principale dans laquelle le sorcier s’avança à pas lents avait aussi été décorée de diverses plantes vertes, qui couraient sur le sol et les murs, dévoilant de belles fleurs colorées que les insectes venaient polliniser allègrement via la fenêtre entrouverte. 

Il entendit alors son hôte se rapprocher de lui dans son dos, et se retourna un peu plus brutalement qu’il ne l’aurait voulu. Elle était toujours seule, un grand sourire peint sur le visage, ses petits yeux rivés sur son invité.

—   Installe-toi, dit-elle. Je vais amener un peu de potage. 

À ces mots, elle s’éloigna à son rythme vers une pièce annexe, sans doute celle qui lui faisait office de cuisine. Sans baisser sa garde, Tehäniel s’assit précautionneusement sur l’un des tabourets. Aux aguets, il écouta attentivement les sons alentour, prêt à sortir son sceptre et à réduire la demeure en cendres si cela s’avérait nécessaire pour sa survie. Il ne put s’empêcher de constater une fois encore que les oreilles humaines étaient bien moins performantes pour percevoir les sons, ce qui était un désavantage certain par rapport à son ancienne apparence. Mais il assumait pleinement ce choix. Personne ne devait se douter qu’il fût un Reculé. D’après ce qu’il savait, les neosiens pouvaient avoir les cheveux noirs et les yeux bruns ; il n’avait donc plus aucun attribut qui puisse trahir son identité. Il n’avait par ailleurs rien gardé de ses vêtements d’origine ; il les avait déchirés pour s’en servir de bandages pour ses blessures et construire un sac avec. Pour le reste, les peaux de bêtes lui suffisaient.

Il sursauta lorsque la vieille Reculée revint dans la pièce principale en portant un large plat taillé à même un bois sombre. Elle posa son bien sur la table, et Tehäniel se figea en observant les légumes marinés dont l’odeur alléchante commença à faire gronder son estomac.

Oubliant soudain sa méfiance, il saisit des couverts en bois que son hôte avait amenés avec elle et commença à satisfaire son appétit sous le regard amusé de la vieille dame qui s’installa à ses côtés.

—   Tu aimes ? demanda-t-elle, ravie du succès de sa cuisine.

Tehäniel lui jeta un regard en biais, et approuva silencieusement, continuant d’avaler le plat par grandes bouchées. Cela faisait bien longtemps qu’il n’avait pas mangé un plat aussi doux et satisfaisant, bien que d’une simplicité enfantine. Mais après plusieurs jours passés à devoir survivre par ses propres moyens, la simple sensation du bouillon chaud glissant dans son œsophage lui procura un bien-être immédiat, soulageant enfin la faim qui le tiraillait depuis des jours.

Lorsque son ventre commença enfin à se décréter satisfait, le jeune sorcier se désintéressa de son plat vide pour lorgner timidement vers la vieille dame, qui n’avait toujours pas perdu son sourire.

—   Comment t’appelles-tu ?

Un frisson. Il n’avait même pas pensé à ce qu’il répondrait à une telle question, pourtant si simple et prévisible.

—   Arès, répondit-il sans réfléchir davantage. 

Le sourire de son hôte s’élargit.

—   Enchantée, Arès, répondit-elle. Tu peux m’appeler Gwen.

Tehäniel reposa sa cuillère dans son plat tout en contemplant son interlocutrice.

—   Mer… merci, bafouilla-t-il, gêné. 

Un petit rire secoua le corps peu imposant de Gwen.

—   Tu es le premier visage que je vois depuis cinq ans, dit-elle. Sans compter le mien que je salue dès que je vais à la rivière.

—   Vous… vivez seule ici ? questionna Tehäniel, hésitant.

—   Oui. Depuis très longtemps maintenant. Mais toi, d’où viens-tu ? T’es-tu égaré ?

Tehäniel déglutit. Il n’avait pas préparé sa fausse identité aussi sérieusement qu’il aurait dû.

—   Je suis neosien, dit-il finalement en espérant paraître crédible. Mais d’origine seulement… J’ai été adopté par un clan de Reculés vivant plus loin, beaucoup plus loin. Mais il y a eu un incendie dans ma maison. Je suis le seul à avoir survécu. Et depuis je… j’erre pour trouver un nouvel endroit pour vivre.

Tehäniel baissa les yeux suite à son récit, attendant avec appréhension la réaction de son hôte.

—   C’est terrible, dit-elle, visiblement peinée par l’histoire de son invité. Depuis combien de temps erres-tu ?

—   Plusieurs mois, répondit Tehäniel derechef. Peut-être plus encore. Je… je ne sais plus.

Un silence. Gwen gardait son regard rivé sur Elias, et son sourire chaleureux avait cédé sa place à la manifestation sincère d’une empathie profonde.

—   Tu as dû beaucoup souffrir, Arès, dit-elle. Ta blessure te fait-elle encore mal ?

—   Non. Non, je ne la sens plus.

—   Je vois…

Tehäniel baissa la tête et commença à observer les imperfections de la table devant lui, sans savoir que dire pour relancer la conversation, et encore moins que faire en retour de cet élan de générosité de la part de son hôte.

—   Vous… vous avez toujours vécu seule, ici ? osa-t-il finalement demander en relevant le regard vers Gwen.

—   Toujours, non, répondit-elle. Mais depuis fort longtemps. Je suis issue du Clan des Ratels, qui vivait loin d’ici, près de la cité des loups, Anethie.

Tehäniel frémit à l’entente de ce nom, et feignit d’ignorer sa signification tandis que Gwen poursuivait son récit.

—   Nous nous étendions progressivement près des grands lacs qui entourent leur royaume. La nourriture est abondante là-bas, c’était le meilleur endroit dont nous pouvions rêver pour vivre. Mais Anethie ne l’a pas entendu de cette oreille. Les souverains de l’époque ont très mal vu la croissance de notre population. Ils craignaient que nous ne finissions par occulter la puissance de la cité, de les étouffer. Nous et d’autres, d’ailleurs ; un clan de loups intégralement tatoués a eu les mêmes problèmes que nous par la suite. Les loups d’Anethie ont exigé notre départ vers d’autres terres. Nous avons refusé. Les négociations n’ont jamais rien pu donner. Seulement, les forces armées d’Anethie dépassaient de loin celles de mon peuple. Leur lignée de Sorciers était encore vivante et la nôtre, éteinte depuis de nombreuses générations. Même en sachant cela, nous sommes restés. En réponse, les souverains d’Anethie ont décidé qu’ils détruiraient notre peuple jusqu’à son dernier représentant.

Tehäniel baissa le regard. Gwen s’était interrompue, les yeux brillants.

—   Peu ont été épargnés. Nous n’étions plus qu’une cinquantaine à devoir partir avec le moins d’affaires possibles, loin d’Anethie et de leur oppression. Nous avons erré, survivant tant bien que mal… Mais nous mourions les uns après les autres, affaiblis et sans ressources. Nous avons même dû franchir les montagnes pour ne pas risquer d’être retrouvés par les loups. Lorsque nous sommes arrivés ici même, sur cette lande vide… Nous n’étions plus que quatre survivants. Deux hommes, la Porteuse de notre clan, et moi-même.

Le jeune sorcier, mal à l’aise, releva les yeux vers Gwen, qui avait tendu son regard en direction de la fenêtre située derrière lui. Elle fut elle-même surprise de la force des sentiments qui l’envahissaient, alors qu’elle racontait cette histoire à un tiers pour la toute première fois.

—   Notre Porteuse était déjà âgée, poursuivit-elle finalement sans détacher son regard de l’extérieur. Encore plus que moi à l’époque. Toutes deux étions devenues inaptes à donner la vie, et c’est pourquoi nous sûmes que les Ratels allaient bel et bien disparaître, lorsque les deux hommes qui nous avaient accompagnées jusqu’ici, bâtissant cette maison et ce jardin à nos côtés, ont succombé à une maladie dont nous ignorions tout. Il ne restait que Reina, la Porteuse, et moi-même. Reina savait qu’elle n’allait pas tarder à mourir non plus. Elle m’a donc confié son Esprit avant de succomber à son tour. C’est plus esseulée que jamais, qu’il m’a fallu faire mes adieux au dernier membre de ma famille.

Tehäniel finit par se tourner à son tour vers la fenêtre, et aperçut alors ce que Gwen observait vraisemblablement depuis tout ce temps : trois grands piquets de bois, plantés dans la terre et décorés de fleurs, surplombant le petit potager. Lorsqu’il se retourna vers elle, Gwen avait déjà séché ses larmes, et lui souriait.

—   Et toi ? lui demanda-t-elle. Que vas-tu faire à présent ? Tu vas continuer ton voyage ?

Tehäniel sembla hésiter un instant, fuyant une fois de plus le regard de son hôte.

—   Je ne sais pas… dit-il. Je n’ai nulle part où aller. Je cherchais plutôt… Un endroit pour vivre.

Il releva les yeux vers Gwen qui le dévisageait avec tendresse. Ils se regardèrent longuement, comme s’ils comprenaient leurs douleurs respectives rien qu’en inspectant chaque ride, chaque blessure, chaque marque de leur visage respectif. 

—   Veux-tu rester ? demanda la vieille femme.

Un frisson remonta le long de la nuque de Tehäniel. La vieille dame semblait sincère, à en juger par son sourire paisible qui continuait de le rassurer, en dépit de sa propre surprise qui devait aisément se lire sur son visage.  

—   Rester… pour combien de temps ? 

—   Autant que tu voudras, répondit Gwen sans sourciller. Tu as perdu ton foyer, et cette demeure est assez grande pour deux. Mon corps vieillit ; je n’ai plus autant de forces qu’avant pour m’occuper du jardin et de l’entretien de cette maison. Tu pourrais m’aider et vivre ici avec moi, en paix. Recommencer une nouvelle vie. Qu’en dis-tu ?

Tehäniel déglutit. L’occasion était rêvée, mais un sentiment d’appréhension refusait de le quitter, comme si son instinct lui recommandait soudain de se méfier de celle qui l’avait accueilli sans contrepartie, lui offrant un repas alors qu’il pensait bien devoir encore trouver le sommeil le ventre vide. 

Le cœur battant la chamade, plein d’espoirs et de doutes, Tehäniel décocha un sourire timide, et soupira pour tenter de se détendre. Malgré ses craintes, il avait peut-être trouvé la porte qui le mènerait vers le repenti. Un renouveau semblait l’attendre derrière ce sourire inlassable, que même les temps les plus durs n’avaient pas réussi à altérer. Aucune certitude ne pouvait venir le rassurer en cet instant ; il le savait. Mais il savait également qu’une chance inespérée se présentait désormais face à lui.

Son sourire sincère fut sa seule réponse.