L. Reflets de l'Ancien Monde - Le tombeau de glace



Explicit Violence

Après une catastrophe de grande ampleur, une partie de l’humanité est retournée vivre auprès de la nature, abandonnant la vaste Neos, capitale technologique des hommes. Parmi ces exilés, les reculés, certains appelés Porteurs gardent en eux des entités indispensables au maintien de la stabilité. Que deviendra le monde s'ils venaient à tous disparaître ?

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Partie 2 - Chap 10


La nuit était tombée lorsque Landa et Aline sortirent du bar animé où ils étaient allés se désaltérer après le travail. Un vent frais se levait sur la ville, et le silence s’imposait au fur et à mesure qu’ils progressaient dans les rues qui les ramèneraient chez eux.

Aline rajusta sa veste sur ses épaules en frissonnant.

—   J’ai hâte que le printemps arrive, déclara-t-elle.

Landa approuva en silence, et il lui jeta un regard timide qu’elle ne put voir. Elle semblait ruminer, comme souvent ces derniers temps. Il passa un bras derrière son dos, qu’il tapota gentiment.

—   Encore en train de te faire du mouron ? supposa-t-il.

Son amie lui répondit par un long soupir. Elle n’avait pas besoin d’en dire davantage.

—   Cette situation m’exaspère, souffla-t-elle malgré tout. Tu sais bien que ça ne me plaît pas. Tout ce qui se passe en ce moment. Les Reculés…

Landa lui jeta un regard navré. Pas pour ce qu’elle traversait, mais plutôt pour les idées qu’on lui avait lentement insufflées dans le crâne, à force de reportages, de rumeurs, de craintes.

—   Il ne faudrait pas qu’on tombe tous dans la paranoïa, répliqua Landa. Je ne vois vraiment pas pourquoi les Reculés voudraient soudainement plonger Neos dans le chaos.

—   Mais moi non plus ! s’agaça Aline. Et c’est bien pour ça qu’ils m’effraient ! Pourquoi faire tout ça ? Alors que…

La jeune femme s’interrompit tandis qu’ils dépassaient un petit groupe de Reculés, qui les dévisagea avec méfiance à leur passage. Landa n’y prit pas attention, et Aline fit de son mieux pour garder les yeux fixés devant elle, tâchant de conserver une allure détendue.

Quelques mètres plus loin, elle avait toujours le cœur qui battait la chamade.

—   Tu as vu leur attitude ? souffla nerveusement Aline lorsque les Reculés furent suffisamment loin derrière eux. Je ne me sens pas vraiment en sécurité quand je vois ça, étrangement !

—   Aline, soupira Landa tandis qu’ils bifurquaient dans une ruelle adjacente. Les Reculés se font ficher et stigmatiser depuis des mois. À leur place, moi aussi j’aurais peur des Neosiens. Et je serais passablement énervé, aussi.

—   Donc tu agresserais des gens sans raison ? répliqua la jeune femme. 

—   Ne sois pas ridicule, ce genre de choses n’arrive pas aussi souvent que les rumeurs veulent bien le faire croire…

Ses paroles s’interrompirent d’elles-mêmes. Droit devant eux dans la rue étroite, postés entre deux hauts immeubles aux fenêtres éteintes, un autre groupe de Reculés, oreilles et queues apparentes, leur jetaient un regard inquiétant.

Landa saisit doucement le bras d’Aline, et avança sans ciller, priant pour que son amie ne se mette pas à témoigner son effroi. Les individus qu’ils avaient en face d’eux n’étaient vraisemblablement pas conciliants, et montrer sa peur était généralement une mauvaise idée face à ce genre de rôdeurs des quartiers endormis.

Ils dépassèrent le premier Reculé, puis le second, mais les troisième et quatrième leur barrèrent la route, l’un d’eux donnant un coup de paume dans l’épaule de Landa qui le fixa en retour, abasourdi.

—   Où tu vas, comme ça ? l’apostropha le Reculé qui l’avait repoussé.

Landa sentit un frisson lui parcourir la nuque lorsqu’il perçut le gémissement apeuré d’Aline. Il jeta un regard interloqué au grand gaillard qui lui avait adressé la parole, qui portait deux oreilles tombantes et une queue de félin sectionnée à son extrémité. Son visage n’exprimait qu’une sincère haine qu’il ne cherchait pas à dissimuler.

—   Je rentre chez moi, répondit Landa en tentant de rester détendu malgré la situation. Cela pose-t-il un problème ?

En guise de réponse, le groupe de Reculés se resserra autour d’eux. 

—   Il me rappelle quelqu’un, Medna, déclara alors un petit loup aux oreilles sombres, à l’attention du grand félin à la queue tronquée. 

Landa jeta un coup d’œil en direction du jeune homme qui avait pris la parole. Il fut transpercé par ses yeux d’un orange éclatant, et n’osa rien lui rétorquer.

—   Vraiment ? questionna ledit Medna. 

—   Ouais, renchérit le loup. Peut-être un air de famille, je sais pas. Ou alors c’est juste mon envie de casser du bourgeois qui me donne cette idée.

Medna éclata d’un rire narquois, imité par plusieurs de ses compères. Et sans crier gare, il saisit Landa par le col et le flanqua brutalement contre le mur le plus proche, lui coupant le souffle et envoyant valser ses lunettes au sol.

—   Landa ! s’écria Aline, horrifiée.

Le petit groupe se resserra davantage autour de Landa, fermement maintenu par Medna, tandis qu’un autre saisissait Aline par le bras pour l’empêcher d’interférer. Cette dernière se débattit en hurlant, mais dans la panique, et privé de ses lunettes, Landa perdit rapidement le contact visuel avec elle. Confus par l’emprise de Medna, et par la très forte odeur d’alcool qu’il suintait, Landa tenta de trouver un reste de voix pour les sommer de la laisser partir. Mais son souffle se faisait court, et sa vue déjà défaillante n’allait pas en s’améliorant. Il entendit son agresseur écraser méticuleusement ses lunettes tombées au sol, puis distingua avec horreur les lignes d’une lame chatoyante qui s’approcha de son visage, réveillant en lui une peur instinctive qui s’affaira à lui ronger les entrailles.

—   Je vais te refaire une beauté, petit bourgeois, siffla Medna avec un plaisir qu’il ne chercha pas à taire. Après ça, peut-être que les Neosiens comprendront enfin qu’ils nous doivent le respect.

La lame arriva lentement contre la gorge de Landa, et commença à tracer une légère entaille. Mais cette douleur soudaine fit monter en lui comme un nouveau souffle de volonté, et il repoussa Medna avec une force qui le surprit lui-même.

Il bondit sans attendre sur le félin stupéfait, et le plaqua au sol avec une telle vigueur que ce dernier se cogna violemment la tête contre le sol, lâchant son arme, et demeura inerte, sonné par le choc. 

Landa se redressa lentement, tandis que les Reculés le fixaient d’un regard médusé. Aline, toujours fermement maintenue par l’un des agresseurs, ne semblait pas croire ce qu’elle avait sous les yeux.

—   Ouais… un air de famille, conclut alors le petit loup, stupéfait.

Landa baissa les yeux sur ses mains frémissantes, et la stupeur se dessina sur son visage. La première chose qui le frappa fut qu’il distinguait parfaitement les courbures de ses mains, malgré l’absence de ses lunettes. La seconde, et non des moindres, était que des griffes avaient remplacé ses ongles, et qu’il avait l’impression ténue que son ouïe avait changé. Ou bien était-ce sa confusion qui lui faisait percevoir de subtiles sonorités alentour, qu’il pouvait pourtant identifier bien trop précisément pour que son cerveau troublé l’inventât. Et pour appuyer ce changement soudain, quelque chose avait émergé de son crâne. Profitant du fait que ses adversaire étaient au moins aussi hébétés que lui, et n’esquissaient toujours pas le moindre geste, il passa lentement ses doigts dans sa chevelure, et sentit deux grandes oreilles couvertes de fourrure qui en sortaient. Il tressaillit et recula vivement, regardant ses adversaires à tour de rôle.

—   Landa… souffla Aline sans y croire. Tu… Tu es…

Le visage dévasté d’Aline lui fit l’effet d’un coup de couteau en plein cœur. Mais des cris et pas précipités en provenance de l’avenue proche tirèrent les agresseurs de leur contemplation stupéfaite. 

—   Merde, les Chasseurs ! s’exclama l’un d’eux. On fout le camp !

Les agresseurs détalèrent sans demander leur reste, lâchant Aline qui se laissa tomber sur les genoux en poussant un gémissement de détresse. Un groupe de cinq Chasseurs dépassèrent lestement le jeune couple pour se lancer aux trousses des Reculés, qui avaient abandonné Medna à son sort.

Landa voulut se rapprocher d’Aline. Il voulait la prendre dans ses bras, la rassurer. Lui dire que c’était terminé, que sa blessure n’était que superficielle, qu’ils allaient pouvoir rentrer chez eux, oublier tout ça. Mais l’un des Chasseurs qui arrivèrent en renforts chargea dans sa direction et lui saisit le bras pour l’immobiliser. Landa poussa un gémissement de douleur et s’effondra au sol, solidement maintenu par le Chasseur qui commença à l’interroger sur ses prétendus actes de barbarie. Bien trop perturbé pour comprendre un seul mot de ce qu’il disait, Landa garda les yeux rivés sur la dalle humide qui gelait son menton, tremblant, sans savoir que dire ni que penser. Lui, un Reculé. Un Reculé. Comment cela pouvait-il être possible ?

Il fut tiré de ses pensées lorsqu’une nouvelle silhouette s’arrêta face à eux. Landa leva les yeux et Aline pivota pour tenter de lui faire face.

—   Repars à la poursuite des autres, ordonna la nouvelle venue au Chasseur qui tenait Landa.

Ce dernier s’exécuta après un bref instant d’hésitation. Il salua vivement sa supérieure et repartit en toute hâte vers l’entrée de la ruelle. 

Dressée de toute sa hauteur, son brassard rouge porté en évidence afin d’attester de la légitimité de l’autorité dont elle faisait allègrement usage, Lucéria jeta un regard réprobateur au jeune couple. 

—   Qu’est-ce que ça signifie, Landa ? questionna-t-elle.

Le jeune homme se redressa en tremblant, incapable de le savoir lui-même, ni de comprendre ce qu’on lui demandait, pourquoi, et encore moins ce qui lui arrivait, à lui. De son côté, Aline essayait de garder contenance, mais ses yeux trahissaient une frayeur intense qu’elle ne parvenait pas à réprimer. Elle ne savait pas si elle devait plus avoir peur de la situation, ou de Landa lui-même, qui n’avait pas réussi à reprendre sa forme habituelle.

Lucéria soupira, tout autant lassée du mutisme de Landa que des gémissements à peine audibles d’Aline.

—   Je vous embarque tous les deux, déclara-t-elle.


****


La porte de la salle d’interrogatoire s’ouvrit et Jack entra, un calepin sous le bras. Confortablement installée sur une petite chaise en bois, Lucéria se retourna en l’entendant entrer, et l’interrogea du regard.

—   L’un d’eux a parlé, annonça Jack en refermant la porte derrière lui. Le Reculé loup, qui vient des côtes de Thénor. Un recensé. Il est persuadé que Landa est un Reculé qui vient du même endroit que lui. Mais il a refusé de répondre dès qu’il s’agissait de justifier ses actes, et nie appartenir à une quelconque forme d’organisation supérieure.

—   Intéressant… répondit Lucéria. Donc Landa serait bien un Reculé… Un loup des côtes de Thénor.

Elle fit pivoter sa chaise pour faire face à Landa, assis de l’autre côté de la table, le regard rivé sur ses genoux.

—   Cette histoire est intéressante, continua la jeune femme. Tu ne trouves pas, Landa ?

L’intéressé releva les yeux, désemparé, et jeta un regard suppliant à Lucéria, comme s’il espérait qu’elle comprenne miraculeusement, et cesse de l’accuser pour des torts dont il n’était pas responsable.

—   Ce qui est encore plus intéressant, c’est qu’elle n’est mentionnée nulle part dans ton dossier, continua Lucéria en feuilletant le document qu’elle avait à sa disposition. « Landa Helkins. Neosien d’origine. Adopté par Félicia Helkins en Septembre 800 ». Hum… rien de bien intéressant ensuite… « Intégration du service administratif des Chasseurs en Mars 821 » … Oh, « fiancé à Aline Touret en Novembre 824 ». Je ne savais pas cela. Toutes mes félicitations.

Landa ne répondit pas, préférant serrer ses poings pour essayer d’évacuer sa détresse et sa colère. 

—   Très étrangement, aucune mention faite de ta nature de Reculé, conclut la Chasseresse sans ôter son regard du dossier. Mais comme nous avons de la chance, tu as une fiancée. Je pense qu’on saura la convaincre de parler à ta place.

Un frisson parcourut la nuque de Landa, qui dévisagea Lucéria avec stupeur et effroi. La jeune femme savait pertinemment qu’elle avait touché un point sensible, et ne sut dissimuler un petit sourire.

—   Je vous en prie, supplia Landa, ne lui faites pas de mal. Elle n’y est pour rien, elle ne savait rien. Et… et moi non plus.

—   Étrange, n’est-ce pas, répliqua Lucéria derechef. Tu es pris en flagrant délit de dissimulation d’identité, mais tu n’étais au courant de rien ! C’est vrai que c’est plus pratique de se cacher : pas besoin d’être mis sous fiche, surveillé, et pas d’interdiction de sortie du territoire… Qui plus est, comment peut-on ignorer être un Reculé ? 

Landa voulut répondre, lui lancer qu’elle était une Reculée elle-même, qu’elle devrait pourtant comprendre, mais aucun mot ne sut franchir ses lèvres. Il n’avait pas la moindre idée de la raison pour laquelle il était un Reculé, savait encore moins comment il avait pu l’ignorer tout ce temps, et c’était là tout ce qui le torturait présentement. 

Il leva les yeux vers Jack, espérant trouver en lui une âme généreuse qui relèverait un argument en sa faveur, un mot pour le rassurer, pour lui dire que de toute façon, il ne risquait rien. Mais le Chasseur ne laissait pas transparaître l’empathie que le jeune loup recherchait tant sur ses traits abîmés par les combats de sa longue carrière.

—   Que fait-on d’eux ? demanda alors le Chasseur. On les emmène à Syerra ?

Lucéria échangea un regard avec le jeune Reculé, songeuse. 

—   Non, répondit-elle en se levant. Il se pourrait bien que ce jeune homme nous soit d’une toute autre utilité. Bien plus intéressante de surcroît.

Jack leva un sourcil, intrigué. 

—   Cette entrevue est terminée pour le moment, déclara la Chasseresse en emportant le dossier. Nous reviendrons vers toi bientôt. Profite-en pour prendre du repos.

À ces mots, elle quitta la pièce, un Jack interrogateur sur les talons. Le seuil franchi et la porte refermée, un silence pesant s’installa dans la petite pièce.

Épuisé et désemparé, Landa laissa tomber sa tête dans la paume de ses mains.



Lucéria et Jack se dirigeaient militairement vers l’aile des Chasseurs.

—   Alors ? questionna Jack alors qu’ils traversaient un couloir vide. En quoi penses-tu que Landa nous serait utile ?

—   Nous devons agir, répondit Lucéria. Tu sais bien que monsieur James ne s’entretient quasiment plus avec nous, ne nous attribue plus de missions personnellement, et ne nous parle presque plus des grandes directives militaires. C’est comme si tout tournait au ralenti, alors que la guerre est à nos portes.

—   J’ai la même impression.

—   En ce qui me concerne, je ne peux plus continuer ça. Attraper de petits malfaiteurs chaque nuit, remplir les geôles de Syerra… Tu ne penses pas qu’on pourrait être beaucoup plus utiles que ça ?

—   Sois plus précise.

Lucéria se stoppa, vérifiant sommairement qu’il n’y avait toujours personne alentour. Puis elle regarda Jack dans les yeux. Le Chasseur jura y discerner une pointe d’euphorie lorsqu’elle daigna s’expliquer :

—   Nous allons renverser Anethie.


****


La porte du petit bureau s’ouvrit brutalement, tirant violemment Landa de sa torpeur. Il cligna plusieurs fois des yeux le temps que Jack et Lucéria s’installent de nouveau face à lui, sans mot dire, la porte soigneusement close derrière eux. Jack tenait un épais carton, vraisemblablement rempli d’objets métalliques à en juger par le son émis par la boîte lorsqu’il la posa sans douceur sur la table.

Hagard, Landa les regarda à tour de rôle, tremblant de fatigue et d’appréhension.

—   Nous avons une bonne nouvelle pour toi, déclara Lucéria. Au vu des éléments de ton dossier et de ce dont j’ai été témoin la nuit dernière, tu as gagné un aller simple pour Syerra. Ainsi qu’Aline, qui nous a dissimulé ton identité sciemment.

Révolté par cette assertion, Landa se leva brutalement, posant ses mains griffues contre la table et leva la voix :

—   Foutaises !! Vous savez bien que c’est...

—   Silence ! rugit Lucéria. N’aggrave pas ton cas, Landa. Cela risquerait de très mal se terminer pour toi.

Le jeune homme faillit lui demander ce qui pouvait bien exister de pire qu’être condamné à Syerra pour un faux motif, mais se ravisa et se rassit, le regard sombre. À en juger le comportement des Chasseurs ces derniers temps, et plus particulièrement les deux qu’il avait face à lui, il se dit qu’ils seraient bien capables de trouver une réponse à sa question. 

—   Comme je le disais, reprit Lucéria en s’appuyant confortablement sur le dossier de sa chaise, nous allons te laisser le choix. Le choix entre finir tes jours à Syerra, et prendre part à une mission quelque peu… spéciale.

À ces mots, Jack ouvrit la caisse qu’il avait amenée avec lui, et en sortit de petits objets métalliques que Landa ne peina pas à reconnaître. Capteurs, micro-caméras, et autres dispositifs dont étaient équipés les Chasseurs à l’occasion de missions particulières. De quoi tout savoir des mouvements d’une personne, de ses actes, et de ses dires, à chaque instant.

Landa releva les yeux vers les Chasseurs, interrogateur.

—   Cette mission a de spécial le fait qu’elle devra rester strictement confidentielle, expliqua alors Jack. Je veux dire par là qu’elle n’est pas à l’initiative de notre Président, mais à la nôtre.

Landa leva un sourcil. Étaient-ils réellement en train de lui donner délibérément des éléments qui pourraient facilement leur porter préjudice s’il lui venait l’envie de les révéler aux plus gradés du palais présidentiel ?

—   N’espère pas que ce sera suffisant pour nous faire chanter, trancha alors Lucéria, comme si elle avait lu dans ses pensées. Rappelle-toi que nous avons Aline. Et qu’il ne tient qu’à moi d’exiger son transfert immédiat vers Syerra.

Landa frissonna et ses poings se serrèrent, à un point tel que ses griffes se plantèrent dans la paume de ses mains. Ils avaient tout préparé le plus insidieusement du monde. Lui laisser le choix ? Ils voulaient juste l’utiliser comme un vulgaire outil ! Qu’avait-il bien pu faire pour mériter pareil châtiment, de la part de personnes qu’il considérait jusqu’à peu comme des collègues de travail ?

—   Mais je peux aussi décider de fermer les yeux sur ce qu’il s’est passé, continua la Chasseresse d’une voix plus conciliante. Pour Aline, comme pour toi. Pour ça, il suffit d’accepter la mission que nous te proposons.

—   Et en quoi consisterait-elle ? questionna Landa, conscient qu’on ne lui laissait pas vraiment le choix.

—   Tu vas te rendre à Anethie, la cité des loups, expliqua Lucéria. Une troupe armée t’accompagnera. Vous irez en véhicule jusqu’aux frontières ouest de Londor, puis vous continuerez le trajet en tant que convoi marchand. Personne ne devra se douter que vous voyagez pour une autre raison qu’apporter de la nourriture aux villages Reculés de la région. Vous voyagerez par les petites routes peu empruntées, pour plus de sûreté. Et le convoi te laissera te rendre seul à Anethie lorsque tu t’en trouveras suffisamment proche. Je doute qu’ils te tuent à distance en te voyant arriver ; tu devras les convaincre de t’amener à leur leader. Qui qu’il soit, je soupçonne fortement qu’il prépare une attaque contre Neos. Et je veux en avoir la certitude.

Landa déglutit. Rien que l’idée de devoir s’aventurer si loin de Neos, et de se rendre incognito dans une zone peuplée de Reculés potentiellement armés à l’occasion de la guerre latente, lui parut être une idée à la fois folle et suicidaire. Alors se rendre à Anethie seul et désarmé ? Lui qui n’avait pas la moindre notion de combat rapproché, ne serait-ce que pour se défendre ? Cela lui semblait n’être que pure absurdité, à tel point qu’il se demanda si les deux Chasseurs ne se payaient pas sa tête pour se divertir entre deux missions. Mais le regard des deux associés restait dur et intense, comme s’ils sondaient les réactions de leur otage avec la plus grande minutie, dans l’attente d’une réponse positive de sa part.

—   Mais… osa objecter Landa, qui tâcha de dissimuler son anxiété. Même si je parviens jusqu’au chef d’Anethie… Comment pourrais-je lui faire dire la moindre information concernant une guerre qu’il serait en train de préparer ?

—   Bonne question. Pour ça, tu vas te faire passer pour un Reculé aspirant à combattre Neos. Comme ça, tu pourras demander assez ouvertement si Anethie prépare bien une guerre contre nous. Cependant, vu que tu n’es pas taillé pour le combat, il te faudra admettre que c’est une vocation improvisée suite à la mort de tous tes proches, dans le village duquel tu es origine. Rappelle-toi : tu viens des côtes de Thénor. Là-bas, tu as perdu tout ce que tu aimais, et tu veux aider la cause des Reculés pour mettre fin à la barbarie neosienne.

Landa n’aimait pas du tout la demande de la Chasseresse. Il ne voyait que de très faibles chances de réussir, et se doutait même qu’il pourrait peut-être mourir au cours de l’opération. Mais manifestement, l’idée ne les alarmait pas plus que ça.

Il s’affala dans son siège sans les quitter des yeux. Les deux Chasseurs restaient impassibles, et paraissaient ouverts à toute autre question de sa part, comme si tout ceci n’était qu’un vulgaire entretien d’embauche pour un poste on ne peut plus banal.

—   Et si j’échoue ? questionna-t-il. Que ferez-vous ? Qu’arrivera-t-il à Aline ?

Lucéria soupira en croisant les bras. Mais ce n’était pas de l’exaspération cette fois ; elle semblait réellement ne pas avoir songé plus tôt à cette éventualité, et donnait l’impression de réfléchir sérieusement à une réponse honnête.

—   Nous trouverons bien une alternative dans laquelle tu ne seras pas impliqué, finit-elle par déclarer. Mais ne te fais pas d’illusions : nous ne considérerons la mission comme un échec que s’ils décident de t’exécuter ou de t’enfermer sans avoir révélé quoi que ce soit d’intéressant. Et si cela arrive… je crains fort qu’Aline passe le restant de ses jours à Syerra.

Au moins, il en était certain, maintenant. Le chantage était outrageusement cruel. Même s’il l’avait soupçonné depuis qu’il avait atterri dans cette pièce, suite à sa soirée mouvementée, en avoir la confirmation et certitude était autrement plus douloureux.

Mais il savait qu’il ne pouvait pas abandonner Aline à son sort.

—   J’oubliais, reprit soudainement Lucéria. Le plus intéressant pour toi. Si tu reviens avec les informations que nous voulons, tu seras libre, ainsi qu’Aline, et j’effacerai ce passage troublant de vos existences respectives.

Elle mima un petit objet qu’on fait disparaître devant soi, comme par magie. Landa baissa les yeux, et recommença à se triturer les mains.

—   Puisque je n’ai pas le choix, maugréa-t-il.

Il ne fut pas capable d’écouter la suite. Les affirmations satisfaites de Lucéria, les précisions de Jack qui détaillait le fonctionnement des appareils. Ses yeux rivés sur la boîte remplie de gadgets, Landa en vint à maudire les circonstances qui l’avaient amené au bar ce soir-là. Pourquoi ? Pourquoi n’avait-il pas décliné l’offre d’Aline ? Pourquoi n’avait-il pas prétexté une douleur quelconque, une migraine un peu trop envahissante, ou décidé sur un coup de tête d’emprunter les grandes avenues pour rentrer chez eux ? Juste de quoi leur rallonger un peu la route, pour mieux profiter du vent du soir et de la présence de son amie, pour qui il devait maintenant s’apprêter à risquer sa vie ?

Conscient qu’il ne pourrait pas réécrire ce passage de son existence, il se résigna à affronter le pire.

Car seul le pire pouvait encore l’attendre.