L. Reflets de l'Ancien Monde - Le tombeau de glace



Explicit Violence

Après une catastrophe de grande ampleur, une partie de l’humanité est retournée vivre auprès de la nature, abandonnant la vaste Neos, capitale technologique des hommes. Parmi ces exilés, les reculés, certains appelés Porteurs gardent en eux des entités indispensables au maintien de la stabilité. Que deviendra le monde s'ils venaient à tous disparaître ?

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Partie 2 - Chap 11


Le regard brumeux, Landa ne prêtait aucune attention au paysage qui défilait.  

Les soubresauts du véhicule militaire n’étaient pas suffisants pour le tirer de sa rumination, et rien ne se montrait apte à réveiller ne fut-ce qu’un soupçon de sa volonté. Tout avait disparu lors de sa dernière discussion avec les Chasseurs. 

Une bribe de ses pensées vibra hors du temps à la rencontre de ses derniers souvenirs avec Aline. Il revit son sourire et entendit sa voix, ce qui fit instantanément monter un rideau de larmes sous ses paupières. Il ne voulait pas échouer. Il voulait la retrouver, saine et sauve, la libérer de ce sort impitoyable. Il devait se montrer fort. Il n’avait pas le choix. Plus maintenant.

Il centra son attention sur le véhicule qui le transportait, et réfléchit à ce qui l’attendait. Au plan que les deux Chasseurs avaient concocté. Jack et Lucéria soupçonnaient fortement que le nouveau leader de la Cité des loups cherche à contre-attaquer Neos, et si ce n’était pas le cas, c’étaient les Chasseurs eux-mêmes qui pourraient lancer leur assaut. Sans que les loups ne se doutent de rien. S’ils parvenaient à renverser le plus puissant des clans de Reculés, Neos aurait définitivement gagné la guerre. Nelson pourrait asseoir son autorité sur le monde extérieur. Tout détruire, pour tout reconstruire. La cohésion dont il rêvait serait alors sienne.

Landa se prit la tête entre ses mains, et les retira aussitôt. Le contact avec ses oreilles de loup le gratifia d’une vive douleur, en raison du dispositif qui y avait été installé contre son gré. Un minuscule micro très difficile à voir, fixé à la base de son oreille comme une boucle décorative. Ce bijou technologique était censé prêter main-forte aux autres systèmes d’enregistrement dissimulés dans sa veste. Une curieuse précaution, s’était dit Landa. Au cas où, pour une raison quelconque et passablement absurde, il serait interdit aux étrangers de s’entretenir avec le roi d’Anethie si ceux-ci ne s’étaient pas défaits de leurs vêtements au préalable.

Landa laissa ses bras retomber mollement contre son corps, le regard vide. La douleur l’empêchait de penser à autre chose qu’à ses oreilles, et le fait d’être maintenant apte à les mouvoir le perturbait fortement. L’absence de ses lunettes lui était tout aussi étrangère, dans la mesure où il en portait depuis sa tendre enfance, mais il s’y était étrangement accoutumé. Peut-être que le réveil soudain de sa vraie nature avait induit ce changement dans son acuité visuelle. 

Lui, un Reculé. En y repensant, il se dit qu’il aurait dû y avoir songé plus tôt. Ses iris flamboyants auraient dû l’aiguiller davantage, et ce, même si les mélanges génétiques entre Reculés et Neosiens étaient tout à fait possibles. Landa avait toujours supposé qu’il avait eu de la famille loin de Neos dont il aurait hérité des yeux. Mais il semblait plutôt que sa famille entière eut été Reculée.

D’où venait-il vraiment ? Il avait dû naître dans l’un de ces Clans qui avaient subi les soubresauts de vieilles guerres de territoire ; Thénor ou peut-être un autre. Et pour une raison qu’il ignorait, il avait été recueilli par des Neosiens. Finalement, c’était peut-être une chance pour lui. Peut-être qu’il aurait dû mourir à l’époque, et qu’on lui avait offert une nouvelle chance. Cette pensée fut la seule un tant soit peu encourageante qu’il parvint à formuler sur l’instant.


Il ne compta pas les longues heures que durèrent son voyage, entre la traversée en voiture et la longue route en carriole tirée par deux robustes chevaux de trait. Ce dont il fut certain lorsque le véhicule s’arrêta entre deux collines, qui semblaient en fait n’avoir été qu’une avant d’être déchirée par le temps, c’est que son périple était passé à une vitesse alarmante. Ils étaient partis en début d’après-midi pour arriver le lendemain, un peu avant le soir. Les quelques haltes avaient légèrement ralenti leur progression, ainsi que la nuit qu’ils avaient passé dans un petit village désert, mais ils avaient fini par atteindre les contrées verdoyantes et sauvages d’Anethie. 

Landa sortit le premier de la carriole, sautant à terre, et regardant autour de lui. Il dépassa les deux chevaux qui avaient commencé à brouter en soufflant, les sabots encore agités par les kilomètres parcourus. Puis il vit la forêt.

Il n’aurait jamais pu imaginer contempler un jour un tel paysage de ses propres yeux. Les arbres interminables se dressaient comme des milliers d’aiguilles en direction du ciel, abondamment ramifiées et décrivant d’amples mouvements, poussés par les vents des montagnes. Ces dernières se dressaient derrière l’étendue sylvestre, à peine visibles en raison de leur éloignement, mais Landa les devinait plus imposantes que les plus hautes et ambitieuses constructions de Neos.

Une main se déposa sur son épaule, le tirant de sa contemplation, et le ramenant à la réalité. La peur revint instantanément lui grignoter les entrailles lorsqu’il croisa le regard du militaire vêtu d’une longue cape de voyage, ayant pour but de dissimuler son identité plus facilement.

—   Il est temps d’y aller, dit-il. Nous prévoyons tout ce qu’il faut pour te récupérer quand tu auras les informations. On t’a donné huit heures. Si en huit heures tu n’es pas de retour, nous avons pour ordre de considérer la mission comme échouée.

Landa approuva d’un petit signe de tête. Il espéra de tout son cœur en terminer plus rapidement –tout en restant en vie.

—   Ton équipement est en état de fonctionnement, continua le militaire. Ne retire tes vêtements sous aucun prétexte. Même si le micro principal est fixé à ton oreille, il y en a d’autres de secours, ainsi que des émetteurs, cachés dans ta veste.

—   Compris.

Il n’attendit pas leurs encouragements pour partir, le cœur battant, le regard levé vers les arbres. Il allait s’en sortir. Il le fallait. Il n’avait qu’à avancer droit devant lui, et la frayeur qu’il éprouvait en cet instant, le faisant haleter comme s’il avait couru sur des kilomètres, viendrait appuyer son histoire de rescapé dont le village était malmené par Neos, village qu’il avait fui désespérément pour rejoindre la glorieuse Anethie.

Il tritura nerveusement un pan de sa veste, que les Chasseurs avaient volontairement choisie poussiéreuse et vieillie, tout comme le reste des vêtements qu’il était tenu de porter. Ses bourreaux avaient tout calculé jusque dans les moindres détails pour donner du crédit à leur histoire alambiquée.

Tout ce qu’il avait à faire à présent, c’était prier pour recevoir de l’aide d’Anethie. Recueillir quelques informations. Repartir à Neos discrètement. Et Aline serait sauvée.


Des loups émergèrent de la sylve avant même que Landa ne l’atteigne. Des Reculés sous forme animale, dont les yeux jaunes firent naître en lui une crainte instinctive. Il eut l’impression de discerner de grandes marques noires sous la fourrure immaculée des bêtes, et les hommes-loups qui se montrèrent derrière les imposants canidés, couverts de tatouages tribaux, vinrent appuyer sa théorie.

Les loups s’avancèrent vers lui, le museau au ras du sol, les crocs visibles. Landa s’immobilisa et les laissa venir à lui, tremblant et effrayé.

Il déglutit en levant doucement ses deux bras. Le plus difficile commençait maintenant pour lui.


****


Affalé au fond de la salle du trône d’Anethie, le visage caché dans l’une de ses mains, Athem somnolait. Les récents événements, dont l’enterrement d’Anetham, l’avaient plongé dans un mutisme qui n’était pas sans inquiéter son entourage proche. Il ne s’était pas attendu à devoir assister à cette cérémonie funèbre avant bien des années, et surtout, avant d’être devenu roi à son tour. 

Sa mémoire avait précieusement conservé les moindres détails de la cérémonie. La marche silencieuse à travers la cité, les familles entières se dirigeant ensemble en direction du cimetière, à l’écart de la ville. Là où en lieu et place de pierres tombales, des arbres de tous âges poussaient sans retenue, déployant leurs ramures dans une gracieuse danse immobile à travers les âges.

Car à leur mort, les Anethiens devenaient des arbres.

Enterrés dans le sol fertile de la forêt, une pousse d’arbre précautionneusement plantée au-dessus de leur tombeau naturel, ils avaient alors pour destin de nourrir les essences protectrices qui constituaient leur imposante sylve. Tel un cadeau adressé à leurs terres, ce don de leur propre chair était sacré à leurs yeux, et il était pour eux impensable que leur corps disparaisse d’une autre façon. 

Le village entier s’était tu lorsque Jhésel avait prononcé les dernières paroles censées accompagner le défunt. Athem s’était exprimé à sa suite mais n’avait pas su, à son sens, trouver les mots justes pour exprimer son désarroi. La cité entière l’avait écouté. Bien que peu d’Anethiens acceptassent son autorité, et la façon dont il avait repris le pouvoir, le départ d’un Seigneur était toujours un événement sacré. Ce n’était pas le Prince renégat d’Anethie qui avait pris la parole et s’était adressé à eux, mais le fils unique du regretté Anetham. Car si beaucoup rejetaient à présent l’autorité d’Athem, personne n’aurait pu contester celle d’Anetham en tant que modèle, en tant que père, et tant que roi.

Un jeune frêne avait été planté sur la tombe. Athem était resté longtemps à le contempler, sans mot dire, seul. Ce serait la seule trêve mentale qu’il s’accorderait : le plus dur restait à venir pour lui, et pour le reste de leur monde. En temps de guerre, il devait se contenter d’être fort, et de le montrer. Il n’avait pas le droit à l’échec. Plus maintenant.


Sous le regard des quelques loups tatoués qui gardaient la salle du trône, Jhésel fit son entrée, accompagné d’un autre ministre. Ce dernier n’était pas très grand mais jeune pour son rang ; ses petits yeux perçants reflétaient une sévérité sans égale et son amour pour le travail bien fait. Le visage à peine adouci par la souple chevelure d’ivoire qui glissait sur ses épaules, il ne pouvait s’empêcher de garder un air pincé, accentuant son autorité que l’on devinait innée.

—   Prince Athem, l’interpella Jhésel en s’inclinant face à son souverain.

Athem ne réagit pas tout de suite. Mais la voix du second ministre sut le tirer de ses pensées.

—   Prince Athem, cela faisait longtemps.

À l’entente de cette voix qu’il avait réussi à oublier, Athem releva les yeux. Il contempla le nouveau venu avec une pointe d’agacement qu’il ne prit pas la peine de dissimuler.

—   En effet, Vassili, répondit-il d’une voix monotone.

—   J’ai appris que vous aviez pris la place de votre père, continua le dénommé Vassili. Paix à son âme, j’aurais aimé l’assister dans ses derniers instants.

—   Pourquoi es-tu revenu ? questionna Athem en se redressant. Tu ne me penses pas capable de diriger ce royaume ?

—   Je suis revenu parce que vous avez agi de manière inconsidérée, mon Prince, déclara Vassili d’un ton las qui le caractérisait.

Jhésel fit comprendre à Vassili par des gestes discrets mais vifs qu’il ne devrait pas dire un mot de plus s’il ne voulait pas finir démembré. Les loups tatoués postés aux quatre coins de la pièce avaient commencé à manifester leur irritation et à saisir leurs armes. Athem les arrêta d’un geste impérieux mais ils semblaient tous être sur le point de se jeter sur leur cible désignée.

—   Je t’en prie, développe, le défia Athem en appuyant sa tête contre son poing fermé.

Vassili décocha un sourire, visiblement peu impressionné par la tension qui régnait dans l’air. Il jeta un regard tout autour de lui, et sembla rire de la colère qui se dessinait sur le visage des gardes énervés.

—   Je n’ai pas l’impression d’être à Anethie, quand je vois ça, dit-il. Vous me faites penser à ces tyrans à qui on n’a rien droit de dire, sous peine d’être exécuté froidement… Mais je suis sûr que vous ne saurez refuser mon aide, continua-t-il en s’intéressant de nouveau à Athem. Je ne suis pas forcément d’accord avec le fait que vous faisiez confiance à ces étrangers… Mais après tout, toute aide est bienvenue par les temps qui courent.

Avachie à côté d’Athem, Luna posa une main sur sa dague, mais Athem l’arrêta à son tour d’un geste sec.

—   Tu n’as pas tort, admit-il. Anethie n’a jamais connu de stratège aussi talentueux que toi, même si ça m’emmerde de l’avouer. 

Vassili émit un petit rire tandis que Jhésel poussait un soupir. C’était ce genre de langage qui avait tendance à lui rappeler qu’au fond, Athem n’était encore qu’un gamin de vingt-et-un an qui avait escaladé le trône de son père avant l’heure.

—   Donc je veux bien de ton aide, continua Athem. Mais si tu tiens à rester en vie, garde toi de toute remarque à l’encontre des « étrangers » dont la présence te répugne tant.

—   J’y veillerai, mon Prince, répondit Vassili en inclinant légèrement le buste. Ne vous en faites pas pour cela.

Il commença à quitter la pièce, mais juste avant de sortir, il ajouta : 

—   Mais entre nous, cela me fait le plus grand plaisir de constater que la cité d’Anethie a enfin retrouvé sa dignité. Il était grand temps que cette gamine rejoigne les siens.

Sur ces mots, il sortit. Athem mit un temps à concevoir ce que Vassili avait osé dire, et lorsqu’il se releva brusquement en commençant à sortir son sabre, ce fut Ludovic, posté à sa droite, qui l’arrêta.

—   Mon Prince, ne vous laissez pas atteindre par sa perfidie, lui souffla-t-il. J’ignore de quel droit il s’adresse à vous sur ce ton, mais…

—   Des histoires de famille, grogna Athem en se rasseyant, une main sur le visage. Il crève d’envie d’être à ma place, car il s’estime plus compétent que moi. C’est tout.

Ludovic choisit à juste titre de ne pas insister. Jhésel décida alors de briser le silence, s’éclaircissant la gorge.

—   Si je puis me permettre, mon Prince, un Reculé est venu jusqu’à Anethie pour parler avec vous. Il dit venir du Clan des loups à l’autre bout du continent, et qu’il chercherait refuge ici.

—   Amenez-le-moi, répliqua simplement Athem en dégageant les mèches de cheveux qui lui tombaient devant les yeux, ravi de pouvoir parler d’autre chose.

Jhésel s’écarta et fit signe à un garde posté hors de la pièce. Aussitôt, deux soldats entrèrent, tenant solidement un loup aux oreilles noires et aux yeux orange flamboyants. Ils le traînèrent jusqu’à Athem, face contre terre, chacun de ses bras soigneusement immobilisés. Le jeune prisonnier poussa un gémissement de douleur en sentant ses articulations mises à rude épreuve. Au moindre geste suspect, ses deux épaules seraient déboîtées en même temps, et cette perspective n’était pas très séduisante. Landa releva la tête vers Athem, qui fronça les sourcils en croisant ses yeux ambrés.

—   Un loup des côtes de Thénor ? questionna Athem, visiblement surpris.

—   C’est ce qu’il dit, mon Prince, confirma l’un des loups qui maintenaient Landa au sol.

—   Qui es-tu ? Et pourquoi être venu jusqu’à Anethie ? l’interrogea Athem d’une voix autoritaire.

Landa tenta de se redresser, mais la douleur de ses bras maintenus de part et d’autre de son corps l’en dissuada.

—   Je… J’ai besoin de votre aide, gémit-il. Mon village a été attaqué, j’ai réussi à m’enfuir mais…

Il s’interrompit lorsqu’il vit Luna se diriger vers lui à pas assurés, sur l’ordre d’Athem. Elle lui jeta un regard méfiant et tira sa veste pour le remettre debout. Les deux autres loups le lâchèrent, et elle le renifla avec suspicion, l’examinant sous tous les angles. Landa déglutit. Il avait l’impression que les yeux de la louve le transperçaient littéralement, comme si elle lui disait de tout avouer, parce qu’elle avait vu clair dans son jeu au moment même où il avait posé le pied à Anethie. Puis elle lança un regard entendu à son souverain, qui fronça les sourcils. Athem fit un geste de la main, et les deux loups lui attrapèrent les bras pour le remettre à terre, ce qui lui arracha un gémissement tant de surprise que de douleur.

—   Bien tenté, le félicita Athem. Mais tu empestes le Neosien. Quelque chose me dit que tu es de mèche avec eux. Je me trompe ?

Landa lança un regard suppliant à Athem. Les dents serrées, il fixa avec insistance le jeune Prince qui ne semblait pas éprouver une once de compassion à son égard.

—   Ce regard en dit long, siffla-t-il en se levant. Je vais te mettre au trou en attendant de savoir si je te tue de mes propres mains ou si je laisse mes soldats s’en charger. Envoyez-le faire un somme.

À ces mots, l’un des loups qui tenait Landa lui frappa violemment la nuque. Le jeune loup noir écarquilla les yeux, et retomba inerte sur le sol. 

—   Nelson n’a pas vraiment cessé les hostilités, on dirait, commenta Athem en s’approchant du corps inerte de Landa. Du moins, tout porte à croire qu’il cherche un moyen de nous attaquer. 

Le jeune prince marqua un silence, comme s’il réfléchissait à la meilleure conclusion à apporter à la rapide entrevue. Tout autour de lui, les gardes étaient si tendus qu’ils n’osaient pas faire un pas. Ils ne détachaient pas leurs yeux d’Athem, qui les scrutait à tour de rôle comme pour leur sommer de ne pas dire un mot.

—   On ne va pas leur laisser le temps de réfléchir, reprit alors soudainement le jeune prince. Nous allons progressivement retirer nos troupes des cités voisines. Et dans trois mois, jour pour jour, je lancerai toutes les forces d’Anethie contre Neos. Ils ne s’y attendront pas, et nous aurons alors tout le loisir de les terrasser… C’en sera fini du Reflet de l’Ancien Monde. Allez, emmenez-moi ce mauvais menteur en cellule, termina-t-il en désignant d’un signe de tête le corps de Landa.

Les deux loups acquiescèrent et transportèrent Landa toujours inconscient hors du palais, en direction des cellules qui avaient été construites près du bâtiment des gardes, à l’entrée de la ville.

Athem les regarda partir, songeur. Puis Luna s’approcha de lui.

—   Va prévenir tout le monde, murmura-t-il à la louve tatouée. Il nous faut parler stratégie.



Lorsque Landa se réveilla, il sentit que le temps s’était rafraîchi. Il se redressa péniblement sur le sol froid, et mit un moment à se souvenir de quelle façon il avait atterri sur ce plancher couvert d’une fine couche de paille. Quand il leva les yeux, il fut momentanément ébloui par la puissante lumière du soleil du soir, éclatant derrière une rangée de barreaux de fer qui le privaient de liberté. Il était en cellule. 

Sa prison donnait sur des bâtiments et maisons qu’il reconnut comme étant celles d’Anethie. Il vit même un garde faire des rondes dans les environs. Attentif au moindre son, le geôlier remarqua sans mal le réveil de son prisonnier. Il s’approcha de la cellule, le regard sévère.

—   Reste tranquille, ordonna le garde en tapant l’extrémité de sa lance contre le sol. Le Prince aura bientôt décidé de ce qu’il veut faire de toi. 

Landa déglutit. Il se mit à réfléchir à toute allure. Comment faire, à présent ? À en juger par la position du soleil, qui ne tarderait pas à disparaître derrière les montagnes, cela devait faire au moins trois heures qu’il avait quitté le convoi. Les instructions avaient été claires : si jamais il n’était pas de retour à temps, Aline serait emmenée à Syerra. Elle pourrait y subir les pires tortures avant d’y être exécutée.  

Landa frappa ses joues pour reprendre ses esprits. Il ne fallait pas qu’il flanche maintenant. Il devait se dépêcher de retrouver le convoi qui l’attendait. Il ignorait si le boîtier caché dans sa veste avait pu enregistrer quelque chose d’utile pour les Chasseurs, mais dans tous les cas, il devait quitter Anethie sans tarder. Sans ça, il arriverait assurément malheur à Aline. Fuir était désormais son seul espoir.

Landa se releva péniblement et agrippa les barreaux avec ses mains poussiéreuses. Il ne voyait personne d’autre que le garde à l’extérieur, pas même un citoyen quelconque ou un Reculé sous forme animale qui trotterait entre les bâtisses.

—   Ça ne sert à rien d’essayer de t’enfuir, asséna le garde. 

Landa grinça des dents. Il devait veiller à ne rien dire lui-même d’indésirable, car le micro fixé à son oreille enregistrerait tout sans faire de distinction. Tenter d’amadouer le garde en lui expliquant sa situation mettrait le plan des Chasseurs en péril, et de toute façon, il sentait bien que ce serait inutile d’essayer. Après tout, les loups avaient déjà deviné qu’il venait de Neos. Mais dans ce cas, comment faire ?

Aucune solution n’était venue à lui lorsque, quelques minutes plus tard, un autre loup s’approcha du garde qui le surveillait. Il lui souffla quelque chose dans l’oreille, puis se retira non sans jeter un regard froid au prisonnier. Le garde désormais seul se tourna alors lentement vers Landa, et se dirigea vers la porte de sa cellule, qu’il crocheta à l’aide d’une pointe effilée. Puis il fit coulisser les barreaux qui grincèrent bruyamment. Empoignant sa lance, il s’avança à pas lents vers son prisonnier qui ne le quittait pas des yeux, pétrifié.

—   Sur ordre du Prince, je dois mettre fin à tes jours, déclara-t-il. Laisse-toi faire et tu souffriras moins.

Les yeux de Landa bifurquèrent vers la sortie. C’était maintenant ou jamais. Sans réfléchir davantage,  il s’élança, et sentit la lance du geôlier frôler sa tête tandis qu’il se faufilait hors de sa cellule.

—   Reviens ici ! hurla inutilement le garde qui s’élança à sa poursuite.

Landa courait sans s’arrêter. Il sortit du bâtiment où il avait été retenu captif et s’élança en direction de la forêt, dont, par chance, il était très proche. Il se faufila bien vite parmi les arbres, poursuivi par quelques gardes surpris qui l’aperçurent en fuite.

L’adrénaline lui montait au cerveau, décuplant ses capacités physiques, augmentant son agilité qui lui permettait de slalomer à toute vitesse entre les arbres, et de se glisser dans les buissons qui se dressaient sur sa route. Il sentait les branches le fouetter et le griffer, mais il n’y prêtait aucune attention. Les loups d’Anethie étaient à ses trousses. Le cœur battant et l’esprit en ébullition, il redoubla d’efforts, priant pour que personne ne l’intercepte en course, et pour que ses capacités de Reculé lui permettent de garder le rythme jusqu’à ce qu’il échappe à ses poursuivants. 


Athem s’avança jusqu’au bord du balcon principal du Palais. Pensif, il regarda Landa s’éloigner puis disparaître dans la forêt, rapidement suivi par une dizaine de gardes. Luna s’avança à ses côtés, détendue malgré la situation.

—   Vous pensez qu’ils mordront à l’hameçon ? questionna-t-elle en essayant d’apercevoir encore le fugitif.

—   Nous avons nos chances, répondit simplement Athem. Et plus que dix jours pour préparer notre véritable assaut sur Neos. Je sais que vous attendez cela depuis longtemps, continua-t-il en se tournant vers Luna. Très bientôt, vous aurez la vengeance que je vous ai promise.

Luna décocha un sourire sincère.

—   Comment as-tu su qu’il enregistrait tout ? questionna alors Athem.

—   Son oreille. Il avait une machine dessus. Et puis, l’odeur des machines. Et le sifflement qu’elles émettent ! Les neosiens sont tellement naïfs. Ils ignorent vraiment qu’on a des sens plus aiguisés que les leurs, pas vrai ?

Elle ricana en espérant qu’Athem suive son exemple, mais le jeune prince se contenta d’un sourire amusé, ce qui suffit néanmoins à la louve.

—   En plus, le fait d’avoir repéré la carriole qui l’a amené jusqu’ici a pas mal aidé. On va essayer de les suivre de loin. Si on les voit prendre la route de Neos, on en aura le cœur net.

—   Oui. Mais ça ne changera rien au plan, informa Athem. Si Neos a accéléré le mouvement, il nous faut faire de même. Et frapper d’abord.

Luna approuva en silence tandis que le regard d’Athem, intense et déterminé, se plongeait dans le sien.

—   Nous approchons du but, dit-il. Nous allons pouvoir laver le crime de Neos une fois pour toutes, et restaurer l’honneur d’Aokura.

—   Merci, mon Prince, répondit-t-elle avec une légère gêne. Mais… Vous savez… être à votre service, c’est pas si mal, en fin de compte. Je veux dire…

Elle se massa la nuque en détournant le regard. Athem décocha un petit sourire.

—   Ne t’avise pas de me comparer à mon cousin, plaisanta-t-il. Nous savons tous qu’il était un bien meilleur meneur que moi.

Luna regarda le Prince d’Anethie avec étonnement. Il avait de nouveau déposé son regard sur l’horizon, pensif. Elle sourit puis regarda dans la même direction. Si l’assaut se déroulait comme prévu, et s’ils s’en sortaient en vie face aux Neosiens, elle se dit qu’elle continuerait de veiller sur Anethie. Et elle espérait de toutes ses forces qu’elle pourrait le faire aux côtés d’Athem.

Plus que dix jours. Bientôt, le sort de leur monde serait scellé.


****


Lorsque Lucéria entendit frapper à la porte de sa chambre, elle se précipita sur la poignée et ouvrit sans attendre. Jack l’attendait sur le perron, haletant, comme s’il venait de traverser le Palais en courant. C’était vraisemblablement le cas.

—   Il est revenu, déclara Jack à voix basse. Landa.

Lucéria attrapa sa veste et se précipita hors de sa chambre, qu’elle ne prit pas le temps de fermer à clef. Elle suivit Jack au pas de course jusqu’à une salle recluse au fond de l’aile des Chasseurs, peu utilisée, qu’ils avaient élue comme salle de réunion clandestine. L’un des militaires qui avait secrètement accompagné Landa se tenait sur le perron. Il salua les deux Chasseurs lorsqu’ils entrèrent dans la pièce, et ces derniers refermèrent vivement la porte derrière eux avant de la verrouiller.

Lucéria jeta un regard euphorique à Landa, qui gisait assis sur une vieille chaise près d’une table cabossée et poussiéreuse. Secoué par son escapade, il n’eut pas le courage d’affronter les yeux enjoués des Chasseurs. Il avait seulement pris soin de retirer sa veste, et l’avait posée sur la table, comme un corps attendant que son médecin légiste vienne le disséquer.

Jack s’empara du vêtement et commença à retirer les dispositifs minutieusement cachés à l’intérieur.

—   Vous avez été drôlement rapides, remarqua-t-il à l’attention de Landa. Comment ça s’est passé ?

—   Ça, on va vite le savoir, lança Lucéria en s’avançant vers la table à son tour.

La Chasseresse alluma un vieil appareil posé sur une table voisine. Puis elle se dirigea vers Landa, lui saisit l’oreille et retira sans douceur le micro qu’elle y avait fixé quelques jours auparavant. Supris, Landa ne parvint pas à réprimer une plainte de souffrance. Les mâchoires crispées sous la douleur qui le lançait encore, il regarda avec un mélange de dégoût et de colère les deux Chasseurs s’attabler près de leurs dispositifs, munis de divers câbles et oreillettes.

—   On va voir si tu as bien travaillé, dit alors Lucéria avec un petit sourire.

Elle se munit d’un casque et lança le même à Jack. Tandis qu’ils écoutaient l’enregistrement avec une excitation visible, Landa détourna le regard. Il n’avait pas envie de savoir ce qu’ils allaient bien pouvoir recueillir comme résultat. Il craignait fort, au fond de lui, que la très courte entrevue ait été tout sauf suffisante. Il ne savait pas si des paroles imprudentes avaient été proférées durant son moment d’inconscience, mais il estimait que cela avait eu bien peu de chances d’arriver. Alors, peut-être deux gardes en train de discuter de leur future attaque ? Ce n’était pas impossible. Les loups avaient immédiatement remarqué qu’il venait de Neos, mais ils n’avaient pas saboté ses appareils d’enregistrement. Peut-être que l’espoir lui était encore permis ?

Il se sentit presque aussi anxieux qu’au moment de débuter son voyage vers Anethie. Si les messages enregistrés ne leur convenaient pas, qu’allaient-ils décider ? L’enverraient-ils à Syerra malgré tout, lui et Aline ? 

L’histoire dans laquelle il avait été impliqué prenait une tournure qui l’inquiétait de plus en plus. Mais en y repensant, il se dit qu’il avait eu une chance inouïe de pouvoir s’enfuir sans encombre. Après avoir réussi à sortir de la forêt, complètement à bout de souffle mais encore en proie à une panique vivace, il avait rejoint la carriole qui l’attendait un peu plus loin, leur faisant de grands gestes désespérés, comme s’il suppliait de simples marchands de lui porter assistance. Les militaires déguisés avaient lancé l’attelage aussitôt Landa récupéré, fouettant les chevaux pour les faire partir à toute vitesse en direction de Neos. Les loups avaient poursuivi le convoi jusqu’à la frontière de leur territoire avant de renoncer, distancés par la carriole qu’ils avaient vue disparaître entre les collines.  

Landa se prit le visage d’une main. Il avait beau s’en être sorti miraculeusement, son destin était probablement déjà scellé. Il fallait qu’il cesse de se bercer d’illusions. Jamais cet enregistrement n’apprendrait quelque chose à Lucéria. C’était fini pour lui.


À l’issue de plusieurs minutes interminables, les deux Chasseurs mirent fin à leur écoute. Landa les entendit distinctement se lever après avoir éteint leurs appareils. Il n’osait pas relever les yeux vers eux. Un silence de mort s’éleva dans la pièce, et il sentit son cœur accélérer. 

—   En effet, c’est du bon travail, lança alors soudainement la voix de Jack.

Un frisson lui parcourut la nuque, persuadé que cette assertion n’était que pure ironie. Pourtant, lorsqu’il osa finalement redresser le regard, le large sourire des deux Chasseurs fit fondre sa peur, qui se mua en surprise.

—   Que… qu’avez-vous appris ? osa demander Landa, perplexe.

—   Avant ça, j’ai une question, l’arrêta Lucéria en venant s’asseoir près de lui. Avec qui t’es-tu entretenu ? Le dirigeant d’Anethie ?

—   Je… je ne sais pas, il en avait l’air, balbutia Landa. Même si les autres le qualifiaient de « Prince ».

—   Qui d’autre était présent avec vous ? As-tu vu le roi d’Anethie ?

—   Je n’ai pas vu d’autre dirigeant que lui, il… il avait l’air d’être le seul à décider.

—   Il a peut-être pris la place du vieux roi, conjectura Jack. Parce qu’il avait l’air de diriger les armées, et de prendre toutes les décisions de son propre chef.

Landa leur jeta un regard étonné.

—   Comment le savez-vous ?...

—   Je te passe les détails, mais il se trouve qu’après t’avoir assommé, le « prince » nous a livré son plan, asséna Lucéria. En clair : nous avons toutes les informations nécessaires. Encore bravo pour ta performance.

Landa resta interdit un court instant, comme s’il y avait encore une possibilité pour que tout ceci soit le fruit de son imagination. Mais les secondes défilaient, et l’entrain des Chasseurs qui avaient commencé à parler de leur stratégie n’allait pas en diminuant. Son incrédulité céda finalement sa place à un intense soulagement qui relâcha jusqu’au moindre des muscles de son corps, conscient néanmoins que les derniers événements lui promettaient déjà de nombreuses nuits sans sommeil. 

—   Allez-vous nous laisser partir ? questionna alors Landa, incapable de retenir plus longtemps la question qui lui brûlait les lèvres.

Lucéria et Jack échangèrent un regard.

—   Tu sais des choses qui doivent rester absolument confidentielles, déclara simplement Lucéria. Je te garantis que ni toi ni Aline n’iront à Syerra, mais je ne peux pas vous relâcher simplement pour le moment. Prétendant que tu as été mouillé à cette affaire l’autre soir, j’ai obtenu le droit de te garder officiellement détenu, ainsi qu’Aline.

Landa se leva, dents serrés, poing contre la table, prêt à hurler à la Chasseresse de ce qu’il pensait de ses promesses, mais la jeune femme l’interrompit en levant sa main devant lui.

—   Néanmoins, poursuivit-elle, j’abandonnerai les charges contre toi et Aline quoi qu’il advienne par la suite. Je veux simplement t’avoir à l’œil pour être sûre que tu n’ailles pas raconter cette histoire à quelqu’un d’autre.

—   Je ne le ferai pas, jura Landa, suppliant. Laissez-moi repartir avec Aline. Je prendrai des congés ; non, je démissionnerai si vous voulez ! Mais ne me laissez pas moisir en taule après tout ce que vous venez de me faire subir !!

À bout de souffle, Landa s’écroula sur sa chaise et laissa son visage tomber dans ses mains, les nerfs à vifs, la gorge en feu et les membres frémissants. De fines larmes se frayèrent bientôt un chemin entre ses doigts crispés.

Lucéria se pencha doucement vers lui, comme si elle s’apprêtait à réconforter un enfant après un de ses accès de colère plus ou moins justifiés.

—   Non, tu ne croupiras pas en cellule, le rassura-t-elle. Tu vas simplement rester ici, au Palais. Il y a des chambres libres dans l’aile des Chasseurs. Tu en prendras une avec Aline. Ou même deux séparées, si vous voulez. Tout ce que je souhaite, c’est vous avoir à l’œil en permanence. Si j’estime inutile de te garder plus d’une semaine, tu rentreras chez toi sans encombres. Mais je ne peux pas te laisser vaquer librement pour le moment.

—   Nous allons de toute façon parler de ceci au Président, déclara Jack.

Lucéria jeta un regard stupéfait à Jack, qui continua :

—   Si Anethie attaque dans trois mois, Neos a besoin de se tenir prête. Il nous faudra le contrôle de toute l’armée. Or nous ne sommes que deux Chasseurs, nous ne pouvons pas rallier tous les soldats de cette ville dans l’ombre, et sans que le Président en soit informé. Pour cette raison…

—   Tu veux tout raconter à monsieur James ? s’étonna Lucéria, pourtant déjà à moitié convaincue que son associé disait vrai. Il se pourrait que l’on soit sévèrement punis pour avoir organisé tout ça sans en parler. 

—   Oui. Mais la priorité reste la sécurité de cette ville.

—   Tu as raison…

Tous deux se tournèrent vers Landa, qui n’avait toujours pas relevé les yeux. 

—   Nous te rendrons donc ta liberté dès que tout cela aura été approuvé par monsieur James, déclara la jeune femme. D’ici là, il y a fort à faire. 

Jack quitta la pièce le premier, et Lucéria le suivit à pas lents, sans oublier d’emmener le matériel que Landa leur avait rapporté.

Le jeune loup leva ses yeux rougis et fatigués vers la Chasseresse avant qu’elle franchisse le seuil à son tour.

—   Lucéria, l’appela-t-il d’une voix rauque.

Elle s’arrêta et se tourna vers lui.

—   Si j’avais échoué… commença-t-il. Tu aurais vraiment emmené Aline à Syerra ?

Le regard de la Chasseresse s’assombrit. Elle avait l’air à la fois troublée et navrée qu’on lui pose une telle question.

—   Bien sûr que non, répondit-elle. J’aurais clos son dossier et lui aurait rendu sa liberté. Me prends-tu pour un monstre ?

À ces mots, elle sortit à son tour.