L. Reflets de l'Ancien Monde - Le tombeau de glace



Explicit Violence

Après une catastrophe de grande ampleur, une partie de l’humanité est retournée vivre auprès de la nature, abandonnant la vaste Neos, capitale technologique des hommes. Parmi ces exilés, les reculés, certains appelés Porteurs gardent en eux des entités indispensables au maintien de la stabilité. Que deviendra le monde s'ils venaient à tous disparaître ?

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Partie 2 - Chapitre 20


À Neos, comme partout dans le monde, les jours s’écoulèrent calmement. Les travaux de restauration du palais présidentiel, qui avait fait office de champ de bataille à la guerre la plus terrible que la ville eût connue sur son propre territoire, battaient leur plein.

Assise contre une large fenêtre dans les bureaux vides proches du bâtiment présidentiel, Sephyra était perdue dans ses pensées. Cela faisait maintenant deux semaines que le convoi était parti loin de Neos, emportant les Reculés d’Anethie, d’Odori et de Lyrade. Des milliers de questionnements ricochaient dans sa tête, ressassant sa dernière bataille, analysant après coup chaque séquence dont elle pouvait se souvenir, remodelant toute l’histoire dans son esprit, cherchant les failles, imaginant des réalités alternatives qui la rassuraient. Comment aurait-elle pu éviter d’avoir à tuer Jack ? À affronter Lucéria ? N’aurait-elle pas dû tuer Nelson elle-même, une fois pour toutes, lorsqu’il était à sa merci ?

Elle passa une main dans sa chevelure pour ôter les mèches qui tombaient devant ses yeux. Elle savait qu’il était parfaitement vain de ressasser le passé, mais elle peinait à s’en empêcher. Elle avait encore beaucoup de traumatismes à chasser, et de questions sans réponse qui la narguaient. À commencer par la mort de Tehäniel. Lui qui paraissait si intouchable, si puissant, avec tous ces Esprits en lui… Comment avait-il pu se laisser avoir par deux épéistes à bout de forces, à peine capables de soulever leur arme respective ?

Ses souvenirs étaient brumeux. Elle n’était pas certaine de tout ce qu’il s’était passé. Il lui semblait que le sorcier avait réellement tenté de se défendre, mais que pour une raison qui continuerait de lui échapper, il avait été effroyablement distrait par quelque chose. Quelque chose qui venait de lui-même. Étaient-ce les Esprits, qui s’étaient rebellés contre leur hôte, causant l’ultime diversion qui lui avait permis de planter sa lame dans le corps pourtant immortel de Tehäniel ?

Sephyra laissa son front se déposer contre la vitre, et elle poussa un soupir qui forma une petite tache de buée sur le verre. Elle ne saurait sans doute jamais pourquoi ni comment elle s’en était sortie, mais peut-être qu’à compter de ce jour, les habitants d’Euresias pourraient reposer en paix. Les Esprits qui habitaient le sorcier semblaient avoir quitté son corps à la mort de ce dernier, d’après les témoignages bouleversants de ceux qui l’avaient trouvé. Ils disaient avoir vu des formes de poussière multicolores émaner de sa peau tandis que son corps se raidissait et se faisait recouvrir par des marques noires. Les Esprits avaient-ils réussi à partir sans en mourir ? Si c’était bien le cas, peut-être que l’harmonie perdurerait. Ou peut-être que les catastrophes naturelles recommenceraient, comme dans l’ancien temps. S’y adapter serait sans doute difficile, mais ils sauraient survivre malgré tout. Oui. La vie continuerait malgré les épreuves. Après tout ce qui s’était passé en si peu de temps dans leur monde, la perspective de devoir affronter la Nature en personne n’avait plus de raison de les effrayer.


Le son des pas d’un soldat près d’elle tira Sephyra de ses pensées. Elle tourna la tête, et vit un militaire lui faire un petit signe de tête, avant de rebrousser chemin vers la sortie du bâtiment.

Elle sentit son cœur accélérer brutalement. L’heure était venue.

Sephyra se leva avec précaution, ménageant ses ailes endolories, et entreprit de quitter le bâtiment à pas lents, pour se rendre au Palais présidentiel.


La place principale était noire de monde, et une bonne vingtaine de militaires étaient postés devant les grilles grandes ouvertes du bâtiment pour empêcher les curieux de rentrer. Sephyra se fraya un chemin jusqu’au portail, profitant du fait que les Neosiens avaient tendance à s’écarter sur son passage comme pour l’éviter à tout prix, et se présenta aux gardes qui l’inspectèrent brièvement avant de la laisser passer.

Le brouhaha de la foule derrière elle s’éteignit progressivement. Sephyra sentit sa gorge se nouer lorsqu’elle franchit la porte principale, sans voix devant ce spectacle invraisemblable. Le bâtiment le plus connu et grandiose de Neos avait perdu de sa superbe. Les attaques avaient causé de sévères dommages, en particulier dans le hall d’entrée, rendant les escaliers vers le premier étage quasiment impraticables. Les murs avaient essuyé de lourds impacts, et même si tous les corps avaient été enlevés, quelques traces sombres de sang n’avaient pas encore été parfaitement effacées. Il faudrait encore de nombreuses semaines de travail pour rendre à ce bâtiment son prestige.

Les souvenirs de sa vie passée de Chasseresse refirent brutalement surface, tandis qu’elle s’engageait dans l’aile ouest du bâtiment, comme lors de sa toute première venue à Neos. Les quelques militaires postés sur son passage étaient parfaitement immobiles, et tâchaient d’éviter de croiser son regard. C’était mieux ainsi. Elle n’avait pas besoin de lire la haine dans leurs yeux pour la ressentir.

Sephyra était complètement perdue dans ses pensées. Elle mit du temps à se rendre compte que ses jambes la menaient d’elle-même où il fallait, car la pièce où elle se rendait était exactement celle qui avait fait naître ses premiers souvenirs de Chasseresse à Neos. La pièce où elle avait combattu, puis été choisie. 

La pièce où elle l’avait rencontré.

Elle franchit la porte déjà ouverte, ignora les quelques regards qui obliquèrent vers elle. Elle longea le mur du fond pour s’excentrer un maximum, gardant les yeux obstinément rivés au sol, bien trop effrayée pour lever les yeux et voir ce qui l’attendait dans cette salle.

Elle s’immobilisa après avoir trouvé une place isolée du reste du groupe, près d’un des angles de la pièce. Elle retint son souffle, et leva les yeux.


Nelson était debout contre le mur du fond, les mains liées dans son dos, elles-mêmes fixées dans le mur par un moyen qu’elle ne pouvait percevoir. Il ne disait mot, et se contentait d’observer en silence la foule de Chasseurs rassemblés devant lui, les soldats qu’il avait lui-même recrutés pour qu’ils défendent sa patrie bien-aimée, et ce en toutes circonstances. 

Un peloton d’exécution se tenait en face de lui. Les tireurs attendaient, imperturbables, la générale Krowder à leurs côtés. 


Depuis l’angle de la pièce où elle se trouvait, la vue était imprenable. Personne n’altérait son champ de vision. Sephyra le regrettait presque. Elle reconnut quelques Chasseurs dans l’assemblée, ainsi que la générale Krowder qui se tenait non loin de Nelson, parfaitement silencieuse et de marbre. Un peu plus loin, Landa lui adressa un regard désolé. Aline se tenait contre lui, les yeux clos, sans doute peu désireuse d’observer en direct la scène qui allait suivre. Mais Lucéria n’était pas présente. Avait-elle survécu ? Pour le moment, aucune façon de le savoir. Aucune façon de savoir si elle avait causé ou non la mort de la jeune femme en plus de celle de Jack, soit de ses deux seuls et meilleurs amis Neosiens. Peut-être ne le saurait-elle d’ailleurs jamais, et que cela serait sa punition.

Un frisson lui parcourut la nuque lorsqu’elle remarqua que plusieurs Chasseurs l’épiaient, en se glissant quelques paroles à voix basse. Sephyra lorgna le sol. Elle devinait que de plus en plus de regards se posaient sur elle, et n’avait ni l’envie ni la force de les affronter. 

Les minutes étaient interminables. Las du silence immuable, prêt à se saisir de l’instant fatidique, l’esprit de la jeune femme repartit en errance au sein de ses pensées troubles. Elle savait que de par son vécu, de par son rôle, elle devait assister à cette exécution. Mais une partie d’elle refusait en bloc de graver en son esprit les images qui allaient suivre. C’est donc sans relâche qu’elle luttait contre, sachant pertinemment que c’était une question de devoir, et que cette fois, elle n’avait pas l’intention de faillir. 

Les douze coups de midi sonnèrent alors, et les rares voix se turent peu à peu. Sephyra sentit sa gorge se nouer. Un battement douloureux de son cœur accompagnait chaque nouveau coup, et ses membres frémissaient tellement qu’elle se demanda un instant si elle n’allait tout simplement pas perdre connaissance, et ainsi échapper à cet enfer.


La générale Krowder fit deux pas en avant, et darda son regard glacial sur Nelson.

— Président Nelson James, dit-elle avec force afin que chacun puisse l’entendre. Vous avez été reconnu coupable de crimes impardonnables à l’encontre du monde reculé, et avez trahi la confiance de Neos en vous associant avec un criminel tentant de régner sur l’ensemble du continent. Les hautes instances de notre ville ont décidé de vous condamner à mort pour ce motif. Nous sommes ici pour appliquer ce jugement.

Quelques murmures suivirent ses paroles. Mais le visage de Nelson demeurait impassible.

— Avez-vous une dernière déclaration à faire ? termina Krowder sans ne rien laisser transparaître d’autre que son implacable volonté.

Les quelques voix qui s’étaient élevées dans la petite assemblée s’éteignirent aussitôt, et un silence perturbant retomba dans la salle. Nelson se redressa légèrement, et posa ses yeux perçants sur la Générale.

— Aucune, dit-il.

Sans rien ajouter, Krowder se tourna en direction des tireurs, qui mirent Nelson en joue.

À ce moment, Nelson tourna lentement la tête. Sephyra frémit. À travers la foule de quelques âmes qui les séparaient, ses yeux azurés venaient de se plonger dans les siens. Ils étaient plus sévères et déterminés que jamais, et elle n’avait jamais eu autant de mal à les affronter. Elle sentit son cœur fondre dans sa poitrine tandis que le bras de Krowder amorçait sa descente.

Sephyra prit son visage dans ses mains, incapable de soutenir ce regard, tandis que les tireurs pressaient la détente.


Et l’instant d’après, ces yeux azurés qui l’avaient toujours fait frémir s’éteignirent à jamais.


****


Perdue dans ses pensées, Lucéria observait le ciel par-delà la fenêtre de sa chambre d’hôpital. Sa convalescence s’éternisait. Mais après un mois de coma, les médecins étaient d’avis de la garder sous surveillance médicale encore quelque temps. À son réveil, seulement quelques jours auparavant, la première chose qu’elle avait apprise était que l’homme qu’elle aimait serait exécuté.

Ses yeux froids obliquèrent en direction du pendule au fond de sa chambre. Il sonna douze coups, timidement, comme pour ne pas la brusquer. Le glas avait retenti.

Tout était terminé. 

Une larme qu’elle ne sentit pas glissa le long de sa joue, et son regard s’aventura à l’extérieur. Elle n’avait rien pu faire pour empêcher cela. Elle n’avait pas pu intervenir au procès, louer son président afin qu’il échappe à ce destin. Elle n’avait rien pu faire. Juste se réveiller, alors qu’elle aurait dû mourir.

En plus d’avoir failli à protéger la personne qui comptait le plus à ses yeux, elle était elle-même devenue totalement inutile. Depuis son retour parmi les vivants, elle ne sentait plus ses jambes. Les médecins n’étaient pas certains qu’elle pourrait à nouveau s’en servir, au vu des dommages causés à sa moelle épinière.

Elle expira lentement et ferma les yeux. À tout instant, elle attendait un torrent de larmes et de tristesse qui viendrait déformer son visage, tordre ses entrailles et labourer le reste de sa raison. Mais à son grand étonnement, pour le moment, elle était parfaitement calme. Le désespoir qu’elle ressentait prenait la forme d’un vide insondable, qui avait l’avantage de réduire au maximum ses sensations, comme si elle errait loin de son corps, loin de tout. Mais même si cet état perdurait, et qu’elle gardait en elle une flamme pour la maintenir en vie malgré la perte de celui qu’elle avait échoué à protéger, que pouvait-elle faire, à présent ? La générale Krowder allait sans doute accéder au pouvoir, au moins provisoirement. Neos allait repartir sur de nouvelles bases. Sans Nelson, sans Jack.

Elle fut tirée de ses pensées par le son de quelques coups timides contre la porte de sa chambre. Elle n’eut pas le temps d’inviter la personne à entrer que celle-ci se présentait déjà, pénétrant dans la pièce à pas lents, le regard préoccupé. Lucéria ouvrit de grands yeux.

— Lyria ? souffla-t-elle, hébétée.

Lyria considéra sa sœur aînée avec tristesse et s’avança vers elle. À l’instar de Lucéria, une souple chevelure blanche aux pointes noires tombait sur ses épaules, mais ses yeux étaient plus doux et teintés d’un brun profond. Elle était bien moins grande que sa sœur, accentuant leurs différences, qui n’étaient pourtant pas limitées qu’au physique. Contrairement à sa jeune sœur, Lucéria avait tout fait pour que son avenir la mène le plus loin possible de leur ville natale.

— Comment te sens-tu, grande sœur ? questionna Lyria, ignorant si elle devait laisser davantage de place à son inquiétude ou à sa joie de revoir enfin son aînée.

Lucéria détourna le regard.

— Je ne pourrai sûrement plus marcher, se contenta de répondre la jeune femme. 

Un silence suivit ses paroles. Lyria était visiblement au courant, puisqu’elle se contenta de baisser la tête avec un regard désolé. Elle aurait souhaité que leurs retrouvailles se passent autrement, mais n’avait jamais osé venir à Neos auparavant. Le faire par de tels temps était d’autant plus risqué, mais après avoir appris que sa sœur avait été gravement blessée, elle n’avait pas eu à hésiter longtemps. Elle avait donc entrepris ce voyage malgré les dangers, et la tension encore palpable suite au conflit le plus meurtrier qui se soit déroulé dans la région.

— Que vas-tu faire, maintenant ? questionna Lyria.

— Que pourrais-je bien faire ? répliqua Lucéria en continuant de scruter l’extérieur. Je ne risque pas de pouvoir réintégrer l’armée un jour. Et de toute façon, je n’en ai aucune envie. Pas maintenant que monsieur James a disparu.

— Je te comprends…

— Ah, vraiment ? répliqua Lucéria en jetant un regard assassin à sa sœur. Donc tu sais ce que ça fait, de subir la pire des humiliations de la part de celle qui t’a trahie, de perdre la personne qui compte le plus pour toi, puis de te retrouver clouée sur un lit peut-être jusqu’à la fin de tes jours ? Tu peux vraiment comprendre ça ?!

Lyria déglutit. Des larmes de rage avaient commencé à glisser sur les joues de sa sœur aînée, incapable de retenir plus longtemps le flot de sentiments destructeurs qui l’envahissaient désormais. 

Lucéria contempla ses propres larmes s’écraser dans ses mains tremblantes avec stupeur. Depuis combien de temps n’avait-elle pas pleuré ? Depuis combien de temps se battait-elle de toutes ses forces, sans daigner s’accorder le moindre répit, ni tolérer le moindre instant de faiblesse ?

Elle ne connaissait pas la réponse, et n’avait aucunement besoin de la trouver. Alors, elle laissa sa tristesse se manifester. Elle fondit en larmes, se recroquevillant sur elle-même autant qu’elle le pouvait, ignorant complètement son statut et sa fierté pour ne plus laisser transparaître que le plus sincère et authentique désespoir. Elle oublia tout, l’hôpital, sa sœur, les médecins indécis, les souvenirs de la guerre. Il ne restait plus que son tourment.

Tandis que sa sœur laissait ses larmes couler sans retenue, Lyria recula de quelques pas.

— Rien n’est perdu, pour tes jambes, objecta-t-elle. Quand tu auras bravé ta peine, tu pourras décider. Rester ici à ressasser ce que tu as perdu, ou renaître. On se revoit tout à l’heure.

À ces mots, elle se retourna et quitta la pièce à pas lents. Lucéria regarda sa sœur s’éloigner puis refermer la porte, et elle poussa un long soupir en s’essuyant les yeux.

Ce simple geste n’arrêta pas ses larmes. Elle continua de pleurer longuement, affalée sur son matelas redressé, frémissante, désespérée. Mais même si elle était troublée de se laisser aller de la sorte, elle sentait qu’elle avait besoin de ça pour être capable de repartir. Parce qu’elle ne pouvait pas abandonner. Rester à se morfondre sur ce qu’elle avait perdu était un comportement qui ne lui ressemblait pas, et qui lui serait pour toujours étranger. Bien sûr qu’elle allait continuer de se battre. Elle n’avait jamais su faire autrement, après tout.

Lorsqu’elle parvint à calmer ses sanglots, elle se concentra de toutes ses forces, réveillant les nerfs qui dormaient encore, les sollicitant jusqu’à ce qu’ils daignent sortir de leur léthargie. Après quelques minutes de concentration, elle parvint à faire remuer faiblement l’un de ses doigts de pied.


****


La foule s’agitait devant le Palais présidentiel. Entre curieux et journalistes, les citadins qui n’avaient pas pu assister à l’exécution faisaient leur maximum pour rester informés. Sephyra, elle, n’avait quasiment plus la force de réfléchir lorsqu’elle se fraya un chemin hors de l’enceinte du Palais, par une porte dérobée qui n’était pas obstruée par l’imposant attroupement. Son sac sur l’épaule, elle était essoufflée comme si elle avait couru un marathon. Si elle avait encore été capable de voler, elle se serait échappée en un battement d’ailes, quittant en quelques minutes cette ville où seuls remords et regrets l’attendaient encore.

Elle s’engagea sur l’immense avenue qui menait au Palais, et la prit dans le sens inverse pour quitter Neos. Tandis qu’elle se rapprochait pas à pas des frontières de la ville, ses premiers souvenirs dans le Reflet de l’Ancien Monde lui revinrent en un flot d’images floues et précieuses. Elle avait vécu beaucoup dans cette immense cité. Des moments inoubliables, et d’autres terrifiants qui avaient changé sa vie à jamais. Mais malgré toutes les tragédies endurées depuis qu’elle était arrivée en ce lieu hors du commun, elle n’avait jamais réellement regretté son départ d’Anethie. Elle n’avait jamais regretté de s’être engagée parmi les Chasseurs, d’avoir rencontré Lucéria, Jack, tous les autres. D’avoir grimpé les échelons, côtoyé Nelson, appris à le connaître, à le haïr, à l’aimer.

Elle leva les yeux au ciel, et les larmes qu’elle tentait de retenir depuis trop longtemps glissèrent sur ses joues. Elle devrait laisser tout cela loin derrière elle, à présent. Passer à autre chose. Petit à petit.


Devant elle, les derniers bâtiments laissaient progressivement place aux étendues de verdure. Elle était presque sortie de la ville. Devait-elle se retourner, et contempler une dernière fois ce qui avait été sa maison pendant plusieurs années ?

— Pas très impressionnantes leurs exécutions. Ils devraient venir à Tornel un de ces quatre ! On leur montrerait ce que c’est, la punition exemplaire réservée aux traitres.

Sephyra sentit son sang se glacer. Elle tourna la tête, et aperçut l’imposante silhouette de Megami, négligemment appuyée dans le recoin dissimulé d’une maison solitaire. La sorcière vint à pas lents à sa rencontre, sa démarche élégante à peine altérée par ses blessures visibles.

Un frémissement désagréable chatouilla ses tempes tandis que Sephyra se remémorait brutalement ce qu’elle avait promis à la sorcière. Elle n’y avait pas repensé une seule fois depuis la fin de leur bataille, ni même lorsqu’elle s’était demandé, à quelques reprises, ce que la Hyène de Tornel avait bien pu devenir. 

— Tu ne t’attendais pas à me voir ? miaula Megami en s’approchant davantage, exhibant ses blessures aux rayons du soleil. 

Sephyra pouvait compter cinq brûlures sévères et se demandait sincèrement comment la sorcière parvenait à poser son pied gauche, tant ce dernier était enflé.

Devant le mutisme de son interlocutrice, Megami ricana. Elle passa sa main dans ses cheveux, rétablissant un ordre sommaire dans sa tignasse déchaînée. Sephyra aperçut alors, au niveau du bras de Megami, une marque sombre qu’elle ne se souvenait pas avoir déjà remarquée.

— Elsirhã est… commença Sephyra.

— Oui, elle est avec moi, répondit la sorcière. Ce fou de sorcier n’a rien trouvé de mieux pour se débarrasser de moi. J’ai pu constater que tu avais réussi à lui régler son compte… Bien joué.

La sorcière attrapa un objet élancé dans son dos et le lança à Sephyra, qui le réceptionna avec de grands yeux. La jeune femme contempla le fourreau de son sabre avec incrédulité, et en tira la lame encore tachée de sang séché, ses ornements brûlés presque jusqu’à l’extrémité de la poignée. Malgré ces dommages apparents, elle ne semblait pas émoussée, et avait même conservé un certain éclat.

Sephyra releva les yeux vers Megami, sourcils froncés. La sorcière paraissait s’amuser de l’incrédulité qu’elle pouvait lire dans les yeux de son acolyte.

— C’est à toi, il me semble, ironisa-t-elle. De mon côté, je vais réveiller Allendil. Tu peux repasser par chez-moi si tu veux, mais la maison sera vide, et les placards aussi.

— Megami, je… balbutia Sephyra. Je dois vous remercier pour tout ce que vous avez fait. Vous m’avez sauvé la vie, et en définitive, je n’ai même pas pu payer ma dette envers vous.

Megami balaya sa dernière assertion d’un geste symbolique de la main.

— Ne dis pas de sottises, ricana-t-elle. Si tu n’avais pas été là lorsque le sorcier m’a rendu ce que j’étais venue chercher, il m’aurait certainement arraché les entrailles. Tu ne porteras peut-être pas Elsirhã comme convenu, mais, de toute façon, regarde-toi. Faiblarde comme tu es, tu claquerais après deux kilomètres de route dans le désert, et il est hors de question de compromettre la sécurité d’Elsirhã de la sorte.

Sephyra observa longuement la sorcière, pour s’assurer qu’il ne s’agissait pas d’une nouvelle fourberie. Mais tout ce qu’elle lisait sur le visage de Megami reflétait une sincérité infaillible.

Sephyra resserra son emprise sur le fourreau de son sabre, et s’affaira à le nouer à sa ceinture tant bien que mal, ses attaches ayant elles aussi souffert dans la bataille. Puis elle leva les yeux vers Megami, ne sachant que dire pour conclure tout ce qu’elles avaient vécu côte à côte.

Ce fut donc la sorcière qui parla, s’avançant la première sur la route pavée qui se terminait, poursuivie sous forme de petits chemins de terre qui partaient serpenter entre les collines.

— Je rentre chez moi, dit-elle. Elsirhã attend. Adieu, Cae-La.

Sephyra baissa la tête pour la saluer, tandis que la sorcière s’éloignait pour entamer son long voyage de retour, tournant définitivement le dos à cette ville où elle ne reviendrait jamais.


La jeune femme regarda la silhouette de Megami disparaître. Un vent doux se leva sur la plaine devant elle, l’appelant à suivre son propre chemin. Alors, elle ajusta son sac sur son épaule, et s’avança en direction de l’ouest.

Vers la terre des loups, seule maison qui lui restait désormais.


****


Landa toqua à la porte, puis entra dans la chambre d’Aline à pas lents.

La jeune femme était tournée vers la fenêtre, perdue dans sa contemplation de Neos en éveil. Cela faisait bien longtemps qu’elle ne s’était pas simplement affairée à observer le monde évoluer autour d’elle, les Neosiens traverser les rues, faire vivre les habitations. Dire que tout cela aurait pu disparaître. Avait failli disparaître. Elle ne parvenait toujours pas à réaliser ce à quoi ils avaient échappé, en se soustrayant à la folie destructrice de Tehäniel.

Landa referma la porte sans bruit, et fit quelques pas dans sa direction, gêné de devoir troubler sa tranquillité.

— Je suis venu voir comment tu allais, dit-il.

Aline se redressa légèrement, sans quitter l’extérieur des yeux.

— Ça va, répondit-elle simplement. Cela va faire presque trois semaines que tout cela est derrière nous. Ça m’a largement laissé le temps de réfléchir et d’accepter.

Landa approuva d’un petit signe de tête qu’elle ne put voir. Il mit ses mains dans ses poches, détournant le regard. Ses oreilles de loup, qu’il n’avait toujours pas réussi à métamorphoser en oreilles humaines, étaient presque plaquées contre son crâne, rendant son malaise encore plus perceptible. 

Aline se décida finalement à se tourner vers lui. Les faibles lueurs du jour arrosaient sa chevelure d’une lumière chaude qui la rendait presque brillante.

— Tu… voulais me parler de quelque chose ? questionna-t-elle.

— Oui, répondit Landa en levant ses yeux orangés sur elle. Je voulais juste savoir si tu avais l’intention de m’exclure de ta vie, maintenant que tu sais tout de moi.

Aline le dévisagea avec un mélange de tristesse et de remords. 

— Je n’en sais rien, dit-elle dans un souffle.

— Mes origines importent donc tant que ça ? soupira Landa. Je ne comprends pas. On s’entendait plutôt bien, avant. On avançait parfois sans trop savoir où ni comment, mais… On le faisait. Petit à petit. Et aujourd’hui, après tout ce qu’on a vécu… Après ce que j’ai fait pour toi… Tu veux vraiment arrêter là-dessus, et pour une raison aussi minable ?

Aline ne répondit pas. Elle scrutait désormais le sol, incapable d’affronter les vérités assénées par Landa. Ce dernier jura même voir des larmes perler à ses yeux. Elle semblait si perdue que sa propre volonté commença à fondre, elle aussi.

Lassé de son silence, Landa se retourna, franchit les quelques pas qui le séparaient de la porte et saisit la poignée.

— Attends, dit-elle.

Le temps qu’il se retourne, elle s’était levée, sa robe froissée retombant sur ses genoux, les cachant à peine. Landa lut alors la réponse qu’il brûlait d’entendre dans les yeux larmoyants de son amie. Mais les mots n’avaient plus besoin de l’atteindre, désormais.

Ils avaient trop vécu pour abandonner si vite, si facilement. 

Aline s’avança vers Landa et l’étreignit, noyant son visage dans son cou, cherchant refuge auprès de celui qui ne l’avait jamais laissée tomber depuis leur rencontre, ne lui avait jamais fait défaut. Landa fut authentiquement surpris par son geste, mais cessa d’y réfléchir lorsqu’il réalisa qu’Aline s’était mise à pleurer doucement. Il lui rendit son étreinte, caressant ses cheveux fins. Il était prêt à lui laisser tout le temps qu’il lui faudrait.

Les minutes s’écoulèrent sans qu’ils ne s’en rendent compte. Le silence était retombé dans la petite pièce, et tous deux se laissaient bercer par l’étreinte de l’autre, enfin apaisés après tous les événements qui avaient secoué leur vie. Le soleil se couchait sans se presser, et ne tarderait pas à disparaître derrière les hauts immeubles verdoyants de Neos. Les gens rentraient chez eux, petit à petit. Tâchaient de reprendre leur quotidien normalement après cette période de troubles.

Eux aussi iraient de l’avant à compter de ce jour. Neosien ou Reculé, ils aspiraient tous à la même paix, et à la même vie. Même si tous les conflits ne pouvaient pas s’éteindre si facilement, Landa savait qu’il ne lui restait plus qu’à reprendre son chemin sans se soucier de son passé. Comme il l’avait toujours fait.

Et il ne voulait pas faire ce chemin seul.

Il recula pour regarder Aline dans les yeux, caressant ses joues pour essuyer ses larmes. Le sourire sincère qu’elle lui adressa lui fit oublier tous les doutes qui avaient pu le hanter depuis qu’il avait fait sa connaissance. 

Timidement, Aline leva alors une main vers la tête de Landa et passa une main sur l’une de ses oreilles recouvertes de fourrure noire. Le jeune loup frémit, mais la laissa faire, conscient qu’elle aurait bien besoin d’un temps d’adaptation. Il continua de la regarder tandis qu’elle observait ses oreilles sous tous les angles, l’appréhension cédant peu à peu sa place à la curiosité. Son expression timide avait disparu au profit d’un sourire angélique.

Elle, qu’il avait croisée au palais présidentiel, un matin en allant travailler. Une Neosienne des plus banales et des plus uniques. Elle, qui s’était retournée en lui adressant un sourire qui ne serait pas le dernier. Et puis lui, qui s’était contenté de rougir sans savoir quoi répondre… 

Seulement, en ce jour, il le savait.

Il se pencha vers elle et l’embrassa ; elle ferma les yeux et se laissa aller contre lui.

Le soleil avait disparu derrière les immeubles de Neos.


Et une nouvelle aube était déjà en approche.