L. Reflets de l'Ancien Monde - Le tombeau de glace



Explicit Violence

Après une catastrophe de grande ampleur, une partie de l’humanité est retournée vivre auprès de la nature, abandonnant la vaste Neos, capitale technologique des hommes. Parmi ces exilés, les reculés, certains appelés Porteurs gardent en eux des entités indispensables au maintien de la stabilité. Que deviendra le monde s'ils venaient à tous disparaître ?

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Partie 1 chapitre 6


Sephyra s’assit sur son lit et jeta un regard circulaire sur la pièce qui lui ferait office de nouvelle demeure. Un décor simple, des murs sobres en pierre lisse, quelques meubles de bois clair dont les angles parfaits auraient fait pâlir de jalousie les ébénistes anethiens. Une salle de bains était séparée du reste de la pièce par une solide cloison opaque, et la chambre avait une unique fenêtre qui laissait passer abondamment la lumière de la lune.

Sephyra appuya sur l’interrupteur de sa lampe de chevet, et déposa son sabre sur son lit, à côté d’elle. Une fois assise, elle s’empara délicatement du manche et tira la lame hors de son fourreau, pour l’admirer quelques instants. Très exactement soixante-deux centimètres de long, une garde en acier forgé qui ondulait joliment autour de la garde, une lame fine et très légèrement courbée sur son dernier quart, plus facile à manipuler qu’une épée classique. Une des lames traditionnelles du royaume d’Anethie, réputées pour leur manipulation aisée et leur tranchant sans pareil. Les deux ornements qui se balançaient à l’extrémité du pommeau lui arrachèrent un sourire mélancolique. Anethie lui manquait déjà.

Elle rangea son arme délicatement. Bientôt, elle aurait peut-être à s’en servir en conditions réelles. Elle n’avait jamais vraiment eu l’occasion de se battre dans le but de tuer, et espérait ne pas avoir à le faire. Mais elle avait conscience qu’on ne peut être soldat sans être prêt à ôter la vie. Il fallait qu’elle s’y prépare.

Elle se baissa pour ramasser son sac et le poser sur ses genoux, vidant ses quelques affaires, principalement des vêtements et d’autres souvenirs d’Anethie. Ses mains qui fouillaient au hasard finirent par rencontrer un objet particulier, qu’elle ôta à son tour du sac de toile. Trois petits bracelets tressés, attachés ensemble par un mince filin argenté. Elle les manipula avec précaution, caressant chaque perle qui ornait les fils rendus rêches par le temps. 

Trois bracelets, un pour chacun des anniversaires qu’elle avait passés à Euresias. D’après ce qu’on lui avait raconté, il s’agissait là-bas d’une coutume ancestrale. Chaque enfant recevait un bracelet supplémentaire autour de son poignet à chacun de ses anniversaires, jusqu’à ce qu’il apprenne à voler. Suite à cela, une cérémonie de passage à l’âge adulte consistait à couper ses bracelets, que certains faisaient le choix de garder en souvenir.

Sephyra n’avait pas eu à se poser la question. C’était la seule chose qui lui restait de son ancienne vie, cette vie lointaine qu’elle se remémorait à grand-peine. Quelques fragments de rêve, éclats de sa conscience, qui peinaient à perdurer dans sa mémoire troublée.


Sephyra s’étendit de tout son long sur le matelas, scrutant le plafond de sa chambre, et poussa un long soupir en fermant les yeux. 


****


Le Chasseur à forte carrure entra dans la petite pièce où les nouvelles recrues s’étaient réunies, et les dépassa en leur adressant un sourire bienveillant. Il prit place dans une large chaise qui faisait face à sa maigre assemblée, amusé des visages hagards qu’il distinguait autour de lui. 

—   Bonjour à tous, dit-il sans cesser de sourire. On n’a pas encore été présentés, je crois. Je m’appelle Jack Orwenn, et je suis l’unique Chasseur de Premier rang actuellement au service au palais présidentiel.

Quelques murmures enjoués furent échangés parmi les nouvelles recrues, dont certaines fixaient intensément le brassard en cuir rouge que Jack portait au bras droit. Dessus était dessiné le blason de Neos, avec ses deux rapières croisées entourées de six étoiles.

—   Je vois que certains connaissent déjà cette coutume, reprit alors Jack en remarquant les regards tournés vers son bras droit. Si vous arrivez vous aussi au Premier rang jour, vous devrez porter ce brassard. Mais pour l’instant vous êtes des novices, donc je vais vous traiter comme tels.

Comme pour appuyer sa plaisanterie, il lança un grand éclat de rire devant le visage stupéfait des nouvelles recrues. Installée au fond de la pièce pour ne pas gêner les autres avec ses ailes, Sephyra observait l’homme avec un mélange de curiosité et de doute. Elle avait remarqué sans mal les lourdes cicatrices que Jack portait au visage ; même s’il semblait à peine dépasser la quarantaine, son existence avait dû être mouvementée. Si accéder au Premier rang était synonyme d’avoir combattu intensément et au péril de sa vie pendant des dizaines d’années, Sephyra doutait sincèrement pouvoir accéder à une telle position un jour.

—   Revenons aux choses sérieuses, suggéra Jack en s’affalant dans son siège, les bras croisés. Le président Nelson James m’a demandé de vous expliquer les rudiments des Chasseurs, même si je me doute que vous les connaissez. Mais étant donné que cette année est un peu spéciale, ça vaut bien que je vous refasse des explications détaillées.

Jack s’éclaircit la voix et s’installa plus confortablement dans sa chaise, tandis qu’un silence religieux s’installait dans la pièce.

—   On vous a un peu fait visiter hier, vous connaissez les lieux : toute l’aile Est du palais présidentiel sera votre terrain de jeu. J’entends par là que vous y trouverez tout le nécessaire pour vous entraîner et vous retrouver entre deux missions. Inutile de préciser que les règlements de compte ne se font ni à la cafétéria ni dans les couloirs, et encore moins dans les appartements. Si vous tenez vraiment à vous taper dessus, vous êtes prié de le faire dans les salles d’entraînement, et avec des armes factices –vous en avez plein à disposition. Je préfère préciser, parce que c’est déjà arrivé que deux Chasseurs se fassent virer pour en être venus aux mains dans le réfectoire. Et je ne sais pas si le général Krowder vous l’a précisé, mais la moindre entorse au règlement peut vous faire expulser définitivement, donc en tant que Chasseur de longue date, je ne peux que vous conseiller de suivre scrupuleusement les règles.

Un silence tendu lui répondit. Les sept paires d’yeux étaient toujours rivées sur lui, attendant poliment la suite des instructions. Jack, en observant leurs expressions à mi-chemin entre la peur et la résolution, décocha un nouveau sourire.

—   Cela dit, je suis sûr que tout se passera très bien pour vous. Je vous ai vu combattre, pour la plupart, et vous m’avez l’air tout à fait aptes à devenir des Chasseurs exemplaires.

Sephyra frémit quand les yeux de Jack croisèrent les siens. Avait-elle rêvé, ou son regard s’était-il fait plus insistant l’espace d’un bref instant ?

—   Aujourd’hui, vous êtes libres de découvrir les lieux à votre rythme, reprit Jack. Les salles d’entraînement sont ouvertes. N’hésitez pas non plus à échanger avec les Chasseurs de rang plus élevé, ça pourra vous être utile pour vous intégrer plus rapidement. Ah, et je sais pas si le général Krowder vous l’a dit, mais il y a cinq rangs en tout pour les Chasseurs. Donc vous êtes actuellement des rang Cinq. Mais si vous bossez sérieusement, grimper les échelons se fera assez rapidement, vous verrez.

Jack lança encore un regard sur son assemblée, avant de s’affaisser dans son siège.

—   Des questions ? 

Une main se leva timidement parmi les sept recrues, celle d’une jeune femme aux yeux sombres.

—   Combien y a-t-il de Chasseurs, actuellement ?

—   Bonne question, mam’zelle, répondit Jack en appuyant ses coudes sur ses genoux. Actuellement, en vous comptant, il y a vingt-huit Chasseurs. Huit de rang cinq, quatre de rang quatre, neuf de rang trois, six de rang deux et… moi, pour le premier rang. Ouais, je crois que c’est ça. Chacun monte les échelons à son rythme, soyez pas trop pressés. Et si jamais vous vous lassez ou que vous voulez changer de job, rien ne vous retient, pensez juste à prévenir l’administration et faire vos paperasses comme il faut. Pour ça faut aller voir Landa, au rez-de-chaussée, le p’tit gars avec les cheveux noirs qui gère le secrétariat des Chasseurs. Il vous dira tout ce que vous devez savoir à ce sujet.

Jack s’éclaircit la voix et sembla réfléchir un instant à la suite de ses explications.

—   Bon, et pour finir, parce qu’il me semble qu’on a fait le tour, vous allez dans quelques jours effectuer votre première mission. C’est elle qui vous donnera droit à votre place assurée parmi les Chasseurs. Ah, et j’ai pas parlé du salaire, encore… Bon vous demanderez à Landa, ok ? Dès que ça cause administratif, je suis vraiment pas doué.

Il se leva, bientôt imité par les nouvelles recrues.

—   Bon, je vous souhaite bonne chance pour la suite, dit-il. En cas d’urgence, mes appartements sont situés au deuxième étage de l’aile Est. Vous n’avez pas le droit de vous y rendre en théorie, mais s’il y a vraiment besoin, n’hésitez pas.

Jack leva sa main droite contre son front, bientôt imité par les nouvelles recrues. Sephyra devina qu’il s’agissait du salut militaire à Neos ; bien différent de celui d’Anethie qui consistait à lever le poing droit contre sa poitrine, le bras fléchi à l’horizontale.

Jack quitta la pièce à grandes enjambées, comme s’il avait pris du retard dans son emploi du temps. Les sept nouvelles recrues sortirent de la pièce à pas lents, et furent accueillies par d’autres Chasseurs qui les regardaient avec de grands sourires. Tous comprirent rapidement que l’intégration des nouveaux par les anciens était une coutume bien ancrée au sein de cette milice.


Leurs aînés passèrent une grande partie de la journée avec eux, leur racontant leurs anecdotes de mission entre deux conseils, et meilleures les tables à choisir au réfectoire. Pouvoir échanger avec des camarades de rang plus élevé était une excellente façon de s’intégrer au groupe, mais aussi et surtout mieux appréhender à quoi ressemblait l’emploi du temps d’un Chasseur.

Sephyra apprécia beaucoup ces échanges malgré sa timidité qui la rendait réservée aux yeux du groupe. Peu lui importait : sa nouvelle vie commençait à peine, elle savait qu’elle devrait se donner le temps de s’y habituer.


****


Trois jours s’étaient écoulés depuis son intégration au corps des Chasseurs. Le jour tant attendu était arrivé pour les nouvelles recrues : leurs premières missions allaient débuter. 

On les convoqua dans la pièce où Jack leur avait expliqué les quelques rudiments à connaître. Mais cette fois, c’était le général Krowder qui se trouvait là, impeccablement vêtue, et le regard droit, comme à son habitude.

—   Bienvenue, leur dit-elle. Comme vous l’avez appris ce matin, nous allons attribuer à certains d’entre vous leur première mission. Vous les effectuerez par groupes de deux : l’un de vous sera accompagné par le dernier Chasseur de rang cinq en dehors de vous sept.

Un garçon assez jeune, assis au fond de la pièce, adressa un léger signe de main aux nouvelles recrues qui avaient tourné le regard vers lui.

—   Seulement, il s’agit de missions concrètes, et pas de vulgaires entraînements. Vous allez donc prendre des risques pour votre vie et celles que vous devrez défendre. Soyez bien préparé à cela : un Chasseur est avant tout un militaire. Et votre quotidien ne sera pas toujours qu’entraînements insouciants et dénués de risques.

Krowder s’éclaircit la voix et reprit, les mains jointes dans le dos.

—   Cette nuit, deux hommes recherchés par les forces de police se sont enfuis après avoir été repérés dans le quartier Est. Toutes les issues de la ville ont été bloquées et sont actuellement sévèrement contrôlées, mais la police n’a pas encore mis la main sur les criminels. On ignore s’ils sont armés. On m’a donc demandé si deux Chasseurs pouvaient venir en renfort sur cette affaire.

Elle balaya l’assemblée de son regard perçant. Les nouvelles recrues la regardaient en retour, à la fois intimidés à l’idée d’être choisis et très intrigués par leur potentielle première mission.

—   J’ai déjà choisi qui j’enverrai sur cette mission, déclara alors Krowder. Lucéria-Lys et Cae-La Sephyra, vous resterez ici avec moi lorsque cette séance sera levée.

Sephyra ouvrit de grands yeux et déglutit. Son cœur se mit à battre à tout rompre tandis qu’elle s’assurait d’avoir bien entendu. Sa première mission. Déjà. Elle se sentit à la fois tremblante de peur et d’excitation, consciente que ce coup d’essai allait peut-être lui permettre d’ancrer sa place parmi les Chasseurs. Ou, si la mission se passait mal, l’exclure du groupe. Mais elle n’avait pas à hésiter, et elle savait déjà qu’elle ferait tout son possible pour retrouver les criminels dont on venait de lui parler.

—   Vous vous demandez sûrement pourquoi j’ai convoqué tout le monde alors que seules deux Chasseresses ont été choisies pour cette mission, reprit alors Krowder devant le regard à la fois anxieux et consterné des jeunes recrues. Eh bien, j’estime qu’il est important pour vous de connaître le genre de missions auxquelles vous serez assignés. Et de savoir ce qui attend vos camarades. La séance est levée.

Les regards obliquèrent vers une jeune femme qui se releva avant tous les autres. D’allure mince et élancée, elle portait une longue chevelure blanche à pointes noires qui retombait au creux de ses reins, et des yeux d’un bleu azuré sur son visage pâle, adoucissant ses traits fins et son regard sévère. Krowder la regarda avec un sourire.

—   Lucéria-Lys, dit-elle. Contente de vous voir aussi déterminée.

Sephyra, au fond de la pièce, se leva à son tour, étirant brièvement ses ailes. Les regards avaient aussitôt bifurqué sur elle, mais elle ne laissa pas transparaître son intimidation évidente lorsqu’elle contourna le groupe, pour se rapprocher de Krowder, à l’instar de Lucéria.

Tandis que les nouvelles recrues quittaient la pièce, Krowder regarda les deux jeunes femmes avec un sourire. Et une fois qu’elles furent toutes trois seules, elle reprit la parole.

—   Cette mission sera peut-être plus dangereuse qu’elle en a l’air, leur dit-elle à mi-voix. Mais vous êtes les meilleures recrues de cette session. Je suis sûre que vous allez nous aider à tirer cette affaire au clair.

Trop tendues pour apprendre à faire plus ample connaissance maintenant, Sephyra et Lucéria se jetèrent un regard en coin, prêtes à coopérer pour cette première mission. 

Car les choses sérieuses commençaient.


****


Le fourgon avançait à une allure presque paisible dans les larges boulevards de Neos. La nuit était tombée depuis plusieurs heures, et la patrouille policière, constituée de sept voitures et camionnettes, progressait en direction d’un quartier à l’est de la ville, où les voleurs avaient été aperçus pour la dernière fois.

Immobile sur la banquette arrière de l’un des fourgons, ses ailes repliées au maximum pour ne pas gêner Lucéria qui avait pris place à côté d’elle, Sephyra regardait le paysage défiler au travers des vitres teintées. Les rues se succédaient, plus ou moins éclairées ; les passants se faisaient rares et les transports en commun avaient grandement atténué leur trafic. Elle ne pensait pas qu’elle aurait déjà l’occasion de prendre place dans un de ces curieux véhicules à quatre roues qui n’existaient qu’à Neos. Elle en avait entendu parler, mais les voir en vrai, et pouvoir monter dans l’un d’entre eux, était encore plus intéressant. 

Mais bientôt, la voiture ne parvint plus à soustraire son angoisse à ses pensées. Elle n’avait même pas eu le courage de s’adresser à Lucéria pour tenter de faire connaissance, ce qui aurait pu la divertir un minimum. Sephyra se sentait prête à faire ses preuves, mais paradoxalement, elle appréhendait cette première mission. Selon ce qu’elle savait, il ne s’agissait que de deux individus ayant commis un larcin. Mais les mots de la Générale lui restaient en tête : la mission serait potentiellement plus complexe qu’elle n’en avait l’air. Était-ce pour cette raison qu’autant de moyens avaient été mobilisés pour cette mission a priori peu dangereuse ?

Le véhicule qui la transportait s’arrêta sur un parking presque vide, coupant court à ses interrogations. Lucéria, qui était du côté de la porte coulissante, l’ouvrit sans plus attendre et sortit du fourgon, suivie de près par Sephyra qui put enfin détendre ses ailes, les étirant avec soulagement. Les voitures de police, gyrophares éteints, s’étaient toutes garées dans l’ombre d’un immeuble en piteux état, tâchant de rester discrètes. Le Chasseur de rang cinq qui les accompagnait discutait déjà avec l’un des militaires de ce qui ressemblait à un plan des lieux.

Sephyra garda sa main machinalement posée sur la garde de son sabre tandis que l’officier en charge de la mission, une trentenaire aux cheveux courts, se dirigeait vers elles.

—   Mesdemoiselles, dit-elle, nous allons devoir entrer dans cet entrepôt. 

Elle désigna le bâtiment situé en face du parking, un édifice de pierre sale qui semblait désaffecté depuis plusieurs années.

—   Ce bâtiment est inhabité depuis deux ans, et il n’a toujours pas été remplacé à cause d’un litige entre ses propriétaires. Nous savons qu’il disposait d’un réseau souterrain important, et soupçonnons que les malfaiteurs aient pu s’y réfugier. Les témoins nous ont rapporté que les fugitifs avaient été aperçus dans ce quartier, et nos propres informations semblent confirmer cette hypothèse. 

—   Il n’est donc pas certain que les hommes que nous recherchons s’y trouvent ? questionna Lucéria.

—   Non, en effet. Mais il y a de fortes chances pour que ce soit le cas malgré tout, et nous ignorons s’ils ont des armes à feu. Dans tous les cas, on pense que c’est ici qu’ils se cachent. Quoi qu’ils aient derrière la tête, on devrait a minima trouver des indices ici.

Lucéria acquiesça d’un signe de tête vigoureux tandis que Sephyra laissait machinalement obliquer son regard vers le pistolet attaché à la hanche de l’officière. Elle avait entendu parler de ces armes à distance, plus rapides que n’importe quel coup de lame, aptes à faire taire ses ennemis en un coup. Elle savait que Neos était l’unique endroit où ces armes étaient produites, et qu’elles étaient interdites d’utilisation en-dehors, sous peine de déclencher des conflits d’ampleur avec le monde Reculé qui réprouvait l’usage de tels symboles de mort. À Neos même, seuls les militaires et la police étaient autorisées à en posséder et donc à en faire usage, et ce uniquement dans les cas de force majeurs. Mais certains arrivaient à se procurer de telles armes en dépit de la règlementation qui l’interdisait. Et si c’était le cas des malfaiteurs qu’ils poursuivaient, ils n’étaient pas à l’abri de recevoir des blessures mortelles à longue distance.

C’est pour cette raison que les policiers ainsi que les trois Chasseurs avaient été tenus de porter des gilets pare-balle, qu’il avait fallu modifier pour Sephyra : avec ses larges ailes, elle ne pouvait pas aisément porter des vêtements pensés pour des Neosiens. 


Suite à un dernier briefing rapide, les policiers pénétrèrent armes levées dans le bâtiment, sans faire de bruit, leurs lampes torches éclairant faiblement l’espace qui les entourait.

Suivies par le Chasseur qui les accompagnait, Lucéria et Sephyra s’avancèrent à leur suite, leurs armes prêtes à surgir, même si elles savaient que les balles seraient plus rapides que leurs lames. En termes de corps à corps cependant, elles seraient les plus prédisposées à se battre. Elles ne devaient donc pas baisser leur vigilance.

Le bâtiment était très haut de plafond et extrêmement sale, pourvu de balcons sur les côtés de la pièce principale, que l’on distinguait à peine en raison des ténèbres environnantes. Ces dernières empêchaient par ailleurs l’observation détaillée du sol ravagé par les ans et des murs attaqués par l’humidité. Une odeur de moisissure y régnait, mais pas un bruit ne pouvait être entendu, mis à part les pas prudents des policiers qui inspectaient la première pièce, prêts à faire feu en cas de danger.

Sans relâcher leur attention, Lucéria et Sephyra suivirent une partie des policiers dans un passage étroit qui s’enfonçait à gauche du bâtiment, dans les profondeurs. Une grille rouillée rendait l’accès inaccessible, ce que s’empressa de vérifier l’officière en s’approchant des barres de fer usées.

—   Qu’est-ce que…

Elle distinguait un boitier de l’autre côté de la grille, pourvu d’une diode qui clignotait dans le noir. La grille, quant à elle, ne comportait pas de serrure.

—   Ça me semble bien moderne comme système pour garder un bâtiment abandonné, remarqua-t-elle. Tout porte à croire que les gens que l’on recherche se terrent pas loin.

Deux autres policiers s’approchèrent, mais la grille refusait de s’ouvrir malgré leurs tentatives musclées de la faire céder. Les grincements sinistres que produisaient leurs essais les poussa à abandonner, conscients qu’ils devaient rester discrets jusqu’au bout pour ne pas faire échouer la mission.

L’officière sembla réfléchir un instant, puis sortit son arme à feu.

—   Tenez-vous prêts, dit-elle. De toute façon, ils savent sans doute déjà que nous sommes ici.

Elle passa le canon de son arme à travers la grille et tira. Le coup de feu résonna dans le couloir et toute la pièce voisine tandis qu’une partie du boitier explosait, le rendant immédiatement hors d’usage. Le policier situé le plus proche de la grille ouvrit alors cette dernière d’un grand coup de pied, et s’engouffra au pas de course dans l’ouverture, ses alliés sur les talons.

Sephyra et Lucéria leur emboitèrent le pas sans hésitation, le cœur battant. Les fugitifs n’étaient en théorie que deux, mais l’installation qu’ils venaient de mettre à mal pouvait être signe que le groupe de malfaiteurs était plus dense que prévu.


Ils progressaient dans le tunnel obscur depuis quelques secondes lorsqu’un rugissement lointain se fit entendre. Les policiers ralentirent le pas, armes levées, torches braquées vers le fond du couloir plongé dans le noir. Deux paires d’yeux brillants venaient de s’y dessiner, accompagnés de légers crissements sur le sol détérioré.

Le premier coup de feu n’arrêta pas l’énorme loup noir qui se jeta gueule ouverte sur le policier le plus proche, le renversant avec violence sur le sol délabré. La rafale de tirs qui s’ensuivit le fit reculer avec un jappement tandis qu’une seconde bête bondissait hors des ténèbres, mais elle s’empala sur l’une des dagues de Lucéria qui avait brandi sa lame dans un réflexe salvateur. La jeune femme recula et retomba au sol à cause du poids du loup qui s’écroula sur elle, répandant une mare de sang sombre qui la poussa à s’extirper au plus vite, aidée par le Chasseur qui s’empressa de venir l’aider à se dégager.

Le second loup ne parvint pas à lancer son ultime assaut ; un dernier coup de feu dans le crâne stoppa son initiative et le fit s’écrouler au sol, ses yeux vitreux bientôt figés dans le vide.


Le policier blessé parvint à se relever, mais un regard insistant de l’officière lui fit comprendre qu’il devrait rester en arrière.

—   Je ne pensais pas qu’ils auraient des bêtes avec eux, déclara-t-elle en jetant un regard méfiant aux canidés terrassés.

—   C’était des Reculés, déclara alors la voix de Sephyra, le souffle court.

Tous les regards obliquèrent vers elle. Lucéria fronça les sourcils, effrayée par l’assertion de son alliée. Hautement troublée par ce qui venait de se produire, cette dernière peinait à conserver sa concentration tandis qu’elle se penchait sur l’une des créatures. Elle passa sa main frémissante sur les oreilles velues de la bête et les tira en arrière, mettant en évidence de petits anneaux décoratifs insérés par dizaines dans le cartilage.

-      À ma connaissance, seuls les humains mettent ce genre d’accessoire, continua-t-elle. Et sa fourrure n’est pas uniforme, il s’est sûrement métamorphosé récemment. J’ai grandi avec des Reculés loups d’une autre contrée. Je suis sûre de ce que je dis.

Un silence pesant suivit l’affirmation troublante de Sephyra. Le Chasseur qui les accompagnait s’approcha d’elle à pas lents, observant plus en détails l’un des loups écroulés, cherchant les indices qu’elle y avait vus pour tenter d’arriver aux mêmes conclusions. 

—   Mais… commença-t-il. Tu ne les connaissais pas, si ?

—   Non, répondit Sephyra derechef, la question lui paraissant idiote sur l’instant. Je n’ai jamais rencontré d’autres loups que ceux d’Anethie, et je sais que ceux-là n’en sont pas. 

Cet état de fait aurait dû être rassurant pour elle – et l’était, en quelque sorte. Mais un doute se mit à la hanter. Cette mission était-elle exceptionnelle, ou allait-elle devoir affronter voire tuer des Reculés au quotidien ? Même si elle ne connaissait même pas leur clan, qu’est-ce qui pourrait lui garantir qu’un jour, elle ne ferait pas face à des Anethiens ? 

Elle fut tirée de ses pensées par une tape de la part de Lucéria, qui lui jeta un regard entendu. De son côté, peu envieuse de méditer sur le sort de ces prétendus humains, l’officière jeta un regard vers la suite du couloir.

—   Nous nous occuperons de ça plus tard, dit-elle. Poursuivons, ils ne doivent pas être loin. Mais soyez extrêmement prudents.

Secoués, les agents poursuivirent leur route, suivis de près par les deux Chasseresses qui tendaient l’oreille, consciente que leur ouïe était meilleure que celle des Neosiens et qu’elles seraient peut-être les premières à repérer les prochains dangers.


À l’issue de quelques minutes de marche, une immense salle se dévoila à eux. Pas un bruit ne se faisait entendre, mis à part leurs pas qui résonnaient sur le dallage froid et humide, tandis qu’ils longeaient prudemment les murs du vaste espace.

Soudain, des projectiles arrivèrent dans leur direction, tombant par dizaines sur le sol. Des fumigènes. Les dispositifs se mirent à cracher une dense fumée opaque et étouffante qui, conjointe aux ténèbres environnantes, achevèrent de faire perdre tous leurs repères aux nouveaux venus. Des coups de feu se mirent à résonner dans la pièce, ainsi que des cris et des crissements métalliques.

Sephyra pivota brusquement sur le côté et fit un grand battement d’aile pour tenter d’écarter la fumée autour d’elle. Et la seconde suivante, elle vit un homme armé se jeter sur elle avec une épée courte, le regard flamboyant sous ses mèches de cheveux sombre, ses oreilles de fourrure plaquées sur son crâne.

Elle contra son attaque sans difficultés, ayant réussi à le voir arriver, puis le contraignit à se replier sous une slave de coups vifs qu’il contra avec peine. Profitant de la perturbation que son assaut constituait, Sephyra lui asséna un grand coup de lame au niveau des jambes, ce qui lui arracha un cri de souffrance tandis qu’il s’écroulait au sol, échappant son arme qui retomba à ses côtés. Se désintéressant immédiatement de son adversaire vaincu, Sephyra se mit sur ses appuis et bondit devant elle, faisant battre vigoureusement ses ailes dans l’air saturé par les fumigènes asphyxiants.

Elle gagna de la hauteur tout en veillant à rester à portée des fumées qu’elle repoussait sur son passage, guettant le premier ennemi qui se mettrait à sa portée. Elle en frappa un du bout de la lame, l’empêchant d’asséner un coup fatal au policier qu’il venait de désarmer. 

Elle poursuivit sa chasse sans perdre une seconde, à moitié aveuglée par les fumées et le cœur battant sous l’urgence de la situation. L’atmosphère commençait enfin à s’éclaircir, et elle put commencer à distinguer la silhouette des agresseurs qui agitaient lames et dagues contre les policiers pris par surprise.

Elle chargea un autre Reculé à qui il manquait une oreille, et lui porta un coup au niveau de la hanche qui le projeta à terre aussitôt. Tandis que le policier qu’elle avait secouru reprenait son souffle, elle sentit sa nuque se hérisser et se retourna vivement pour dévier in extremis un coup que lançait un autre Reculé, avec une longue et très fine lame qui manqua de peu sa cage thoracique. L’agresseur emporté par son élan la dépassa, un coup de matraque de la part du policier l’immobilisa net, et il s’écroula au sol, inerte.


Le silence retomba enfin dans la vaste salle. La fumée se dissipait pour de bon, aidée par les quelques aérations installées au sommet des hauts murs. Les yeux démangés par la fumée, Sephyra jeta un regard circulaire autour d’elle, et vit les policiers se relever, aidés par leurs compagnons qui avaient reçu moins de dommages. La jeune femme dénombra onze Reculés écroulés au sol, plus ou moins conscients. Tous arboraient des oreilles couvertes de fourrure et des queues rappelant celles de loups ou de félins. Ils ne semblaient pas tous provenir du même clan. 

Sephyra fronça les sourcils. Pourquoi un groupe entier de Reculés aux diverses origines s’en prenaient-ils subitement aux forces de l’ordre ? Et que faisaient-ils ici ?

L’officière, qui ne portait que quelques égratignures, s’avança à pas décidés vers les énormes caisses en bois disposées au fond de la salle, que sa lampe torche révéla partiellement. Elle se pencha au-dessus de l’une d’entre elles, qui était restée ouverte, et resta un instant interdite en découvrant qu’elle était remplie d’armes à feu de calibres variables, plongés dans une mer de copeaux de bois. Une brève inspection de quelques échantillons lui apprit que ces pistolets ne comportaient aucune munition, mais ils semblaient néanmoins parfaitement d’usage. Ses compagnons la rejoignirent et examinèrent la marchandise avec la même stupeur. Un trafic d’armes ? 

Sephyra jeta un regard à sa gauche. Lucéria, l’habit taché de sang, s’avançait vers elle à pas tranquilles, s’assurant d’un regard sévère que les hommes qu’elle avait mis à terre n’essaieraient pas de se relever pour tenter d’en découdre. Elle était à peine blessée, mais son gilet avait essuyé quelques coups de lame. Les deux jeunes femmes s’échangèrent un sourire soulagé tandis que l’officière revenait vers elles, ses hommes entreprenant de menotter les individus qu’ils avaient mis hors d’état de nuire.

—   Nous allons tirer cette affaire au clair, dit-elle. Mais commençons par quitter cet endroit.

Au vu de l’atmosphère saturée et étouffante de la pièce lugubre, personne ne chercha à discuter la proposition. 


****


La pluie tombait à verse sur le quartier agité. Un vent frais se leva brusquement, faisant frémir Sephyra qui resserra les bras autour de son buste. En levant les yeux, elle remarqua les fourgons policiers aux portes grandes ouvertes, prêts à accueillir les futurs prisonniers. Elle vit ces derniers se faire emmener un par un à l’intérieur des véhicules, guettés de très près par des policiers lourdement armés. Machinalement, elle fit quelques pas dans leur direction, mais sa route fut bloquée par l’officière qui l’arrêta d’un geste.

—   Nous nous occupons du reste, affirma-t-elle. Le véhicule derrière vous va vous ramener au palais présidentiel.

—   Que va-t-il leur arriver ? demanda alors Sephyra, elle-même surprise de s’inquiéter du sort des malfaiteurs.

L’officière lui jeta un regard appuyé, puis poussa un léger soupir.

—   Vous avez fait de l’excellent travail. Rentrez et reposez-vous. 

Sephyra ne fit pas un pas de plus, et regarda la policière s’éloigner pour assister ses coéquipiers tandis qu’une pluie fine commençait à tomber sur Neos. Elle observa le Chasseur repartir dans leur véhicule de service, sans jeter ne fut-ce qu’un regard aux malfaiteurs. Puis elle entendit le pas tranquille de Lucéria qui s’avançait à ses côtés, aucunement incommodée par la pluie qui s’intensifiait.

—   Rentrons, lui dit-elle en lui donnant une légère tape sur l’épaule. On a rempli notre mission, non ?

Les portes des fourgons se refermèrent bruyamment, et les moteurs se mirent à rugir dans la nuit.


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Lorsque Lucéria et Sephyra furent de retour au palais présidentiel de Neos, la générale Krowder, qui avait guetté leur retour dans la salle de réunion dédiée aux Chasseurs, les accueillit avec un sourire ravi, les bras écartés en signe de bienvenue.

—   Mesdemoiselles, dit-elle, ce que vous avez accompli cette nuit dépasse de loin mes espérances. Je ne peux que vous féliciter pour cette première mission que vous avez réussie avec brio.

Exténuées bien que ravies de recevoir autant de reconnaissance de la part de la froide Générale, Lucéria et Sephyra se contentèrent d’acquiescer en souriant timidement, le cœur encore battant sous l’émoi que leur suscitait cette première victoire.

—   Non contentes de remplir votre objectif, vous avez su défendre vos compagnons d’arme, et vous nous avez permis de défaire l’un des maillons du trafic d’armes le plus inquiétant de l’histoire de Neos. Nous nous chargeons de la suite, mais en attendant, je me suis concertée avec Jack Orwenn lorsque j’ai reçu le premier rapport de mission de la part de l’équipe qui était avec vous. J’en attends un plus détaillé de votre part, mais je me suis déjà fait un avis quant à ce que j’ai pu entendre. J’ai donc décidé de faire de vous des Chasseresses de rang quatre.

Les deux jeunes femmes accusèrent le coup de cette assertion, interloquées et stupéfaites, incapables de répondre quoi que ce soit à leur supérieure. Celle-ci continuait de les observer le sourire aux lèvres, comme pour leur confirmer qu’elle était sérieuse.


Le rang quatre, déjà. Sephyra ne parvenait pas à réaliser qu’après le succès de sa toute première mission, les plus grands militaires de Neos accordaient déjà de l’estime pour son talent au sabre. Peut-être que finalement, la vie de Chasseresse était faite pour elle, bien plus que ce qu’elle avait imaginé. Peut-être qu’elle allait véritablement trouver sa place dans cette cité immense, où les origines et les coutumes se mélangeaient. 


Peut-être trouverait-elle enfin un endroit qui puisse devenir son monde.