L. Reflets de l'Ancien Monde - Le tombeau de glace



Explicit Violence

Après une catastrophe de grande ampleur, une partie de l’humanité est retournée vivre auprès de la nature, abandonnant la vaste Neos, capitale technologique des hommes. Parmi ces exilés, les reculés, certains appelés Porteurs gardent en eux des entités indispensables au maintien de la stabilité. Que deviendra le monde s'ils venaient à tous disparaître ?

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Partie 2 - Chapitre 18


À l’instant même où la vague d’énergie avait paralysé l’intégralité du palais présidentiel, Krowder avait ordonné le cessez-le-feu.

Les soldats alignés devant le palais présidentiel, couvrant les véhicules blindés prêts à faire feu sur leurs ennemis, attendaient le souffle court. Aussitôt revenus des champs en flammes bordant l’entrée ouest de la ville, ils s’étaient scindés en deux groupes. Le premier était parti en renfort dans le palais, le second attendit à l’entrée, empêchant toute retraite des envahisseurs. 

Krowder était restée avec le second groupe afin de pouvoir décider d’envoyer le restant des troupes si nécessaire. Elle savait que ses officiers guideraient sans mal ses troupes dans le palais, et elle ne doutait pas que les Neosiens auraient tôt fait de mettre leurs opposants hors d’état de nuire : ce n’était qu’une question de temps.

Pourtant, rien n’aurait pu prévoir l’étrange manifestation qui se déclencha sur le bâtiment entier, à sept heures et quart très exactement, répandant une sensation étrange dans l’air, qui contamina tous ceux à sa portée. D’étranges volutes vaporeuses paraissaient émaner du palais, comme un mirage, pourtant bien réel. Le phénomène s’estompa rapidement, mais n’avait laissé personne indifférent. Un plasma confus de sensations diverses parcourait les veines de toutes celles et ceux qui avaient observé ces halos étranges, sortes d’apparitions invisibles, manifestations réelles et irréelles.

Krowder était restée sans voix. Que cela pouvait-il bien signifier ? À l’intérieur du Palais, plus rien ne bougeait. Elle tenta d’appeler ses équipes encore à l’intérieur, en vain. Tous ses appareils semblaient dysfonctionner.

— Reynaud, allez voir ce qu’il se passe avec votre équipe, ordonna-t-elle à un homme qui observait le palais à ses côtés, hautement troublé par ce qu’il croyait discerner.

Il faillit sursauter quand la Générale s’adressa à lui, mais il reprit rapidement contenance et, arme chargée, partit au pas de course en direction du palais, une dizaine de soldats à ses trousses. 

Krowder fronça les sourcils alors qu’ils disparaissaient à travers la double-porte restée grande ouverte. Tout cela ne lui disait rien qui vaille. Mais ce n’était pas ces sensations étranges qui l’inquiétaient le plus. C’était le silence. Cet insondable, immuable silence, qui s’était emparé du Palais comme si la mort avait simultanément frappé l’ensemble de ceux qui s’y battaient quelques minutes plus tôt.

Krowder entendit alors un grésillement dans sa machine, et porta rapidement le boîtier à ses lèvres.

— Reynaud, tonna-t-elle. Quelle est la situation ?

La voix de son interlocuteur bourdonnait dans le boîtier, et elle peinait à comprendre ses mots. 

— Plus… comb… chef, entendit-elle tant bien que mal. Ils sont tous…

Krowder leva les yeux. Deux soldats de l’équipe de Reynaud revenaient vers elle, le teint livide. Krowder descendit aussitôt du véhicule où elle était perchée et vint à leur rencontre au pas de course.

— Que s’est-il passé, soldats ? demanda-t-elle hâtivement.

— Tous inconscients, répliqua derechef l’un d’eux. C’est… je ne comprends pas, c’est…

Krowder avança vers le Palais. Elle pénétra l’enceinte de l’imposant bâtiment à pas lents, précautionneux, et resta un instant ébahie par le sordide spectacle.

Le hall avait été ravagé, mais était jonché de plus de corps inanimés qu’elle ne pouvait en compter. Plus rien ne bougeait. Comme si la vague d’énergie avait voulu mettre fin à l’altercation, l’ensemble des combattants encore en vie avait sombré dans l’inconscience.

Krowder leva les yeux vers le grand escalier menant au premier étage. Nelson était-il encore là-haut ?

Comme pour répondre à sa question, elle aperçut Reynaud et l’un de ses hommes progresser sur le balcon du premier étage, en direction des escaliers. Ils transportaient un homme évanoui, ses cheveux noirs en bataille rabattus sur son front. Ils avaient passé chacun des bras de l’homme derrière leur nuque respective, et se hâtaient vers les marches de marbre pour les descendre avec précaution.

Krowder sentit son sang bouillir. Nelson. Ses vêtements avaient été partiellement déchirés, et de là où elle se trouvait, elle pouvait distinguer de larges taches de sang qui avaient imbibé sa chemise blanche.

— Vite, Reynaud ! cria-t-elle. Les ambulances ! 

L’heure n’était plus au conflit. Pour l’heure, il leur fallait mettre Nelson en sûreté, ainsi que tous les survivants. La trêve s’imposait d’elle-même.


****


L’évacuation était lancée. Toutes les routes du centre-ville bloquées ne laissaient désormais plus passer que des ambulances pleines qui faisaient des allers-retours à vive allure entre le palais présidentiel et le complexe hospitalier principal de Neos. 

Krowder savait qu’elle ne dormirait pas avant un bon moment. Les Reculés qui s’étaient réveillés avaient cessé le combat à sa demande, respectant la trêve pour venir en aide aux blessés graves. Elle avait exigé que des soins soient prodigués à tous, le temps d’éclaircir la situation.

Krowder poussa un long soupir en relisant le dernier rapport de Reynaud, à qui elle avait laissé le soin de gérer l’évacuation. Déjà un lourd bilan de cent-soixante-et-un morts, Neosiens et Reculés confondus. Et elle savait que les chiffres grimpaient encore alors qu’elle lisait ces lignes. 

Ses pensées furent interrompues par la venue d’un officier, qui vint à elle et la salua vivement.

— Nous pensons avoir retrouvé la plupart des blessés, dit-il. Mais les pertes sont nombreuses. 

— Très bien, répondit Krowder. Vous avez fait ce qu’il fallait avec monsieur James ?

— Oui, il est pris en charge à au centre hospitalier. Il n’a pas encore repris connaissance.

— Je vois…

Un silence. La Générale ressassait les derniers échanges qu’elle avait eus avec Nelson. Depuis que cet étrange Porteur était venu à eux pour leur proposer de l’aider à sécuriser les Esprits, elle avait senti comme un malaise, un doute. Finalement, il semblerait que son intuition première eut été la bonne, alors qu’il avait été officiellement exigé, de la part du Président lui-même, de mettre hors d’état de nuire son mystérieux collaborateur. Mais elle n’en connaissait toujours pas le motif, et avait un mauvais pressentiment.

— Générale, reprit l’officier. Les chefs de l’attaque reculée sont ici. Ils ont confirmé accepter la trêve, mais souhaitent s’entretenir avec vous.

La Générale leva les yeux, observant Athem et Sha-Lin venir doucement à sa rencontre. La jeune femme, ses splendides ailes en partie brûlées, aidait Athem à marcher. Ce dernier portait un bandage au niveau de la cage thoracique, et son bras gauche était maintenu immobile par une attelle.

Krowder confia le rapport à un de ses subalternes et s’avança vers les nouveaux venus à son tour. Ils s’arrêtèrent une fois face à face, et s’observèrent sans ciller.

— Je suis la générale Jane Krowder, dirigeante des armées de Neos. Vous êtes les meneurs de l’attaque ?

Sha-Lin approuva d’un signe de tête, avant de déclamer son identité à son tour.

— Sha-Lin d’Odori, dit-elle. 

La jeune aigle raffermit son emprise sur le bras d’Athem pour le soutenir, craignant qu’il ne s’affaisse une nouvelle fois, ses blessures apparentes étant encore plus sévères que les siennes. Athem, quant à lui, tâchait simplement de rester digne malgré son état de faiblesse évident.

— Athem d’Anethie, termina-t-il. Merci d’aider à la prise en charge de nos blessés.

— Je ne mérite pas votre gratitude, répliqua Krowder. Si le président Nelson James nous ordonne de continuer cette bataille à son réveil, nous le ferons.

— Je le sais aussi bien que vous, répliqua Athem. Et si cela arrive, nous serons prêts.

Ils se turent pour observer un défilé de secouristes amenant des brancards destinés aux blessés. Des renforts pour les nombreux soldats qui attendaient encore des secours. Depuis que le soleil s’était levé, le personnel hospitalier n’avait pas eu le temps de se reposer, pas plus que les soldats qui avaient dû prendre en charge les blessés à peine le conflit terminé.

— Cette éventualité à part, je pense que nous avons beaucoup à nous dire, reprit Krowder.

— Souhaitez-vous le faire en privé ? demanda Athem.

Krowder jeta un regard machinal alentour. Les soldats à sa portée épluchaient le moindre de ses mots, et les allers-retours incessants des ambulanciers la déconcentraient. 

— Bien entendu, dit-elle. Suivez-moi.


****


Ses pensées vaporeuses s’évanouirent brusquement lorsqu’elle ouvrit les yeux. Elle distingua une silhouette face à elle, qui bondit en arrière de surprise.

Megami se releva lentement, ankylosée, sans prêter attention aux ordres des quelques Neosiens venus à sa rencontre. Elle était recouverte de blessures et de poussière ; son bras droit lui faisait atrocement mal et son pied lui renvoyait une sensation de douleur à la limite du supportable.

Elle jeta un regard autour d’elle et rassembla ses souvenirs. La salle d’entraînement était en piteux état. Le sol crevé laissait apparaître l’étage inférieur. Le sceptre de son adversaire était près d’elle, son bois lisse presque intouché dans le violent conflit qui avait pris fin. Mais l’orbe était en poussière, presque assez fine pour pouvoir être emportée par le vent. Nelson et Sephyra, quant à eux, avaient disparu, et n’avaient pas même laissé leurs armes derrière eux.


Elle leva les yeux, et retira sa dernière pensée. Le sabre de Sephyra était toujours là. 

Ignorant toujours les directives des soldats qui l’interdisaient à présent de tenter quoi que ce soit, et parlant vaguement d’une sorte de trêve, Megami se leva, et grogna de douleur lorsque son pied droit toucha le sol. Elle l’en ôta aussitôt pour l’inspecter. La brûlure infligée par le contact avec l’orbe avait détruit la majeure partie de la peau, la brûlant intégralement. Il ne restait qu’un morceau de chair rougeâtre et gonflée, dont elle se sentait chanceuse de pouvoir encore remuer les doigts de pied. 

Rassemblant son courage, elle entreprit de boiter en direction du sabre de Sephyra. Elle put observer sa garde abîmée et ce qui restait de ses ornements, consumés par le feu. Elle suivit la lame du regard, et la regarda s’enfoncer dans le ventre de son dernier adversaire.

Assis contre un mur qui tenait encore debout, Tehäniel était inerte, son corps rongé par des marques noirâtres, le sabre de Sephyra traversant ses entrailles.

Il s’était fait rattraper par les flammes qu’il avait lui-même engendrées. Comme si les habitants d’Euresias s’étaient vengés, le dernier sorcier de leur lignée venait de s’éteindre et, vu son expression paisible, sans avoir eu le temps de s’en rendre compte.

Megami jeta un regard haineux au corps de Tehäniel, observant longuement ce qu’il en restait. Toutes les parties de son corps qu’elle pouvait voir, à travers les lambeaux qui lui servaient de vêtements, semblaient avoir été recouvertes par ces étranges marques, dont elle n’était pas certaine de l’origine.

Elle ferma les yeux. Les voix derrière elle ne l’importunaient toujours pas, et toutes celles qui avaient un jour émané du corps de Tehäniel s’étaient tues. Elle ne sentait plus rien. Les Esprits étaient partis. Étaient-ils morts ou simplement relâchés dans la nature, en quête d’un Porteur plus digne ? Elle l’ignorait, et n’avait aucunement besoin de le savoir. Si l’harmonie devait se briser, soit. L’humanité avait subi plus d’une catastrophe par le passé. Envers et contre tout, la vie triompherait.

Mais autre chose lui rendait son courage comme on rend la vie à un malade. Une seule voix possédait ses sens en cet instant. Elsirhã. Elle sentait sa présence, fluctuant dans ses veines, pulsant au rythme de son cœur. 

Alors, elle lui parla. Elle s’excusa d’abord pour cette situation inacceptable, mais qui ne serait que provisoire, c’était une promesse. Le plus important était de la sauver. Rien n’était plus important que sa préservation. Grâce à ses efforts, elle serait rendue à son peuple.

Pour ces raisons, Elsirhã la pardonna. C’est avec un soulagement surplombant sa colère que Megami rouvrit les yeux, sous les menaces des Neosiens qui n’avaient toujours pas relâché leur attention.

Megami observa Tehäniel avec un dédain qu’elle ne chercha pas à cacher, et empoigna fermement le sabre de Sephyra.

— Habitants d’Euresias, murmura Megami. Mes excuses pour mon geste, mais votre volonté est respectée, désormais.

Elle tira sur la lame de toutes ses forces, envoyant dans sa course une volée de gouttelettes d’un sang presque noir. Elle observa la lame avec intérêt, et également une pointe d’admiration. Ce morceau d’acier, forgé par les soins des Anethiens, avait accompli bien plus que n’importe laquelle de leurs lames.

Megami récupéra le fourreau qui gisait non loin et se retourna, abandonnant son adversaire inerte, et marchant tant bien que mal vers la sortie, sans se retourner, les Neosiens méfiants lui emboîtant le pas. 


****


Krowder balaya d’un geste les piles de dossiers entassés sur la table, et s’assit face à ses deux invités. Athem et Sha-Lin avaient pris place avant elle, désireux de détendre leurs jambes et récupérer quelques bribes d’énergie : le simple fait de rester debout était vite devenu un supplice après leur réveil.

— Mes excuses, s’empressa de dire Krowder. Cette pièce avait été réservée initialement pour une autre réunion, mais je pense que nous en avons plus besoin.

Athem et Sha-Lin approuvèrent sans mot dire. Loin d’eux l’idée de critiquer l’état des locaux dans lesquels on les accueillait. Ils étaient davantage troublés par le respect avec lequel Krowder les traitait, et s’en inquiétaient même. Au fond, n’étaient-ils pas tout simplement à la merci de la Générale ?

— Je pense savoir pour quelle raison vous êtes venus à Neos, dit finalement Krowder en dardant ses yeux sombres sur ses deux interlocuteurs. Vous souhaitiez tuer notre dirigeant.

— Pas exactement, la contredit Sha-Lin. Nous visions uniquement le sorcier qui a rejoint vos rangs.

Krowder leva un sourcil.

— Sorcier ?

— Oui, confirma Athem. L’homme qui s’est associé à votre dirigeant. Il a mis le monde reculé en danger. Et par extension, Neos aussi.

Krowder s’affaissa dans son siège, bras croisés, en observant Sha-Lin et Athem. 

— Vous parlez de monsieur Elias, déduit-elle. Comment nous a-t-il mis en danger, selon vous ?

— J’ai conscience que les Esprits ne sont que des chimères pour de nombreux Neosiens, commença Sha-Lin avec réserve. Mais ils existent bel et bien, et sont la clé de l’harmonie de notre monde. Ils les préservent des catastrophes naturelles qui ont tout dévasté lors du Grand Cataclysme.

Krowder ne répondit pas, se contentant de fixer Sha-Lin avec un doute visible.

— Je sais que tout ça doit vous sembler bien flou, déclara Athem. Mais sachez que cet Elias nous a tous mis en danger. J’ignore sous quelle facette il s’est présenté à vous, ce qu’il vous a promis… D’aucuns prétendent que sa volonté a toujours été de vous pousser vers la guerre, et que Neos aurait envahi les Reculés tôt ou tard…

— Foutaises, l’interrompit Krowder avec vigueur. Monsieur James n’a jamais rien visé d’autre que l’harmonie entre les peuples. Regardez autour de vous. Vous pensez peut-être que les Neosiens aspirent à être couronnés rois du monde ? Non. Ils veulent vivre en paix. J’aimerais croire qu’il en est de même pour vous.

Un silence. C’était déjà un premier soulagement pour Athem et Sha-Lin : Neos n’avait probablement pas de raison valable de vouloir provoquer une guerre. Les dires de la Générale corroboraient les analyses qu’Athem avait lui-même faites, du temps où il épluchait les rapports faits à son père – bien entendu sans en aviser ce dernier. Il en était de même pour les retours de ses éclaireurs à Neos. Ils y n’avaient jamais rien vu d’autre qu’une ville peuplée de bons vivants en quête d’une existence simple, et pour beaucoup incapables de se battre.

Athem avait toujours su, au fond de lui, que Neos partageait les mêmes désirs qu’Anethie. Mais la cohésion qui aurait pu, et qui aurait dû naître, n’était peut-être désormais plus qu’une douce illusion. Car même si Tehäniel n’était qu’un imposteur qui avait détourné les forces de Neos en les utilisant à son avantage, le conflit qui venait d’avoir lieu était une preuve aux yeux du monde que Neosiens et Reculés étaient encore incapables de cohabiter sans heurts.

— Il reste beaucoup à éclaircir quant aux agissements de ce… « sorcier », reprit Krowder. Nous en saurons davantage lors du réveil de monsieur James. Sachez que l’ordre a été donné de l’abattre à peine le conflit débuté. Je suppose que monsieur James est arrivé aux mêmes conclusions que vous… 

Athem et Sha-Lin froncèrent les sourcils. S’ils avaient disposé de cette information plus tôt, bien des vies auraient pu être épargnées. Mais rien ne leur disait encore pour quels motifs le président neosien avait subitement décidé de tourner le dos à son associé. Avait-il éprouvé des remords ? Voulu effacer des preuves gênantes ? Ou tout simplement, avait-il été lui aussi dupé ?

— En revanche, continua Krowder, je trouve intéressant d’avoir face à moi un dignitaire anethien. J’avais justement envie de comprendre pourquoi l’Union en est venue à causer la tragédie d’Yvanesca.

Si Athem avait été capable de se lever, il l’aurait fait si vivement que sa chaise en serait tombée à la renverse. Mais il n’eut assez d’énergie que pour frapper ses poings contre la table, pour bien faire comprendre à Krowder qu’il ne la laisserait pas longtemps croire de telles inepties.

— L’Union n’est pas responsable de la tragédie d’Yvanesca, répliqua-t-il avec énergie, sous le regard appuyé de Sha-Lin qui était bouleversée par l’accusation de la Générale. Et ce pour une raison extrêmement simple : elle a été créée après. Justement dans le but de lutter contre les instigateurs de cette tragédie.

— Qui, alors ?

— Nous pensions à Neos, initialement, répliqua Sha-Lin.

Un échange de regards noirs confirma que chacun des deux camps avait accusé l’autre à tort.

— Donc, qui, selon vous ? reprit calmement Krowder.

— Un groupe tiers, répondit Athem. Ce n’était pas un événement criminel banal. 

— En effet, puisque la population d’une ville entière a été assassinée en quelques heures.

— Ce que je veux dire, reprit Athem, c’est que ce qui s’est passé là-bas ne visait pas seulement à vider Yvanesca de l’intégralité de sa population, mais aussi à éliminer une Porteuse.

Krowder fronça les sourcils.

— Ce n’était pas la première fois qu’un clan de Reculés était attaqué pour récupérer un Esprit, continua Athem. Parfois le Porteur était laissé sain et sauf. Parfois, il était assassiné. Difficile de savoir qui est responsable de quoi. 

— Les interventions de Neos dans les villes reculées n’ont jamais fait aucun mort, s’empressa de préciser Krowder. J’ai lu l’intégralité des rapports dans leur totalité, et monsieur James en personne me l’a confirmé.

Athem darda sur elle un regard glacial.

— Les excursions de Neos, peut-être, répliqua-t-il. Mais d’autres assauts similaires ont eu lieu un peu partout, et se sont soldés par la mort de Porteurs. À l’exception, sans doute, de l’attaque d’Odori… L’armée neosienne était présente, et pourtant, un Porteur est mort.

Athem expira bruyamment, et s’affala dans son siège, occultant la vive douleur que lui renvoyèrent ses muscles.

— Elias a manigancé tout cela, si vous voulez savoir ce que j’en pense, conclut-il. Il a fait assassiner des Porteurs pour pouvoir ensuite passer pour le sauveur qui protégerait les Esprits survivants. Il a semé le trouble sur tout le continent.

— Alors, l’attentat… commença Krowder.

Elle s’interrompit pour se pincer l’arête du nez, les yeux clos. L’attentat. L’Union avait toujours été tenue pour responsable, quand elle y repensait. Et étrangement, Elias était arrivé à Neos juste après, à point nommé, pour proposer son aide afin de contrer la menace. Mais depuis le début…

— C’était son armée, déduit Krowder en reportant son attention sur ses interlocuteurs. Ce sorcier avait sa propre armée, c’est cela ? Et il a attaqué nos deux mondes, avec des Reculés ou des Neosiens selon la situation qui l’arrangeait, et qui il souhaitait monter contre qui…

Athem approuva d’un signe de tête. 

— J’avais du mal à en être sûr, au début, admit Athem. Mais plus je discute avec vous, plus je me rends compte que c’est la seule solution plausible. Elias avait sa propre armée, et s’en est servi pour semer le chaos sur le continent, ce qui lui permettait de moissonner les Esprits comme il l’entendait. Il s’est allié à Neos afin de ne pas passer publiquement pour un ennemi, et éviter que Neos ne s’associe aux Reculés pour le traquer. Il s’est arrangé pour que ce soit l’Union qui soit considérée responsable. Le moins qu’on puisse dire, c’est que sa mascarade s’est avérée d’une grande efficacité.

Sha-Lin baissa la tête, et Krowder releva la sienne. C’était lourd à encaisser. Mais il y avait encore une chose qui la retenait d’adhérer entièrement à ce discours : elle n’avait pas encore eu le point de vue de Nelson.

Elle s’accouda sur la table et jaugea ses deux interlocuteurs, qui étaient prêts à l’écouter avec une attention appréciable, presque troublante de la part de deux adversaires potentiels.

— Difficile de démêler le vrai du faux à ce stade, conclut la Générale. Je vous propose d’en rester là pour le moment. Aidez-moi à venir en aide aux blessés. Lorsque mon supérieur sera en état de me dire ce que l’on fait de vous, je ne manquerai pas de vous le faire savoir.

Athem se leva le premier, même si ce simple geste le rebutait au vu de son état de fatigue avancé. 

— Notre exécution est-elle envisageable ? demanda-t-il d’une voix parfaitement calme.

— Elle l’est, mais je ne sais pas encore ce qu’il adviendra, répliqua Krowder. Nous verrons donc cela au moment opportun.

Leur entrevue prit fin sur ces mots.


****


Nelson ne tarda pas à revenir à lui. Il avait subi plusieurs blessures graves, mais sa vie n’était pas en danger. À son réveil, il refusa de parler à quelqu’un d’autre qu’à la générale Krowder. Ce serait elle, et elle seule qui aurait sa version des faits avant que les journalistes et les curieux ne s’affairent à la diffuser à Neos tout entière.

Il était presque midi lorsque la Générale arriva au centre hospitalier pour s’entretenir avec Nelson, talonnée par d’autres officiers inquiets de son état. Mais sans surprise, ces derniers ne furent pas admis dans la chambre du Président, dont les directives avaient été claires.

C’est au pas de course que Krowder franchit les deux portes imposantes de la chambre de Nelson. Les médecins encore sur place la saluèrent d’un signe de tête, s’assurèrent que leur patient pouvait supporter une conversation de quelques minutes, et sortirent de la pièce. Les battants se refermèrent dans son dos, et Krowder poussa un soupir. Elle s’avança calmement dans l’atmosphère aseptisée en direction de Nelson, allongé sur un lit aux draps immaculés, le buste légèrement redressé par le matelas incliné. Il gardait son regard tourné vers la fenêtre la plus proche, qui lui arrosait le visage d’une lueur réconfortante. 

Tandis qu’elle progressait dans sa direction, Krowder ne pouvait empêcher ses pensées de bouillir. Elle avait peur de ce qu’elle allait entendre. Son entrevue avec Athem et Sha-Lin n’avait fait qu’épaissir ses doutes, et la conforter dans son idée persistante que quelque chose, quelque part, n’était pas normal. Et elle craignait terriblement que son hypothèse fût la bonne.

Krowder s’arrêta devant le lit d’hôpital, les talons joints. Elle salua prestement de sa main droite contre son front, puis l’abaissa, parfaitement consciente que Nelson n’avait toujours pas pris la peine de s’intéresser à elle.

— Président Nelson, le salua Krowder. Avant toute chose, il m’incombe de vous informer que le dénommé Elias a succombé à ses blessures. Il n’est plus.

Elle le vit fermer les yeux. Il eut l’air infiniment soulagé, mais ses traits ne parvinrent pas à dissimuler une sincère douleur.

— Elias nous a bel et bien trahis, dit-il alors, d’une voix parfaitement calme. Il a dérobé l’Esprit de la Porteuse que nous avons ramenée d’Amelicäa, puis a tenté de me tuer durant l’attaque. 

— Comment ?...

Les derniers doutes de Krowder prirent leur envol.

— Il est clair qu’il jouait double jeu depuis le début, continua Nelson. Seuls les Esprits l’intéressaient. Et quelques cibles privilégiées… Il agissait pour son bien seul. Je ne pense pas que l’Harmonie le préoccupait… et Neos encore moins.

Il poussa un long soupir en fermant les yeux. L’avoir compris en soi lui était déjà bien douloureux, mais c’était encore plus difficile de s’entendre le dire à voix haute.

— Lorsqu’il est venu à moi, peu après l’attentat, il s’est présenté comme un Porteur préoccupé par le danger qui guettait les siens, expliqua Nelson. Il voulait rassembler les autres Porteurs pour les mettre en sûreté, et emprunter les forces de Neos pour l’aider. En échange, il m’aurait fourni la vitrine parfaite pour montrer au monde que Neos souhaite maintenir une paix durable dans le monde, et collaborer avec les Reculés pour ce faire. 

Nelson plissa les yeux lorsqu’un rayon de soleil perça l’épaisse couche de nuages pour arroser son visage.

— Il m’a aussi expliqué qu’une armée de Reculés appelée l’Union voulait entraîner le monde reculé contre Neos, en l’accablant de la perte des Porteurs au sein de nombreux Clans, continua-t-il. Tant que cette armée agissait, la cohésion n’était qu’une chimère. Au début, je ne savais pas quoi en penser. Et puis, j’ai compris qu’il disait vrai sur deux points : il était un Porteur ; et quelque chose essayait de tuer les autres Porteurs quelque part dans le monde. 

Krowder ne le montrait pas, mais le discours de son supérieur la troublait au plus haut point, alors qu’elle tentait encore de croire qu’il restait une raison, une cause, n’importe quoi qui aurait pu limiter la responsabilité du gouvernement neosien dans les derniers événements qui avaient secoué leur monde.

— Il s’avère donc qu’il ne cherchait qu’à utiliser Neos pour récupérer lui-même ces Esprits, conclut Nelson. Il a fait porter le chapeau à une Union qui n’était vraisemblablement pas responsable du quart dont elle a été accusée…

— Si j’en crois le prince d’Anethie et la dirigeante d’Odori, se permit Krowder, l’Union a justement été créée dans le but de protéger les Porteurs, et les libérer de la menace de Neos. Vous pensez donc… que monsieur Elias avait sa propre armée ? Que c’est lui qui poussait Neos à se méfier des Reculés ?

Le silence répondit pour lui, et Krowder baissa la tête. Il n’y avait plus aucune raison de douter, à présent. Ils avaient tous été purement manipulés.

— Je vais être honnête avec vous, générale Krowder, déclara Nelson. Je ne sais pas pourquoi je l’ai cru. J’aurais dû me douter que quelque chose clochait. Je n’ai mis que trop de temps à me mettre à douter, après son retour d’Odori. Je ne savais alors plus où j’en étais. Mais je savais aussi que je m’étais engagé sur une voie où il me serait impossible de rebrousser chemin. J’avais déjà sérieusement envisagé la possibilité de mettre fin aux jours d’Elias… mais avec les Esprits qu’il portait, n’aurait-ce pas été une terrible erreur ? Si je faisais une telle chose, ne me serais-je pas mis le monde reculé entier à dos ? Et surtout, en aurais-je été seulement capable ?... Je n’avais donc plus qu’une solution. Continuer d’y croire de toutes mes forces. Tout faire pour que ce rêve s’accomplisse enfin, quitte à ce qu’il y ait des sacrifices.

Krowder regarda autour d’elle. Elle repéra une chaise à quelques pas, s’en empara et l’attira près du lit de Nelson. Puis elle se laissa tomber dessus en poussant un soupir. Qu’importent les conventions dans un moment pareil. Elle releva les yeux et considéra Nelson avec un mélange de pitié et d’incompréhension. Elle ne le reconnaissait vraiment pas. Ce n’était pas uniquement dû à sa faiblesse présente qui contrastait avec sa posture habituelle si forte et engageante ; elle était surtout effroyablement perturbée de le voir douter de lui-même ainsi. Lui, qui avait toujours su où il allait. Qui était né au sein d’une famille de politiques influents l’ayant prédestiné à gravir les échelons. Lui, que son talent avait propulsé aux plus hauts rangs alors qu’il était encore si jeune. 

Toute cette vie, tous ces accomplissements, tous ces rêves venaient de s’effondrer devant leurs yeux, pour avoir fait confiance à la mauvaise personne. À seulement trente ans, Nelson allait peut-être perdre tout ce qu’il avait construit durant ses longues années nourries de travail et d’espoirs.

— Quelles sont nos pertes ? demanda Nelson.

La question qu’elle redoutait était arrivée.

— Aux dernières nouvelles, quatre-vingt-dix-huit morts sont à déplorer parmi nos troupes, dénombra Krowder. Deux cent cinq blessés ont été pris en charge, dont douze en état critique. De nombreux Reculés sont tombés également. Et… J’ai le regret de vous informer que le Chasseur Jack Orwenn a perdu la vie au combat.

Un silence. Nelson ne montra aucune réaction, mais Krowder savait pertinemment qu’une telle nouvelle ne le laissait pas de marbre.

— Navrée de devoir vous l’apprendre, continua Krowder en baissant le regard. Beaucoup de nos Chasseurs ont subi des blessures, et nous avons perdu deux autres d’entre eux, en plus de Jack : Meldìr de Thirion et Tyna Lam. Lucéria, quant à elle, était dans un état critique lorsque nous l’avons retrouvée. Ses jours ne sont plus en danger, mais je ne pense pas qu’elle pourra réintégrer l’armée.

— Je vois.

— Que devons-nous faire, maintenant ? questionna Krowder. Que dois-je dire aux Reculés qui ont mené l’assaut ?

— C’est peut-être vous seule qui devrez prendre cette décision. Nous le saurons quand les juges auront prononcé la sentence à mon égard.

Krowder approuva d’un signe de tête. 

— Ce qu’il s’est passé avec Elias est grave, reprit-elle après un bref silence. Qu’allez-vous dire pour votre défense ?

— La vérité. Que j’ai aidé un criminel à déstabiliser le monde. Je suis prêt à en subir les conséquences.

— Mais ce serait exagérer la situation, rétorqua Krowder. Elias vous manipulait clairement, il a tout parfaitement manigancé et tout le monde s’est fait avoir ! Ne partez pas du principe que vous êtes le seul fautif sous prétexte qu’il a disparu ! Il ne reste que vous, mais vous pouvez encore vous battre !

Un sourire éploré étira les lèvres de Nelson. Il leva des yeux attristés en direction de Krowder, qui fut encore plus perturbée de le voir ainsi.

— J’ai passé ma vie à suivre la voie qu’on avait tracée pour moi, dit-il. Je sais très bien ce que vous tous attendez de moi. Mais il est temps que je fasse mes propres choix, même si ce sont les derniers. J’ai failli à mon devoir. Plus rien ne m’attend, ici.

Krowder se leva de sa chaise, se redressa de toute sa hauteur et jeta un regard déterminé à Nelson, qui sourit de la voir toujours aussi fière, même après le choc qu’avait dû être pour elle la découverte de cette inconcevable machination.

— Si vous vous laissez condamner à la pire des sentences, dit-elle, et que c’est à moi qu’il incombe d’ordonner votre mise à mort, je n’hésiterai pas.

— Je le sais. C’est bien pour ça que je vous ai toujours accordé la plus grande confiance. Je sais que vous ferez ce qu’il faut en temps voulu.

Sur ces mots, Krowder salua le président de Neos et se retourna pour commencer à partir. Elle voulut jeter un dernier regard derrière elle le temps d’atteindre la double-porte immaculée, mais elle n’en trouva pas le courage.

— Bonne chance pour la suite, Jane.

Elle ne répondit pas. Elle poussa les portes qui s’ouvrirent devant elle, et sortit sans plus de cérémonie.