L. Reflets de l'Ancien Monde - Le tombeau de glace



Explicit Violence

Après une catastrophe de grande ampleur, une partie de l’humanité est retournée vivre auprès de la nature, abandonnant la vaste Neos, capitale technologique des hommes. Parmi ces exilés, les reculés, certains appelés Porteurs gardent en eux des entités indispensables au maintien de la stabilité. Que deviendra le monde s'ils venaient à tous disparaître ?

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Partie 2 - Chapitre 7


Tehäniel s’étira de tout son long en vidant l’air de ses poumons, et frissonna lorsqu’un zéphyr passa contre son dos pour repartir à vive allure par-delà les collines. 

Il lui semblait que les jours se rafraîchissaient plus rapidement que les deux années passées. Car depuis son installation, il était resté avec l’impression que dans ce pays, les saisons savaient prendre leur temps. L’hiver attendait jusqu’à la dernière feuille tombée pour apporter ses grands froids, et le printemps laissait la neige fondre avant de rappeler à lui les clémentes chaleurs de début d’année. La vie était paisible. Personne ne vivait là mis à part Gwen, et lui.

Il entreprit de descendre la colline verdoyante qu’il avait escaladée quelques heures plus tôt. Elle menait à une forêt quasi-impénétrable où les animaux avaient prospéré, semblait-il, depuis fort longtemps. C’était l’endroit qu’il préférait pour chasser. Il utilisait généralement des pièges car il ne disposait pas d’arme suffisamment rapide, puissante et précise pour tuer ses proies de loin. Du moins, c’est ce qu’il devait s’efforcer de faire croire à Gwen. 

Pour ne pas perdre la main, il continuait d’invoquer son sceptre lorsqu’il était très loin de la maisonnette. Il aimait vérifier que l’orbe brûlait toujours avec la même intensité, attestant qu’il restait à son arme de beaux jours devant elle. Si un jour Gwen était en danger ou sa demeure aux prises avec un ennemi, il devait être capable de réagir. De tout faire pour la sauver, quitte à sacrifier son secret. 

Lorsqu’il atteignit le pied de la colline, le ciel avait commencé à se charger d’imposants nuages. L’air se rafraîchit davantage et il frotta vigoureusement ses bras, engourdi par le froid malgré les vêtements de peau isolants qu’il portait sur lui. Gwen les lui avait confectionnés avec le temps, les améliorant petit à petit, au fur et à mesure qu’il ramenait de nouvelles bêtes de la chasse. À présent, alors qu’il avait terminé sa seconde année en compagnie de la vieille femme, il avait le sentiment de s’être reconstruit pour de bon. Ses anciens vêtements, ses anciennes habitudes, et même son ancienne apparence avaient disparu. Sa lourde blessure et son œil invalide étaient des prix plus qu’acceptables pour le bonheur de sa vie simple aux côtés de Gwen.


Il se stoppa soudainement, figé, et lança un regard sur sa gauche. Il avait failli oublier. Il se précipita vers un parterre de petites fleurs bleutées, qui perçaient la terre entre les feuilles mortes. Il en cueillit quelques-unes, précautionneusement, et les plaça dans un sac en peau qu’il avait pris soin d’emmener avec lui. Gwen étouffait de plus en plus sous le poids des âges. Elle faiblissait jour après jour, et avait été meurtrie par le passage du dernier hiver. Il lui restait quelques méthodes pour faire tomber ses fièvres et soulager la douleur de ses articulations, mais elles étaient limitées. Et même si certaines essences aux vertus médicinales étaient faciles à trouver, elle savait bien que rien ne pourrait garantir sa bonne santé sur le long terme.

Tehäniel se releva lorsqu’il décréta avoir récupéré suffisamment de fleurs pour aujourd’hui. Les fraîches prodiguaient incontestablement les meilleurs soins. Pour pouvoir continuer à veiller sur son amie autant qu’il le pouvait, il était prêt à se lever chaque jour aux aurores. Peu lui importait. Il voulait simplement qu’elle vive, le plus longtemps possible.

Tandis qu’il reprenait sa route vers la modeste demeure, une idée inédite et qui le surprit lui-même lui vint à l’esprit. Il se demanda s’il ne pouvait pas se servir de ses capacités pour aider Gwen encore plus qu’avec d’éphémères remèdes. Car depuis qu’il avait abandonné Euresias et survécu seul dans la montagne, la seule et unique chose qui comptait pour lui était de survivre, par tous les moyens. Dans ce but, et depuis son expérience réussie de métamorphose, il avait tenté maintes fois de pousser encore plus loin son mental dans le but d’influencer son physique. Il était capable de nécroser à une allure soutenue de complexes cellules squelettiques, musculaires et dermiques. Et, théoriquement, de les faire renaître tout aussi rapidement. Ne pouvait-il pas pousser cette pratique encore plus loin ? Ne pouvait-il pas utiliser les capacités de son Esprit, et sa propre maîtrise de son organisme, pour modifier la structure interne de ses cellules, préserver leur information génétique en dépit de leurs multiples divisions, et donc leur conférer une véritable immortalité ?

Et s’il parvenait à réaliser quelque chose de tel, ne pourrait-il pas enseigner la même chose à Gwen ? Elle qui était comme lui une Porteuse ?

Son enthousiasme fondit lorsque lui revint en mémoire son obligation de cacher cet état de fait à Gwen. Qui plus est, jamais il ne saurait justifier être apte à se métamorphoser alors qu’il était censé être un Neosien. C’était une idée absurde. Il valait mieux qu’il continue à garder son secret, comme il l’avait toujours fait depuis qu’il avait quitté son île natale.

Il reprit sa route la tête basse, et la maisonnette de Gwen commença à apparaître derrière les peupliers esseulés qui trônaient de l’autre côté de la rivière. L’immortalité était peut-être bel et bien à sa portée. Mais pas à celle de son amie ; il devait s’y résoudre. Il devait accepter que, contrairement à lui, elle ne pouvait pas être éternelle.


Tehäniel s’immobilisa sur le pas de la porte, aux aguets. Quelque chose n’allait pas. La vague sensation qui le liait à Gwen, comme un lien invisible et indescriptible, se faisait faible. Il avait d’habitude l’impression de pouvoir sentir la présence de la vieille Reculée, dès qu’elle se trouvait non loin. Il n’avait jamais su d’où venait ce sentiment ; peut-être était-ce simplement son instinct qui lui murmurait de rester près d’elle, afin de mener la vie paisible qu’il avait tant espérée.

Chassant son inquiétude, il ouvrit la porte d’entrée et la referma derrière lui. Il s’en alla poser les fleurs sur la vieille table et, sans prendre le soin d’entamer la confection du remède quotidien de la vieille dame, partit directement à la rencontre de cette dernière, afin de se rassurer et d’entamer plus sereinement ses tâches quotidiennes.

Il la trouva allongée sur son lit, le souffle court, son front plissé et humide. Tehäniel fronça les sourcils et se rapprocha du lit, appelant son amie d’une voix douce, avant de s’agenouiller à même le sol pour se rapprocher d’elle, la main posée sur son matelas. Loin de le rassurer, le souffle faible et légèrement saccadé de Gwen fit grimper son inquiétude en flèche.

Elle ouvrit doucement les paupières. Son regard vitreux s’orienta avec peine jusqu’au visage flou d’Elias, qui la contemplait le cœur battant.

—   Arès, dit-elle. Je vais devoir partir.

La première question naïve qui parvint à son esprit troublé, « où ça ? », fut chassée brutalement par ce que lui imposa sa raison.

—   Non, répondit Tehäniel sans même réfléchir. Je vais te soigner. J’ai apporté tout ce qu’il faut pour ton remède. Je vais aller le préparer tout de suite, et tu iras mieux, tu verras…

Elle saisit doucement la main de son compagnon pour l’empêcher de repartir en direction de la salle à manger. Tehäniel tressaillit lorsqu’il sentit contre ses doigts la fraîcheur de la peau de Gwen, ridée et torturée par les affres du temps.

—   Je te remercie d’avoir été à mes côtés tout ce temps, murmura-t-elle, le regard plein de tendresse. De tous ceux qui auraient pu me trouver, il a fallu que ce soit toi. Un autre Porteur. 

Tehäniel sentit un frisson d’horreur lui parcourir l’échine. Comment avait-elle fait pour savoir ? Il avait toujours dissimulé le sceau de son Esprit avec le plus grand soin, et évité d’aborder le sujet de son passé pour ne pas se trahir : où avait-il donc pu manquer de vigilance ?

—   Je ne t’en veux pas, souffla alors la vieille femme devant la mine défaite de son jeune ami. Ton passé doit être terrible, et c’est ton droit de le taire. 

—   Comment… Comment as-tu…

—   Les Porteurs peuvent sentir la présence des autres Porteurs, répondit simplement Gwen avec un sourire amusé. Tu as sans doute déjà eu cette impression, en vivant à mes côtés. 

Tehäniel ne sut que répondre à cette assertion, qui expliquait bien des choses, mais trahissait son mensonge. Le fait que Gwen ne semble pas lui en tenir rigueur était peut-être plus douloureux encore que le fait de se savoir démasqué.

Gwen toussa subitement, ce qui fit revenir Tehäniel à la réalité. Les minutes de la vieille femme étaient comptées. 

—   Mes forces m’abandonnent, dit-elle. Arès, reste avec moi, s’il te plaît. Savoir que j’ai échoué à mon devoir de Porteuse m’est déjà si difficile… Je ne veux pas en plus avoir à partir seule.

Deux larmes tombèrent de façon synchrone sur ses genoux, ce qui le fit sursauter. Tehäniel en sentit alors d’autres ruisseler sur ses joues et se pulvériser contre ses jambes, incapable de les retenir. Il releva les yeux vers Gwen, et fronça les sourcils, brutalement résigné.

—   Confie-moi ton Esprit, dit-il. Je le protégerai pour toi. 

Gwen ne répondit pas, se contentant d’observer ce qu’elle pouvait distinguer du visage de son ami en dépit de sa vue trouble.

—   Tu es déjà Porteur, murmura-t-elle sans comprendre. On ne peut pas... 

—   Je suis prêt à prendre le risque, l’interrompit Tehäniel d’une voix étranglée en essuyant inutilement ses larmes, qui revenaient aussitôt chassées. Tu n’échoueras pas. Ton fardeau deviendra le mien, je le protégerai comme je protégerai ta mémoire. 

Gwen ne sut que répondre, se contentant de lui sourire faiblement. Avait-elle déjà perdu ce qui lui restait de raison, ou avait-elle réellement été convaincue par ses mots : Tehäniel ne sut le dire. Mais quelques instants après, la main glacée de la vieille femme se leva en frémissant, et se déposa doucement sur le front de son ami, avant que d’étranges mots ne quittent ses lèvres. 

Tehäniel sentit son rythme cardiaque accélérer. Il ferma les yeux, la gorge nouée, serrant fortement la main libre de Gwen jusqu’à en trembler. Rapidement, sa conscience fut balayée loin de ses angoisses. Il glissa lentement jusqu’à heurter le sol, et demeura inerte.



Un souffle timide balayait les mèches de cheveux qui lui tombaient sur le front. Ankylosé, il se redressa doucement.

Gwen était toujours allongée sur son lit, les yeux clos, un sourire sur les lèvres, une main tombant à côté d’elle. Tehäniel la saisit doucement avant de la reposer sur son torse, sans perdre des yeux celle qui lui avait probablement sauvé la vie, deux années plus tôt.

Il leva les yeux vers la vitre. La nuit était tombée. Une migraine démentielle lui ravageait le crâne, mais il ne parvenait pas à y prendre attention. La Passation avait eu lieu. Deux Esprits pour un seul corps. Et il était vivant. 

Il ne chercha pas la nouvelle marque qui avait dû apparaître sur son corps. Pas plus qu’il n’essaya de se remettre sur ses jambes. Pas pour le moment. Il devinait que le moindre essai, en plus de lui prodiguer une douleur intense, risquerait simplement de le renvoyer contre le sol, et il n’avait pas assez de forces pour amortir une éventuelle chute. Il demeura donc à genoux, à côté de Gwen, sans cesser de la contempler. 

Le silence absolu qui régnait dans la maison n’avait plus la même signification pour lui à présent. Ce n’était plus la manifestation du calme reposant qui chassait ses angoisses, ni même la douce satisfaction d’avoir trouvé une vie paisible. C’était le retour cruel et brutal à la solitude. Avec plus de questions en tête que de réponses.


Deux Esprits. Et il était vivant.


Tehäniel frissonna brutalement, pris d’une quinte de toux, et faillit s’étouffer lorsqu’il rejeta un flot de bile sur le parquet poussiéreux. Son estomac le torturait, prenant la relève de son crâne. 

Il releva la tête. Ses yeux humides distinguaient à peine le visage calme de Gwen, mais il ne pouvait la quitter des yeux. Il ne voulait oublier son image pour rien au monde. Alors, il la contempla, même si garder les yeux ouverts lui martelait le crâne, même si la douleur le persécutait, même si la tristesse labourait ses entrailles. Il ne l’oublierait jamais. Il n’oublierait jamais.


Lorsque l’aube annonça son arrivée, dans un ciel satiné aux couleurs pastel, Tehäniel leva enfin les yeux vers l’extérieur, et se releva. Ses jambes tremblaient violemment, mais ses muscles lui obéissaient. Il finit par réussir à se redresser totalement, et à se maintenir debout. Il ignorait si ses douleurs s’étaient bel et bien calmées, ou s’il s’en était simplement accommodé.

Il quitta la chambre à pas lents, et récupéra toutes les affaires utiles. Les portions de nourriture qui se conservaient le mieux, les vêtements utilisables, les quelques outils faciles à transporter. Et il chargea le tout dans deux sacs séparés qu’il emporta avec lui. Avant de franchir le seuil de la porte, son regard tomba sur les fleurs bleutées qu’il avait cueillies la veille. Elles avaient déjà séché.

                          

Tandis que ses pas l’éloignaient de la petite demeure, il tendit sa main gauche sur le côté. Le sceptre de sa famille se dessina docilement dans sa main, attendant son ordre. Il le saisit avec force et donna un grand coup dans l’air, visant derrière lui. Sans se retourner, il devina les flammes d’or atterrir sur le toit de la maisonnette, commençant à la dévorer avec ardeur.

Le jeune sorcier ne se retourna pas. Il ne voulait pas voir brûler sa seconde maison, et entendre le crépitement violent des flammes lui était déjà suffisamment difficile. À mesure qu’il s’éloignait, il avait le fort sentiment que Gwen était toujours à ses côtés. Une sensation discrète mais apaisante s’affairait désormais à réchauffer agréablement sa cage thoracique, ressemblant très fortement à celle qu’il ressentait depuis qu’il était arrivé face à cette petite maisonnette perdue dans sa vallée sauvage. Il comprit alors que ce qui l’avait amené en ce lieu n’était ni la chance ni le destin ; depuis le début, c’était bien l’Esprit de la vieille femme qui l’appelait. Et désormais, ils étaient réunis, grâce à l’ultime cadeau de la vieille dame à son attention. Cette sensation enivrante serait sienne pour toujours. Si délectable, si unique, qu’il savait qu’il ne pourrait plus jamais s’en passer.

Si euphorisante, si exquise, qu’il connaissait son objectif, désormais. Retrouver davantage d’Esprits. Explorer encore plus loin ces sensations uniques qui récompensaient la proximité taboue des Porteurs. Atteindre la plénitude ultime, que récompenserait son immortalité. 


Il disparut dans la forêt de l’autre côté de la rivière, sans laisser la moindre trace.


****


Une pluie glaciale martelait les dalles sombres depuis la tombée du soir. Les rues d’Helem étaient progressivement désertées par les derniers passants, emmitouflés dans leurs capes ternes pour résister à la fraîcheur du vent.

Quelques éclairages de rue rendaient encore perceptibles les grands axes, permettant aux derniers aventuriers de la nuit de s’orienter dans la pénombre. Deux hommes se dévoilèrent sous un lampadaire et disparurent rapidement dans une ruelle adjacente, plongée dans les ténèbres, le pas pressé, jetant des regards derrière eux pour s’assurer de ne pas être suivis.

Ils se stoppèrent près d’une porte en bois vieilli, à peine remarquable compte tenu de l’obscurité.

—   T’es sûr de toi ? demanda l’un des deux hommes, un grand gaillard presque complètement dégarni. Ça a l’air louche ton truc, quand même…

—   T’inquiète pas, rétorqua le second, mince et moins grand d’une tête que son compère. T’as besoin d’argent, non ? Ce type-là te donnera tout ce dont tu as besoin, crois-moi. Tout ce qu’il lui faut en échange, c’est tes services.

—   Mes « services » ?

Mais son compagnon ne l’écoutait plus. Il s’était rapproché de la porte, et frappa trois coups distincts contre la paroi humide. Après une brève attente, un coup sourd lui répondit.

—   J’ai foi en la Harde, dit-il.

Un silence. Un grincement métallique se fit ensuite entendre, comme un loquet qu’on déverrouille. Puis la porte s’ouvrit doucement.

Le grand homme déglutit mais son compagnon franchissait déjà le seuil. Alors il entreprit de le suivre.


La porte se referma sans bruit derrière eux. Ils étaient dans une pièce très sombre, à peine éclairée par quelques lampes à huile. Un véritable mastodonte se trouvait face à eux, le crâne rasé et abondamment tatoué. Il inspecta les deux nouveaux venus du regard, puis se tourna vers le plus petit des deux. 

—   Qui est-ce, Arok ? Une nouvelle recrue ?

—   Quelqu’un de ma connaissance, qui souhaite travailler pour notre Chef, répondit le dénommé Arok. Je souhaiterais que tu l’informes de notre présence.

Le grand gaillard lorgna une fois de plus le compagnon d’Arok, des pieds à la tête, puis leur fit signe de les suivre.


Les deux hommes suivirent le gardien à travers une grande pièce où une multitude de personnes les observaient en silence. Presque tous attablés ou assis sur des bancs rudimentaires, ils fixaient avec insistance l’homme qui fermait la marche, juste derrière Arok. Le nouveau venu déglutit et tâcha de ne pas prêter attention à l’ambiance dérangeante engendrée par la curiosité silencieuse de ces multiples guerriers de l’ombre.

Ils aboutirent dans une nouvelle pièce à l’abri des regards. Une grande porte fermée les empêchait d’aller plus loin.

—   Tu peux disposer, Arok, informa le grand gaillard. 

Ce dernier approuva d’un signe de tête et gratifia son compère d’un coup de main sur l’épaule, avant de repartir dans la salle pleine à craquer, presque immédiatement assailli par les plus curieux au sujet de la nouvelle tête qu’il ramenait parmi eux.

—   Comment on t’appelle ?

Le nouveau venu tressaillit.

—   Olint, bafouilla-t-il.

—   D’accord, Olint. Notre Chef va te recevoir.

Olint approuva en silence, et le grand gaillard frappa à la porte. Il saisit Olint par l’épaule, ouvrit la porte et le poussa le nouveau venu dans la pièce qui se dévoilait à lui.

Il déglutit quand la porte se referma. Une silhouette sombre, attablée au fond de la pièce, se retourna vers lui et se leva. Olint resta parfaitement immobile tandis que la haute silhouette se rapprochait, et que ses traient se dévoilaient.

Un visage allongé et meurtri sur sa partie gauche. Un unique œil droit, allongé, et une longue chevelure ébène qui dansait dans son dos et sur sa poitrine. Une tunique très longue qui retombait jusqu’à ses pieds, cachant l’intégralité de ses membres ainsi qu’une bonne partie de son cou.

Le « Chef » avait une apparence pour le moins unique en son genre.

—   Bienvenue, le salua Tehäniel d’une voix suave.

Olint répondit par un petit geste de la tête.

—   Je cherche du travail, asséna-t-il. Mon ami Arok m’a dit que je pouvais en trouver ici.

Tehäniel commença quelques pas autour du nouveau venu, comme pour l’inspecter.

—   Excellent, dit-il avec un grand sourire. Si tu te soumets à mon commandement, je te promets que tu ne manqueras jamais de rien.  

—   Avant ça, je voulais savoir… Vous faites quoi, ici, exactement ? Dans la « Harde » ?

Le sourire de Tehäniel s’élargit, et il se détourna de son invité.

—   Pour l’instant, peu de choses. Nous sommes en pleine phase de recrutement. Disons simplement que j’ai formé ce groupe car j’en avais assez de voir dépérir cette ville et ses habitants. Helem est pauvre. Les gens meurent de faim. Mais tout n’est pas perdu pour retrouver une vie décente…

—   Que voulez-vous dire ? questionna Olint, sourcils froncés.

Tehäniel se tourna vers lui et entama quelques pas calmes dans sa direction.

—   Les grands dirigeants de ce continent se sont servis de cette ville comme d’un outil pour améliorer leur confort, dit-il. Ils vous ont fait creuser des mines dangereuses pour extraire les minéraux dont ils avaient besoin, et maintenant que les ressources s’épuisent, ils vous laissent à l’abandon. 

Olint ne répondit pas. Beaucoup de citoyens voyaient effectivement les choses sous cet angle. Et lui, qui vivait à Helem depuis sa naissance, était tenté de partager cet avis, après avoir vu mourir ses proches les uns après les autres de maladies diverses causées par leur travail dans les profondeurs de la terre.

—   Je veux rétablir l’ordre et rendre justice, continua Tehäniel. Les grandes puissances devront vous rendre ce qu’elles vous ont volé. Plie-toi à mes ordres. Consacre ta vie à la Harde. Et tu ne manqueras plus jamais de rien.

Il posa une main sur l’épaule d’Olint, qui peina à soutenir le regard perçant du mystérieux leader. 

—   Que dis-tu ?

Après un bref instant d’hésitation, Olint releva les yeux. 

—   Je vous suivrai, dit-il.

Tehäniel ôta sa main,  et écarta les bras.

—   Merveilleux ! Un membre de plus qui verra ses souhaits exaucés. Allons, tu peux rejoindre les autres. Un festin t’attend.

Olint s’empressa de quitter la pièce après un ultime salut. Il referma la porte derrière lui, poussa un long soupir de soulagement, et s’en alla à pas lents dans la salle où s’entassaient les membres de la Harde.

En découvrant sur leurs tables poussiéreuses les mets les plus fous qui lui fut donné de voir, Olint comprit qu’il n’avait pas mis les pieds dans n’importe quelle organisation. 

Tâchant d’oublier ses interrogations, il rejoignit ses compagnons, qui l’enjoignaient déjà à venir prendre sa place parmi eux. 


Aussi copieuse et abondante qu’elle était, la nourriture ne fit pas long-feu face à la faim insatiable de la Harde. Bientôt, il ne resta plus que des assiettes vides et des plats remplis de carcasses aux os parfaitement nettoyés. Repus, les hommes avaient sorti leurs jeux de cartes pour entamer une digestion festive et animée.

Alors que les jeux et les discussions battaient leur plein, le silence se fit brutalement. Tehäniel venait d’entrer dans la pièce, calmement, laissant chacun de ses pas résonner dans l’immensité obscure et à présent muette qui l’entourait. Son regard se posa sur les membres de la Harde qui le dévoraient tous du regard, envieux de connaître les services qu’ils allaient devoir fournir en échange de cette opulence dont ils se régalaient depuis plusieurs mois, pour certains. 

Tehäniel joignit ses mains, et un sourire énigmatique étira ses lèvres.

—   Je vois que le repas a eu du succès ce soir, dit-il. Maintenant que vous êtes repus, je vais pouvoir aborder avec vous des sujets plus… importants. 

Il jeta un nouveau regard sur l’assemblée, qui ne relâchait pas son attention le moins du monde.

—   Je vais commencer par achever de vous prouver que vous pouvez me croire, lorsque j’affirme être à même de vous apporter tout ce dont vous pourriez avoir besoin.

À ces mots, il leva lentement sa main gauche. Comme hypnotisés, tous les membres de la Harde suivirent son geste avec une attention décuplée. Tehäniel déposa deux doigts contre sa peau brûlée, proche de ce qui restait de son œil gauche. Sa peau commença comme à se mouvoir d’elle-même, et la forme blanche qui occupait son orbite se mit à gonfler. Des cris de stupeur retentirent lorsqu’un œil valide et fonctionnel commença à se reformer, et que Tehäniel relaissa finalement tomber sa main, un sourire satisfait sur le visage.

Le cœur battant, la foule se leva en l’acclamant. Ils étaient certains de ne pas avoir été dupés : leur leader venait de recréer son œil perdu, juste devant eux. Pour parachever son tour, Tehäniel cligna des paupières et orienta son regard dans toutes les directions, redoublant l’enthousiasme de son auditoire.

—   Et votre peau ? s’exclama alors un gaillard au premier rang. Vous pouvez la réparer aussi ?

L’assemblée se tut une nouvelle fois, suspendue aux lèvres de Tehäniel, qui se contenta d’un sourire à l’attention du curieux qui lui avait adressé la parole.

—   Je pourrais, si je le souhaitais. Mais je vais garder ma peau telle quelle, en souvenir du passé.

De nouvelles exclamations admiratives retentirent. Elias observa son assemblée avec attention. Retrouver son œil perdu le mettait en émoi : son entraînement n’avait pas été vain. Plus que jamais, il se sentit puissant. Lui, que des blessures ordinairement indélébiles n’inquiétaient plus outre mesure. S’il le voulait, il pourrait faire repousser des membres, réparer des organes, reconnecter des tissus. La force immense qu’il avait acquise au plus profond de lui n’était plus un fardeau, désormais. Elle était sa planche de salut. Son chemin tout tracé vers l’immortalité, son piédestal duquel il pourrait enfin narguer la mort.

Il reporta son attention sur la Harde qui exprimait sans retenue sa stupeur et son enthousiasme. Il avait enfin trouvé l’armée qu’il lui fallait. Il avait besoin qu’elle grandisse encore, mais cette base solide lui permettrait de débuter enfin ce qu’il préparait depuis trois longues années. 

—   Mes amis, dit-il. Mes soldats. Nous allons bientôt lancer la première grande opération de la Harde.


****


L’imposante martre à la fourrure ébène ne manqua pas une miette de la conversation. Perchée dans un vieux chêne à l’orée de la forêt des loups, elle observait depuis de longues heures maintenant les gardes qui, prostrés entre d’imposants bosquets, semblaient attendre des retardataires. Le soleil était déjà haut dans le ciel lorsque ces derniers sortirent enfin de la sylve dense, aussitôt interpellés par le plus grand des soldats qui étaient déjà sur place.

—   Vous voilà enfin, dit-il à l’attention d’un loup trentenaire qui s’avançait vers eux précipitamment. Je commençais à me demander si vous ne vous étiez pas perdu en chemin.

—   Je vous prie de m’excuser, réunion d’urgence avec le Seigneur Anetham, répliqua l’intéressé. Sommes-nous fin prêts à partir ?

—   C’est quand vous voulez, Aslan.

Le dénommé Aslan jeta un regard circulaire sur son escorte. Sept gardes solides aux protections de cuir, portant de longs sabres contre leurs hanches, et deux adjoints chargés de la communication avec Lyrade, le Clan des Cerfs, qu’ils s’apprêtaient à aller visiter pour leur réunion annuelle.

—   Puisque nous sommes tous là, en route, conclut alors Aslan avant de se mettre en marche.

La martre les suivit du regard sans faire le moindre geste. Lorsqu’elle jugea que le groupe s’était suffisamment éloigné, elle bondit sur un arbre voisin et l’escalada jusqu’à la cime, où un immense pygargue s’était partiellement dissimulé dans le feuillage.

Les deux bêtes échangèrent un regard, et le pygargue prit aussitôt son envol en direction d’Helem, dépassant le petit groupe de loups sans que ceux-ci ne remarquent sa présence.


Il ne fallut qu’une dizaine de minutes au puissant rapace pour atteindre les alentours d’Helem, pourtant situé à deux heures de marche du royaume d’Anethie. Aussitôt arrivé, il descendit vivement jusqu’à une maisonnette isolée, puis atterrit souplement sur le sol, contre un mur de l’édifice, où attendait un homme portant d’épais habits de cuir.

—   Ils sont partis ? demanda-t-il.

L’oiseau fit un signe de tête.

—   Je pars prévenir le chef, continua l’homme. Souviens-toi, ne te métamorphose pas avant que le chef l’exige.

À ces mots, il disparut à l’intérieur de la bâtisse. 


****


Aslan s’étira de tout son long, et relâcha ses membres dans un soupir théâtral qui amusa les gardes qui l’accompagnaient.

—   Vous n’êtes plus habitué aux longues escapades à ce que je vois, Aslan ? ironisa-t-il.

—   Quel sens de l’observation, rétorqua Aslan. Prenez ma place à gérer le conseil pendant une année entière, et vous verrez que le voyage jusqu’à Lyrade ne sera pas une balade de santé.

—   Vous devriez vous garder du temps pour vous dégourdir les jambes plus souvent, conseilla un autre garde.

Aslan répliqua par un rire aigu.

—   Si vous m’aidez à convaincre le Seigneur Anetham de m’accorder plus de congés, ce sera avec plaisir !

Tandis que ses compagnons riaient de bon cœur, le sourire d’Aslan disparut peu à peu de son visage, et il ralentit. Les gardes le dépassèrent puis se stoppèrent à leur tour, intrigués.

—   Tout va bien ? demanda l’une des gardes, une louve élancée qui portait de multiples dagues à sa ceinture.

Aslan regarda aux alentours, sourcils froncés, comme s’il avait détecté quelque chose d’anormal.

—   Je… je ne sais pas, dit-il. J’ai l’impression de sentir quelque chose… J’ai une drôle de sensation depuis peu, et elle n’a de cesse d’augmenter en intensité.

Ses accompagnateurs s’échangèrent des regards surpris. C’était la première fois qu’Aslan manifestait une telle inquiétude lors de son périple vers Lyrade.

—   Je vais aller jeter un œil, déclara alors la louve. Voir si j’aperçois quelque chose.

Elle se retourna et gravit lestement la haute colline qui les séparait visuellement d’Helem. Les autres voyageurs entamèrent leur ascension à leur tour, sans savoir que penser de la réaction d’Aslan.

Soudain, la louve se figea. Elle se retourna brusquement, le teint livide.

—   Partez d’ici, vite ! cria-t-elle.

Le premier réflexe des gardes fut de tirer les armes hors de leur fourreau, dépassant Aslan pour le protéger. Mais le coup de feu qui retentit dans l’air dans la seconde suivante les fit tous tressaillir, et ils virent l’éclaireuse manifester un soubresaut, avant de s’effondrer inerte dans l’herbe claire, les yeux révulsés, laissant apparaître un point rouge sanglant dans son dos.

—   Il ne faut pas rester là ! s’exclama l’un des gardes. Aslan, rentrez à Anethie ! Nous allons…

Mais Aslan ne bougea pas. Derrière eux, un contingent d’une quarantaine d’individus leur barrait la route. D’apparence majoritairement humaine, il ne leur faisait nul doute qu’au moins une partie d’entre eux étaient des Reculés. Ils virent même un peu plus loin quelques canidés ressemblant à des chacals, sans doute prêts à les poursuivre si jamais ils tentaient de prendre la fuite. Mais ce n’étaient pas eux qui les inquiétaient le plus : parmi leurs agresseurs, quelques-uns portaient des armes à feu, armes redoutables connues pour n’être utilisées qu’à Neos.

—   Qu’est-ce que tout cela signifie ? vociféra Aslan, peu désireux de se laisser impressionner par l’attroupement de ce qui semblait être une bande de pillards des routes, certes particulièrement bien équipés. Nos carcasses ne valent pas bien cher, aussi je vous conseille de nous laisser partir sur-le-champ si vous ne voulez pas avoir l’armée d’Anethie sur le dos…

—   Cela n’arrivera pas, mon ami.

Les hommes s’écartèrent pour laisser passer leur meneur, qu’Aslan observa avec des yeux stupéfaits.

—   Qui êtes-vous ? demanda-t-il, inapte à reconnaître un visage familier dans les traits malmenés de Tehäniel.

Il serra les mâchoires. La simple vue de cet individu renforça son sentiment d’inconfort, qui avait peu à peu grandi depuis qu’il avait quitté les terres des loups.

—   Mon nom ne vous évoquera rien, et n’a aucune importance, répondit simplement le sorcier en laissant ses hommes se rapprocher doucement du petit groupe. Vous avez deux choix à présent : nous laisser faire ça en douceur, ou bien…

Les gardes se placèrent tout autour d’Aslan, sabres tirés, prêts à en découdre. Tandis que les deux adjoints se laissaient envahir par l’appréhension, loin d’imaginer que leur périple puisse prendre une telle tournure, Aslan serra les poings et se tourna vers Tehäniel.

—   Vous ne savez pas ce que vous faites ! hurla-t-il à son attention. Nous ne possédons aucun objet de valeur !

Tehäniel ne put retenir un rire franc qui glaça le sang d’Aslan.

—   Oh, je pense que c’est tout le contraire, dit-il.

Les gardes se jetèrent à l’assaut des hommes à portée. Leurs lames crevèrent les protections des hommes les plus proches, mais ils ne purent lutter bien longtemps, acculés par le surnombre d’adversaire. Ils  tombèrent les uns après les autres, dans le vacarme des coups de feu. L’un des deux adjoints d’Aslan tenta de fuir, mais fut rattrapé quelques mètres plus loin par trois chacals qui le mirent à terre. Ses cris furent bientôt remplacés par un silence de mort.

Tétanisé, Aslan observa ses compagnons effondrés sur le sol, tremblant des pieds à la tête, sans savoir que faire pour tenter de s’en sortir, tandis que les hommes s’approchaient inexorablement de sa position, chevauchant les cadavres des loups sans même y prêter attention. Bientôt, des bras le saisirent de toutes parts, et il se retrouva immobilisé contre le sol, grognant de rage et d’impuissance. Il vit Tehäniel s’avancer lentement vers lui, et le fusilla du regard, prêt à lui faire payer son affront dès que l’occasion se présenterait. Le sorcier, confiant, se baissa vers lui, si près du sol que sa longue chevelure caressait les herbes sèches qui recouvraient la colline.

—   Vous êtes bien plus qu’un vulgaire objet de valeur, Porteur Aslan, souffla-t-il.

Aslan écarquilla les yeux tandis que Tehäniel se retournait avec un sourire énigmatique, qu’il n’eut pas le temps de voir disparaître : un coup bien placé dans sa nuque fit siffler ses tympans, et il perdit connaissance.