L. Reflets de l'Ancien Monde - Le tombeau de glace



Explicit Violence

Après une catastrophe de grande ampleur, une partie de l’humanité est retournée vivre auprès de la nature, abandonnant la vaste Neos, capitale technologique des hommes. Parmi ces exilés, les reculés, certains appelés Porteurs gardent en eux des entités indispensables au maintien de la stabilité. Que deviendra le monde s'ils venaient à tous disparaître ?

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Partie 2 - Chap 21


Le sol se faisait boueux sous les sabots fatigués des cerfs de Lyrade. Une pluie fine tombait sur les étendues de verdure depuis plusieurs heures déjà, et avait accompagné le convoi depuis qu’il s’était séparé des aigles d’Odori. 

Les charrues avançaient en silence entre les collines. Les arbres devenaient plus nombreux au fur et à mesure de leur avancée, annonçant les forêts immenses qui couvraient les terres des loups dans leur quasi-totalité. Chacun attendait impatiemment la fin du périple, plus douloureux encore que le précédent. Car la peur avait cédé sa place à la tristesse, et à la culpabilité.

La meute de Kerem ouvrait la marche, précédée par quelques éclaireurs qui s’assuraient qu’aucune embuscade ne les attendait sur leur route. Leur état de faiblesse évident, suite aux trois jours de voyage entrepris, était une aubaine pour d’éventuels brigands. Mais à part quelques vivres, des armes émoussées et des remords, ils n’avaient pas grand-chose à offrir.

Les imposants cerfs en tête du convoi s’arrêtèrent à l’orée de la forêt lorsque celle-ci se présenta devant eux, infranchissable par les lourdes charrettes. Athem sauta à terre, et fit quelques pas en direction des arbres, sous le regard assuré des loups de la meute Kerem qui lui confirmèrent qu’aucun danger ne les guettait.

Athem poussa un soupir en levant les yeux vers le chemin ombragé menant à Anethie. Le plus difficile commençait désormais pour lui.


Des appels se firent entendre dans la cité des loups peu avant leur arrivée. Alors que le dense feuillage des chênes centenaires obstruait encore leur vue, ils pouvaient discerner les voix des Anethiens qui sortaient de chez eux, prévenaient leurs semblables, mobilisaient les soldats restés sur place. Le grand retour des guerriers, pour sûr, ne passerait pas inaperçu.

Lorsqu’il quitta enfin la sylve obscure, Athem se trouva face à une ville en émoi, obscure en cette fin de journée pluvieuse. Beaucoup d’habitants étaient sortis de chez eux, et grouillaient sur l’allée principale comme une nuée d’insectes attirés par la lumière. 

Alors qu’il s’était lui-même stoppé pour observer un instant la foule, ému par son retour mais plus que jamais anxieux à l’idée de ce qui allait suivre, Vassili le dépassa d’un pas vif, lui adressa un bref sourire et marcha droit jusqu’au palais. Athem était stupéfait que sa condition physique soit aussi bonne après tout ce qui s’était passé, mais se souvint rapidement que le stratège n’avait pas eu à sortir les armes et risquer sa vie, pour sa part.

Athem leva son bras –un peu trop brusquement, ce qui le fit grimacer de douleur– et les loups derrière lui reprirent la marche à ses côtés. Tandis qu’ils progressaient dans l’allée centrale, sous les voix élogieuses ou les regards lourds de reproches, Athem sentait que l’atmosphère se faisait plus étouffante. Les Anethiens s’écartaient sur son passage, souvent sans mot dire, parfois en lui souhaitant bon retour, les yeux baissés. Derrière lui, les soldats stoppaient progressivement leur avancée à mesure qu’ils retrouvaient les bras de leurs proches, et décidaient de s’y attarder un moment. 

Des pleurs commencèrent à s’élever peu après. Qu’ils soient causés par l’absence de certains, ou par le fait que les survivants n’avaient pas su taire le nom des disparus, Athem sentit que son retour serait résolument très difficile à assumer. 

Il suivit les pas de Vassili sur les pavés humides, et atteignit le palais à l’issue d’une marche qui lui parut interminable. Chacun de ses membres lui pesait comme s’ils voulaient le mettre au sol, le laissant démuni et en proie au jugement des citoyens qu’il s’était tant échiné à protéger.

Athem leva les yeux vers le palais des reines et rois d’Anethie. Vassili l’attendait au sommet des marches, le toisant avec un sourire satisfait. Les loups tatoués, qui étaient parmi les seuls à demeurer aux côtés d’Athem, s’éloignèrent instinctivement de quelques pas, comme si une confrontation directe entre lui et le stratège était sur le point de débuter.

Un silence tendu s’éleva, jusqu’à ce que Jhésel surgisse hors du Palais, suivi des autres ministres, et s’avance aux côtés de Vassili, avec une expression de surprise laissant sa place à un soulagement sincère.

—   Nous sommes tous là, fomenta alors la voix claire de Vassili. Les hautes instances, le peuple d’Anethie, et notre cher Prince. L’heure du jugement est arrivée.

Athem fronça les sourcils. Il s’était attendu à un procès lorsqu’il reviendrait chez lui, mais pas à l’initiative directe de Vassili, qui risquait fortement de vouloir orienter les avis à son avantage.

Athem regarda autour de lui. Les yeux de tous les Anethiens étaient rivés sur lui, ainsi que ceux des soldats revenus vivants, épuisés et abattus sous cette pluie incessante. Malgré tout, ils se tenaient tous là, autour de lui, sans faiblir. Chacune de leur blessures, visibles ou non, faisaient partie de lui aussi, désormais. 

Et il continuerait de les porter, en assumant ses actes.

Résigné, Athem ajusta son sabre au niveau de ses hanches, et s’engagea sur le vaste escalier frontal du palais. 

Vassili fronça les sourcils tandis qu’il progressait dans sa direction. Aucune forme d’hésitation ne le ralentissait, pas plus que sa fatigue qu’il faisait de son mieux pour dissimuler. Au sommet des marches, les ministres étaient silencieux, prêts à accueillir dignement l’arrivée d’Athem à leurs côtés, contrairement à Vassili qui se rapprocha à pas vifs du nouveau venu dès qu’il fut à leur portée.

—   Vous allez quelque part ? gronda Vassili. Nous avons un procès qui vous attend. Vous n’espérez pas vous échapper, j’espère ?

—   Je n’ai pas l’intention de trahir les Anethiens, non, répondit Athem sans sourciller. J’ai dit que je me soumettrais à leur jugement, et c’est exactement ce que je vais faire. 

Vassili émit un grognement à peine perceptible. L’idée qu’Athem prenne les devants et apparaisse comme le sauveur digne qui méritait leur pardon lui était particulièrement déplaisante. Car à ses yeux, Anethie n’avait aucune raison valable d’acquitter son jeune prince après ce qu’il avait fait.

—   Mais si tu tiens tant que ça à prendre la place qui me revient, Vassili, continua Athem, pourquoi ne pas régler cela comme jadis, en utilisant nos lames ?

Athem saisit le manche de son sabre, et Vassili se rapprocha encore d’Athem, stoppant son geste.

—   Vous connaissez mon aversion pour la violence, cher Prince, siffla Vassili entre ses dents. Faites comme bon vous semble. Mais je ne doute pas que le peuple saura choisir entre un tyran et un véritable futur souverain.

Vassili s’éloigna d’Athem à regret, bras croisés, laissant son interlocuteur agir à sa guise. Athem se retourna, lentement, et fit face à la grande Anethie qui l’écoutait en silence. La pluie continuait de tomber, inlassable, tandis que les cieux déjà obscurs avalaient les dernières lumières du jour. En réponse, les torches s’allumaient les unes après les autres en contrebas, comme des lucioles appelant leur âme sœur dans les ténèbres.

Tous les yeux qu’il pouvait voir étaient rivés sur lui. 

Alors, il prit la parole.


Ce n’était pas comme les autres discours qu’il avait pu faire par le passé. Car pour la première fois depuis sa naissance, il avait fait des plans de sa propre initiative, organisé des attaques, planifié une guerre. Conduit des Anethiens à la mort.

Il se souvenait de chaque soldat qui avait accepté de l’accompagner. Chacun d’entre eux savait ce qui les attendrait sur le champ de bataille, mais personne n’avait réellement pu se préparer. Personne n’est jamais réellement prêt à affronter la mort dans sa forme la plus simple, la plus pure. Malgré toutes les années d’entraînement endurées par les combattants qui étaient partis à Neos, qu’ils soient revenus ou non, rien n’avait pu les préparer à ce qu’ils avaient vécu.

Athem savait cela. Il savait que par ses choix, que par ses actes, il avait mené des personnes à la mort. Il savait qu’il devrait désormais vivre avec cette pensée gravitant autour de lui, comme un nuisible dont on ne peut se séparer, qui revient à la charge à peine chassé. Que les Anethiens décident de le gracier ou de le condamner, sa sentence, sa véritable sentence, serait la même. Il allait devoir assumer jusqu’à la fin de ses jours d’avoir brisé des familles, et causé la disparition de respectables membres de sa patrie d’origine.

Il allait enterrer les cendres des morts dans la Clairière blanche, le cimetière d’Anethie. C’était à lui de s’en charger, car c’était à lui seul d’assumer les pertes terribles endurées.

Mais cette tragédie était également annonciatrice d’espoir. Il leur annonça que tout était terminé. Que Tehäniel était mort, que son règne d’immortel n’était plus qu’un lointain souvenir. Que les derniers Porteurs étaient saufs, désormais. Que leur monde avait subi de nombreux dommages. Mais qu’il comptait bien faire partie de ceux qui le remettraient debout, si on lui laissait cette chance.


Un silence majestueux suivit ses dernières paroles. Athem, qui n’avait jamais été aussi angoissé en s’adressant aux siens, sentait son cœur battre à tout rompre. Derrière lui, les ministres approuvaient ses mots sans rien ajouter, mais Vassili restait de marbre. Athem devina sans mal que son discours lui avait prodigieusement déplu.

À surprise, alors que les Anethiens débattaient entre eux dans une confusion singulière, Jhésel s’avança aux côtés d’Athem. Le vieux loup avait un parchemin dans la main, qu’il gardait précieusement serré entre ses doigts ridés.

—   Peuple d’Anethie, dit-il avec une voix suffisamment forte pour que chacun l’écoute. J’ai un élément complémentaire à vous soumettre pour que vous puissiez être acteurs de cette grande décision.

À ces mots, il déroula le parchemin, et le tourna symboliquement vers la foule, même si la distance les empêchait de lire le moindre mot de ce qui était écrit.

—   Le testament du regretté Seigneur Anetham, vingt-septième souverain d’Anethie, clama la voix de Jhésel en brandissant le document devant lui.

Un brouhaha s’éleva en contrebas du palais tandis qu’Athem observait le parchemin avec de grands yeux. Un testament de son père ? Qui le concernait ? 

Ses espoirs fondirent. Les derniers rapports qu’Athem avait entretenus avec son père avaient été catastrophiques. Il avait même été chassé d’Anethie alors que son père avait encore toute sa tête, alors quelles nouvelles rassurantes pouvaient bien contenir son testament ?

Il déglutit tandis que Jhésel rapprochait le document de ses yeux, le protégeant tant bien que mal de la bruine qui tombait encore.

Le document était clair. Vassili, qui lisait par-dessus l’épaule de Jhésel, laissa son expression initialement ravie se détériorer au fil de sa lecture.

Lorsque Jhésel lut la partie qui le concernait, écrite de la main de son père sur son lit de mort, Athem commença par ne pas y croire. Anetham avait raconté bien des choses, et entre autres, qu’il souhaitait voir son fils unique reprendre le trône, le jour où il serait devenu suffisamment sage pour le faire.

—   « Qu’importe la distance, lut Jhésel à voir haute. Qu’importent les routes qu’Athem devra emprunter avant d’avoir les épaules suffisamment larges pour assumer cet éminent statut. S’il doit revenir à Anethie avec l’intention d’en reprendre les rênes, que le peuple d’Anethie lui laisse cette chance, s’il se sent lui-même capable d’endosser un tel rôle. Car il est mon fils aîné, que j’ai toujours souhaité voir devenir le vingt-huitième souverain de la terre des loups, et amener avec lui une nouvelle ère de prospérité pour Anethie. »

Lorsque Jhésel termina sa lecture, la foule était en émoi, secouée de discussions passionnées. Le vieux loup se tourna plutôt vers les ministres, qui gardaient les yeux baissés, approuvant sans rien ajouter ce que le texte demandait. Le choix d’Anetham était clair. 

Athem jeta un regard à l’ensemble des ministres, puis se tourna vers Anethie, sourcils froncés. Il restait soumis à leur jugement, et savait qu’il aurait fort à faire pour gagner leur confiance pour de bon. Mais au moins, il avait désormais une chance d’essayer.

—   Peuple d’Anethie, dit-il suffisamment fort pour être entendu de tous. Je m’en remets à vous désormais. Dans vingt jours, je demanderai aux ministres l’avis majoritaire. S’il est en faveur de mon départ, vous ne me reverrez plus jamais. Dans le cas contraire, vous pouvez être certains que je mettrai toute mon énergie, et consacrerai ma vie entière à protéger Anethie, contre tous ceux et celles qui chercheront à lui nuire. Et je serai un souverain aussi exemplaire que mon regretté père, le Seigneur Anetham.

Afin de clore ses dires, les circonstances n’offrant pas de meilleure cérémonie, Athem sortit son sabre de son fourreau, et le brandit face à lui. Puis il baissa son bras et le laissa tomber à ses côtés, signe qu’il abandonnait tout moyen potentiel de se défendre. Il était désormais à la merci du peuple.

Le sabre tinta au sol avant de s’immobiliser. Athem se retourna en direction du palais, passa entre Jhésel et Vassili en bousculant ce dernier au passage, et disparut dans le Palais sans ajouter un mot.


****


Lorsque les hauts arbres d’Anethie commencèrent à se dévoiler devant elle, Sephyra ne put réprimer un long soupir de soulagement. Il y avait bien longtemps qu’elle n’avait pas entrepris de tel voyage à pied, et commençait à se demander si elle allait réellement parvenir au bout de son périple. Les poumons gonflés, elle rassembla ses dernières bribes d’énergie, et descendit la colline qui marquait la frontière du territoire des loups.

La journée était bien avancée, mais le ciel était obscurci par de nombreux nuages. Les hautes falaises qui contre lesquelles reposait la cité d’Anethie étaient presque baignées dans l’épaisse brume qui semblait dominer les cieux. Sephyra suivit la rivière qui clapotait vers le lac voisin, son eau claire et pure lui donnant soudain une soif immense qu’elle entreprit de soulager. 

En se rapprochant de la forêt, Sephyra ne tarda pas à rencontrer des loups de la meute de Kerem, qui montaient la garde avec beaucoup d’attention en ces temps troublés. Ils la laissèrent passer sans interagir avec elle, concentrés sur leur devoir. La jeune femme ne s’en offusqua pas et choisit de ne pas s’attarder, s’engouffrant parmi les arbres endormis.

La forêt était silencieuse. Jamais Sephyra ne se souvenait avoir senti un tel vide en traversant cette majestueuse sylve, si vivante d’accoutumée. Mais en cette fin d’hiver, les oiseaux et les insectes se taisaient. Elle ne pouvait entendre que le léger sifflement du vent s’engouffrant entre les ramures nues des arbres, dont les bourgeons gonflés annonçaient la venue prochaine du printemps.

Ses jambes étaient si fatiguées qu’il lui sembla qu’elle pouvait s’écrouler à tout instant. Mais plus que tout, plus encore que son sac qui lui martelait l’épaule, ses ailes la pesaient. Elle n’osait pas les déplier, de peur de sentir la douleur intense et les remords insupportables. Si elle avait été capable de voler, elle serait arrivée bien plus tôt. Elle aurait été fatiguée, mais fière, en faisant son grand retour. Et elle aurait paru digne lorsqu’elle aurait salué le nouveau souverain d’Anethie, qui viendrait alors de prendre ses fonctions.

Sephyra déglutit. Au fond, elle n’était même pas certaine que tout se passerait aussi facilement pour lui. Peut-être avait-il été rejeté par son peuple, et avait dû partir. Voire pire encore.

Elle prit une grande inspiration et se résigna à chasser ces pensées. Son humeur générale était particulièrement basse depuis longtemps, et elle ne se souvenait pas avoir ressenti de joie à un autre moment qu’en apprenant qu’Athem était vivant, et qu’il allait quitter Neos sain et sauf. Mais tout s’était tellement acharné sur elle ces derniers mois, qu’elle se demanda sincèrement si le destin ne lui réservait pas encore quelque funeste surprise. 

Son cœur se serra. Ses premiers souvenirs au pays des loups lui revinrent comme un flot d’images paisibles et joyeuses, accompagnés par une nostalgie persistante. Elle avait été heureuse, à Anethie. Pendant longtemps, elle s’y était sentie chez elle. Elle avait habité une petite maison non loin du Palais, dont elle se remémorait chaque pièce sans mal. Confiée à une nourrice à son arrivée, elle avait fini par vivre seule, fréquentant les cours d’apprentissage avec les jeunes de son âge. Enfin, elle avait pu choisir sa destinée. Sans doute en quête d’une nouvelle forme d’acceptation, elle s’était rapprochée des lames, cet art si valorisé, auquel pourtant rien ne la prédestinait. Et rapidement, l’idée de devenir soldat, et protéger Anethie jusqu’à son dernier souffle, était devenue sa raison de vivre. 

Pourtant, elle ne parlait pas à grand-monde. Elle avait toujours été d’une grande timidité. Elle échangeait peu avec ses frères et sœurs d’armes, se contentant d’être amicale sans trop se rapprocher d’eux. Et puis, quelqu’un d’autre ne lui avait pas laissé cette chance. Elle se souvenait de son propre étonnement lorsque pour la première fois, on l’avait désignée pour être son adversaire. Il semblait sûr de lui, à cette époque. Du moins, il s’échinait à le montrer. Il était destiné à devenir roi un jour, après tout. Il devait se montrer implacable.

Leur premier combat avait eu de nombreux témoins. Sephyra avait beau s’être sentie largement dominée, elle n’avait jamais ressenti de telles sensations au cours d’un entraînement. Athem ne lui faisait pas de cadeaux, mais elle sentait que quelque chose les liait. Ce n’était pas la passion du combat, la volonté de vaincre ou le souhait de devenir plus fort. C’était quelque chose qui les dépassait largement.

Elle était simplement en train de forger sa première réelle amitié.

Avec le temps, elle s’était ouverte à quelques autres personnes, mais Athem était resté le seul spécial à ses yeux. En raison de son statut, il était très surveillé et sollicité ; on était strict avec lui. Mais plus d’une fois, ils s’étaient retrouvés dans la forêt en cachette, pour discuter de leur avenir, de ce qu’ils aimeraient devenir, de ce qu’il brûlaient de faire de leurs prochains jours. Ils avaient appris à se connaître. Sephyra avait compris qu’Athem se battait de toutes ses forces pour être à la hauteur des attentes des autres, et ne pas se sentir étouffé par la popularité remarquable de son cousin Raphaël. Et Sephyra, quant à elle, était dans l’ignorance complète de ce que lui dictaient ses plus profonds désirs –si elle en avait. Elle avait fini par s’accoutumer au fait qu’un but n’est pas toujours essentiel pour mener une vie saine et heureuse, et que vouloir grandir aux côtés de ceux qu’elle estimait pouvait largement lui suffire.

Et pourtant, devenue presque adulte, elle était partie d’Anethie, l’atmosphère devenant étouffante pour elle. Peut-être car elle sentait qu’un seul véritable ami n’était plus assez, et que leurs routes se sépareraient tôt ou tard, les forçant à choisir des voies divergentes. Peut-être avait-elle simplement souhaité fuir cela. Mais les choses avaient-elles changé depuis ? Trouverait-elle finalement un but qu’elle puisse accomplir tout en restant à Anethie ?

Que voulait-elle réellement ?


Son cœur s’emballa lorsqu’elle émergea de la sylve, épuisée mais toujours debout. L’allée centrale d’Anethie était calme, presque déserte. Le lointain palais était aussi grandiose qu’à l’accoutumée, mais elle ne pouvait presque pas l’apercevoir, en raison de la brume qui obstruait sa vue. 

—   Eh, Sephyra !

Elle tourna la tête sur sa gauche. Un grand loup au torse balafré, ses cheveux blonds attachés dans sa nuque, venait de se lever, et agitait son bras dans sa direction.

Sephyra sourit en le voyant, et vint à sa rencontre. Près de lui, d’autres loups s’étaient aussi rapprochés, intrigués.

—   Contente de te revoir, Rayan, dit-elle en abandonnant avec soulagement son sac à ses pieds.

—   On commençait à se demander si tu reviendrais ! plaisanta ce dernier, en lui donnant une tape amicale sur l’épaule. Tu n’es pas que de passage, j’espère ?

Sephyra secoua la tête.

—   Non, je suis revenue apporter mon soutien au prince Athem. Et continuer de vivre ici, s’il me le permet.

Le sourire enjoué de Rayan fondit, et il tourna instinctivement la tête en direction du palais. Sephyra sentit son rythme cardiaque accélérer.

—   Est-ce que… Athem est…

—   Je ne l’ai pas vu depuis plusieurs jours, déclara Rayan. Il a eu fort à faire, en rentrant. Il s’est confronté aux Anethiens. Il a fallu qu’il enterre les morts. Et maintenant, le jour de son jugement approche.

Sephyra fronça les sourcils. Il était en vie, c’était déjà une bonne nouvelle. Mais elle comprit bien vite que son secret espoir de voir Athem accéder aisément et légitimement au trône n’était qu’une belle illusion.

—   Qui va le juger ? demanda-t-elle.

—   Nous tous, répondit Rayan. Chaque Anethien a été convié à se rendre au Palais pour donner son avis. L’opinion majoritaire décidera de s’il reste ou non.

Sephyra déglutit. Elle espérait de tout son cœur que les Anethiens parviennent à prendre du recul sur la situation, mais elle ignorait à quoi avait bien pu ressembler son coup d’état, et quelle oppression avait bien pu être engendrée par son abus de pouvoir et son autorité implacable.

—   Rayan, l’interpella Sephyra. Penses-tu que le peuple voudra qu’il reste ?

—   Je n’en sais rien, admit Rayan. Mais beaucoup ont changé d’avis sur son compte, et malgré ce qu’il a fait, la plupart des soldats le soutiennent. Mais c’est tout ce que je sais. 

—   Je vois…

Sephyra jeta un regard inquiet vers la rue principale, plongée dans les ténèbres. Il semblait manquer des torches à allumer dans les rues ; on n’y voyait plus rien passé quelques mètres de distance.

—   Il faut que j’aille donner mon avis, moi aussi, dit alors Sephyra. En espérant qu’ils veuillent bien le prendre en compte.

—   Je ne doute pas, la rassura Rayan avec un sourire. Mais pour l’heure, tu vas me faire le plaisir de faire un somme. Tu as l’air éreintée.

Sephyra leva sur lui des yeux inquiets, mais le soldat ne se laissa pas attendrir.

—   Il reste encore deux jours avant les délibérations, dit-il. Tu pourras te rendre au palais demain. De toute façon, je suppose que tu dois déclarer ton retour, n’est-ce pas ?

Sephyra acquiesça en ramassant ses affaires. Remerciant Rayan, elle entra à petits pas dans le bâtiment des soldats, et se dirigea vers les dortoirs en saluant à voix basse les rares loups qu’elle croisa, et qui semblaient surpris de la voir.

La jeune femme se rendit dans une des salles de repos, y déposa son sac avec précaution pour ne pas troubler le sommeil des deux guerriers qui y sommeillaient déjà, et s’allongea à son tour sur un lit vacant. Elle se couvrit de sa cape de voyage pour seule couverture, et ferma les yeux en visualisant ce qui l’attendrait le lendemain. Elle irait au palais à la première heure. Elle annoncerait son retour, demandant aux ministres de l’accepter à Anethie. Et surtout, elle donnerait son avis par rapport à Athem. Elle espérait de tout cœur qu’elle aurait l’occasion de le croiser, mais connaissant la rigidité des instances d’Anethie, il était probable que ses interactions avec les autres soient fortement limitées pour rendre le jugement impartial.

Ses pensées n’eurent pas le temps de l’emmener plus loin. Épuisée  par son périple, le sommeil s’empara doucement d’elle, soulageant enfin son esprit en ébullition.


****


Le ciel était morne, une fois encore.

Athem s’avança vers la vitre de la pièce où il avait passé plus de temps à chercher le sommeil qu’à s’y plonger. Ce jour était spécial pour lui. Un nouveau tournant s’annonçait dans les tumultes son existence mouvementée. Il allait rester, ou partir. 

Il revêtit sa tunique de la veille, ainsi qu’un pantalon en lin. De ceux qu’Aokura affectionnait lorsqu’il vivait à Anethie. Le jeune prince était surpris d’avoir ce genre de pensées en un tel moment, mais son esprit cherchait probablement à le distraire par tous les moyens pour lui éviter d’avoir à ruminer le stress engendré par cette attente insupportable. Que deviendrait-il s’il était chassé de chez lui ? Quelle raison de vivre pourrait bien l’attendre, loin de la terre de ses ancêtres ?


Lorsque Jhésel se montra enfin dans sa chambre, après une attente qui lui parut interminable, Athem sentit son estomac se contracter. Il fit face à son plus vieux conseiller le cœur battant et le souffle court, tâchant de paraître digne face à celui qui était sur le point d’annoncer de quoi serait fait son avenir.

—   Presque toute la ville s’est prononcée, mon Prince, déclara Jhésel d’un ton solennel. Nous venons de procéder au comptage définitif. Malgré ce que certains avaient prédit, une majorité d’entre eux souhaite que vous restiez.

—   Combien ? questionna Athem aussitôt, tentant vainement de calmer son rythme cardiaque qui s’emballait.

—   Environ soixante pourcents, détailla Jhésel avec un sourire. Ce n’est pas phénoménal, mais largement suffisant pour que vous restiez. Et je dois vous avouer que j’en suis absolument ravi.

Athem se laissa tomber sur son lit de sol, le visage dans ses mains, et un long soupir de soulagement s’échappa de ses lèvres. Il resta un moment en position avant de se décider à se redresser, tournant son regard vers Jhésel.

—   Merci, lui dit-il simplement. 

Jhésel inclina le buste et quitta la pièce. Athem, pour sa part, resta encore quelques instants en place. Il avait besoin d’accuser le coup de la nouvelle, et ses membres frémissants d’excitation lui rendraient la tâche de se lever difficile. Autant ne pas essayer pour l’instant.

Il laissa son regard se perdre à l’extérieur. Il avait l’impression que son corps s’était allégé, et avait chassé toute sa fatigue et ses douleurs. Tout était pour le mieux, désormais. De nombreux défis l’attendaient, mais il se sentait parfaitement apte à les relever.

La poitrine gonflée de détermination, il se leva et quitta la pièce à pas vifs.

Un nouveau jour se levait, et il serait bientôt Roi d’Anethie.