L. Reflets de l'Ancien Monde - Le tombeau de glace



Explicit Violence

Après une catastrophe de grande ampleur, une partie de l’humanité est retournée vivre auprès de la nature, abandonnant la vaste Neos, capitale technologique des hommes. Parmi ces exilés, les reculés, certains appelés Porteurs gardent en eux des entités indispensables au maintien de la stabilité. Que deviendra le monde s'ils venaient à tous disparaître ?

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Partie 1 chapitre 12


Le soleil entamait sa descente paisible dans les cieux dégagés. Un fort vent soufflait sur la plaine, dansant entre les collines verdoyantes qui profitaient pleinement des chaleurs de l’été. 

Nahru avançait à son rythme, observant le paysage d’un œil perdu, tandis que devant elle, Aokura poursuivait son avancée sans se retourner. D’après lui, le village de Lithaji où ils devraient faire halte n’était plus très loin.

Nahru détacha son regard des collines pour observer son compagnon de voyage, sa longue chevelure immaculée se balançant paisiblement au rythme de ses pas. Cela ferait bientôt deux ans que leur voyage avait débuté, et qu’ils pérégrinaient côte à côte. Ils avaient poursuivi leur périple sans faire de mauvaise rencontre, mais la menace de leurs ennemis n’allait pas en diminuant. Les loups de la meute de Kerem leur rapportaient souvent des nouvelles peu rassurantes, informant les deux voyageurs des zones à risque et des tragédies qui touchaient les différents Clans les uns après les autres. Malgré tout, l’espoir perdurait. Ils étaient en vie, et avaient la ferme intention de le rester.

Nahru s’était habituée à cette vie ; une vie de découvertes et de surprises, sans attaches, sans maison où rentrer. Elle avait longtemps eu peur de se savoir sans racines ni demeure, mais avec le temps, cette crainte s’était changée en un sentiment d’indépendance qui l’aidait à se sentir adulte. 

Entrée dans sa dix-septième année, elle avait mis une grande distance entre ce qu’elle était à Elantis, et ce qu’elle était devenue après tout ce temps passé auprès de son meilleur ami. Malgré les piques qu’ils continuaient de s’envoyer, leurs querelles et leurs conversations souvent animées voire houleuses, Nahru avait la conviction que rien ne saurait remettre en cause sa proximité avec Aokura. Cet état de fait la faisait toujours sourire, et la troublait en même temps. Elle n’avait quasiment jamais eu l’occasion de créer des liens forts avec autrui, et mis à part sa famille, le sorcier était la seule personne de qui elle s’était à ce point rapprochée. De ce fait, elle ignorait la nature du sentiment puissant qui l’envahissait à la simple vue de sa démarche calme et de ses grands airs qui l’amusaient. Sans parler de l’étrange sensation qu’elle avait toujours eue en sa présence, et à laquelle elle s’était accommodée avec le temps, elle ne savait pas pourquoi le simple fait de croiser ses yeux la troublait à ce point.

Elle ne savait pas pourquoi mais n’avait pas envie qu’on lui souffle la réponse. Le bonheur de se sentir si proche de quelqu’un qui avait tout son respect lui suffisait amplement.

La nuit était presque tombée lorsqu’ils franchirent la dernière colline qui les séparait du petit hameau. Mais au lieu de contempler les maisonnettes faiblement éclairées et leurs immenses jardins, ils ne virent que la désolation d’un village anéanti. 


Nahru se raidit à la vue des bâtiments en ruines, partiellement brûlés. Aokura, sourcils froncés, s’approcha à pas prudents du petit village. Il fit apparaître son sceptre et le tendit devant lui, tandis que Nahru s’agrippait instinctivement à sa cape.

La vue de chaque nouvelle rue ravagée était un supplice. Nahru finit par enfouir son visage dans le tissu fin qu’elle refusait toujours de lâcher, préférant se laisser guider par les pas prudents de son protecteur qui continuait de parcourir les chemins abandonnés, attentif au moindre danger potentiel. Mais ce qui restait de la paisible Lithaji semblait à présent vide de toute présence, excepté la leur.  

Aokura laissa son sceptre disparaître lorsqu’ils eurent traversé le village, se retrouvant face à un véritable cimetière improvisé. La terre avait été fraîchement retournée, quelques fleurs déposées comme dernier hommage, et les tombes de fortune avaient été rapidement abandonnées. Le drame devait être récent.


Nahru se décida à rouvrir les yeux, et sentit des larmes perler au coin de ses paupières en contemplant les tombes. La plupart étaient marquées par la présence d’une pierre, dans laquelle des lettres avaient été gravées. De derniers mots d’adieu.

Nahru lâcha la cape d’Aokura, et le dépassa à pas lents. Elle s’avança droit vers la tombe la plus proche, et s’agenouilla devant la pierre anguleuse, terne et salie par la terre.

Un nom y était gravé, ainsi que l’âge du défunt. Le même que le sien.

—   J’ignore ce qui s’est passé, mais nous ne devrions pas nous attarder ici, résonna subitement la voix d’Aokura qui s’approchait d’elle. Cette tragédie a certainement un lien avec le danger qui te guette.

Nahru ne répondit pas. Toujours à genoux devant la tombe, elle gardait son regard fixé sur la stèle rudimentaire, mesurant l’étendue de la tristesse que lui inspiraient ces simples lettres taillées à la va-vite dans la roche. 

Elle sentit son rythme cardiaque s’accélérer, et ses membres frémir. Elle s’imagina subitement subir le même sort. Cela faisait maintenant presque deux ans qu’elle esquivait des ennemis en compagnie d’Aokura, mais c’était la première fois qu’elle envisageait réellement la possibilité, plus que probable, de perdre à son tour sa vie dans ce conflit invisible. Le danger était là, quelque part, à la surveiller de près. Et il pourrait frapper si vite qu’elle n’aurait pas le temps de le réaliser. Qu’elle n’aurait pas le temps de dire au revoir.

Elle se releva, le souffle saccadé. Dévorée par l’appréhension, ses yeux tremblants ne pouvaient toujours pas quitter la stèle des yeux. Un vent frais la fit frémir tandis qu’il soufflait sur la plaine, tâchant d’emporter avec lui quelques mèches de ses cheveux fins. Elle se tourna lentement vers son compagnon de voyage, qui lui jetait un regard désolé.

—   Aokura… j’ai peur. 

Il baissa les yeux et s’avança vers elle, passant son bras dans son dos, empoignant fermement son épaule pour l’entraîner hors du cimetière. Il veilla à ce qu’elle reste près de lui à chaque pas qui les éloignait des maisons écroulées, espérant calmer ses pleurs silencieux par ce simple geste, qui pouvait l’aider à relever la tête mais pas à calmer son intolérable tristesse.


Nahru sut qu’elle n’oublierait jamais cette nuit. Qu’elle n’oublierait jamais la vision insupportable du hameau ravagé, et le sentiment d’insécurité que cela lui avait inspiré. Mais même si la peur la dévorait, elle voulait continuer de se battre. Se battre pour son avenir, pour celui de son monde. Elle voulait garder la tête haute, à l’instar d’Aokura qui avait ancré son regard sur l’horizon, comme à son habitude, tandis qu’il l’emmenait loin des ruines de Lithaji.


****


L’été touchait à sa fin. Les fruits épargnés par les animaux étaient presque tous tombés des arbres. 

Ce fut le chant des cigales qui la tira de son sommeil, alors que l’après-midi battait son plein, étouffante sous un soleil de plomb qui ravissait les insectes chanteurs.

Nahru ouvrit les paupières, et se laissa aller à la contemplation du feuillage dense qui la protégeait de la lumière intense en provenance des cieux. Les quelques arbres qui subsistaient dans les environs étaient un refuge idéal les pour deux voyageurs éreintés, mais la présence de cette vaste oasis au beau milieu des plaines de l’Ouest était aussi le lieu de vie privilégié des cigales qui s’en donnaient à cœur joie.

Nahru commença par se demander par quel miracle elle avait bien pu s’endormir malgré le vacarme dont elles se rendaient coupables. Que de si petites créatures soient capables de lui faire vriller les tympans de la sorte avait quelque chose de fascinant –et de passablement énervant.

Elle donna un coup sec dans le tronc contre lequel reposait sa tête, mais cette tentative désespérée de retrouver un semblant de calme s’avéra parfaitement vaine. Peu lui importait, en réalité : elle n’avait pas cru un seul instant que cela fonctionnerait.

Nahru se redressa, s’étira et bâilla sans retenue. Elle fit doucement osciller sa tête, à droite, à gauche. Sa position de sommeil n’avait pas été très confortable pour sa nuque, son sac de voyage se révélant être un piètre oreiller.

Elle jeta un regard sur sa gauche. Assis sur une roche affleurante qui émergeait entre les jeunes pousses et l’herbe sèche, Aokura laissait son regard s’égarer entre les derniers arbres de leur îlot de verdure.

Nahru s’étonna de ne pas voir de fumée s’échapper régulièrement de son environnement direct, mais postula qu’il avait bien dû avoir le temps de fumer quatre ou cinq fois depuis qu’elle s’était assoupie, et que le parfum de ses cheveux imprégnés par la fumée et les cendres le lui confirmerait bientôt.

Elle se leva et épousseta brièvement sa tunique de voyage, avant d’aller à sa rencontre. Elle hésita un moment à hurler ses salutations, mais le fit à voix normale malgré le crissement incessant des cigales.

Aokura tourna la tête vers elle, puis s’intéressa de nouveau à l’horizon tandis qu’elle prenait place à ses côtés. Entre les derniers arbres du refuge, on pouvait apercevoir la vaste plaine qui continuait, comme éternelle. Et près de l’horizon, une tache noire persistante indiquait la présence d’un lieu remarquable.

—   C’est quoi ? questionna Nahru en supposant que le sorcier saurait exactement à quoi elle faisait allusion.

—   Yvanesca, répondit-il en confirmant son hypothèse. 

Historiquement, la toute première ville créée par des Reculés, ceux qui avaient quitté Neos pour aller vivre au plus près de la nature. Désormais, il s’agissait de la plus grande ville Reculée du monde. La petite Neos, comme elle était surnommée. On racontait même que c’était en ces lieux que les Esprits étaient venus aux Hommes, donnant naissance aux grandes familles de Porteurs.

La première fois que Nahru s’y était rendue en compagnie d’Aokura, il y avait un peu moins d’un an, elle était arrivée de nuit, épuisée et à bout de nerfs, et n’avait pas su profiter du charme incontesté de ce lieu si célèbre. Ils n’étaient pas restés très longtemps. Nahru se souvenait néanmoins que les gens semblaient y vivre en parfaite harmonie. Yvanesca abritait un très grand nombre de Reculés de toutes origines, ainsi que d’anciens résidents de Neos qui s’étaient lassés de leur patrie originelle. C’était d’ailleurs bien la seule ville de Reculés où Nahru se souvenait avoir croisé des Neosiens ; à croire que ces derniers ne supportaient pas de vivre dans de petits villages isolés.

Nahru jeta un regard en direction du sorcier. Même s’il gardait ses yeux dardés en direction de la tache sombre supposée être Yvanesca, il semblait scruter à la place le vide le plus insondable.

—   Ça va ? questionna Nahru.

Un son entre le mugissement et le grognement lui répondit. Aisément traductible par une réponse négative.

—   Qu’est-ce qu’il y a ? insista-t-elle.

Aokura poussa un soupir sans détacher son regard de l’horizon.

—   Je pensais à Allendil, dit-il. Cela va faire maintenant deux années entières que nous sommes sans nouvelles de lui. S’il fuit la menace seul, et affronte les dangers sans aide aucune… Qui sait dans quelle détresse il se trouve actuellement ? Il est même possible qu’il soit…

Nahru baissa les yeux. Elle fut soudain prise d’un sentiment illégitime de culpabilité, elle qui avait la chance d’être sous l’aile protectrice d’Aokura, tandis que d’autres devaient survivre seuls. Sans lui, combien de temps aurait-elle survécu ? Une semaine ? Deux ? Sans doute pas davantage. Allendil était un homme intelligent, mais son âge avancé devenait une faiblesse préoccupante. Si personne ne s’était dévoué pour lui apporter une protection digne de ce nom, ses chances de survie étaient bien maigres. 

Nahru leva les yeux vers Aokura, dont l’inquiétude lisible sur ses traits n’allait pas en diminuant.

—   Je suis sûre qu’il va bien, affirma-t-elle.

C’était sincère. Au fond d’elle, un pressentiment s’acharnait à la convaincre que le vieil ami de son père avait tenu bon. Qu’il était sauf. Que c’était un Porteur de plus en vie, comme elle, qui faisait perdurer l’espoir.

Aokura tourna alors son regard vers elle, et plongea ses yeux dans les siens. Nahru frémit. Elle eut l’étrange impression que le sorcier cherchait à sonder son âme, pour savoir si son assertion était sincère ou juste la réponse contradictoire à sa propre inquiétude.

Nahru détourna les yeux, et chercha un autre sujet à aborder.

—   Yvanesca, hein ? dit-elle sans grande originalité. Je me demande si la ville aura changé depuis la dernière fois.

Aokura ne répondit pas, et Nahru se sentit aussitôt idiote : en vérité, elle n’avait pas de mots pour rassurer le sorcier. Elle n’avait pas la moindre idée de comment s’y prendre. Devait-elle simplement s’inquiéter avec lui ? Ou persévérer dans son optimisme jusqu’au jour où elle se rendrait compte qu’il était en fait totalement vain ?

—   Je ne sais pas si elle a changé, répondit alors soudainement Aokura, mais cette fois-ci, nous resterons un peu plus longtemps. Je dois parler aux dirigeants. Peut-être savent-ils des choses que nous ignorons, et pourront nous aider à protéger les Porteurs.

Nahru ne cacha pas sa surprise. Mais cette réponse lui apporta un nouvel élan d’espoir : peut-être qu’Allendil avait été vu à Yvanesca. Peut-être même qu’il était là-bas, en sécurité.

Forte de sa nouvelle hypothèse, Nahru se leva avec dynamisme. Elle se sentait soudain parfaitement apte à affronter les derniers kilomètres qui les séparaient de la capitale des Reculés, afin d’en avoir le cœur net. 

Elle chercha la même énergie dans le regard d’Aokura, mais n’y trouva qu’un nouveau flot de doutes et d’inquiétude. Comme si un mauvais pressentiment le hantait.

—   Allons à Yvanesca, l’encouragea Nahru. Si ça se trouve, Allendil nous y attend déjà.

Mais ce n’était pas pour Allendil qu’Aokura s’inquiétait le plus. Il se leva nonchalamment, et jeta un regard en coin à Nahru tandis qu’elle récupérait son sac, avant de le jeter sur son dos.

—   Nahru, l’appela-t-il.

Elle réussit à l’entendre malgré les cigales, et se tourna vers lui avec des yeux étonnés. Le regard qu’il lui lançait laissait passer bien plus qu’un simple mauvais pressentiment vis-à-vis d’Allendil.

—   Il peut nous arriver n’importe quoi à tout instant, continua-t-il subitement. Ce que je veux dire, c’est… il faut que tu restes en vie. Peu importe le prix. Si jamais il m’arrive quelque chose, tu dois…

Nahru sentit un étrange sentiment mêlé d’incrédulité et de peur la gagner. Elle n’était pas habituée à voir le sorcier douter ainsi. Elle décocha un sourire, secouant la tête négativement.

—   Depuis quand le grand sorcier d’Anethie doute-t-il de ses capacités ? ironisa-t-elle.

Elle ne discerna pas chez son interlocuteur l’amusement qu’elle entendait provoquer. Elle soupira.

—   Il ne nous arrivera rien, se persuada-t-elle. Tant qu’on sera ensemble, rien ne pourra nous atteindre.

Elle le dépassa sans rien ajouter, le laissant en proie à ses remords peut-être infondés. Il aurait aimé partager son optimisme.

—   Ce que je veux dire, c’est que je m’inquiète pour toi, patate, rétorqua-t-il en sortant son calumet, et en suivant ses pas. Alors fais gaffe.

Nahru ne répondit pas, mais décocha un petit sourire sans qu’il puisse le voir. Étrangement, pour elle, cette simple assertion valait plus que toutes les preuves d’estime qu’il avait manifestées à son égard depuis leur rencontre.

Elle redressa le regard vers la splendide Yvanesca, et ne broncha pas lorsque les puissants rayons du soleil l’atteignirent, dès lors qu’elle quitta l’oasis des arbres aux cigales. Il leur restait encore du chemin à parcourir.


Ils atteignirent leur destination en fin de journée après une longue traversée des champs entourant la ville, suivant le fleuve qui les menait tout droit vers la capitale des Reculés. Lorsqu’ils atteignirent le pont de pierre qui marquait l’une des entrées de la cité, le soleil avait commencé à disparaître derrière les hautes bâtisses de pierre. Yvanesca était une belle ville, qui comptait presque autant d’arbres que de maisons, mais de nombreux Reculés lui préféraient le charme bucolique de leurs petits hameaux. 

Nahru, malgré sa fatigue due au voyage, trottinait sur les pavés en observant les boutiques closes pour la nuit. Elle savait que cette fois, ils auraient un peu plus de temps pour profiter de la ville, et il lui tardait de flâner dans les échoppes traditionnelles et les ruelles pavées, ce qu’elle n’avait pas eu l’occasion de faire lors de leur dernier passage.

Les rues étaient désertes. Alors qu’Yvanesca était une ville plutôt animée, même de nuit, ils n’avaient croisé que quelques personnes en train de déambuler seules dans les rues calmes. Aokura était songeur. Y avait-il un événement spécial quelque part en ville ce soir-là, qui expliquerait ce vide apparent ?

—   Pourquoi tu traînes, Aokura ? lança alors Nahru, le tirant de sa rêverie. 

Aokura leva les yeux vers elle. Nahru s’était stoppée devant une bâtisse à la porte d’entrée résolument close.

—   On dirait que l’auberge de la dernière fois est fermée, ajouta-t-elle en essayant de voir quelque chose au travers du carreau usé. Il va falloir qu’on en trouve une autre, non ?

Aokura confirma d’un signe de tête sans quitter la vitrine des yeux. Le bâtiment semblait effectivement vide : aucune lumière n’y était visible, et pas une ombre ne bougeait à l’intérieur. Tâchant de ne pas se poser davantage de questions, le sorcier repartit vers le centre-ville, suivant Nahru de près.

Après quelques minutes supplémentaires de marche, ils atteignirent la plus grande place de la ville, située en son sein. Encerclée de bâtisses charmantes et d’arbres ornementaux, l’endroit était particulièrement agréable et servait à accueillir rassemblements et événements culturels en tous genres. 

Elle donnait également sur l’une des plus grandes auberges de la ville, que les deux voyageurs pouvaient apercevoir désormais, s’y dirigeant d’un pas assuré. Mais après avoir parcouru quelques dizaines de mètres, alors qu’ils se trouvaient au centre de la place, Aokura sentit un frisson intense lui parcourir l’échine.

Un piège.

Quand il se retourna, c’était déjà trop tard. Une véritable armée avait surgi des entrailles de la ville, bloquant jusqu’à la moindre issue qui leur aurait permis de fuir la grande place. Les nouveaux venus étaient tous armés de fusils et de pistolets. Le sorcier saisit le bras de Nahru qui se rendit alors compte de la situation, et s’agrippa de toutes ses forces aux vêtements de son compagnon de voyage. 

Aokura grinça des dents et sortit son sceptre dans un grand coup de vent. Ils étaient encerclés. Les hommes, Neosiens en apparence, et qui arboraient justement l’uniforme militaire de la grande capitale, se rapprochaient d’eux petit à petit, en rangs serrés, ne leur laissant aucune échappatoire.

Le sorcier réfléchissait à toute allure, tandis que Nahru se cramponnait à lui avec de plus en plus de force, tremblante de la tête aux pieds. Comment s’en sortir sans se faire atteindre par toutes ces armes à feu ? De quel côté fuir ? Puisque combattre un nombre aussi important d’ennemis simultanément lui était impossible, comment faire pour éviter le combat ?

Comment faire pour protéger Nahru dans cette situation ?

C’est alors que son regard tomba sur un homme mince, au teint très clair et aux cheveux presque blancs, qui lui jetait un regard satisfait. Il s’était avancé de quelques pas pour se détacher de la foule, les bras croisés derrière son dos. De par son attitude et son assurance visible, il ne faisait aucun doute qu’il était le meneur de cette terrifiante armée.

—   Sorcier Aokura, je présume ? demanda-t-il d’une voix traînante.

Aokura fronça les sourcils. Cette réponse sembla suffire à l’homme, qui poursuivit :

—   Il me tardait de vous retrouver, vous et votre chère amie. Il y a bien longtemps qu’on vous traque sans succès ; vous vous en êtes bien sortis jusque-là. Mais votre voyage se termine ici.

—   Qui êtes-vous ? répliqua le sorcier. Qu’avez-vous fait ?

—   Nous sommes des militaires de Neos, répondit simplement l’homme. Nous sommes envoyés par le président Nelson James pour instaurer la véritable harmonie de ce monde, qui passera par une domination de notre cité, et non par la survie de ces « Porteurs » que vous vous échinez tous à protéger inutilement. Les gens d’ici se sont opposés à nos plans, donc nous avons dû nous en débarrasser. Il a fallu faire vite, pour que personne ne se doute de rien.

Aokura comprit soudain. Les rares passants qu’ils avaient croisés étaient certainement de mèche avec ce groupe. Les boutiques fermées, un moyen de les faire cheminer jusqu’ici. Il sentit une puissante colère monter en lui. 

—   Maintenant, soyez raisonnable, et donnez-nous la fille de Hiéronn, ordonna l’homme de sa voix traînante, en tendant vaguement sa main vers eux. 

Aokura entendit Nahru pousser un faible gémissement de peur. Lentement, il prit son amie par la taille et la serra contre lui, tout en dressant son sceptre en direction de l’homme qui lui avait adressé la parole.

—   Venez la chercher, dit-il.

L’homme décocha un sourire amusé.

—   Je ne souhaite pas prendre votre vie, Aokura. Nous vous épargnerons si vous nous laissez la fille.

—   Foutez le camp, et si vous avez de la chance, c’est moi qui vous épargnerai, rétorqua Aokura, sentant son sceptre vibrer dans sa main serrée.

—   Écartez-vous, c’est votre dernière chance ! insista l’homme en levant la voix.

Les fusils se braquèrent sur eux. Nahru commença à pleurer sans bruit. La respiration saccadée, elle cacha son visage contre Aokura, qui réfléchissait toujours à la meilleure façon pour eux de s’en sortir. 

Il n’en voyait aucune. Aucune, et pourtant, Nahru ne devait pas mourir ici, elle ne devait pas mourir maintenant.


Non, elle ne mourrait pas à Yvanesca.


La sphère rugit soudain, et une tornade de vent glacial se déchaîna autour d’Aokura. Les fusils tirèrent simultanément en direction du centre de la tornade ; les balles furent déviées par un souffle comme divin. Tandis que les hommes rechargeaient, ils virent des cristaux de glace aussi grands que leur tête se former dans la tempête, tournoyer dans la sphère venteuse qui les maintenait à distance de leur cible, et foncer vers eux par centaines.

—   Attention !

Les projectiles de glace furent éjectés dans toutes les directions, frappant les hommes de toutes parts, broyant leurs membres et détruisant leurs armes. Les plus vifs abandonnèrent leur position pour réussir à esquiver les cristaux de glace, mais ils ne renoncèrent pas : les assaillants continuèrent de faire feu sans relâche vers le centre de la tornade, espérant atteindre le sorcier pour calmer le puissant tourbillon qu’il continuait d’engendrer tout autour de lui, répandant un froid anormal dans l’air environnant. 

Aokura gardait Nahru serrée contre son buste tout en empoignant fermement son sceptre devant lui, exigeant toute son énergie et faisant jaillir son pouvoir pour maintenir sa protection en place, conscient de ne pouvoir lancer ses projectiles qu’à l’aveugle, et que son sortilège ne pourrait continuer de se manifester indéfiniment. Les hommes étaient trop nombreux. Le courant d’air froid peinait à subsister avec toute sa vivacité, et des tireurs munis de fusils longue portée gardaient un œil attentif sur lui, prêts à faire feu à la première occasion.

Une slave de tirs calculés ordonnée par le meneur fut la première à percer sa protection. Aokura retint un cri de douleur en sentant une balle l’atteindre au niveau de l’épaule, crevant son épaulière de cuir. La tornade s’affaiblit brièvement, ce qui offrit une fenêtre de tir suffisante pour les fusils rechargés. 

Aokura lâcha Nahru pour se placer devant elle, saisissant son sceptre des deux mains. Tandis que la jeune fille reculait maladroitement, terrorisée par la tournure que prenait la situation, le sorcier fit face à une nouvelle volée de projectiles mortels. Il parvint à en bloquer la plupart avec un sort, mais sentit une nouvelle balle lui déchirer l’épaule, lui arrachant un rugissement de douleur ; les autres passèrent à côté.

Soudainement, les tirs et leurs détonations assourdissantes s’interrompirent, et la tornade venteuse s’estompa légèrement. Une pesante accalmie s’imposa tandis qu’Aokura, le souffle coupé, sentait une terreur violente l’envahir. Comme pour confirmer son intuition, il entendit la voix de Nahru l’appeler faiblement. Lorsqu’il se retourna, il eut à peine le temps de croiser son regard sidéré avant qu'elle ne s'effondre, touchée en pleine poitrine.


Elle s’écroula sur les pavés de pierre, les yeux rivés sur le ciel, une expression mélangeant terreur et surprise sur le visage. Sa tête heurta le sol, et un sifflement aigu endolorit ses tympans tandis que sa vue faiblissait. 

Elle se perdit. Ses sens commencèrent à la trahir, au fur et à mesure que la dernière chose qu’elle ressentait, une douleur absurde au beau milieu du torse, la lançait au rythme irrégulier de son cœur.

Égarée dans un néant glacial, elle entendit vaguement son nom crié par le sorcier, quelque part parmi les vivants. Elle se mit à trembler. À suffoquer. Elle eut de plus en plus de mal à trouver l’air qui lui manquait, et elle avait beau se débattre pour rester consciente, elle se sentait partir. 

Les hurlements de souffrance des hommes lui paraissaient plus lointains que jamais, tout comme ceux d’Aokura, qu’elle entendait encore rugir comme un lion déchaîné. Un vent glacial et violent secouait ses vêtements et ses cheveux, gelait ses yeux et sa peau. Mais elle n’y prêtait plus attention. 

Le regard rivé sur les étoiles, tâchant de ne pas perdre le dernier sens qui la reliait à sa réalité, elle distingua progressivement un petit flocon de neige, qui flottait dans l’air, entamant tranquillement sa descente vers la terre ferme. Il atterrit sur son front, et mit quelques instants à fondre. 

Une larme qu’elle ne sentit pas glissa sur sa joue. L’hiver était en avance, cette année.


Elle se rendit alors compte que le silence était tombé. Elle n’entendait plus un cri, plus un râle. Seulement le sifflement ténu du zéphyr qui persistait, comme si une tempête s’était réveillée au beau milieu de la ville. 

Puis, des bruits de pas irréguliers retentirent et firent vibrer le sol près d’elle. Dans un coup de vent, le visage d’Aokura se pencha sur elle, son visage recouvert du sang de ses ennemis, son regard céruléen plus inquiet et désemparé que jamais. Haletant, il la regardait comme sans y croire, ses iris passant de son visage à sa blessure, sa cage thoracique animée de mouvements rapides qui trahissaient le battement effréné de son cœur. 

Simplement soulagée de pouvoir contempler ses traits, Nahru utilisa ses dernières forces pour lui sourire, et absorber un semblant d’air.

—   Aokura… souffla-t-elle avec faiblesse.

Le sorcier secoua négativement la tête, et posa sa main tremblante sur la joue déjà glacée de la jeune fille, ses mâchoires crispées, son cœur abattu. Incapable d’admettre ce qui se déroulait sous ses yeux ravagés par la peine.

—   Raphaël, corrigea-t-il, la voix déchirée. C’est mon vrai nom. Appelle-moi Raphaël…

Nahru ne répondit pas, mais son sourire s’élargit, et elle le regarda avec tendresse. Elle aurait bien aimé pouvoir le faire. Mais elle n’avait presque plus de souffle. Elle avait tout juste la force de garder les yeux ouverts, pour contempler le visage effondré de son ami, que la plus intolérable des tristesses avait terrassé.

Aokura passa délicatement un bras dans son dos pour la redresser, et la serra contre lui, sans la quitter des yeux. Ils se regardèrent longuement, perdus dans un univers immobile qui n’appartenait qu’à eux, égarés dans les songes qu’ils s’étaient toujours promis de partager. Un dernier moment passé ensemble dans le monde qu’ils avaient construit côte à côte. 

Aokura ne sentit pas les premières larmes qui se frayèrent un chemin hors de ses paupières, pour tomber silencieusement sur les joues de Nahru. Cette dernière utilisait ses dernières forces pour contempler ses traits, perturbée par ce qu’elle voyait. De sa vie, jamais elle n’avait lu autant d’amour dans le regard de quelqu’un. 

Elle ne comprit pas pourquoi.


Elle ne pouvait pas comprendre.


Son regard se figea avant que son dernier sourire n’ait eu le temps de quitter ses lèvres.


L’orbe de glace s’empara d’Yvanesca. Son pouvoir s’immisça dans toutes les rues de la ville, recouvrit les bâtiments abandonnés et les cadavres des hommes qui gisaient sur la place principale, les arrosant de neige et de grésil. Le vent glacial qu’il avait soulevé creva les carreaux et pénétra dans les moindres recoins de la cité, déchaîné, implacable. Il noya chaque édifice, chaque végétal, recouvrit chaque pavé qui constituait le dallage de toute la ville. 

La température chutait de minute en minute, et les éléments se déchaînaient autour d’eux, en écho au désespoir du sorcier. Incapable d’arrêter le flot de ses larmes, Aokura ferma délicatement les paupières de Nahru, avant de la serrer contre lui de toutes ses forces. Elle paraissait assoupie, avec ses yeux clos et son visage presque serein, qui lui donnait un air paisible. Même éteinte, elle était toujours aussi réelle, aussi vraie, aussi belle. Elle était toujours Nahru. Elle ne disparaîtrait jamais. Elle était éternelle.

Le froid était maintenant si intense qu’il ne sentait plus les douleurs causées par ses blessures. Son étreinte fut bientôt la dernière sensation qu’il s’efforça de garder, raffermissant sa poigne autour des bras faibles de son amie, et de son buste fragile. Il n’entendait plus la fureur du vent, ne sentait plus l’odeur du sang. Il avait tout oublié. Seule demeurait sa tristesse.


L’atmosphère de la ville n’était plus qu’un flot de brume blanche et pure, encore agitée par le pouvoir inexorable du sceptre de glace qui enfermait la cité dans un hiver prématuré. La venue de la nuit priva bientôt le ciel de ses dernières couleurs, plongeant la ville dans un calme glacial et obscur.

Esseulé dans cet univers, Aokura s’était relevé, Nahru dans ses bras. Ses yeux n’observaient plus qu’un vide insondable lorsqu’il s’avança de quelques pas, se baissant au niveau du sol pour ramasser son sceptre qui vibra violemment dans sa main. Il releva les yeux, et observa la façade l’immense hôtel dans lequel ils auraient dû séjourner, jadis un lieu sublime et accueillant, qui n’était désormais plus qu’un bâtiment fantôme partiellement dévoré par le givre.

Aokura raffermit son étreinte contre Nahru, et s’avança. Il pénétra dans le hall du bâtiment, et se dirigea sans hésitation dans les sous-sols du bâtiment. Il n’était plus à la recherche que d’une seule chose : un endroit éloigné, calme, où ils pourraient demeurer loin de la folie du monde et des êtres humains.

Il descendit un long escalier de pierre, qui débouchait sur une vaste cave plongée dans le noir, encore encombrée de caisses de bois poussiéreuses. Il s’avança vers le fond de la pièce, creusé dans la roche, éclairant ses pas à l’aide des lueurs bleutées et sauvages que son sceptre continuait d’émettre.

Le givre commença à recouvrir le sol, s’attaquer à toutes les surfaces, fissurant les parois de la pièce. Le sorcier s’avança vers le mur du fond, le plus éloigné qu’il put trouver, déjà recouvert d’une épaisse couche de verglas. Il laissa son sceptre retomber au sol ; la sphère bleutée frappa les dalles gelées avec un craquement sonore et elle se fissura instantanément. Loin d’y prêter attention, Aokura se rapprocha du mur verglacé, et avec une infinie précaution, il déposa Nahru debout contre la surface gelée. Abandonnant un dernier baiser sur son front pâle, il recula et laissa les cristaux de glace recouvrir son corps fragile, la piégeant dans un tombeau translucide qui immortaliserait son expression paisible. Elle allait devenir la relique cachée de la ville, celle qu’il avait laissé mourir, n’avait pas pu sauver.


Il la regarda longuement. Des minutes, des heures durant. L’orbe de glace, épuisé, continua de se craqueler et quelques fragments se laissèrent choir près du tombeau de glace, luisant d’un bleu éclatant, répandant leur pouvoir dans la cavité sacrée. Ignorant la température à la limite du supportable, Aokura demeura debout face à son amie, le regard figé sur son expression paisible, amorphe et immobile. Il sentait que son cœur se faisait pareil à cette glace, à nouveau. Et que cette raison de vivre qui l’avait guidé pendant deux ans, ravivant la flamme qu’il avait longtemps cru éteinte, s’était évanouie aussi vite qu’elle était arrivée, le laissant en proie à son immense colère, et à son immense peine. 

Il ferma les yeux.


Il avait échoué.