L. Reflets de l'Ancien Monde - Le tombeau de glace



Explicit Violence

Après une catastrophe de grande ampleur, une partie de l’humanité est retournée vivre auprès de la nature, abandonnant la vaste Neos, capitale technologique des hommes. Parmi ces exilés, les reculés, certains appelés Porteurs gardent en eux des entités indispensables au maintien de la stabilité. Que deviendra le monde s'ils venaient à tous disparaître ?

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Author's Notes

TRIGGER WARNING - Ce chapitre contient une scène pouvant heurter les personnes sensibles au gore et à la violence.

Partie 1 chapitre 16


Elle avait l’impression de perdre la notion du temps. Enfermée dans la prison fraîche et silencieuse, Sephyra se sentait d’une faiblesse rare, et la présence d’Iden était la seule chose qui la maintenait éveillée après quelques heures aléatoires d’un demi-sommeil éreintant. Elle ne parvenait à fermer l’œil qu’en oubliant sa faim et sa peur chroniques, incapable de penser à autre chose qu’au sort que pourrait bien lui réserver sa situation. 

L’atmosphère ne l’aidait pas vraiment à avoir des pensées positives. Ils étaient loin d’être les seuls détenus de la sombre prison : même si elle ne pouvait voir personne car sa cellule donnait sur un simple couloir, elle entendait régulièrement des plaintes, des gémissements et des pleurs. Parfois, des hurlements de rage, suivis des pas précipités des gardes, des coups qui pleuvent, puis le silence. Les rares voix qu’elle pouvait entendre finissaient toujours par s’éteindre, et parfois même, de façon définitive.

Régulièrement, et instinctivement, Sephyra calculait ses chances de s’en sortir en vie. Penser à l’évasion était absurde : même si elle trouvait un moyen d’ouvrir la lourde porte en fer qui fermait sa cellule, elle ne pourrait jamais franchir les divers couloirs sans se faire repérer, retrouver son chemin et s’enfuir par une issue même aérienne. Les prisons neosiennes étaient bien gardées. Jamais un prisonnier n’avait réussi à s’échapper. 

Alors, son éternelle conclusion refaisait surface, achevant de la convaincre qu’elle n’avait pas la moindre chance de s’en tirer.

La seule chose qui lui donnait un tant soit peu d’espérance était l’optimisme naturel d’Iden. Loin de se laisser décontenancer par la situation, il restait souriant et la rassurait en permanence. Sephyra s’était bien gardée de lui expliquer ce qu’elle savait à propos des grands principes de détention des Neosiens. Elle ne voulait pas briser la dernière lueur d’espoir qui rendait un peu moins ternes les murs de sa cellule, et contribuait à éclairer ce qui constituait sans doute les derniers jours de son existence.


Après ce qui avait dû être plusieurs journées, Sephyra rassembla le peu de courage et de dignité qui lui restait lorsqu’un petit groupe de Neosiens vint jusqu’à sa cellule. Des militaires et des gardiens de prison. Leurs uniformes gris lui évoquèrent des souvenirs à la fois précieux, et désormais douloureux. Quant à leur carrure imposante, elle était gage de leur capacité à maîtriser leurs captifs à mains nues. Iden se crispa dès que les nouveaux venus ouvrirent la porte de fer, leur enjoignant d’un geste autoritaire à quitter leur cellule de ce pas.

Les deux captifs firent le choix de ne rien tenter de déraisonnable. Ils s’avancèrent en direction des geôliers qui les saisirent brutalement dès qu’ils furent à proximité, liant leurs poignets à l’aide de menottes de fer. Sephyra tressaillit tandis qu’elle se voyait emmenée de force par l’un des gardiens dans le couloir sombre et inquiétant, ignorant ce qui pouvait bien l’attendre par-delà les dédales de la sinistre prison. 


On les amena dans une salle très vaste au plafond bas, abondamment éclairée par des néons qui rendaient l’atmosphère un peu trop éblouissante. Sephyra dut plisser les yeux pour mieux observer ce qui l’entourait à présent. Des tables avec des chaînes. Des attaches de fer contre les murs de béton. Des crochets plus ou moins rouillés. Plusieurs chaises qui avaient conservé des traces des liens qui leur permettaient de retenir leurs captifs. Des couteaux parfaitement alignés sur une table en fer, et divers outils dont elle n’avait pas la moindre envie de connaître l’utilité. 

Elle ne put réprimer un intense frisson. Une salle de torture ? Elle tourna la tête vers Iden qui, solidement maintenu par un immense gaillard au crâne rasé, affichait la même expression qu’elle. 

Quelques paroles qu’elle ne comprit même pas en raison de sa peur panique furent échangées entre les militaires. Puis celui qui la maintenait la fit se diriger vers l’une des chaises, et la força à s’y asseoir, pestant sourdement contre la présence de ses ailes encombrantes qui rendit difficile le cordage de ses poignets et chevilles aux pieds de son siège.

Le cœur battant à tout rompre, Sephyra leva les yeux vers Iden, qui se débattait encore comme pour oublier l’horreur de sa situation. Les deux captifs, incapables de rester sereins, ne purent que s’échanger un autre regard tétanisé. Et leur peur redoubla lorsque la porte de l’étrange salle s’ouvrit de nouveau, dans un grincement qui les fit tressaillir.

Iden serra les dents et le soldat qui le maintenait le tira en arrière pour le dissuader de tenter quoi que ce soit. De son côté, incapable du moindre geste de rébellion, Sephyra sentit son cœur fondre dans sa poitrine.

Nelson James entra calmement dans la pièce. Ses yeux perçants témoignaient de sa profonde détermination, et son costume impeccable lui conférait la même prestance, la même distinction que ce qu’elle avait toujours connu de lui. Il n’avait pas changé, et pourtant, Sephyra n’avait jamais été aussi terrorisée en croisant son regard. Jack et Lucéria s’avancèrent derrière lui, la posture impeccable, le regard impassible. Prêts à suivre toutes les instructions de la part de leur inébranlable supérieur. 

La jeune femme sentit son cœur se serrer, et elle chercha inutilement le regard de ses anciens camarades, qui restait inlassablement fixé sur le mur du fond. Ses deux amis, qui avaient partagé son quotidien pendant si longtemps, supporteraient-ils vraiment d’assister à ce qui allait suivre ? Pourraient-ils la regarder mourir ? Voire, la torturer eux-mêmes ?

Tandis que Sephyra sentait la panique gagner son esprit, Nelson regarda successivement les deux captifs. Iden, qui avait recommencé à s’agiter, poussa un grognement de rage.

—   Monsieur James ! s’exclama alors Sephyra avec ce qui lui restait de courage. Je suis venue jusqu’ici pour vous parler, je vous en supplie, vous devez m’écouter !

Nelson ne manifesta aucune réaction mis à part un regard dédaigneux porté dans la direction de sa captive.

—   Cette guerre n’a aucun sens ! continua-t-elle, désespérée. Les clans ne souhaitent pas la mort des Porteurs et vous non plus, nous devons trouver ensemble qui sont nos vrais ennemis !

Un simple geste de la main de la part de Nelson. L’un des gardes qui tenaient Iden sortit un couteau. Le jeune président se tourna lentement vers Sephyra, qui eut l’insupportable impression que le visagede son ancien supérieur venait de se terrer à jamais dans une profonde indifférence.

—   Sephyra, dit-il d’une voix autoritaire.  Tu vas m’apprendre qui mène ce groupe que les Reculés ont dressé contre Neos. Et où il se terre.

—   Ne lui dis rien ! cria Iden en réponse.

Il reçut aussitôt un coup de couteau sur la joue. Le sang gicla et Sephyra poussa un cri d'horreur. Un interrogatoire. Elle avait tellement été absorbée par Nelson qu'elle en avait oublié sa position. Une situation de la plus grande absurdité, sans échappatoire. Non, la guerre n’avait aucun sens. Elle n’avait pas l’intention de jouer ce jeu-là.  C’était impensable.

Nelson leva la main, esquissant un autre geste. Second coup de couteau, qui dessina une profonde entaille sur le bras découvert d’Iden. Il poussa un cri de douleur, et Sephyra sentit son cœur frapper avec violence dans sa poitrine. Les yeux jaunes du loup étaient toujours rivés sur les siens et lui imposaient de se taire.

Sephyra lui obéit. Elle ne dit rien. Elle ne pouvait pas parler. Elle ne pouvait que regarder son ami avec frayeur, complètement tétanisée, hors du temps et de la réalité, perdue dans ce qui semblait être un affreux cauchemar. Non, ça ne pouvait pas être réel. Une guerre entre deux puissances de leur monde, qui n’avaient pourtant rien à se reprocher. C’était impossible.

—   Surtout, ne leur dis rien ! insista Iden, le bras en sang et les mâchoires serrées pour lutter contre la douleur.

Troisième geste. Quatrième, cinquième. Et autant de nouveaux coups qui suivirent. Les gardes lâchèrent Iden qui s'effondra devant Sephyra, répandant une flaque de son sang sur le sol en béton. La jeune femme était toujours aussi tétanisée. Elle ne voulait pas qu'il meure. Elle ne voulait pas qu'il souffre. Mais elle ne pouvait rien faire. 

Rien dire.

À la demande de Nelson, l’un des gardes releva le loup, empoigna ses cheveux et les tira en arrière pour le forcer à regarder devant lui, et croiser le regard tétanisé de la jeune femme qui avait l’impression de perdre le peu de raison qui lui restait, à contempler le visage ensanglanté d’Iden et la terreur qui crépitait derrière ses iris flamboyants.

—   Tu as été en contact avec des Anethiens, au cours de ton service en tant que chasseresse, dit alors Nelson d’une voix parfaitement calme. Tu as forcément une réponse à me donner, n’est-ce pas ?

Sephyra sentit son esprit partir. Ces mots furent pour elle d’une violence si inouïe qu’elle fut à peine capable de les comprendre. Elle avait l’impression qu’une fumée incandescente rongeait sa poitrine et ses entrailles, jusqu’à bloquer sa voix au fond de sa gorge. Sa douleur incommensurable n’était calmée en rien par le regard pétrifié d’Iden qui, sans qu’elle comprenne pourquoi, conservait précieusement une lueur de détermination, qu’elle-même avait abandonnée depuis déjà longtemps.

—   Ce… Ce n’est… souffla-t-elle avec le peu de voix qu’elle parvint à trouver au prix d’un effort démentiel.

Un regard furtif de la part de son compagnon d’infortune, qui était assez courageux pour garder son sang-froid dans une telle situation, lui fit écarquiller les yeux de stupeur.

—   Ne leur dis rien, gémit-il avec ce qui lui restait de forces. La… l’Union doit…

Le couteau se planta dans son épaule, pourfendant sa chair sans difficulté aucune, et en ressortit aussi facilement qu’il était entré en projetant une gerbe de sang visqueux alentour. Iden hurla à pleins poumons, ses membres secoués et ses sens pulvérisés par la douleur tandis qu’un autre soldat le tirait de nouveau en arrière, armé d’une courte lame aiguisée.

Elle ne voulait pas savoir ce qu’il comptait en faire. Sephyra ferma les yeux avec un frisson, serra les mâchoires, et sentit des flots de larmes ruisseler sur ses joues. 

Les hurlements d’Iden reprirent. Redoublèrent d’intensité. Loin de s’arrêter, elle avait l’impression qu’ils allaient continuer jusqu’à ce qu’elle en perde toute sa raison. Ils n’allaient pas mourir. Tout allait s’arranger, il le fallait. La guerre allait vite se terminer, Anetham se rendrait vite compte de ce qu’il avait engendré par simple méfiance envers Nelson. Et tous ensemble, ils allaient tirer au clair cette sombre machination.

Elle poussa un faible gémissement qu’elle ne put entendre elle-même, couvert par les hurlements insupportables d’Iden. La conscience de sa propre faiblesse lui sauta à la gorge et elle maudit sa naïveté d’être venue jusqu’ici pour parler à Nelson.

D’avoir voulu continuer à croire en lui.


Soudain, les cris cessèrent. Les plaintes sonores d’Iden se changèrent en râlements gutturaux étouffés, jusqu’à ce qu’un bruit sourd retentisse, suivi d’un silence pesant et morbide.

Lorsqu’elle osa rouvrir les yeux, tout était terminé. Elle eut l’impression qu’un coup invisible lui perforait les entrailles, et elle se débattit en vain en criant de toutes ses forces le nom de celui qui gisait devant elle, la gorge ouverte, les yeux rivés dans le vide, étendu dans son propre sang qui s’était répandu jusqu’à la chaise qui la retenait. Son estomac se contracta violemment et une intense nausée commença à lui donner des vertiges, incapable de soutenir la vue insupportable du cadavre de son compagnon d’infortune.

Ignorant ses cris désespérés, Nelson s’avança lentement vers elle, le regard impassible.

—   Tu aurais pu le sauver… tu ne crois pas ? demanda-t-il d’une voix calme, trop calme. Il te suffisait juste de répondre à ma question… Me dire tout ce que tu sais…

Il s’arrêta juste devant elle. Secouée de sanglots et paralysée par la peur, Sephyra leva ses yeux tremblants vers Nelson, tétanisée par cet homme qu’elle avait pourtant respecté et admiré dès leur première rencontre. 

D’une main, il saisit son visage sans douceur. De l’autre, il approcha la lame du couteau au plus près de son front. 

—   Était-ce trop te demander, Sephyra ?

La lame perça sa peau, et elle sentit la douleur l’envahir alors que le métal déchirait son visage de part en part, traçant une longue ligne depuis son front jusqu’à sa joue gauche. Son esprit s’égara dans la terreur et la souffrance, si bien qu’elle ne fut bientôt plus capable de rassembler la moindre pensée cohérente. Elle était encore plongée dans la confusion lorsqu’un violent coup la projeta sur le côté, et elle s’écroula sur le sol en même temps que la chaise de laquelle elle était toujours prisonnière. Nelson la regarda avec dédain et lui tourna le dos, avant de déposer son couteau sur une table.

—   Nettoyez sa plaie et attachez-la contre le mur du fond, lança-t-il à deux hommes de carrure imposante qui se tenaient droits à l’entrée de la pièce.

—   Bien monsieur ! répondirent-ils d’office avant de s’exécuter.

—   Et sortez ce pauvre diable d’ici, ordonna Nelson à d’autres gardes en désignant le corps sans vie d’Iden.

Tandis que les gardes évacuaient le cadavre du jeune loup, les deux hommes désignés par Nelson détachèrent Sephyra de sa chaise et la redressèrent de force, passant un linge humide sur son visage à la va-vite avant de l’entraîner au fond de la pièce pour l’immobiliser contre le mur. Ils lui enfermèrent les poignets entre deux attaches d’acier reliées à d’épaisses chaînes, de part et d’autre de son corps épuisé. 

Nelson poussa un long soupir en se pinçant l’arête du nez. Il resta immobile et silencieux pendant quelques instants, puis s’adressa finalement à ceux qui étaient restés dans la salle.

—   Maintenant je veux que vous partiez, déclara-t-il en desserrant son nœud de cravate. Je m’occupe du reste seul.

—   Monsieur, est-ce bien prudent ? réagit derechef l’un des soldats qui l’accompagnait.

Nelson reporta son attention sur le militaire qui avait osé prendre la parole, et bien que ce dernier dépassât son supérieur d’une tête, il ne put réprimer un frisson.

—   Vous doutez de mes capacités à la faire parler, Dreks ?

Sa voix avait quelque chose de terrifiant, que son regard perçant desservait à merveille. Son calme habituel était progressivement en train de céder sa place à une colère qu’il parvenait encore à contenir, mais qui était suffisamment perceptible pour que Dreks baisse les yeux en s’excusant de sa remarque déplacée.

—   Je vous demande donc de partir, continua Nelson. Et n’intervenez sous aucun prétexte, me suis-je bien fait comprendre ?

C’était tout sauf une question. Nelson retira tranquillement sa veste de costume et la déposa sur le dossier d’une chaise, puis il s’affaira à retrousser ses manches méticuleusement tandis que ses subordonnés quittaient la pièce à pas lents, intrigués par sa réaction. Lucéria jeta un dernier regard sur la pièce, mais Jack la prit par l’épaule pour l’emmener avec lui dans le couloir. 

Une fois la porte refermée derrière eux, Nelson ramassa son couteau, et immergea la lame dans un seau d’eau afin d’en ôter le sang. Il se laissa tomber sur une chaise, dos à sa prisonnière, et garda ses yeux fixés sur l’outil chatoyant, pensif. 


Sephyra était perdue dans le noir. Elle n’entendait plus rien mis à part le bourdonnement sourd qui malmenait son crâne. La douleur qui traversait son visage de part en part la lancinait, accentuée par l’inconfort de sa position. Acculée contre le mur glacial, ses bras fléchis et ses poignets enfermés entre les deux mâchoires d’acier solidement retenues par des chaînes, elle n’était presque plus capable de se mouvoir. Ses jambes, censées la retenir, tremblaient si violemment qu’elle tenait debout à grand-peine. Elle laissa rapidement sa tête tomber en avant et ses jambes s’affaisser, même si ses attaches l’empêchaient de se laisser choir au sol. Ses bras lui renvoyaient une douleur aigüe, mais elle n’avait plus la force de s’en soucier. 

Quelques sons autour d’elle, puis le silence. Un calme reposant, mais qui ne parvenait pas à apaiser sa migraine. Ses sens étaient occultés, son esprit éteint, et ses yeux restaient obstinément clos. Qu’y avait-il à voir, de toute façon ? Elle en avait assez vu. Elle ne voulait plus jamais rien voir. Juste oublier, partir.


Au bout d’un instant qui aurait pu être des minutes comme des heures, elle perçut le silence se briser. Des bruits de pas se rapprochaient. Elle ne réagit aucunement, perdue dans sa confusion et son immense détresse.

—   Pourquoi et comment en est-on arrivé là, Sephyra ?

Nelson. 

C’était une évidence. Elle aurait pu reconnaître sa voix entre toutes, même à l’article de la mort. Ses mots allèrent et vinrent dans sa tête, et elle crut les réentendre plusieurs fois en écho avant de vraiment les comprendre.

—   Je sais que tu m’entends. Dis-moi qui est le chef de cette Union, et où il se terre. Ne me fais pas attendre.

C’est à peine si Sephyra comprit le sens de ses mots. Mais quelle que fut la question, quelle que fut sa demande, elle savait qu’elle ne pourrait pas y satisfaire. Jamais. Elle ne pouvait pas donner à cet homme la moindre réponse qui puisse le contenter, et encore moins le convaincre de l’absurdité de la situation. Il était allé trop loin. Tout était allé trop loin. Ses mots n’arriveraient jamais à lui faire comprendre à quel point il s’était fourvoyé. À quel point tout le monde s’était fourvoyé.

— Quoi, tu ne pensais pas que j’irais jusque-là ? interrogea la voix Nelson, à la fois proche et distante. Tu aurais dû t’en douter, pourtant. Je ne reculerai devant rien ni personne pour protéger Neos et ses habitants. C’est ma responsabilité en tant que président. Et je compte bien l’assumer, quitte à avoir du sang sur les mains. Alors dis-moi ce que je veux savoir. Maintenant.

Les bruits de pas reprirent. Cette fois, ils sonnaient plus fort, comme si la présence s’approchait avec davantage de force et de détermination. Sephyra était trop confuse pour évaluer la distance qui lui restait avant d’être à la portée de son bourreau, mais elle devina que ce dernier ne tarderait pas à l’atteindre.

—   Quand je repense à tout ce que j’ai fait pour toi, à l’époque jusqu’à ce jour maudit… Toutes les opportunités dont tu as bénéficié, le statut dont je t’avais honorée…

Sephyra sentit un picotement désagréable remonter le long de sa colonne vertébrale. Cette voix était celle qu’elle connaissait, mais ses intonations étaient différentes. Derrière le ton froid et calme dont il s’affublait au quotidien, elle décelait de la colère, de la frustration. Lui qui était toujours maître de lui-même et de ses émotions, elle fut épouvantée à l’idée de découvrir quel homme il était capable de devenir lorsque la rage s’emparait de lui.

—   Réponds-moi.

La voix n’avait jamais été aussi proche. Mais Sephyra ne pouvait pas répondre. Elle tenta brièvement d’étirer ses lèvres pour cesser de les faire trembler, mais elle ne parvint qu’à accroître le sentiment qu’elle perdait peu à peu le contrôle de son propre corps.

—   RÉPONDS-MOI !! hurla la voix de Nelson.

Elle sentit une force surprenante la saisir à la gorge et la plaquer avec violence contre le mur derrière elle. Son crâne heurta la surface rigide et elle échappa une plainte rauque, se gardant de rouvrir les yeux. Sa tête maintenue en l’air, son cou broyé par la main de son bourreau, elle commença à éprouver des difficultés à respirer. Elle laissa s’échapper une plainte faible auquel réagit immédiatement son tortionnaire.

— Je savais qu’il te restait un peu de voix ! lança-t-il avec hargne. Dis-moi ce que je veux savoir, maintenant ! Je n’hésiterai pas à te faire du mal, tu sais que j’en suis capable…

Sephyra sentit quelque chose de froid caresser son visage. Une lame ? Malgré le doute, elle n’ouvrit pas les yeux. Elle avait peur de le faire, même si le souffle lui manquait, même si la douleur la persécutait. Peur de voir celui qu’elle avait admiré méconnaissable. Terrorisée à l’idée de discerner dans ses traits la cruauté malsaine que sa voix saccadée lui suggérait, transformant son visage serein pour le rendre pareil à celui d’un démon. Elle ne voulait pas le voir ainsi. Elle ne voulait plus rien voir. Elle en avait assez vu.

La main la relâcha brutalement et Sephyra s’affaissa en avant, toussant sans retenue et récupérant vivement l’air qui lui avait tant manqué. Elle savait que son silence ne la sauverait pas, et elle savait ce qui allait se passer. Elle allait subir le même sort qu’Iden, de la main de celui pour qui elle avait combattu pendant deux longues années. 

Il la tuerait ici et maintenant, tout simplement. Sans d’autre témoin. 

Sans une once de regret.


Un cliquetis métallique, évoquant le bruit d’une lame tombée à terre, la fit sursauter. Elle tenta de se redresser sur ses jambes tremblotantes, les yeux obstinément clos. Les pas se rapprochèrent de nouveau. Et un frisson grimpa dans sa nuque lorsqu’elle sentit la main gauche de Nelson agripper sa main droite, tandis que l’autre lui soulevait le menton. 

—   Dis quelque chose.

Elle ne pouvait pas. Même à cette voix douce et amère, elle ne pouvait rien rétorquer. Sephyra sentit une larme glisser sur sa joue. La proximité de cet être qu’elle adulait et rejetait de toutes ses forces lui faisait perdre ses dernières bribes de raison, la noyant dans un plasma de sentiments confus qu’elle peinait elle-même à identifier. Pour ne rien arranger, sa peur ne faisait que grandir, même si elle avait à présent la conviction que Nelson s’était bel et bien débarrassé de son arme. Qu’avait-il l’intention de faire, à présent ? La tuer à mains nues ?

Un nouveau frisson lui parcourut l’échine lorsqu’elle sentit le souffle de Nelson se rapprocher de son cou. 

—   Parle-moi…

Sephyra fronça les sourcils en serrant les dents, aussi tendue que si on avait cloué son dos à une poutre. Elle eut l’impression que la colère de Nelson diminuait, mais l’étreinte de sa main restait étonnamment puissante, et elle sentait son menton se comprimer entre ses doigts fins.

 

Nelson lui souleva un peu plus la tête, puis referma ses mâchoires dans son cou.


Sephyra écarquilla les yeux et laissa s’échapper un hurlement de surprise comme de douleur, agitant inutilement ses jambes fatiguées, réanimée par cette nouvelle douleur qui l’envahissait. Elle en oublia presque la blessure qui lui martelait encore le front et la joue gauche, ravivée par la crispation des moindres traits de son visage. Son cœur s’emballa à un rythme qui lui donna des vertiges. Tétanisée par le geste de Nelson, elle garda ses yeux rivés dans le vide, son souffle bientôt coupé, jusqu’à ce que son bourreau relâche son emprise, au bout d’un instant qui lui parut interminable.

—   Toujours pas décidée à me répondre, Sephyra ?

Ses yeux écarquillés croisèrent ceux de Nelson, et ce qu’elle vit la laissa plus morte que vive. L’image qu’elle avait de lui, un dirigeant inébranlable à la tenue impeccable et au regard serein, venait de s’effacer pour laisser place à un homme agité, sans sa veste, sa cravate défaite. Son regard d’ordinaire impassible bouillonnait sous ses mèches de cheveux noirs de jais, laissant danser des flammes déchaînées au fond de ses prunelles sombres. 

Elle ne s’attendait pas à cela. Pas comme ça, pas maintenant, pas dans ces circonstances. Où avait bien pu disparaître celui qu’elle avait soutenu tout ce temps ? Se cachait-il derrière ce visage, déformé par un mélange de colère et de folie ? 

Avait-il seulement déjà existé ?


Las de son silence, Nelson se détourna alors de son regard, et elle sentit ses lèvres brûlantes descendre à nouveau dans son cou, avant qu’une nouvelle morsure ne lui déchire la peau.


Sephyra tremblait violemment sous la peur et la douleur, échappant de brèves plaintes qui ne faisaient pas lâcher prise à son bourreau. Sa confusion était telle qu’elle se sentait totalement inapte à réfléchir. Elle ne pouvait que prier pour qu’il en finisse rapidement avec elle, cesse de la détruire à petit feu en lui arrachant de force les bribes de tendresse qu’il aurait voulu qu’elle lui cède de plein gré, pour enfin assumer son envie morbide de mettre un terme à ses jours. Mais il avait visiblement l’intention que son supplice s’éternise.

Elle garda ses yeux fermés durant les longues minutes où Nelson laissait des marques sur sa peau brûlante, incapable de se concentrer sur autre chose que la douleur indécente qu’il lui infligeait. De temps à autre, elle sentait se resserrer l’étreinte de sa main, et sa langue caresser doucement sa peau meurtrie, ce qui la faisait frissonner des pieds à la tête. 

Elle le maudit de toutes ses forces, lui, et la sensualité démoniaque dont il se permettait de faire preuve dans un moment pareil. Elle l’abhorra avec les restes de sa raison, lui à qui elle aurait voulu être capable de sourire sans gêne, et lui rendre avec sincérité l’intérêt qu’il avait toujours manifesté à son égard. Elle le haït autant qu’elle se sentait capable de haïr quelqu’un, lui pour qui elle avait frôlé la mort, et aurait été capable de le faire à nouveau si elle n’avait pas fui, terrorisée par les implications de sa propre loyauté. Oui, elle serait morte pour lui. Pour son idéal vertueux, son souhait de cohésion, son rêve. 

Elle serait morte pour lui, et peut-être que finalement, c’était bien ce qui allait se produire. Terrassée par sa loyauté imbécile.


Lorsque sa fatigue et sa détresse eurent raison de ses dernières bribes de courage, à l’issue d’un instant qui lui parut durer des heures, Sephyra gémit faiblement, sentant de nouvelles larmes perler à ses yeux fatigués.

—   Nelson… souffla-t-elle, abattue par la douleur. Je t’en supplie, laisse-moi…

Il se désintéressa du cou de sa prisonnière pour la regarder dans les yeux. Surpris d’entendre enfin sa voix, son regard trahit une once de satisfaction.

—   Ça ne dépend que de toi, Sephyra. Tu t’es décidée à répondre ?

La main droite de Nelson glissa le long de son buste, pour agripper sa taille avec fermeté. Sephyra releva les yeux vers lui, exténuée. Nelson haletait, comme s’il se retenait à grand-peine de se jeter sur elle. Mais de son côté, la jeune femme avait perdu toute volonté de se battre.

—   Je te déteste…

—   Pas autant que moi.

Un soupir. Nelson saisit d’une main le visage de Sephyra, qui ferma les yeux et n’essaya même pas de lutter lorsqu’il plaqua ses lèvres contre les siennes.

        

À cet instant, elle oublia tout autour d’elle. L’étreinte de Nelson était si forte qu’elle se sentait totalement immobilisée contre lui, stupéfaite par sa force et par la passion sans bornes qu’il manifestait à son égard, la maintenant sous l’emprise implacable de sa pulsion.

Leur baiser dura quelques secondes. Ou une éternité. Sephyra avait l’impression que plus rien autour n’existait, comme si le temps s’était arrêté, et que plus jamais il ne s’écoulerait. Elle ne sentait plus sa blessure ni sa détresse ; il ne restait dans son monde plus que la chaleur des lèvres de cet homme qu’elle avait servi puis trahi, la force de ses mains qui la gardaient sous son emprise, l’irrégularité de son souffle qui la faisait autant brûler de plaisir que de panique. 

Il ne lui restait que d’amers regrets.


La réalité finit par s’imposer de nouveau à eux, après quelques instants passés hors du temps et de l’espace. Nelson recula son visage, la tête baissée, le souffle court. Alors qu’elle levait les yeux vers lui, Sephyra tâcha de faire cesser les tremblements de ses membres, mais c’était peine perdue. Son cœur battait à tout rompre, tout comme celui de Nelson qui demeurait immobile, son visage effleurant le sien, ses yeux clos, comme s’il cherchait à reprendre ses esprits, à se réveiller d’un songe inconcevable.

Lorsqu’il daigna planter son regard céruléen dans les yeux de sa prisonnière, ils se regardèrent longuement, sans mot dire, le souffle court. Sephyra constata que le visage de Nelson se fermait de nouveau, que son regard se faisait impassible, froid. Son esprit, insondable. 

Il était redevenu son ennemi, et avait décidé qu’il le resterait.


Sans rien ajouter, Nelson lâcha sa prisonnière avant de se retourner, pour s’éloigner d’elle à pas lents. La jeune femme sentit comme un coup invisible lui perforer les entrailles, et retombant soudainement sous le choc de tout ce qui venait de se produire, elle laissa son buste s’affaisser en avant, des larmes ruisselant sur ses joues meurtries, sans parvenir à retenir de brefs gémissements de douleur.


Pas un regard de plus. La porte de la salle de torture se referma vivement, et un profond silence envahit l’espace.