L. Reflets de l'Ancien Monde - Le tombeau de glace



Explicit Violence

Après une catastrophe de grande ampleur, une partie de l’humanité est retournée vivre auprès de la nature, abandonnant la vaste Neos, capitale technologique des hommes. Parmi ces exilés, les reculés, certains appelés Porteurs gardent en eux des entités indispensables au maintien de la stabilité. Que deviendra le monde s'ils venaient à tous disparaître ?

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Partie 2 - Chap 13


À l’aube du sixième jour, le village d’Odori s’éveilla dans le silence. Le soleil se montrait à peine à l’horizon, encore masqué par un dense brouillard matinal.  

Athem resserra sa ceinture, à laquelle était attaché son sabre. Il jeta un regard mélancolique à la tombe qui se dressait face à lui. Il en contempla longuement la stèle, taillée dans du granit, et sur laquelle était gravé le nom du dernier sorcier d’Anethie. 

—   J’espère que tu nous feras l’honneur d’assister à ce qui va suivre, de là où tu es, lâcha-t-il comme pour lui-même. 

Il observa machinalement le splendide sceptre d’ébène qui reposait contre la tombe. Le bois, dépourvu de sa sphère bleutée qui lui conféra jadis de grands pouvoirs, était encore imbibé de traces de sang, à peine visibles le long des rainures sombres. La dernière personne que cette arme avait tuée était son propriétaire lui-même. Ironique. Et pourtant, c’était là une bonne façon de boucler un cercle de violence, transmis de génération en génération.

D’une main, Athem caressa le manche de son sabre. Il laissa ses doigts descendre le long des cordelettes qui l’ornaient, ramenant vers lui les deux décorations qui pendaient à son extrémité. Fabriquées à partir de cheveux, la première était blanche et la seconde était faite de mèches blond sombre, et ondulés. Il les contempla longuement, puis referma sa main sur les ornements en fermant les yeux. Il avait laissé beaucoup de choses et de personnes derrière lui. À tel point qu’il lui arrivait parfois de se demander dans quelles réserves il pouvait bien encore puiser ses forces, et sa détermination pour mener cette guerre à son terme.

Au fond, il n’avait pas besoin de le savoir. Qu’il lutte avec l’énergie du désespoir, ou par amour de tout ce qu’il avait chéri au cours de son existence, son issue serait la même. Il terrasserait son ennemi, ou mourrait. Dans les deux cas, son destin n’aurait plus d’importance.


Athem ne daigna pas se retourner lorsqu’il entendit des pas à proximité. Il entendit le nouveau venu se stopper près de lui, puis s’éclaircir la gorge.

—   Euh… Sha-Lin aurait besoin de vous pour les préparatifs.

Athem tourna la tête, et fit face à Érithan qui était équipé de nombreuses protections en cuir et avait des dagues accrochées à la hanche.

—   J’arrive, répondit simplement Athem. Par contre… ne me dis pas que tu as l’intention de nous accompagner ?

Érithan déglutit mais son regard se fit plus déterminé.

—   Si, déclara-t-il. Hors de question que je reste à Odori me tourner les pouces.

—   Et qui veillera sur ta sœur ? Elle est bien trop jeune pour aller se battre.

—   Le village le fera. Comme seuls deux cent aigles partent à Neos, il en reste plus du double ici, pour veiller sur elle.

Athem ne répondit pas immédiatement. Dans de telles circonstances, toute aide était bonne à prendre, mais il doutait sérieusement des potentiels bénéfices de la présence d’Érithan lorsqu’ils seraient sur le champ de bataille. Il n’avait jamais vraiment été formé à se battre et n’avait pas non plus les aptitudes physique d’un guerrier en devenir.

—   Les aigles ne remplaceront jamais la présence d’un frère, insista Athem. Sirel a besoin de toi.

—   Elle s’en sortira même si je ne reviens pas, rétorqua Érithan. Elle n’a jamais eu besoin de moi.

Son poing se serra et il baissa les yeux.

—   Personne n’a jamais eu besoin de moi.

Athem leva un sourcil en croisant les bras.

—   Puisqu’on n’a pas besoin de toi, pourquoi venir avec nous, dans ce cas ?

Érithan releva la tête brusquement, ouvrit la bouche pour répondre mais en fut incapable. Les mâchoires crispées, il serra le poing et tourna les talons pour repartir à vive allure en direction du village.


****


Assise dans sa demeure, immobile sur le large tapis coloré, Sha-Lin respirait calmement, ses yeux clos. Elle avait beaucoup à méditer, et la solitude l’importunait de moins en moins. Obnubilée par la bataille en approche, ses nuits étaient courtes. Et agitées. 

Où que son esprit se rende, il était poursuivi par d’insidieux tourments. Elle qui avait toujours su grandir en écartant ses problèmes, en les bravant de face sans jamais fléchir jusqu’à ce qu’ils disparaissent, se retrouvait pour la première fois de sa vie acculée par des ombres menaçantes qu’elle ne parvenait à chasser.

La guerre, à ses portes. Aux portes de son monde. Elle allait lancer les forces de son peuple dans une bataille sans merci. Beaucoup d’aigles avaient contesté sa décision. Ne voulaient pas prendre part à un conflit d’une telle ampleur ; refusaient qu’un tiers de leur population vole à leur mort entre les murs d’une cité qui avait déjà trop fait couler de sang.

Et elle les comprenait. Comme elle les comprenait ! Qui serait assez fou, après tout, pour souhaiter enrôler la belle Odori dans une pareille conflagration ?

Elle, visiblement. Sha-Lin d’Odori, treizième héritière du trône de sa cité, l’était.

Elle ouvrit les yeux.

Athem s’avança à pas lents et prit place tranquillement en face de son alliée, qui l’observa s’installer sans mot dire. Il paraissait étrangement serein. Par moments, Sha-Lin éprouvait le désir de le voir céder à tout ce qui l’accablait. Le voir hurler, laisser sortir sa rage et sa tristesse, s’exprimer, lui dire tout ce qu’il taisait depuis bien trop de temps.

Pour se persuader qu’il n’avait renoncé ni à son humanité, ni à sa vie.

Lorsqu’il leva les yeux vers elle, Sha-Lin ne détourna pas les siens, mais elle sentit son cœur se déchirer un peu plus. 

—   Nous y voilà, n’est-ce pas ?

Sha-Lin acquiesça en silence, un sourire faible au bord des lèvres, tandis qu’Athem laissait obliquer son regard vers l’extérieur, contemplant le soleil levant qui commençait à peine à se montrer.

—   J’ai peine à croire qu’on a accompli autant, toi et moi, continua Athem sans quitter le ciel des yeux. Nous avons surmonté tant d’obstacles. Et aujourd’hui, il est temps que nous renoncions à tout.

Il marqua un bref silence, comme pour peser le poids de ses propres paroles.

—   Nous devons en être parfaitement certains, reprit-il. Certains de n’avoir plus rien à perdre.

Ils s’échangèrent un long regard, dans cette salle paisible que le soleil illuminait lentement, comme pour leur donner d’ultimes bribes de volonté et de force. 

En ce jour, ils étaient parfaitement déterminés à mourir.

Sha-Lin sourit timidement. Au fond, c’était mieux ainsi. Ni attaches ni regrets. Elle avait tout planifié ; son testament était rédigé depuis plus d’une semaine maintenant. Ses héritiers étaient désignés. Ses derniers mots à l’égard du village qu’elle avait jeté dans la guerre pourraient être offerts à celles et ceux qui la garderaient comme simple souvenir. De dernières excuses. Celles qui auraient clos sa vie exemplaire, dans une tempête de violence et de résolutions impensables, et pourtant nécessaires.

Suivre Athem était désormais sa dernière raison d’être. Le poursuivre jusqu’à ce qu’il s’effondre, et peut-être périr à ses côtés. Ou triompher, et survivre. L’issue importait peu, désormais : l’heure de leur jugement était venue.


Ensemble, ils achevèrent de préparer leurs plans. Ne parlant de rien d’autre que de leur stratégie, leur coordination avec les autres groupes. La meute de Kerem qui ferait diversion à l’ouest de la ville, et les Lyradiens, guidés par Vassili, qui assureraient montures et vivres pour permettre l’arrivée, mais aussi la retraite des troupes, en cas d’échec.

Les deux jeunes dirigeants se sentaient prêts. Prêts pour leur guerre.


****


Le soleil était à son zénith lorsque les loups et les aigles se rassemblèrent aux portes d’Odori. La grande majorité étaient équipés d’armures légères en cuir ; les rares qui en étaient dispensés ne compteraient que sur leur forme animale lorsque le moment serait venu. 

De nombreuses carrioles tractées par de puissants cerfs les attendaient aux pieds des montagnes. Les Lyradiens n’avaient pas de guerriers à soumettre à Anethie, mais leurs convois leur permettraient de faire cheminer les guerriers sans risque jusqu’à Neos.

Les adieux furent brefs. Sha-Lin ne s’était pas éternisée en discours, et s’était contentée de rappeler les raisons de sa décision. Sa conviction que pour protéger Odori sur le long terme, il fallait également protéger leur monde. Et que le sorcier manieur de feu ne leur laissait pas d’alternative.

Tous l’avaient écoutée sans mot dire, à la fois compréhensifs et dévastés par les conséquences certaines de cette décision.

Athem et Sha-Lin se retournèrent les premiers pour quitter Odori. Les citoyens silencieux assistèrent tous au départ solennel des guerriers qui allaient se battre pour l’avenir de leur monde. 

Sirel se faufila entre deux aigles qui la surplombaient de plus de deux têtes, et elle jeta un regard inquiet à son grand-frère qui disparaissait dans la foule de soldats. Il lui accorda un dernier sourire avant de se résigner à partir, s’éloignant vivement d’elles à grandes enjambées, sans se retourner. 


À l’issue de quelques dizaines de minutes, ils avaient tous disparu en contrebas des falaises. Les citoyens se retiraient petit à petit, la tête basse, discutant à peine.

Sirel, pour sa part, gardait les yeux rivés droit devant elle, jusqu’aux abords des reliefs qui rendaient l’accès à Odori si difficile pour ceux qui n’avaient pas d’ailes. Puis, incapable de résister, elle s’élança dans l’étendue verdoyante, et courut jusqu’au bord de la falaise. Elle bondit par-dessus les quelques rochers qui parsemaient la plaine, se laissa fouetter les mollets par les herbes hautes, puis s’arrêta au bord du vide, essoufflée, son cœur battant la chamade. Les soldats fourmillaient déjà sur les chemins de terre, s’éloignant peut-être à jamais du village d’Odori.

Silencieuse, Sirel les regarda disparaître sur les chemins escarpés. Depuis qu’elle avait vu sa cité natale disparaître dans les flammes, elle s’était préparée à avoir une existence difficile. Elle savait que la vie était cruelle, et ne l’épargnerait pas sous simple prétexte qu’elle était une Porteuse.

Le fait que son Esprit lui eût été arraché en constituait pour elle la preuve la plus formelle. Mais ce n’était pas parce qu’elle avait échoué à honorer son titre jusqu’au bout qu’elle abandonnerait tout espoir. Elle devait être forte, comme elle s’était toujours efforcée de l’être. Pour elle, pour son frère, et pour son village.

Et même si elle savait qu’Érithan ne reviendrait pas, elle devrait rester tournée vers l’avenir. Se battre lorsque viendrait son tour, pour protéger le sacrifice de celles et ceux qui étaient sur le point de perdre la vie.

Sirel ne pleura pas. Même si elle n’avait que quatorze ans, elle se savait assez forte pour supporter ce qui allait suivre. Elle se devait de l’être. Elle n’avait plus le choix, à présent.


Elle ferma les yeux, et intérieurement, fit ses adieux à ce frère qu’elle chérissait.


****


Les loups se glissaient comme des ombres dans la nuit noire.

Progressant à pas prudents dans les plaines d’herbes hautes, suivant le large fleuve qui les guiderait droit jusqu’à Neos, l’armée silencieuse de loups tatoués se rapprochait prudemment des environs de la vaste capitale. Après avoir dépassé la ville de Londor, devenue aussi froide qu’un tombeau suite à de nombreux conflits en son sein, les guerriers s’arrêtèrent aux abords d’un vaste champ situé à mi-chemin entre Londor et Neos.

Kerem fit quelques pas en direction de la colline la plus proche, la gravit lestement, et jeta un regard en direction de l’imposante cité, avant de redescendre vivement et de rassembler ses troupes.

—   C’est bientôt l’heure, dit-il suffisamment fort pour être entendu de tous, sans pour autant se trahir. Le Prince lancera son propre assaut d’ici peu. Nous devrons alerter tout Neos avant qu’il ne parvienne lui-même à la cité.

Les loups acquiescèrent en silence, puis commencèrent à sortir les torches qu’ils avaient apportées dans de grands sacs de toile. Kerem jeta un regard entendu à tous ces soldats qui allaient risquer leur vie, tandis que Rena se rapprochait de lui à pas feutrés, après avoir fait le tour de leur bataillon.

—   Ils sont prêts, murmura-t-elle à l’oreille de Kerem. As-tu eu des nouvelles du Prince ?

—   J’ai reçu un faucon il y a une heure, disant qu’ils atteindraient bientôt la ville. Pas d’autres nouvelles depuis, mais je pense que tout se déroulera comme prévu. On est dans les temps.

Rena détourna le regard.

—   J’espère que tout se passera bien pour Luna et Ludovic. On a tendance à l’oublier vu leur talent, mais ils sont encore jeunes.

—   Ils ont bientôt vingt ans, répliqua Kerem avec un petit sourire. Il faut leur faire confiance. Et puis, ils ont de la ressource. Ils ne se laisseront pas abattre aussi facilement.

Rena sourit, et Kerem posa une main réconfortante sur son épaule.

—   Ne t’inquiète pas pour ta fille, renchérit-il. Nous devons mener notre mission à bien, à présent.

Rena leva les yeux vers Kerem et le remercia d’un sourire sincère. Cela suffisait à son meneur. Calme mais dévoué, rien pour Kerem n’était plus précieux que le sentiment de mener une troupe unie et confiante.

Et cette nuit, il la mènerait vers la victoire.

Il se décida finalement à lever son bras, et les soldats allumèrent une à une les torches qu’ils avaient emmenées. 


****


La vue sur les immeubles illuminés était imprenable.

Réfugiés dans un verger désert, en hauteur par rapport au reste des champs alentour, les loups et les aigles observaient la ville en silence. Assis pour la plupart, immobiles sous les branches des arbres fruitiers, ils comptaient les dernières minutes qui les séparaient de leur première, et peut-être dernière grande bataille.

Au fond de la parcelle, en retrait, le convoi de charrettes qui avait emporté vivres et armes était rassemblé hors de la vue du Reflet de l’Ancien Monde. Les puissants cerfs qui avaient tracté les carrioles jusqu’ici broutaient paisiblement, tandis que leurs maîtres Lyradiens préparaient leur éventuel retour, déchargeant avec les soldats ce qui restait d’équipements utiles à emmener dans la bataille.

Vassili progressait à pas vifs entre les différents convois, vérifiant que le déchargement se déroulait comme prévu. Son plan avait été suivi à la lettre : les chemins qu’il avait soigneusement choisis avaient mené les soldats à Neos sans croiser ne fût-ce qu’une patrouille de militaires armés. Il restait quelques sceptiques dans les troupes, mais pour lui, cela sonnait comme une évidence : les Neosiens ne s’attendaient pas à la frappe de l’aube.

Satisfait de l’avancement des opérations, Vassili se dirigea vers une large tente montée derrière les carrioles, excentrée par rapport au reste du campement de fortune. Il pénétra sans attendre sous les voiles légers que cordes et piquets de bois retenaient à grand-peine, secoués par le vent de la nuit mourante.

Athem se retourna lorsqu’il l’entendit entrer, abandonnant un instant les plans qu’il venait de réviser aux côtés de Sha-Lin, illustrés par de vieilles cartes couvertes d’annotations diverses.

—   Tout est fin prêt, mon Prince, déclara fièrement Vassili. Vos troupes ont assez d’armes pour conquérir le continent, et suffisamment de vivres pour ramener chaque guerrier à bon port lorsque tout sera terminé.

—   Parfait, répondit simplement Athem en se tournant de nouveau vers sa table recouverte de cartes. Je pense que nous sommes fin prêts, continua-t-il en cherchant le regard de Sha-Lin.

Cette dernière se leva de la chaise dans laquelle elle s’était installée, ultime occasion de prendre des forces avant l’assaut, et approuva en silence. Vassili observa les deux jeunes dirigeants sans mot dire, puis décocha un sourire intriguant.

—   Je vais me retirer, à présent, dit-il. Vous avez une guerre à mener. Je vous attendrai ici, et prendrai les voies de retraite comme prévu si l’attaque est un échec. En revanche, une dernière question me taraude, mon Prince.

—   Tu n’hériteras pas d’Anethie, trancha Athem sans même se retourner vers son conseiller.

Ce dernier se tut brutalement, et son silence fut suivi d’un grondement à peine audible, tandis qu’il tâchait de retrouver son expression habituelle, à mi-chemin entre l’arrogance et le dédain.

—   Il nous faudra pourtant quelqu’un pour vous remplacer.

—   Jhésel présidera le Conseil lorsque les survivants seront de retour à Anethie, continua Athem, imperturbable. Il rassemblera tout le monde. Et vous déciderez ensemble de la personne la plus digne pour reprendre le pouvoir.

Athem se tourna lentement vers Vassili, et lui jeta un regard las, ce qui ne plut pas le moins du monde à ce dernier.

—   Si je reviens vivant, continua-t-il, je retournerai à Anethie, et vous me jugerez tous pour ce que j’ai fait ces derniers mois. Si je dois reprendre Anethie, je la reprendrai. Si je dois partir, je m’en irai. Mais avant d’en décider, j’ai une bataille à mener.

Vassili continua longuement de fixer Athem. Mais comme ce dernier ne daignait pas détourner les yeux, ce fut lui-même qui s’en chargea, accompagnant son geste d’un soupir théâtral.

—   Nous nous reverrons peut-être, dans ce cas, dit-il. Bon courage pour ce qui vous attend… Vous en aurez bien besoin.

Il partit avec un léger sourire sur les lèvres, dans une ultime tentative de récupérer sa dignité avant de prendre congé, et disparut parmi les chariots du convoi. 

Athem secoua la tête et se tourna vers Sha-Lin, qui trouva le courage de décocher un sourire amusé. L’intervention de Vassili avait presque réussi à leur faire oublier l’espace d’un instant ce qu’ils s’apprêtaient à accomplir. Un silence perdura, jusqu’à ce qu’Athem se décide à prendre la parole, après avoir observé avec appréhension l’état de son alliée.

—   Tu as l’air épuisée, dit-il. Tu arriveras à te métamorphoser ?

—   Bien sûr, répondit Sha-Lin derechef. J’ai économisé mes forces.

À ces mots, elle retira l’épais châle qu’elle portait sur les épaules, le laissant tomber au sol, et dévoilant un haut de cuir sombre qui couvrait son ventre et sa poitrine, mais laissait son dos à nu. Ses omoplates encore douloureuses allaient être mises à rude épreuve : peut-être pour la dernière fois, elle allait revêtir ses ailes chatoyantes.

On lui avait maintes fois répété que son habitude de métamorphoser ses ailes quand bon lui semblait n’était pas bonne. Qu’elle diminuait son espérance de vie à force de les faire disparaître et apparaître à répétition, causant des dommages irréparables à la surface de ses os, consommant une quantité d’énergie qu’elle ne serait bientôt plus en mesure de dépenser à loisir.

On lui avait tant répété. Et jamais elle n’avait pu se résoudre à obéir.

Garder un semblant de liberté.

Sha-Lin leva les yeux vers Athem, qui continuait de l’observer en silence, partagé entre l’envie de la laisser se préparer seule, et l’accompagner dans ce qui constituait peut-être le dernier moment qu’ils partageraient ensemble.

—   Aide-moi, le pria-t-elle.

Elle s’avança à grand pas vers lui, et sans prévenir, l’entoura de ses deux bras pour l’enlacer avec force. Pris de court, Athem lui rendit son étreinte avec un long soupir. Elle s’immobilisa contre lui, ses yeux clos, respirant une dernière fois l’odeur de sa peau, repassant dans son esprit les moments les plus forts qu’il lui avait inspirés, les souvenirs inestimables forgés à ses côtés, et la peine immense que lui procurait cette veille de bataille. Sha-Lin sentit la douleur déchirer lentement ses omoplates et elle se crispa, sentant en retour l’étreinte d’Athem se raffermir près de sa nuque et dans son dos, l’encourageant à poursuivre sa transformation douloureuse.

Elle sentit les plumes émerger une à une, caressant momentanément sa peau avant de se déployer comme la voile d’un navire, s’étirant progressivement, gagnant lentement en volume dans la petite tente secouée par le vent. 

Lorsqu’elle détendit enfin ses deux larges ailes chatoyantes, quelques plumes valsèrent dans le silence avant de retomber à même le sol, et Sha-Lin s’éloigna à regret d’Athem qui ne la quitta pas du regard.

Il se rapprocha de l’entrée de la tente au moment où Ferox entrait, le pas assuré mais tranquille, pour prendre sa place aux côtés de la jeune femme. 

Athem les regarda à tour de rôle, leur accorda un dernier signe de tête, et se retourna.

Il quitta la tente à pas vifs, et s’en alla vers le verger, rappelant à lui sans parler les quelques loups qui étaient présents dans les environs. Sans regard en arrière.


Sha-Lin et Ferox le regardèrent s’éloigner sans mot dire, se tenant le bras machinalement. La démarche vive et déterminée du prince renégat ne fut bientôt plus que les mouvements flous d’une silhouette sombre à leurs yeux, qui disparut entre les arbres, provoquant le soulèvement d’une multitude d’ombres sur son passage.


L’heure était venue.


****


La porte de sa chambre s’ouvrit si brusquement que Keiko se réveilla en sursaut. Elle n’était plus seule. Terrifiée, elle tourna lentement son regard vers la porte de sa chambre. Un frisson remonta le long de sa colonne vertébrale en découvrant Tehäniel dans l’encadrement de la porte. Il paraissait épuisé et nerveux, son corps parcouru de frissons, haletant comme s’il était venu jusqu’ici en quatrième vitesse.

Keiko ne fit pas un geste, tétanisée.  Le malaise qu’elle avait toujours ressenti en présence du sorcier revint à la charge, tandis qu’il dardait son regard sombre sur elle, la fixant sans sourciller. 

Après un instant d’hésitation, il avança de quelques pas, et ferma la porte derrière lui. Keiko tressaillit. La pénombre de retour, elle ne distinguait plus que sa silhouette menaçante, au milieu de cette pièce où personne n’était censé venir la déranger.

—   Je ne peux plus tenir, souffla la voix de Tehäniel dans les ténèbres. J’ai besoin… j’ai besoin de…

Sa gorge se noua tandis que Keiko resserrait instinctivement ses bras autour de son buste. La peur la dévorait à un point tel qu’elle s’imaginait perdre connaissance à chaque seconde. Et elle ne put réfréner un cri d’horreur lorsque Tehäniel se jeta sur elle, saisissant ses poignets pour la basculer dos contre son matelas. Elle tenta de lui envoyer son pied dans l’abdomen, mais il était désormais presque plaqué sur elle, à tel point qu’elle sentait son souffle sur ses joues, et entendait sa respiration rauque et irrégulière.

Lentement, il prit les deux poignets de Keiko dans une seule de ses mains, et cette dernière sentit des larmes de terreur ruisseler sur ses joues tandis que le sorcier déposait une main brûlante sur son front.

—   Donne-moi ton Esprit, maintenant, souffla-t-il. J’ai besoin de sa puissance. J’en ai besoin pour survivre. Je dois…

 Keiko n’entendit pas la fin de ses élucubrations. Tétanisée par le pouvoir qu’exerçait Tehäniel sur elle, abandonnée par ses forces qu’il volait pour effectuer la Passation, elle ferma les yeux et perdit connaissance.