L. Reflets de l'Ancien Monde - Le tombeau de glace



Explicit Violence

Après une catastrophe de grande ampleur, une partie de l’humanité est retournée vivre auprès de la nature, abandonnant la vaste Neos, capitale technologique des hommes. Parmi ces exilés, les reculés, certains appelés Porteurs gardent en eux des entités indispensables au maintien de la stabilité. Que deviendra le monde s'ils venaient à tous disparaître ?

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Partie 2 - Chapitre 8


La conscience lui revint lentement. Il récupéra lentement ses souvenirs, accusant bientôt la perte de ses compagnons, via les images insupportables qui lui revinrent en mémoire, aussi vraies et douloureuses qu’il les avait vécues quelques heures auparavant.

Aslan voulut se redresser, et ses muscles mirent tout en œuvre pour ; mais en vain. Il était solidement attaché à une table, poings et chevilles cordés à chacun des coins de celle-ci. La salle dans laquelle il se trouvait était entièrement vide, et semblait se trouver dans une vieille maison de bois, dont les carreaux sales laissaient à peine passer la lumière du jour. 

Il se débattit un instant avec rage, puis se calma brusquement. Une porte venait de s’ouvrir derrière lui, et des sons de pas se rapprochèrent de la table où il était retenu captif. Il retint son souffle, et la sensation d’inconfort qu’il avait ressentie dans la plaine revint lui dévorer le crâne.

—   Enfin réveillé, commenta la voix du nouveau venu.

Ce dernier contourna la table pour que son prisonnier le voie. Aslan reconnut immédiatement le meneur apparent du groupe qui avait décimé les siens, et il se mit à frémir de rage.

—   Qui êtes-vous ? grogna-t-il, les poings serrés. Qu’est-ce que vous voulez ?

—   Encore une fois, mon identité importe peu, répondit simplement Tehäniel. Et pour répondre à votre seconde question… Le Clan des Ratels vous évoque-t-il quelque chose ?

Aslan fronça les sourcils.

—   Les Ratels ? Ils ont vécu près d’Anethie mais c’était il y a des années, ils sont tous partis ! Pourquoi cette question ? Qu’est-ce qui tourne pas rond chez vous, à la fin ?!

Le regard de Tehäniel s’assombrit.

—   Ils ne sont pas partis sans raison, continua calmement le sorcier. Les tiens les ont bannis, pourchassés et tués. 

—   Vous… vous faisiez partie de ce Clan ?

Le visage de Gwen se dessina dans son esprit, un sourire mélancolique étira ses lèvres.

—   Non, dit-il. Mais ça ne m’empêche pas d’avoir une dent contre ton peuple à cause de tout le tort qu’il a causé.

—   Je… Nous n’avons rien à voir avec ça ! cria Aslan. C’est arrivé il y a plus de vingt ans, et les dirigeants qui ont pris cette décision sont morts ! Ce que vous faites est absurde !

—   Je ne peux pas m’en prendre aux morts, rétorqua le sorcier. Il faut bien que quelqu’un paie à leur place, non ?

Il contourna la table et se rapprocha vivement de son prisonnier. Ce dernier tressaillit lorsque le sorcier posa brutalement une main sur son front. Aslan se retrouva figé par ce simple geste, sans en comprendre la raison, et un malaise puissant commença à l’envahir. Il avait l’impression que son crâne se mettait à brûler, et ses membres commencèrent à s’agiter sous l’effet de spasmes incontrôlés.

—   Tu n’es pas Porteur depuis très longtemps, j’ai l’impression, analysa Tehäniel. Un simple contact avec un de tes semblables, et tu perds tous tes moyens.

Tehäniel retira sa main, et Aslan reprit bruyamment son souffle, les yeux écarquillés, avant de jeter un regard tétanisé au sorcier qui reculait de quelques pas sans le quitter des yeux.

—   Vous êtes… vous êtes un Porteur ?

—   Si on veut, répondit Tehäniel. Mais je ne suis en rien comparable à toi. Je te suis infiniment supérieur. Car j’ai transcendé l’essence même de ces entités. Je les ai comprises. Je les ai acceptées. Et leur puissance est devenue mienne.

Aslan reprit son souffle en toisant son tortionnaire. Il était sous l’emprise d’un fou. Ce qu’il racontait n’était pas seulement douteux, mais insensé. Qui qu’il fut et quoi qu’il veuille, il fallait qu’il trouve un moyen de lui échapper, et rapidement.

—   N’espère pas t’enfuir d’ici, déclara alors le sorcier, comme s’il lisait dans les pensées de son prisonnier. J’ai passé trois ans à préparer ta capture. Trois ans à analyser les habitudes de ta cité, et ses traditions immuables. J’ai des espions et des yeux partout. Je sais dans quelle demeure tu vis, et la faible récurrence avec laquelle tu quittes la cité des loups. Une fois par an, le dernier jour de l’été. Pour aller rencontrer les hauts dignitaires de Lyrade. 

Tandis que Tehäniel énumérait tout ce qu’il savait de sa vie, Aslan sentait son esprit fondre, et sa colère laissait progressivement place à une peur ineffable qu’il ne parvenait pas à dompter.

—   Et ce n’est pas tout, ajouta Tehäniel en se rapprochant à petits pas. Tu es un joyau bien gardé. Les rares fois où tu t’aventures dehors, le sorcier des glaces ne te quitte pas d’une semelle. Or, il s’agit de la seule occasion à laquelle il ne s’assure pas personnellement de ta défense.

Aslan secoua la tête, incapable de croire tout ce qu’il entendait. Qui diable était ce fou qui s’acharnait à tout connaître de sa vie, allant jusqu’à patienter plusieurs années avant de mettre ses plans à exécution ? En quoi était-il précieux au point de le voir mettre tant de moyens dans sa capture ? Était-ce pour sa vengeance personnelle ? Ou pour sa nature de Porteur ? Mais puisqu’il en était un lui-même, quel intérêt pouvait-il avoir à lui causer du tort ?

—   Vous allez me torturer pour venger les Ratels ? gronda Aslan, qui perdait progressivement patience. 

—   Partiellement, répondit Tehäniel. J’ai une vieille amie qui a souffert à cause de ton peuple, et je me dois de venger le tort qui lui a été fait. Mais encore une fois, tu n’es pas un simple Anethien, mon cher Aslan. 

—   Alors qu’avez-vous l’intention de faire de mon Esprit ?

Un sourire énigmatique se dessina sur le visage de Tehäniel tandis qu’il se rapprochait de la tête de son prisonnier. 

—   Comprendre ce qui m’est arrivé il y a six ans, dit-il.

L’instant d’après, sa main se déposait une seconde fois sur le front de son captif, et ce dernier poussa un hurlement qui déchira la nuit silencieuse.


****


Le soleil avait déjà disparu derrière les montagnes lorsque le vent nocturne se leva dans la cité, répandant les premières fraîcheurs de l’automne. Anethie s’endormait doucement, et les gardes entreprenaient leurs rondes nocturnes, tendus. 

Quelques jours auparavant, ils avaient reçu un rapace messager de la cité de Lyrade, les informant qu’Aslan et le reste de son groupe n’étaient pas venus à la rencontre des émissaires qui les attendaient à mi-chemin de leurs parcours, contrairement aux habitudes. La nouvelle avait plongé la cité entière dans l’appréhension, et l’incompréhension. 

Debout sur l’un des balcons qui longeaient sa vaste demeure, appuyé sur les rambardes de bois vivant taillées et ornementées d’élégants feuillages, le Seigneur Anetham observait l’horizon d’un œil perdu. Depuis qu’Aslan entreprenait ses périples annuels, il n’y avait jamais eu le moindre problème. Les loups savaient éviter les dangers, et les quelques pillards qui pouvaient constituer une menace étaient rarement assez nombreux pour inquiéter l’escorte solide qu’il prenait soin de fournir au Porteur. De manière générale, peu de gens étaient assez fous pour risquer de s’en prendre à des Anethiens, a fortiori à proximité de leurs terres.

Pourtant, le groupe était introuvable. Les nombreux éclaireurs envoyés à la recherche des disparus étaient revenus sans plus d’indices, incapables de comprendre ce qui avait bien pu se tramer sur les routes solitaires qui conduisaient jusqu’à Lyrade. 

Le seul élément troublant relevé par les loups depuis le début de leurs recherches était une parcelle d’herbe étendue qui semblait avoir pris feu, non loin de la ville minière d’Helem. La végétation avait intégralement brûlé, et des cendres s’élevaient encore du berceau de l’incendie, dansant dans les vents violents qui se levaient le soir. Le lien avec la disparition d’Aslan n’était pas avéré ; peut-être que des corps avaient brûlé à cet endroit, mais les loups ne comprenaient pas comment le feu avait pu être suffisamment violent pour ne laisser que des cendres en place et lieu de cadavres.

Anetham poussa un long soupir. Il avait un mauvais pressentiment.

Troublant le silence du soir, des pas se firent entendre dans son dos, et se rapprochèrent de lui. Le nouveau venu se stoppa aux côtés du souverain, sans mot dire, et contempla avec lui l’immensité du monde que les lumières blafardes de la lune les laissaient apercevoir.

—   Que penses-tu de tout cela, Aokura ?

Le dénommé Aokura inspira dans un long calumet doré, et recracha la fumée en direction des cieux.

—   J’ai l’impression d’avoir failli à mon devoir.

Anetham lorgna vers lui. Son cousin et ami de longue date, mais plus jeune que lui de quelques années, n’avait jamais été réputé pour sa confiance en lui, et bien davantage pour ses capacités à culpabiliser.

—   Tu n’es en rien responsable de ce qui s’est passé, Aokura, dit-il avec autorité. Ton rôle est de défendre Aslan tout autant que cette cité. Et le voyage s’effectue sans toi pour la bonne raison que tu ne peux te permettre de demeurer loin d’Anethie pendant trois semaines entières, contrairement à Aslan. Surtout en cette période où les pillards sont particulièrement actifs.

Aokura ne répondit pas. Il s’accouda lui aussi aux rambardes de bois tout en passant une main dans sa longue chevelure immaculée, ornée de tresses soignées qui témoignaient de son haut rang. Le calumet qu’il tenait toujours dans sa main droite se mit à trembloter.

—   Écoute-moi, reprit Anetham. Nous devons nous focaliser sur ce qui leur est arrivé. Nous les pleurerons comme il se doit s’il leur est arrivé malheur.

—   Si Aslan est mort, répliqua Aokura d’une voix chevrotante, ma lignée entière ne sera qu’un échec.

—   C’est faux. Cette cité aura toujours besoin de toi.

Anetham posa une main solide sur l’épaule d’Aokura, qui osa à peine soutenir le regard de son souverain.

—   Elle aura besoin de toi, puis de ton fils, et de tes prochains descendants. Ne crois pas que je sous-estime la valeur d’Aslan. S’il a bien péri, il s’agira de l’une des plus grosses pertes de l’histoire de ce royaume. Mais personne dans cette cité ne sera à blâmer. Le ou les responsables seuls devront répondre de cette tragédie.

Aokura détourna le regard, et Anetham lâcha son épaule, poussant un long soupir.

—   Reprends-toi, mon cousin, dit-il.

Aokura inspira une nouvelle bouffée de fumée, et faillit s’étouffer avec. Il se recroquevilla en toussant, puis reprit son souffle en saccades tout en se redressant, s’aidant de la rambarde face à lui, et du bras que lui tendit Anetham.

—   Doucement ! s’exclama ce dernier. Tu devrais vraiment arrêter de fumer. Je ne connais que les cerfs de Lyrade supportent ce genre de choses. Je comprends que ta femme te manque, mais tu devrais…

Anetham s’interrompit de lui-même. Depuis qu’il avait repris son souffle, Aokura gardait regard et oreilles tendus vers la mer d’arbres qui entourait le royaume. Et ne cillait pas, comme s’il avait senti quelque chose.

—   Aokura…

—   Il y a quelque chose, répliqua-t-il derechef.

—   Quelque chose ? De quoi parles-tu ?

Anetham regarda dans la même direction, intrigué, mais ne distingua rien d’autre que les masses mouvantes qui dansaient à la cime des arbres, dans de légers bruissements partiellement couverts par le bruit du vent.

—   Je… je ne suis pas sûr, reprit Aokura. Mais on dirait…

Il plissa les yeux comme pour tenter de mieux voir, tout en relâchant le bras qui tenait son calumet, laissant tomber au sol les dernières herbes à fumer qu’il contenait.

—   Aslan ? Non… non, ce n’est pas…

—   Isaël, dis-moi ce qu’il se passe ! exigea Anetham, de plus en plus troublé par les élucubrations de son cousin.

Le souverain fut interpellé par trois gardes qu’il vit remonter l’allée principale de la ville à toute vitesse, et gravir les marches si rapidement que le roi s’en alla directement à leur rencontre, le cœur battant.

—   Seigneur Anetham ! s’exclama le plus proche des trois en se laissant tomber à genoux sur les marches. Il y a quelque chose qui vient vers la cité ! Je ne suis pas sûr de ce que j’ai, je… j’ai cru que c’était Aslan mais c’est… 

Ses deux camarades l’aidèrent à le remettre debout, mais les trois tremblaient de tous leurs membres. Ces jeunes recrues n’étaient pas en service depuis fort longtemps et donc n’étaient pas encore habitués à gérer les situations de crise, mais leur peur panique acheva de convaincre le roi que quelque chose d’anormal était en train de se dérouler sur ses terres.

—   Rassemblez nos troupes ! exigea Anetham à l’attention des trois jeunes soldats. Dites-leur de se grouper à l’entrée de la ville. Et rappelez tous les citoyens à rentrer chez eux ! Je ne veux voir personne dans les rues cette nuit !

Alertés par la récente agitation, deux jeunes loups sortirent timidement de la demeure du roi, encore debout malgré l’heure tardive. Ils lancèrent un regard interrogateur à leur père respectif, troublés par la panique visible qu’ils pouvaient lire sur les visages de ces derniers. 

—   Aokura ! appela Anetham en reportant toute son attention sur le sorcier.

Ce dernier lui répondit par un regard intense, qui traduisait sa peur tout autant que sa détermination.

—   J’y vais, dit-il en rangeant son calumet. Surtout, restez ici, à l’abri ! 

À ces mots, il suivit les soldats en direction de la ville, descendant les marches à vive allure.

Le plus grand des deux enfants poussa une exclamation et se lança à la poursuite du sorcier, mais fut rattrapé à temps par Anetham qui l’entendit arriver près de lui.

—   Pas toi Raphaël, toi tu restes ici !

—   Mais Père, il… Laissez-moi y aller !

Anetham prit le jeune loup par les épaules tandis que l’autre se rapprochait timidement, interrogeant Anetham du regard.

—   Je veux que tu rentres dans le palais avec Athem, tu as compris ? Nous pensons qu’une menace arrive, mais nous ne sommes sûrs de rien. Alors en attendant que la ville soit en sécurité, attendez nous à l’intérieur. 

Raphaël continua de lorgner en direction de l’allée centrale. Son cœur se serra lorsqu’il distingua une lumière bleutée s’allumer près de son père. Son orbe de glace.

—   Raphaël, l’interpella Anetham. J’ai ta parole ?

Le jeune loup reporta son attention sur son souverain. Et acquiesça en silence.


****


Tehäniel gravit à toute allure la vaste colline qui séparait sa vision de la contrée des loups.

Cela faisait presque une heure qu’il courait sans relâche, à la poursuite de la masse informe et presque indiscernable qu’il avait relâchée. Et lorsqu’il admira enfin la dense forêt qui s’étendait sur le territoire d’Anethie, il ne put retenir un rire dément qui résonna dans l’immensité nocturne. 

Il le voyait. Il le voyait si clairement. L’Esprit d’Aslan, qu’il avait forcé à sortir du corps de son hôte, tuant ce dernier le coup. L’expérience réitérée de sa mère. Sauf que contrairement à elle, il n’avait pas pris soin de prendre un hôte de secours avec lui. Il avait des projets bien plus intéressants.

L’immense masse fantomatique était arrivée aux pieds des arbres. Il distingua des volutes secouer les cimes avec une telle ardeur que certaines branches s’envolèrent haut dans le ciel, comme emportées par une véritable tornade.

L’extase dévorait son corps tout entier. Ses membres frémissaient d’excitation, et il ne pouvait quitter des yeux la masse évanescente qui semblait se mouvoir entre les arbres, renversant certains d’entre eux, avant de fondre sous l’immensité sylvestre.

Sans perdre un instant, Tehäniel se rua à la poursuite de la créature. Il devait voir tout de ses propres yeux. Comprendre ce qu’était cette chose torturée, qu’il avait malmenée dans le seul but de percer le mystère de ces entités. 

Pour son salut, il devait comprendre. Pour braver la mort.


****


Raphaël faisait les cent pas dans la pièce où on lui avait sommé d’attendre le retour de son père. Athem le regardait aller et venir sans mot dire, incapable de trouver les mots pour rassurer son cousin –ou se rassurer lui-même.

Au bout de plusieurs minutes de débat intérieur, Raphaël se stoppa et se redressa, les deux poings fermés, les avants bras retombant vigoureusement de part et d’autre de son corps mince.

—   Je ne peux pas rester là, dit-il. Je pars à sa recherche.

À ces mots et avant qu’Athem ait pu objecter quoi que ce fut, Raphaël se précipita hors de la pièce.

—   Raphaël ? Raphaël, attends !

Le jeune prince se lança à sa poursuite, et esquiva deux ministres qui se rendaient hâtivement en salle de réunion, avant de chercher Raphaël des yeux. Il le vit disparaître au fond du couloir, sa longue crinière blanche ondulant au rythme de ses pas effrénés.

Athem reprit sa course et le rejoignit aussi vite que possible, jusqu’à un recoin dissimulé de la vaste demeure, où se trouvait une vieille trappe gardée fermée depuis des années.

—   Si je sors par-là, personne ne me verra, confia-t-il à Athem qu’il devina arriver près de lui.

Il releva les yeux avec un sourire. Athem ne connaissait que trop bien le regard électrique que lui lança Raphaël. C’était celui qu’il avait toujours lorsqu’il était sur le point de braver un interdit, avec ses mains tremblantes d’excitation et ses oreilles dressées au-dessus de sa tête.

—   T’es avec moi ? demanda-t-il.

Athem haussa les épaules.

—   Cette trappe est verrouillée, informa-t-il pour toute réponse.

La déclaration du jeune prince ne fit que renforcer le sourire de Raphaël, qui baissa les yeux vers la trappe qu’il tentait de forcer en vain. Puis il posa ses deux mains contre le bois, sans quitter le loquet des yeux. 

Un bracelet de perles bleutées glissa jusqu’à son poignet lorsqu’il tendit davantage les avant-bras, et Athem crut voir les petits orbes luire étrangement, répandant des éclats de lumière bleutés et fantomatiques.

Un premier craquement retentit, ce qui élargit le sourire assuré de Raphaël. Puis, sans crier gare, d’autres brisèrent le silence avant que le loquet ne cède complètement, vaincu par le gel. Le jeune loup donna un coup de talon à la trappe qui céda enfin face à ses exigences.

—   Tu disais ? lança Raphaël avec un sourire satisfait.

Athem, estomaqué, vit son cousin sauter dans le passage et se précipita au bord du trou pour ne pas le perdre de vue. Deux mètres plus bas, Raphaël se tenait debout sur la terre sèche, prêt à suivre le tunnel jusqu’à l’extérieur.

—   Alors, tu viens ou pas ?

Athem sembla hésiter, se souvenant brusquement des recommandations de son père, dont il n’avait jamais osé contester l’autorité. Il jeta un rapide coup d’œil derrière lui, comme pour vérifier que personne ne les avait vus commettre leur méfait.

—   Bon, à plus tard alors, résonna la voix de Raphaël. Je dois retrouver mon père.

Le cœur d’Athem fit un bond. Lorsqu’il regarda à nouveau dans le passage, son cousin avait disparu. Ses doigts se crispèrent et il se mit à trembler face au dilemme qui lui était imposé.

Des pas dans son dos. Il fut parcouru par un frisson intense, et jeta un regard derrière lui. Il allait devoir faire un choix, et vite. Et comme à chaque fois, son instinct le poussa à suivre les digressions de son cousin, alors qu’il se propulsait en avant pour disparaître dans le tunnel à son tour. 


****


Aokura s’élança entre les arbres, rapidement suivi par des dizaines de gardes qui ne connaissaient pas vraiment la nature de la menace. Ils savaient seulement que quelque chose d’anormal se déroulait dans leur forêt, et qu’il leur fallait absolument intervenir.

Le sorcier, qui menait le groupe, progressait la gorge nouée et le cœur battant. Il avait peur de ce qu’il allait trouver. Peur que ses craintes soient fondées, et que la chose qu’il s’apprêtait à rencontrer ne fut rien d’autre qu’Aclediès, l’Esprit d’Aslan. Cet Esprit pourtant bienveillant, chéri par son peuple depuis tant de générations, qu’il était né pour protéger.

Aokura se stoppa brutalement, poing levé, appelant les soldats à faire de même.

—   Il approche, déclara le sorcier à ses troupes.

La sphère bleutée se mit à luire dans la nuit, et les gardes se tinrent prêts, armes dégainées. Ils avaient beau avoir connu de nombreuses situations dangereuses, rien de ce qu’ils avaient vécu n’était comparable au malaise qui les consumait alors, les dévorant jusqu’aux entrailles, les envahissant d’une peur qu’ils peinaient à contenir, comme si leur instinct lui-même leur hurlait de fuir le plus loin possible.

Aokura restait parfaitement immobile, les yeux clos et les oreilles pointées devant lui, à l’écoute attentive du vent, et du grondement sourd qui se rapprochait. Il était proche. Et il était puissant. 

—   Partez, ordonna-t-il soudain, sans rouvrir les paupières. Vous ne pourrez rien contre lui.

—   Sorcier Aokura… commença l’un des soldats.

—   C’est un ordre.

Les soldats s’éloignèrent à contrecœur, reculant sans perdre leur meneur des yeux. Ce dernier écouta longuement leurs pas s’évanouir, puis rouvrit les yeux.

—   Nous voilà seuls, dit-il.

Une vague de puissance le traversa de part en part, le forçant à reculer, comme une onde de choc qui lui coupa le souffle l’espace d’un instant. Il eut la soudaine impression que la nature en colère se rapprochait de lui, matérialisée par un vent déchaîné et un bourdonnement sourd qui se mettait à résonner dans l’air, au point de masquer le son du vent.

Aokura empoigna fermement son sceptre, et la sphère bleutée se mit à luire puissamment, engendrant de petits cristaux de glace en suspension dans l’air. Ces derniers furent emportés les uns après les autres par les vents violents engendrés par la créature égarée dans la folie.

Soudain, le sorcier le vit. Traçant sa route entre ses cristaux gelés, Aclediès laissa apparaître trois paires d’yeux symétriques, trônant sur ce qui ressemblait à une tête excessivement large, et deux énormes griffes pourfendirent le sol sous lui.

Aokura observa la créature sans ciller, mais sa raison volait en éclats. Il n’avait pas le moindre espoir de freiner l’avancée de la créature. Aucun moyen de la détruire, même si en arriver à de telles extrémités lui était insupportable. Car Aslan était mort par sa faute. Sa lignée avait failli.

Et elle devrait en payer les conséquences.

Aokura le vingt-cinquième leva brutalement son sceptre et le tendit en direction de la créature, préparant un sort si puissant que l’Esprit ralentit et stoppa son avancée.

—   Nous serons liés à compter de ce jour, souffla le sorcier, à bout de souffle.

Il prononça l’incantation.


Et la forêt se tut.


****


Le silence recouvrit la sylve si rapidement que Tehäniel en fut troublé. Subitement, il avait perdu la trace de l’Esprit d’Aslan. Il ne le sentait plus.

Prudemment, sachant pertinemment que le son de ses pas était à présent facilement audible, il poursuivit sa route, pour tenter de comprendre ce qui s’était passé.

Lorsque malgré les ténèbres il aperçut une silhouette quelques mètres devant lui, il se jeta derrière un épais buisson avant d’être repéré. Un loup d’Anethie. Seul. Il dégageait encore quelques volutes blanchâtres tout autour de lui. Il sembla faiblir, avant de s’écrouler de tout son long dans les feuilles mortes.

Tehäniel écarquilla les yeux lorsqu’il comprit soudainement. Oui, cet homme était le sorcier des glaces. Et il venait de réaliser le rituel, sur sa propre personne, pour accueillir l’Esprit égaré en lui.

Le sorcier dut faire fort pour retenir un grand éclat de rire, submergé par l’enfièvrement de cette découverte insolite qui allait pimenter son expérience. Les membres fébriles, il sortit lentement de sa cachette et s’avança vers le sorcier inerte. Tout ce qu’il lui restait à faire était de s’emparer de ce corps, seul, qui lui était offert, comme si le destin le lui offrait sur un plateau d’argent. Il n’aurait qu’à l’emporter, et l’observer, continuer ses recherches, et enfin, il saurait…

Alors qu’il avait presque atteint sa cible, Tehäniel se figea. Il entendit des bruits de pas précipités accourir dans sa direction. Au moins deux personnes.

Sa peur d’être révélé se fit plus forte que son souhait de récupérer un cobaye supplémentaire, et il se réfugia à nouveau dans les fourrés, avant de se figer pour observer la scène. Il devait être prêt à user de ses pouvoirs si jamais il risquait d’être découvert.

À sa surprise, ce ne fut pas un bataillon de soldats, mais deux jeunes loups qui semblaient à peine dépasser la dizaine d’années, qui sortirent de l’obscurité pour se ruer sur le sorcier évanoui, l’appelant à tue-tête.

Deux gosses. Il aurait aussi bien fait de les faire taire puis de repartir avec le sorcier, mais sa chance était passée. Il ne devait en aucun cas risquer d’être découvert ici.

De multiples bruits de pas en provenance du royaume d’Anethie achevèrent de le convaincre, et tandis que des soldats parvenaient à leur tour sur les lieux, Tehäniel se retira, agile et furtif comme une ombre.


Il reprit rapidement la route d’Helem. Si le moindre témoin croisait sa route, il devrait en faire son affaire. Il avait été imprudent de s’aventurer si loin, mais le spectacle en avait valu la peine. 

L’Esprit d’Aslan avait connu le même destin que celui qu’il avait reçu en lui à Euresias, six ans plus tôt. Mais peut-être que le fait d’avoir laissé cet Esprit libre de ses mouvements pendant aussi longtemps allait produire un effet encore différent sur le sorcier des glaces ?

Tehäniel se dit qu’il aurait sa réponse avec le temps. Pas question de relâcher sa surveillance d’Anethie. Il continuerait d’observer, de voir comment survivrait ce loup avec un tel fardeau à porter. Mourrait-il rapidement ? Il préférait rejeter cette hypothèse. Si les Anethiens accordaient une réelle importance à l’Esprit de leur Clan, ils ne le laisseraient sans doute pas mourir si facilement. Ce qui risquait de rendre les choses plus intéressantes encore.

Mais il n’en avait pas encore terminé ; il le savait. De grandes missions attendaient encore la Harde, et de nombreux Esprits à retrouver pour asseoir sa toute-puissance, son immortalité.


Tehäniel le vingt-huitième accéléra le pas sur la plaine verdoyante, plus déterminé que jamais, et disparut dans un bruissement de cape entre deux collines.