L. Reflets de l'Ancien Monde - Le tombeau de glace



Explicit Violence

Après une catastrophe de grande ampleur, une partie de l’humanité est retournée vivre auprès de la nature, abandonnant la vaste Neos, capitale technologique des hommes. Parmi ces exilés, les reculés, certains appelés Porteurs gardent en eux des entités indispensables au maintien de la stabilité. Que deviendra le monde s'ils venaient à tous disparaître ?

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Partie 1 chapitre 15


La tragédie d’Yvanesca remontait à un mois lorsqu’une réunion majeure de l’Union prit place à Anethie. Les nouvelles informations apportées par Aokura firent durer les débats des jours durant, mais nulle réponse ne vint éclairer les esprits préoccupés des Reculés qui se méfiaient de plus en plus de Neos et de son dirigeant, et dont aucun représentant n’avait été convié aux discussions. En ces temps troubles, pas un seul chef de clan n’avait véritablement confiance en Nelson, en dépit de l’acharnement de Sephyra à dissiper les soupçons qui planaient sur lui.  

Les responsables de la traque et l’assassinat des Porteurs étaient toujours inconnus, et alors que le mystère de leur identité et de leurs desseins s’épaississait, les relations entre Neos et les Reculés demeuraient tendues. Nelson avait tenté à plusieurs reprises d’établir le dialogue, mais les chefs de l’Union, peu enclins à lui accorder leur confiance, étaient restés distants. Nelson avait fini par conclure que l’Union était bien impliquée d’une manière ou d’une autre dans l’attentat, et par conséquent, il avait décidé de réagir avec fermeté, en commençant à envoyer des contingents armés dans les clans avoisinant Neos, pour s’assurer que l’ordre y soit maintenu. Ces états de fait déplaisaient beaucoup à Anetham et aux autres chefs de clan, qui finirent par se convaincre d’eux-mêmes de sa culpabilité vis-à-vis des troubles observés ici et là sur le continent. Il leur était désormais acquis que le président neosien cachait un objectif beaucoup plus sombre, ainsi que des informations qui auraient pu permettre à l’affaire d’avancer.


Sephyra ruminait ces nouvelles depuis plusieurs heures, affalée près du feu dans le hall de l’auberge abandonnée, soit la seule pièce d’Yvanesca où il faisait suffisamment chaud pour qu’elle ne grelotte pas en permanence. Même si le froid surnaturel de la ville en faisait un endroit repoussant, en plus de la tristesse et de la désolation que lui inspirait chaque recoin de la cité déchue, Sephyra allait de plus en plus rarement à Anethie. Elle prétextait des allers-retours entre Yvanesca et les clans voisins pour recueillir des informations, mais passait en réalité le clair de son temps à proximité d’Aokura. Le sorcier était effacé, presque absent, même quand il était assis près d’elle. Même si elle le connaissait peu, Sephyra se sentait profondément peinée et compatissante vis-à-vis de ce qu’il traversait. Elle le sentait brisé, mais paradoxalement, elle était convaincue qu’il restait un homme à sauver en lui, qu’il restait une flamme à raviver malgré le décès de Nahru. Une flamme qui luttait pour ne pas s’éteindre, et qu’elle voyait encore parfois danser dans ses yeux azurés.


La venue silencieuse d’Aokura dans la pièce la tira de sa contemplation des flammes rougeoyantes. Le sorcier s’était immobilisé face à la fenêtre, et scrutait l’extérieur avec attention, malgré la visibilité médiocre que daignaient céder les carreaux usés. 

Intriguée, Sephyra se leva et marcha à pas lents vers la vitre. Jetant un regard à l’extérieur, elle ne put rien distinguer d’autre que le mariage éternel de la brume et du grésil qui tournoyaient ensemble dans l’air glacial, sur la place immobile que la mort et le silence avaient investi. Puis, après quelques secondes de contemplation, elle crut discerner deux silhouettes se détacher parmi les éléments, luttant pour avancer dans leur direction. La jeune femme fronça les sourcils, ignorant si elle devait être inquiétée ou non par cette visite, qui ne semblait pourtant pas troubler Aokura le moins du monde. 

Après un bref instant d’attente, le sorcier se dirigea vers la lourde porte, la déverrouilla et l’ouvrit, laissant une bourrasque de vent gelé s’engouffrer dans la pièce et encourageant Sephyra à s’éloigner davantage de l’entrée, repoussée par le froid qui l’obligea à serrer instinctivement ses bras autour de son buste. 

Des bruits de pas de plus en plus hâtifs se firent entendre, et brusquement, les deux visiteurs se jetèrent littéralement dans la pièce et se laissèrent choir sur le sol, tandis qu’Aokura refermait la porte vivement, coupant court à la rage de la tempête qui cherchait à entrer à son tour. 

Sephyra ouvrit de grands yeux en contemplant les nouveaux venus, deux jeunes loups tatoués, à la chevelure blanche et aux yeux d’un jaune intense. Les malheureux grelottaient de la tête aux pieds, seulement vêtus de tissus fins qui laissaient leurs bras visibles. 

—   Luna, Ludovic, les salua Aokura. Je ne m’attendais pas à vous revoir si vite.

Les deux loups se relevèrent en tremblotant et s’inclinèrent d’un même geste, éreintés par leur escapade dans le froid mortel d’Yvanesca.

—   Seigneur Aokura, commença Ludovic, essoufflé. Nous venons à vous pour vous apporter des informations de la part du Prince Athem.

À l’entente de ce nom, Sephyra sentit son rythme cardiaque accélérer, et elle se concentra d’autant plus sur les deux nouveaux venus, qui lorgnaient déjà vers la cheminée, envieux de se rapprocher des flammes qui crépitaient sagement sur les bûches de bois sec. 

Aokura les y encouragea en se déplaçant lui-même jusqu’à un siège près de la cheminée, rapidement imité par les deux jeunes. Sephyra prit place sans bruit à leurs côtés, envieuse de ne pas manquer une miette de la conversation.

Luna lui jeta un regard en coin lorsqu’elle la remarqua enfin.

—   C’est qui ? demanda-t-elle sans discrétion.

Ludovic lui donna aussitôt un coup de coude qui lui valut un regard noir de la part de son amie.

—   Sephyra, la roussette qui a grandi à Anethie, répondit Aokura d’un ton las en sortant son calumet. Tu devrais le savoir.

Luna fit la moue en se tournant en direction du sorcier, tandis que Ludovic s’éclaircissait la voix. Sephyra resta un instant stupéfaite par le comportement de la louve, mais son désir d’en savoir plus sur la situation surpassait tellement ce sentiment qu’elle oublia bien vite ce qui n’était qu’un futile détail à ses yeux.

—   Le Prince Athem nous a chargés de vous rapporter des nouvelles de l’Union, déclama Ludovic. Pour l’instant, aucune offensive n’a été décidée, mais les chefs ont voulu rester prudents. Le seigneur Anetham a commencé à envoyer des soldats sur le continent pour soutenir les forces armées locales. 

Froid comme à son habitude, Aokura recracha une bouffée de fumée en direction des flammes, sans quitter ces dernières des yeux.

—   Continue, dit-il.

—   Bien, répondit Ludovic en se redressant. Le Prince Athem a confirmé que les Aigles d’Odori n’avaient pas souhaité rejoindre l’Union. Donc l’alliance compte officiellement neuf clans membres, dont Anethie et Lyrade. Sans compter notre meute.

— À ce sujet, souhaitez-vous toujours que nous y restions affiliés ? questionna Luna.

— Pas le choix, répliqua Aokura. On ne peut pas se permettre d’entrer en opposition avec Anethie maintenant. Tout ce qu’on peut espérer, c’est que ce vieux fou d’Anetham évite d’enflammer le brasier qu’il a soigneusement mis en place.

Un silence. Sephyra était nerveuse : tout ceci ferait parfaitement office de prélude à une guerre généralisée entre Reculés et Neosiens.

—   A-t-on eu des clarifications sur l’objectif précis de l’Union ? questionna alors le sorcier en s’affalant dans son siège.

—   Il s’agirait de faire front pour éviter une guerre entre Reculés, répondit Luna derechef. Mais le Prince soupçonne qu’il s’agisse surtout d’un moyen de faire rempart contre Neos, au cas où les humains tenteraient quelque chose contre les Reculés.

Un regard sombre d’Aokura poussa immédiatement Luna à détourner le sien.

—   Ne parle pas « d’humains » en ma présence, ordonna-t-il. Il n’y a que ce vieil idiot d’Anetham pour ne pas se considérer comme tel, alors qu’il est aussi humain que toi et moi.

Luna n’insista pas et demeura silencieuse suite au reproche du sorcier. Ludovic, espérant calmer le jeu, s’éclaircit la voix.

—   À l’instar du Prince Athem, nous n’en savons pas beaucoup plus, affirma-t-il. Mais il nous a demandé de vous en informer car selon lui, les choses pourraient très mal tourner si jamais Neos prenait l’existence de l’Union comme une menace, ou même comme une preuve que les Reculés sont hostiles à toute forme de réconciliation.

Sephyra baissa les yeux. Les craintes d’Athem lui semblaient malheureusement fondées. Anetham souhaitait certainement protéger les clans, a fortiori Anethie, mais de telles initiatives prises en période de tensions n’étaient pas sans risque. Et cette décision seule n’était qu’une étincelle de plus qui risquait de faire s’embraser leur monde.


Les jours suivants, Sephyra resta à Yvanesca, attendant sans y croire des nouvelles plus rassurantes. Mais loin de se manifester, les rares informations que les loups tatoués leur rapportaient étaient en faveur de tensions grandissantes entre Neos et l’Union. Des troupes supplémentaires de militaires avaient été dépêchées dans les villes avoisinant Neos, créant de nouvelles tensions dont Reculés comme Neosiens se seraient bien passés. Sephyra en avait déduit que Nelson, prudent dans un premier temps, percevait désormais bien l’Union comme une menace tangible et sérieuse. En réponse, l’Union avait poursuivi le déploiement de guerriers dans toutes les villes de Reculés, pour s’assurer que les Neosiens restent à leur place prétendue légitime. 

Aux yeux de Sephyra, la situation n’avait jamais été aussi critique. Et la guerre n’attendait plus qu’une étincelle.


Les jours passaient et sa peur grandissait. Sephyra était songeuse, affalée devant le feu qui la réchauffait tant bien que mal. Seule dans la pièce silencieuse, elle se demandait sans cesse ce qu’elle pouvait bien faire pour arranger la situation. Elle brûlait d’envie de retrouver Athem, mais elle craignait de susciter les soupçons d’Anetham, et de créer de nouvelles tensions inutiles dans un contexte déjà si peu propice à l’entente et aux échanges. 

La jeune femme poussa un long soupir en calant sa tête contre ses genoux. Ses pensées bifurquèrent vers ses camarades chasseurs : elle se demanda à quoi ressemblait leur quotidien dans une période si inquiétante, et s’ils lui en voulaient toujours d’être partie aussi brusquement. Les choses auraient-elles pu se passer autrement ? Et si elle était restée à Neos…

Elle entendit des pas derrière elle, qui la tirèrent de ses pensées. Aokura se laissa tomber dans un siège voisin du sien, le visage aussi morne qu’à l’accoutumée. Sephyra n’eut pas besoin de lui demander si les nouvelles étaient bonnes : la réponse se lisait sur son visage.

Sephyra s’affala dans son siège en poussant un soupir.

—   Que peut-on faire ? demanda-t-elle alors. Si ça continue, le Seigneur Anetham va partir en croisade contre Neos… Et il reste toujours la possibilité que monsieur James n’y soit vraiment pour rien…

Le sorcier expira une épaisse bouffée de fumée, songeur.

—   Je crois effectivement que c’est ce qui va se passer, répondit-il d’un ton las. Il doit craindre qu’un nouvel attentat le frappe, j’imagine.

—   Ce n’est pas l’Union qui a planifié cet attentat, répliqua Sephyra. Le seigneur Anetham me l’a confirmé. Quant à monsieur James… Je suis sûre qu’il n’a pas abandonné son rêve de cohésion. Il ne l’aurait laissé tomber pour rien au monde.

—   Dans ce cas, tout porte à croire qu’il veut atteindre la cohésion autrement que via la paix avec les clans de Reculés les plus influents, répondit simplement Aokura. Et en malmenant des Reculés, aussi.

—   Comment ça ? interrogea Sephyra.

—   Je n’ai plus de nouvelles de plusieurs loups de la meute de Kerem. Tous ceux qui recueillaient des nouvelles du côté de Neos. Je ne me fais pas d’illusions ; je suis sûr que les militaires leur ont mis le grappin dessus. 

Sephyra déglutit. Que tout cela pouvait-il bien signifier ? 

—   C’est impossible qu’il veuille la guerre, insista-t-elle, incapable de croire ce qui pour elle relevait de la plus grande absurdité.

—   Et qu’est-ce qu’il veut, selon toi ? soupira Aokura en se penchant vers les flammes, le regard fatigué.

Sephyra se tut. Évidemment, elle était bien en peine de répondre. Elle ne savait pas ce que Nelson avait derrière la tête. Mais il n’était responsable de rien. Le contraire aurait été parfaitement absurde. Il voulait que les Reculés et les Neosiens renouent leurs liens, pas qu’ils les détruisent à nouveau. Il voulait œuvrer pour l’harmonie du monde, c’était sûr et certain.

Mais au fond, peut-être qu’elle cherchait à se convaincre elle-même. Peut-être que les craintes nourries à l’égard de Nelson et de ses objectifs réels étaient fondées.

Peut-être qu’elle se fourvoyait totalement. Et pourtant, une parcelle de sa conscience lui criait encore de ne pas laisser tomber.

De croire en lui.


Ce fut cette voix qui gagna son débat intérieur. Une semaine après la création de l’Union, un soir étoilé, Sephyra grimpa sans bruit au sommet de l’une des plus hautes bâtisses d’Yvanesca. Son sabre était resté dans le hall de l’auberge. 

Et, semblait-il, sa raison aussi.

Elle courut le long du toit, et à la première bourrasque de vent favorable, déploya ses ailes et s’envola vers Neos, accompagnée par une brise glaciale.


La conflagration était maintenant aux portes de son univers, le monde dans lequel elle avait grandi. Elle ne pouvait laisser les choses se perpétrer de cette façon. Nelson était innocent, et elle allait le prouver. Il refusait d’écouter les Reculés, mais la refuserait-il, elle aussi ? Elle qui avait eu toute sa confiance, qui avait couvert ses arrières pendant un an, qui avait cru en lui et en son rêve ?

Déterminée, elle disparut dans les nuages opaques. Dans quelques heures, elle trouverait réponse à ses questions qui la hantaient. Et tout pourrait enfin s’arranger.


****


La capitale du nouveau monde lui apparut encore plus intimidante qu’à l’accoutumée lorsqu’elle parvint jusqu’aux hauts bâtiments couverts de verdure, après un vol éreintant. Sans perdre un seul instant, ou réfléchir à une quelconque stratégie d’approche, Sephyra se laissa descendre progressivement jusqu’au palais présidentiel, où Nelson devait se trouver. Malgré la pluie fine qui tombait sur la ville encore endormie, rafraîchie par les vents de l’automne, l’atmosphère lui parut chaude en comparaison avec l’air gelé d’Yvanesca. En arrivant au-dessus de la vaste place devant le palais présidentiel, elle constata qu’un grand nombre de soldats armés surveillaient l’endroit avec minutie. Elle fut repérée très rapidement, mais elle n’y prêta aucune attention : elle se laissa atterrir souplement devant le Palais, tandis que les fusils des militaires se braquaient simultanément sur elle.

—   Les mains en l’air ! cria l’un d’eux en se rapprochant de la nouvelle venue à pas prudents tout en la conservant dans sa ligne de mire.

—   Je dois parler au Président de toute urgence ! répliqua Sephyra sans attendre, résignée à ne pas se laisser intimider par l’attroupement qui se formait autour d’elle.

—   Et qu’est-ce que tu lui veux ? grogna un homme massif qui rapprocha dangereusement le canon de son arme de la tempe de Sephyra.

—   Ça suffit ! cria une voix qui émanait du palais présidentiel.

Le cœur battant, Sephyra vit arriver Jack depuis l’entrée du bâtiment. Elle sourit en le voyant et entama quelques pas dans sa direction, profondément soulagée de voir sa carrure imposante. Maintenant qu’il était là, elle n’avait plus rien à craindre. 

Le chasseur marchait calmement vers son ancienne alliée, mais il avait troqué son sourire de bon vivant contre une expression grave qu’elle ne lui connaissait pas. Il s’arrêta à quelques pas d’elle, tandis que les soldats observaient la scène en silence.

—   Sephyra, dit-il avec une pointe de regret. Je ne peux pas te laisser aller plus loin.

—   Jack, je dois à tout prix parler à monsieur James ! répliqua la jeune femme en sentant fondre ses espoirs. S’il te plaît, c’est l’avenir de notre monde qui est en jeu !

—   Je suis désolé, Sephyra, souffla le chasseur en se mettant en position.

Elle ne vit pas venir le coup, tellement ce geste lui fut invraisemblable. Le poing de Jack lui percuta le menton, et elle fut violemment projetée en arrière. Elle atterrit maladroitement sur le sol, et se releva en tremblant. Les militaires s’étaient un peu éloignés mais gardaient leurs armes pointées sur elle ; ils se faisaient de plus en plus nombreux à se rassembler. Bientôt, elle se vit encerclée par une véritable marée de soldats qui formait un mur infranchissable, annihilant tout espoir de fuite.

—   Jack, c’est de la folie ! tenta-t-elle vainement, la mâchoire douloureuse, son cœur tambourinant dans sa poitrine. Il faut absolument que tu m’écoutes, au moins toi ! 

Jack s’avança vers elle d’un pas décidé et elle peina à esquiver un coup qui lui heurta malgré tout la tempe, l’envoyant à terre une nouvelle fois. Ses oreilles se mirent à siffler, et elle porta instinctivement sa main à sa hanche droite, mais son arme était restée à Yvanesca. Tout comme ses espoirs de s’en sortir, semblait-il. Désarmée, elle ne pourrait jamais l’emporter face à un tel spécialiste du combat rapproché.

Haletante, elle sentit que Jack saisissait son col pour la soulever. Il la maintint en l’air, juste au-dessus de lui, la regardant avec des yeux qui mélangeaient remords et colère. Sephyra, elle, ne ressentait plus rien, mis à part une intolérable tristesse.

—   J’aurais aimé qu’on n’ait pas besoin d’en arriver là, souffla Jack entre ses mâchoires crispées. Mais c’est trop tard pour faire marche arrière.

—   Jack…

Un violent coup dans le ventre l’interrompit. Elle poussa un gémissement de douleur, avant de se retrouver projetée en direction du palais présidentiel. Elle roula sur le sol avant de stabiliser et se redressa péniblement, frémissant de la tête aux pieds. Son corps tout entier la lançait, et sa tête bourdonnait à un point tel qu’elle avait du mal à penser. La vision qu’elle avait de Jack, fièrement dressé quelques mètres devant elle, se brouillait de plus en plus.

Elle entendit alors des pas discrets se rapprocher d’elle dans son dos. Elle se releva avec toutes les peines du monde, et se retourna doucement, ses ailes étendues se part et d’autre de son corps pour tenter de garder l’équilibre.

Elle écarquilla les yeux.

—   Lucéria…

Elle n’avait jamais vu le regard de son amie aussi froid et déterminé. Et la vue du brassard rouge qu’elle arborait maintenant au bras droit, étrangement, lui fit encore plus mal que le coup qui vint lui percuter l’abdomen quelques secondes plus tard. Sephyra s’effondra une nouvelle fois sur le sol, et elle ne distingua bientôt rien d’autre que les ténèbres.


****


Sephyra émergea doucement de sa torpeur, et se crispa en ressentant subitement la douleur qui lui martelait les entrailles. Elle poussa un gémissement en passant une main sur son ventre, et se redressa lentement. Tout autour d’elle était sombre et humide. Inquiétant. Où avait-elle bien pu atterrir ?

—   Vous vous sentez bien ? demanda alors une voix derrière elle.

Elle se retourna brusquement, surprise, pour se retrouver nez-à-nez avec un jeune homme-loup couvert de tatouages tribaux. Les oreilles fourrées qui dépassaient de son crâne et sa queue blanche s’accordaient avec sa courte chevelure immaculée en bataille, et ses yeux d’un jaune flamboyant étaient adoucis par un sourire aimable, qui n’effaçait pas son expression timide.

—   Où… où sommes-nous ?... demanda Sephyra d’une voix faible, le visage crispé par la douleur que lui renvoyait sa mâchoire.

—   À la prison de Syerra, comme les Neosiens l’appellent, répondit le loup en haussant les épaules. C’est ici que Nelson enferme les Reculés qu’il considère « suspects ».

Sephyra sentit un frisson intense remonter le long de sa colonne vertébrale. Une prison neosienne ? Les yeux rivés dans le vide, elle prit quelques instants pour réaliser la brutalité et l’horreur de cette information. La prison neosienne. Un endroit où les libertés et la dignité humaines n’existent pas. Un endroit où une infinité de méthodes permettent de s’assurer qu’aucun prisonnier ne serait capable de récidiver s’il avait la chance de sortir en vie –ce qui, à en croire les enseignements Neosiens, n’était jamais arrivé. 

—   Pourquoi… souffla-t-elle tandis que les souvenirs de sa propre arrestation, flous et violemment imposés à son esprit malmené, refaisaient brutalement surface. Pourquoi t’a-t-on capturé ? Que s’est-il passé ?

—   C’est la guerre, répondit simplement le jeune homme. Le Seigneur Anetham a déclaré les hostilités vis-à-vis de Neos, et j’étais ici au moment où Nelson a décidé de riposter. Tous les Reculés qui se trouvaient en ville sans y résider ont été arrêtés et enfermés ici.

Sephyra ne parvenait pas à croire ce qu’elle entendait. Comment une telle folie avait-elle été rendue possible ? C’était totalement insensé, et loin de ce qu’elle avait cru comprendre du temps où elle était à Yvanesca. Elle resta stupéfaite un instant, abasourdie par l’absurdité de la situation, qui se révélait bien plus dramatique que ce qu’elle s’était imaginé. Comment croire qu’un tel contexte allait permettre de mettre les Porteurs en sûreté ?

—   Vous n’avez pas l’air très au courant… remarqua le jeune loup. Les choses se sont emballées il y a deux jours, et beaucoup d’autres loups de mon groupe ont été capturés comme moi. Enfoiré de Nelson, si seulement il…

—   Pourquoi cette guerre ? l’interrompit brusquement Sephyra. Pourquoi le Seigneur Anetham fait-il tout cela ?

—   Eh bien, Nelson n’est pas digne de confiance, et il y a fort à parier que c’est lui qui a causé ce carnage à Yvanesca, répondit le loup en baissant sa voix. Le Seigneur Anetham pense que c’était une façon de faire croire à un complot contre Neos, mais qu’en réalité, c’est bien Nelson qui en veut à la vie des Porteurs.

—   C’est absurde… souffla Sephyra en prenant sa tête entre ses mains, les yeux rivés dans le vide. Ce n’est pas lui le responsable, c’est certain… Pourquoi le seigneur Anetham a-t-il pris une telle décision ? Maintenant, Neos va répliquer, et… et…

Elle jeta un regard autour d’elle, dans la cellule sombre où elle se trouvait avec le jeune loup tatoué. D’épais barreaux d’acier leur empêchaient de rejoindre le couloir adjacent, qui longeait certainement d’autres cellules.

—   Qu’ont-ils l’intention de faire de nous ? continua-t-elle, frémissante.

—   Je ne sais pas… souffla son compagnon d’infortune. Tout ce que je sais, c’est que le conflit est déjà bien entamé. J’ai entendu dire que des militaires de Neos commençaient à coloniser les petites villes de Reculés… J’espère simplement qu’Anetham fera vite éclater la vérité, que Nelson se fera descendre et que tout se terminera vite.

Sephyra déglutit. De son côté, ce n’était pas vraiment la fin à laquelle elle aspirait.

—   Au fait, moi c’est Iden, déclara le jeune homme pour changer de sujet. Je suis un éclaireur aux services du seigneur Aokura, je ne sais pas si vous avez déjà entendu ce nom…

Sephyra avait relevé la tête dès qu’il avait prononcé le nom du sorcier. Elle se mit brutalement à penser à lui, tandis qu’Iden la regardait d’un air inquiet, surpris par le regard absent de la jeune femme. Oui, Aokura. Lui qui était resté en sécurité à Yvanesca. Qu’allait-il penser de tout ça ? Se douterait-il de ce qui se passait ? Se rendrait-il seulement compte de son absence ?

—   Je le connais… souffla Sephyra pour répondre à son compagnon d’infortune. Moi, c’est Cae-La Sephyra, d’Anethie. 

Elle releva les yeux vers Iden, qui continuait de lui sourire timidement.

—   J’ai entendu parler de toi, affirma-t-il. Je ne sais pas ce qui nous attend ici, mais je ferai tout ce que je peux pour qu’il ne t’arrive rien.

Sephyra détourna le regard, le cœur battant, trop bouleversée pour savoir que répondre, ou même le remercier pour son altruisme.

—   Mais ne t’en fais pas, toi et moi, on arrivera à sortir d’ici, renchérit-t-il avec un sourire qu’il voulut rassurant. Dès qu’ils auront tous fini de guerroyer, on pourra rentrer chez nous.

Il posa une main réconfortante sur son épaule, et Sephyra se força à lui sourire, incapable de faire preuve de la moindre once d’optimisme. Contrairement à Iden, elle avait parfaitement conscience de la façon dont les Neosiens traitaient leurs prisonniers. Ou plutôt, elle n’avait que pu l’envisager. À force de légendes et d’histoires, plus sordides les unes que les autres, elle avait fini par comprendre que quiconque mettait les pieds dans un tel endroit ne pourrait jamais en ressortir indemne –et plus vraisemblablement, ne pourrait jamais en ressortir tout court.

Par conséquent, elle avait la ferme conviction que tout ne se passerait pas si facilement.