L. Reflets de l'Ancien Monde - Le tombeau de glace



Explicit Violence

Après une catastrophe de grande ampleur, une partie de l’humanité est retournée vivre auprès de la nature, abandonnant la vaste Neos, capitale technologique des hommes. Parmi ces exilés, les reculés, certains appelés Porteurs gardent en eux des entités indispensables au maintien de la stabilité. Que deviendra le monde s'ils venaient à tous disparaître ?

Theme Lighter Light Dark Darker Reset
Text Serif Sans Serif Reset
Text Size Reset

Partie 2 - Chap 16


Sephyra progressait à toute vitesse dans le long couloir, en tâchant de ne pas perdre l’équilibre malgré les secousses qui ébranlaient régulièrement les fondations du Palais. Son passé de Chasseresse lui était précieux en cet instant : elle connaissait les voies les moins arpentées, et esquivait ainsi nombre d’adversaires indésirables. 

Elle n’usa du pouvoir du talisman que pour échapper aux Neosiens ou les mettre hors d’état de nuire, sans leur donner le coup de grâce. Elle n’avait pas le temps pour ça. Elle était venue mettre fin aux jours d’une personne en particulier, et avait juré que seul le sang de cette personne ternirait son sabre.

Elle se stoppa soudainement lorsqu’elle aperçut un nouvel attroupement de militaires dans la salle qu’elle s’apprêtait à franchir. Son cœur bondit dans sa poitrine et elle fit un bond de côté ; une rafale de balles la frôla mais fit éclater le talisman qu’elle avait accroché à son poignet. Horrifiée, elle jeta un regard aux Neosiens qui avaient rechargé leurs armes. Sans voir d’autre issue, elle se précipita sur la fenêtre la plus proche et passa à travers, brisant la vitre dans un grand fracas, ce qui lui permit d’esquiver une nouvelle rafale in extremis. 

Les Neosiens se précipitèrent vers la fenêtre qu’elle avait franchie pour continuer de lui tirer dessus, mais lorsqu’ils regardèrent à l’extérieur, ils devinèrent que la combattante avait disparu à l’intérieur du bâtiment, dans un couloir adjacent, un étage plus bas. Cet état de fait ne les agaça que très momentanément.

Car quelque chose d’autre attira leur attention. Droit devant eux, face au Palais qu’ils défendaient déjà depuis une heure, la grande place abondamment éclairée par de hauts lampadaires avait été vidée des véhicules de police.

Ils s’étaient tous écartés pour laisser passer les renforts Neosiens, qui arrivaient par centaines.


Sephyra se redressa péniblement, tremblante, couverte de coupures de verre. Elle prit une grande inspiration avant de retirer un fragment imposant qui s’était fiché dans son avant-bras droit, ce qui lui arracha un cri de souffrance. Haletante, elle regarda alentour pour se repérer. Elle était au premier étage ; proche des appartements de Nelson. Elle n’avait plus le talisman, mais avec un peu de chances, elle parviendrait à destination sans trop d’encombres. 

Reniant ses douleurs, elle se hâta en direction du centre du Palais. Dans sa course, elle entendit des cris, de plus en plus distincts. Elle s’approchait à grands pas, semblait-il, d’une altercation. Cela provenait d’une vaste allée, un peu plus loin sur sa droite. Elle accéléra le pas. Le conflit produisait un tel vacarme que personne ne remarquerait sa présence : elle devait profiter de la diversion.

Elle bondit par-dessus un regroupement de cadavres de Neosiens, et par réflexe, tourna la tête à sa droite lorsqu’elle put voir la bataille. Elle aperçut quelques combattants à peine armés qui se déchaînaient encore ; des Chasseurs et des loups d’Anethie. 

Inconsciemment, elle ralentit le mouvement. Quelques mètres plus loin, elle reconnut Jack, à bout de forces, qui lui tournait le dos et marchait à pas lents vers le fond de la pièce. Elle jura ensuite discerner les traits de Luna sur le visage de la louve qui se démenait de toutes ses forces contre plusieurs Neosiens, hurlant à pleins poumons le nom du prince d’Anethie.

Sephyra sentit son cœur frapper sa cage thoracique lorsqu’elle aperçut enfin Athem, assis contre le mur du fond, grièvement blessé, à la merci de Jack qui marchait à pas lents vers lui.


Elle savait qu’elle n’avait pas le droit d’intervenir. 


Elle serra les dents et bifurqua pour charger à toute vitesse en direction du centre de la pièce. Elle bondit sur une barricade sous les yeux surpris de deux Chasseurs qui ne l’avaient pas vue venir et s’élança vers Jack. Elle donna un grand coup d’ailes pour gagner en vitesse, et, brandissant son sabre, elle hurla de toutes ses forces, en même temps que Jack levait son poing droit avec la ferme intention d’ôter la vie de celui qu’elle ne voulait pas voir mourir.


La lame d’Anethie transperça le torse puissant de Jack, avec une telle force que le Chasseur dut poser un genou au sol, poussé par le choc. Il échappa une plainte rauque, le bras encore levé, les yeux écarquillés. Sephyra ajusta sa position au sol sans lâcher son arme, le cœur battant la chamade.

—   Désolée, Jack… souffla-t-elle, les yeux larmoyants. Je ne pouvais pas te laisser aller plus loin.

Elle retira sa lame d’un coup sec, et Jack s’affaissa encore plus, posant un poing au sol pour ne pas s’écrouler. Mais loin de s’avouer vaincu, alors que la douleur irradiait jusqu’au moindre de ses nerfs, il puisa dans ses dernières forces et se retourna vers Sephyra en hurlant, le poing levé. 

Il frappa le vide. En réponse, un vigoureux coup de lame lui dessina une profonde entaille sur la gorge, et son corps imposant se raidit aussitôt, sous les cris d’horreur des Chasseurs qui, toujours aux prises avec les loups, ne purent venir en aide à leur meneur. Ce dernier se mit à tanguer, puis s’écroula lourdement sur le sol, suffoquant, ses traits crispés par la douleur et la surprise. Abandonné par d’abondants flots de sang qui s’échappaient de ses deux blessures mortelles, Jack riva son regard mourant sur celle dont il pensait pourtant avoir été débarrassé pour toujours. Sephyra, dévastée, lui rendit son regard jusqu’à ce qu’il s’immobilise enfin, et abandonne son dernier combat.   

Jack Orwenn laissa sa main retomber mollement sur le sol recouvert de son sang, signant le premier et dernier échec de sa carrière.


Ravagés, les soldats et Chasseurs qui étaient encore aptes à se mouvoir battirent en retraite. Les loups profitèrent de ce répit pour relever leurs blessés, et récupérer leurs armes. Il ne restait plus dans la vaste salle que des combattants blessés tenant à peine debout, surplombant quelques cadavres alliés comme ennemis.

Frémissante de rage, Luna cracha sur le sol avant de marcher à pas vifs vers Sephyra. Elle la bouscula d’un coup de paume dans l’épaule, surprenant l’ex-Chasseresse qui avait jusque-là gardé ses yeux rivés sur son ancien camarade, peinant à réaliser qu’elle avait tué pour la première fois de sa vie.

—   Qu’est-ce que tu fais là ?! hurla la louve, le regard déchaîné. Tu étais… tu étais censée…

—   Moi aussi je suis ravie de te revoir, répliqua Sephyra en lui jetant un regard amer. 

Sans rien ajouter, Sephyra se précipita en direction d’Athem, qui était toujours assis contre le mur du fond. Elle lâcha son sabre dans sa course, puis tomba à genoux devant lui. Le jeune loup gardait un bras sur son ventre, et semblait éprouver des difficultés à respirer. Même s’il gardait la tête baissée, elle pouvait voir qu’un mince filet de sang ruisselait sur son visage. 

Elle avança ses mains vers ses épaules, qu’elle saisit avec délicatesse, inapte à déduire à quel point son corps avait souffert, et craignant de lui causer davantage de torts. Elle chercha le regard de son ami, le cœur tambourinant dans sa poitrine. 

Athem mit quelques instants à reprendre un semblant de connaissance, et finit par lever des yeux fatigués vers elle. Il la contempla un instant sans changer d’expression.

—   Je suis mort, c’est ça ?... souffla-t-il, encore sonné. Désolé de te décevoir…

Sephyra échappa un rire nerveux et posa ses mains sur ses joues, les lèvres tremblantes. L’espace d’un moment, elle avait cru arriver trop tard. Le sang sur ses mains ne l’importunait plus. Elle avait pu protéger la personne qui comptait le plus à ses yeux. Rien d’autre en cet instant n’avait d’importance.

Après quelques secondes, le regard d’Athem changea. Puis, sembla-t-il avec toutes les difficultés du monde, il tendit une main tremblante vers Sephyra, et effleura son visage comme s’il la contemplait pour la toute première fois. Il fut surpris de sentir de la chaleur émaner de cette apparition qu’il avait prise pour une chimère, au moment où elle était arrivée face à lui. 

—   Sephyra… souffla-t-il sans y croire. Je croyais que… On m’avait dit que tu étais…

Sephyra déglutit et serra Athem contre elle, les larmes aux yeux. Elle aussi, elle avait bien pensé ne plus jamais le revoir. Elle sourit avec bonheur en sentant qu’il lui rendait son étreinte, autant que le lui permettait sa faiblesse évidente. Lorsqu’elle recula pour éviter de lui causer des dommages supplémentaires, Luna s’était arrêtée près d’eux, et ne savait visiblement pas où se mettre. 

—   Chef, je… commença-t-elle.

—   Nous reparlerons de tout ça en temps voulu, Luna, l’interrompit Athem d’une voix sévère en se relevant péniblement, aidé par Sephyra.

Luna détourna le regard, les oreilles basses. Athem s’aida du mur pour rester debout, sous le regard inquiet de Sephyra qui hésitait à le lâcher de peur qu’il perde l’équilibre.

—   Ça va aller, assura Athem en posant une main sur son épaule. Quelques côtes cassées, c’est tout. Ne t’occupe pas de moi.

Il lui jeta un regard suspicieux.

—  Tu es venue pour tuer Nelson ?

Sephyra baissa les yeux. Athem prit une grande inspiration et ramassa son sabre, étendu à ses pieds. La lame était couverte de sang, et son bras tremblant avait du mal à la soulever.

—  Notre priorité est Elias, informa Athem entre deux grognements de douleur. Il faut à tout prix qu’on l’arrête, quitte à tous y passer.

—  C’est prévu, répondit derechef Sephyra. J’ai amené une alliée puissante avec moi. Fais-moi confiance, on s’occupe de lui.

L’assertion avait de quoi surprendre. Athem trouva la force de décocher un sourire.

—  Je te demanderai plus tard ce que tu as bien pu vivre depuis qu’on a été séparés, à Odori. Mais je te fais confiance. Nous allons continuer de nous battre. Vas mettre un terme à tout ça, je sais que tu en es capable.

Sephyra ramassa son sabre à son tour, l’essuya sur un lambeau d’uniforme neosien, puis le rangea dans son fourreau tout en jetant un regard peiné au prince d’Anethie. Elle avait un mauvais pressentiment. Athem était considérablement affaibli, elle aussi, et son plus grand combat l’attendait encore. Elle était arrivée juste à temps pour éviter le pire, mais ils n’étaient pas encore tirés d’affaire. Tout pouvait encore arriver. 

Athem n’eut aucune peine à deviner son appréhension. Il se rapprocha d’elle, jusqu’à pouvoir entendre son souffle saccadé par la peur, et fit passer son visage juste à côté du sien, pour qu’elle soit la seule à l’entendre.

—   J’ai confiance en toi, Sephyra, dit-il. Mais il est hors de question que je te perde une seconde fois. Alors je t’en prie… Reviens-moi en vie.

Sephyra prit une grande inspiration et recula à petit pas, lui jetant un dernier regard porteur de toute sa crainte, et de ce qu’elle aurait aimé être capable de lui dire à cet instant. Puis elle se retourna et repartit, esquivant les nombreux corps qui jonchaient le sol. 


Les loups la regardèrent s’éloigner et attendirent les instructions de leur chef. Ce dernier contempla son amie jusqu’à ce qu’elle disparaisse, sans mot dire, une main sur le mur le plus proche de lui pour garder l’équilibre. Ses blessures le lançaient, et son cœur battait la chamade à un point tel qu’il avait l’impression de l’entendre résonner jusque dans sa tête. Mais il n’y avait plus qu’une pensée dont il devait se soucier.


Le combat continuait dans le Palais. Et eux aussi avaient une mission à achever.


****


Megami sortit du nuage de poussière dans un bond et se tint prête à répliquer. Elle jeta un regard méfiant autour d’elle ; les fondations du palais ne tiendraient pas longtemps si Tehäniel continuait de lancer des sorts d’une telle puissance. 

La sorcière s’intéressa de nouveau à son adversaire lorsque celui-ci émergea à son tour du voile de cendres qu’il avait engendré, à pas lents, le visage sombre. Megami remarqua que son bras droit était en feu, mais il n’avait même pas l’air de le sentir. Sa peau calcinée se reformait sans cesse tout en se faisant ronger par les flammes, et une détestable odeur de chair brûlée agressa les narines de la sorcière qui ne put retenir un gémissement de dégoût.

—   Quelle étrange créature tu fais, maugréa-t-elle. Mais aussi fort que tu sois, j’ai bien l’intention de t’empêcher de prêter main-forte à tes petits amis.

Tehäniel ignora la réplique de Megami avec une telle indifférence que la sorcière se demanda s’il l’avait entendue. Puis il leva son sceptre dans la direction de son ennemie et envoya plusieurs déflagrations qui noyèrent le couloir dans un océan de flammes, et une violente explosion retentit à l’extrémité du couloir qui menaçait déjà de s’écrouler.

Tehäniel baissa lentement son sceptre le temps que la fumée se dissipe, ignorant les douleurs de son bras qui se reconstituait tant bien que mal, ainsi que les tremblements du palais qui supportait ses attaques à grand-peine. Le sursis offert par l’Esprit de Keiko lui avait permis d’oublier ses douleurs, mais cette puissance devenait de plus en plus difficile à maîtriser.

Il fronça les sourcils. Il ne voyait plus Megami.

Probablement morte.

Ses yeux roulèrent dans leurs orbites et il se cambra en arrière, ses bras tremblants, la bouche entrouverte. Un violent spasme remonta le long de sa colonne vertébrale et il se retourna lentement. Il entendait un combat à proximité. Il ressentit le besoin implacable d’aller s’en mêler, avide d’user ces pouvoirs qui le rongeaient de l’intérieur, lui faisant perdre toute maîtrise de ses pensées et de ses gestes. Plus les secondes défilaient, plus ce qui lui restait de conscience se consumait dans les flammes qu’il continuait de libérer tout autour de lui, sans même s’en rendre compte. 

Il sortit lentement de l’obscur couloir sur le point de s’écrouler, puis s’avança dans une large allée qui avait été ravagée par un violent conflit. Autrefois splendide avec de hautes fenêtre donnant vue sur une charmante cour intérieure, le couloir n’était plus qu’un cimetière criblé de balles et de verre brisée. Des cadavres jonchaient le sol par dizaines, et d’autres se battaient encore, plus loin. Il pouvait apercevoir leurs silhouettes s’agiter, en dépit du nuage de fumée qui rendait l’atmosphère quasi opaque.

Il marcha droit devant les combattants, piétinant les cadavres sans ménagement, le corps épuisé mais paradoxalement secoué par un trop-plein d’énergie. Une brume continuait d’émaner de son corps, glissant sur sa peau et imprégnant l’air tout autour de lui. Ses nombreuses marques de Porteur s’agitaient et se déformaient, comme si les Esprits perdaient toute leur raison et entreprenaient de dévorer celle de leur hôte.

Lorsqu’il arriva à proximité des combattants, il se stoppa. Interloqués, les militaires et loups d’Anethie qui leur tenaient tête jusque-là se figèrent, s’imposant une trêve mutuelle comme par instinct. Ils prirent leurs distances les uns des autres, à la fois surpris et tétanisés par cette apparition soudaine. Le regard rougeoyant et le corps secoué de tremblements incontrôlables, Tehäniel décocha un rictus informe puis leva un bras vers eux.

Au moment où les flammes allaient surgir, il reçut un violent coup de poing dans le visage, ce qui le projeta sur sa droite. Il s’écroula au sol et se releva presque aussitôt, avec une maladresse qui laissa transparaître sa surprise.

Megami fit craquer sa nuque et jeta un regard aux combattants qui la fixaient avec incompréhension, leurs armes toujours levées. 

—   Faites comme si on n’était pas là ! leur cria-t-elle avant de se jeter une nouvelle fois sur Tehäniel.

Le sorcier bloqua son coup avec son bras et envoya sa paume dans la mâchoire de la sorcière qui n’eut pas le temps d’esquiver. Elle se stabilisa en plein vol et réussit à atterrir sur ses jambes, mais elle dut rapidement recommencer à bouger car les Neosiens à sa droite avaient commencé à tirer dans sa direction, criant qu’ils avaient reçu pour ordre de mettre le sorcier hors d’état de nuire.

—   Quelle plaie ! maugréa-t-elle en esquivant agilement une rafale de balles.

Elle se dissimula derrière le renfoncement d’une fenêtre qui avait tenu bon, tandis que les Neosiens tiraient en rafale sur le sorcier, toujours posté au milieu du couloir. Derrière les tireurs, les loups avaient cessé leur offensive, comprenant sur-le-champ que si leur objectif premier était partagé avec leurs adversaires, ils avaient tout intérêt à collaborer, au moins pour l’instant.

Un seul geste suffit à Tehäniel pour envoyer un jet de flammes en direction de ses anciens associés, et rares furent ceux qui eurent le temps d’esquiver la déflagration mortelle. Une chaleur infernale envahit le couloir, tandis que Megami sortait brusquement de sa cachette, espérant prendre le sorcier par surprise.

Mais ce dernier l’attendait, et lui faisait déjà face. Il envoya son poing de toutes ses forces dans le ventre de la sorcière, qui fut projetée violemment en arrière et roula sur le sol. 

Megami se redressa péniblement en jetant un regard noir à son adversaire, qui progressait lentement dans sa direction, son sceptre en main. D’étranges nuées noires continuaient d’onduler autour de lui. Il semblait qu’il peinait de plus en plus à garder contenance, et à coordonner ses mouvements. Sa marche était irrégulière, et les expressions sur son visage changeaient sans raison apparente, d’un pas à l’autre.

Megami eut un rictus tandis qu’elle se concentrait. Encore un peu, et il perdrait totalement la maîtrise de ses coups. Cela la mettrait en très grand danger, mais en même temps, écourterait probablement le combat. S’il n’avait plus la capacité de réfléchir normalement, ou que les Esprits devenaient trop difficiles à garder en lui, il ne pourrait plus lutter.

Brusquement, une silhouette émergea du brasier derrière le sorcier, les vêtements partiellement brûlés, une lame courte dans la main. L’un des soldats Neosiens avait survécu à l’attaque et était revenu tenter le tout pour le tout.

Mais son élan héroïque fut brutalement interrompu par la main de Tehäniel qui lui saisit le crâne, et l’envoya de toutes ses forces contre le mur à sa gauche. Le Neosien y fut projeté avec une telle violence que sa tête se fracassa contre le béton, répandant une flaque de sang et de cervelle qui éclaboussa les alentours. 

Megami se remit sur pieds avec une expression de dégoût, occultant la douleur de sa cage thoracique.

—   C’est à se demander s’il reste quelque chose d’humain en toi, commenta-t-elle avec un sourire crispé. 

Tehäniel reprit sa marche dans la direction de son adversaire, las de sa vaine résistance. Megami jurait entendre des hurlements lointains émaner du sorcier lui-même, comme si les Esprits prisonniers de son être appelaient au secours.

—   Tu m’importunes, déclara Tehäniel tandis que sa peau se contractait, et que ses bras faisaient des gestes totalement incontrôlés. Qu’as-tu fait du dernier Esprit ?

—   Dans ton état, ça ne serait pas raisonnable, répondit Megami avec un rire nerveux.

En guise de réponse, Tehäniel vint sur elle à toute vitesse et saisit sa gorge de sa main valide. Il la plaqua contre le mur le plus proche et pointa le sceptre sur son visage, le regard déterminé. Le visage roussi par la chaleur qui se dégageait de l’orbe rougeoyant, la sorcière tenta de reprendre son souffle, tandis que les yeux de son adversaire la toisaient avec la plus grande conviction. Il avait visiblement deviné qu’elle était pour quelque chose dans la disparition d’Allendil. 

Un sourire nerveux étira ses lèvres, et elle posa une main sur le front du sorcier, qui la lâcha aussitôt, en poussant un hurlement strident. Megami se redressa en toussant, le souffle court, une main tendue vers son adversaire. La magie des âmes avait de nombreuses variantes. Et elle était capable d’engendrer le chaos dans la tête de ses adversaires au moindre contact. Un coup qu’elle adorait, même s’il lui demandait une concentration énorme.

C’est alors qu’elle perçut un signe. Dans le tumulte des échos qu’elle avait pu ressentir au moment du contact bref avec le crâne de son adversaire, elle avait su discerner la manifestation d’Elsirhã. Elle était proche. Son trésor le plus précieux, l’entité dont elle ignorait tout mais qu’elle chérissait plus encore que sa propre existence.

L’héritage de ses ancêtres, et le futur de son peuple.

Megami décocha un sourire confiant et s’avança vers son adversaire, les deux bras tendus, concentrant son pouvoir de toutes ses forces. Les courants d’air qui abondaient dans le bâtiment ne suffisaient plus pour justifier l’agitation de sa dense tignasse qui dansait tout autour d’elle, portée par la magie qu’elle invoquait en masse. 

Les yeux exorbités, Tehäniel envoya une déflagration en direction de la sorcière, qui esquiva in extremis la volée de flammes rougeoyantes. Avec un frisson dans la nuque, elle leva les yeux. Elle constata avec stupeur que le plafond au-dessus d’eux commençait à se fissurer, altéré par la puissance démentielle dont le sorcier faisait usage sans la moindre retenue.

Megami fit un bond prodigieux pour esquiver les morceaux de plafond qui se mirent à tomber sur leur arène. Elle s’éloigna vivement de la zone détruite, mais quand le voile de poussière se dissipa, elle constata que son ennemi était posté au beau milieu des décombres, les vêtements recouverts de débris et de cendres, encore debout malgré les attaques subies à répétition.

Elle serra les poings : si son adversaire n’atteignait pas bientôt sa limite, jamais elle ne serait capable de remporter ce combat à elle seule.


****


Une nouvelle secousse ébranla le bâtiment. Érithan leva les yeux, et fut sommairement aveuglé par un mince nuage de poussière qui avait commencé à tomber du plafond.

—   Attention !

Il tourna la tête à sa gauche et se plaqua aussitôt au mur derrière lui pour esquiver une rafale de balles. Il se terra derrière une barricade, aux côtés d’une aigle qui le dépassait d’au moins une tête, et qui semblait aussi éprouvée que lui. Le cœur battant, le jeune guépard jeta un œil au-dessus de son abri. Droit devant, les Neosiens se remettaient en position, rechargeant leurs armes implacables. Les dizaines de ses alliés qu’il venait de perdre dans la rafale étaient déjà immobiles au sol, le corps criblé de balles. 

Le cœur battant, Érithan plaqua ses mains contre sa ceinture. Plus de fumigènes.

Une bonne partie de ses alliés étaient loin derrière à présent, ils avaient réussi à se retirer loin du front des militaires. Les autres étaient tombés juste devant lui, dans un morbide spectacle pour ses yeux impuissants.

Il aperçut Sha-Lin au loin. Elle était affairée à reconstituer une ligne de front convenable ; de nouvelles barricades bien plus convaincantes que la sienne étaient en train d’être mises en place, à grands renforts de panneaux décoratifs arrachés, et de tables renversées. 

Il tourna la tête sur sa gauche, où de somptueuses baies vitrées laissaient apercevoir la large place devant le palais. Il y distingua alors d’immenses formes mécaniques, et des silhouettes qui couraient par dizaines vers l’entrée du bâtiment.

Un frisson intense le parcourut de la tête aux pieds. Les renforts.

Il sentit la main de l’aigle à ses côtés se poser sur son épaule, et il sursauta. Elle avait le regard figé vers l’entrée du couloir, où des renforts ennemis arrivaient en masse.

L’un d’eux venait d’armer une immense machine qu’il portait de la même façon qu’une arme à feu particulièrement encombrante. Mais à en juger par la largeur du canon, il ne tirait pas de simples balles. 

Érithan tapa le bras de l’aigle à ses côtés, l’enjoignant à le suivre, et il se jeta vers l’autre extrémité du couloir, en direction de ses alliés et de Sha-Lin.

Quand le canon fit feu, une prodigieuse explosion ébranla toute la zone.


Sha-Lin se protégea le visage avec ses yeux. Le vacarme de l’explosion l’avait quasiment assourdie. Elle jeta un coup d’œil sommaire aux barricades ; il n’en restait déjà plus grand-chose. Ses proches en première ligne étaient au sol, assommés par la puissance prodigieuse de l’arme neosienne. Quant au reste du couloir, il était plongé dans une fumée opaque, de telle sorte que son autre extrémité n’était plus visible.

Ferox attrapa la jeune femme par le bras pour tenter de lui faire comprendre qu’il fallait immédiatement battre en retraite. Mais Sha-Lin ne parvenait pas à quitter le couloir des yeux ; elle n’arrivait pas à détacher son regard de la crinière fauve qui se faisait de plus en plus visible sur le sol en miettes, au fur et à mesure que le nuage de poussière disparaissait. Elle contempla longuement le visage inerte d’Érithan, les yeux rivés dans le vide, son teint pâle et poussiéreux. Il avait tenté sa chance pour la rejoindre, mais l’arme des Neosiens avait été plus rapide.

Ferox insista plus fortement pour que Sha-Lin le suive, se forçant à oublier les cadavres qu’ils laissaient derrière eux, en emmenant leurs blessés aussi vite qu’ils le purent.

Mais au vu de la puissance de feu redoublée des Neosiens, il était devenu évident que la bataille tournait fortement à leur désavantage.


****


Lorsque les deux immenses portes du bureau de Nelson se dressèrent devant elle, Sephyra s’arrêta. Elle resta interdite un moment, comme si elle s’attendait à ce qu’un piège se déclenche pour l’empêcher d’aller plus loin. Mais pas de soldat devant la porte. Personne à droite, ni à gauche. Pas de mécanisme caché. 

Il semblait qu’elle avait finalement atteint son but.

Elle baissa la tête et inspira un grand coup. L’heure était venue pour elle de tenir sa promesse. Doucement, elle saisit la poignée de la porte. La douleur se fit plus grande encore lorsque ses précieux souvenirs s’imposèrent à elle. Ses premiers pas dans cette salle somptueuse. Son premier échange de regard. Cette période où elle le protégeait au péril de sa vie.

Cette ère de son existence qu’elle avait vu périr.

Résignée, elle raffermit la pression de sa main sur la poignée de la porte de droite, et l’ouvrit d’un geste franc.


Peu envieuse d’être prise en tenaille, elle referma la porte derrière elle, et la verrouilla avec le loquet qu’elle avait déjà utilisé par le passé, le jour de l’attentat. Elle s’en souvenait comme s’il s’était tramé la veille.

Elle pénétra dans le bureau à pas lents, tranquilles, le regard fixé droit devant elle. Puis se stoppa au centre de la pièce. 

Le regard lourd de reproches, Lucéria l’attendait, assise sur le bureau vide de Nelson. Sephyra jeta un regard alentour : personne d’autre. Aucun autre chasseur, aucune autre âme. Et encore moins celle qu’elle était venue cueillir.

—   Tu ne penses pas qu’il soit présomptueux de déjà t’installer à ce poste, Lucéria ? ironisa Sephyra.

—   Tu ne t’attendais pas à me voir ? répliqua Lucéria en descendant agilement du bureau. Et moi, je suis surprise de constater que tu es encore en vie. Entre nous, cette cicatrice te va à ravir… J’espère qu’elle te rappelle à chaque instant à quel point ton existence est un échec.

Sephyra ignora la provocation. Elle n’avait absolument aucune envie de croiser le fer avec Lucéria. Elle venait déjà d’ôter la vie à un ancien ami ; il était impensable qu’elle réitère l’expérience. Elle avait mieux à faire.

—   Où est Nelson ?

Lucéria décocha un petit sourire, qui se mua en un rire sarcastique. Face à elle, Sephyra tâchait de demeurer imperturbable.

—   Il a quitté la ville, répondit simplement Lucéria. Que croyais-tu, qu’il allait rester sagement ici pour se faire tuer ?

Cette simple phrase lui fit l’effet d’un coup dans l’abdomen. Sephyra chercha dans le regard déterminé de Lucéria une explication à l’aberration qu’elle venait de prononcer. Mais aucune raison logique ne venait justifier cette troublante assertion.

Ou plutôt, si. Mais il n’y en avait qu’une.

Sephyra expira lentement. Elle posa la main sur le fourreau qu’elle portait à la hanche, et sortit sa lame dans un léger crissement métallique.

—   J’imagine qu’il est inutile de te demander de me laisser passer, déclara-t-elle. 

Sans attendre de réponse de la part de son ancienne amie, Sephyra lorgna vers la porte discrète qui donnait sur les appartements privés du Président.

De son côté, Lucéria semblait perdre patience. Elle sortit ses dagues, les bras frémissants. Sa colère était de plus en plus perceptible.

—   Il n’y a plus rien qui t’attende ici, lâcha-t-elle. 

—   Tu veux me tuer ? répliqua Sephyra.

Elle lisait la réponse sur le visage de son ancienne amie. 

—   Réveille-toi, Lucéria, dit-elle. Tu en as assez fait. Nelson doit payer pour ses crimes, et tu le sais très bien.

—   Ses crimes ? Parce qu’Anethie n’en a pas fait, dans son coin ? Nous avons tous des choses à nous reprocher, c’est comme ça que fonctionne la guerre. Mais ne t’en fais pas. Une fois que monsieur James aura remporté cette bataille, le monde extérieur comprendra enfin tout ce qu’il a fait pour protéger ce monde. Et il pourra alors créer lui-même la cohésion à laquelle il aspire.

—   Je n’en serais pas aussi certaine, à ta place, répliqua Sephyra en se mettant en garde.

Ce n’était qu’à moitié vrai. L’ex-Chasseresse était persuadée que Nelson n’avait toujours pas abandonné son rêve. Mais le fait de s’être allié à Tehäniel rendait douteux son honorable objectif. Poursuivait-il réellement le même but que le sorcier ? 

Lucéria se mit elle aussi en position. Puis elle chargea son ancienne amie sans retenue.


Les dagues de la Chasseresse rencontrèrent leur lame ennemie dans un crissement sonore. Les deux adversaires s’immobilisèrent, les bras tremblants, bloquant leurs attaques respectives. Plus rien d’autre que la déception et la colère ne pouvait se lire dans leurs yeux.

Lucéria s’extirpa la première de cette position, et flanqua un grand coup de lame vers la gorge de Sephyra qui bondit en arrière, aidée par un grand battement d’ailes. La Chasseresse regarda son ancienne amie avec dédain, comme si elle tentait de se débarrasser des dernières bribes gênantes de l’affection qu’elle avait pu éprouver à son égard.

Puis elle chargea, le regard incandescent.

Droit devant.

Sephyra dévia la première dague et se baissa pour éviter la seconde, qui siffla dans l’air juste au-dessus de son crâne et de ses oreilles plaquées.

Remontée latérale à droite.

Elle bondit en arrière pour éviter le coup, et se remit en garde.

En dessous.

Elle ouvrit ses ailes et bondit au-dessus de Lucéria qui manqua son coup de peu. Sephyra tournoya dans l’air et rabattit sa lame de toutes ses forces en direction de Lucéria, qui esquiva sans mal.

Elles reculèrent, essoufflées, le temps de se lancer un regard glacial. Sephyra avait la curieuse impression d’être retournée un an en arrière. Lorsqu’elles s’entraînaient ensemble pour gravir les échelons. Elle se souvenait de l’assiduité avec laquelle elles s’entrainaient, et désormais, chaque coup de lame s’appliquait à le leur rappeler. À l’époque, Lucéria parvenait à la dominer. Elle était plus sûre d’elle, plus déterminée. Elle savait exactement où elle se rendait, et pourquoi. Sephyra en avait toujours eu conscience.

Lucéria était meilleure. Parce qu’elle avait décidé qu’elle le serait.

Mais tout cela avait changé.

Sephyra chargea à nouveau son ancienne amie et envoya son sabre vers sa poitrine ; Lucéria esquiva et fit de même avec sa première dague. L’ex-Chasseresse se baissa, et envoya sa jambe percuter de toutes ses forces le ventre de Lucéria, qui fut projetée en arrière et heurta le mur derrière elle. Elle retomba au sol en échappant l’une de ses dagues, qui glissa jusqu’à un coin de la salle.

Lucéria se redressa en toussant, le corps tremblant de rage. Il s’en était fallu de peu. Sephyra observait son adversaire reprendre une position convenable, tout en accusant le coup de ce qui venait de se produire. Le coup de Lucéria avait bien failli l’atteindre : elle avait senti la lame siffler si proche qu’elle avait bien cru que c’en était fini d’elle.

Sephyra savait qu’il n’y avait pas que de la prétention derrière la force de son ancienne alliée. Elle était, et avait toujours été la plus redoutable de ses adversaires.


Lucéria s’empara de sa dernière dague et chargea. Elle enchaîna une slave de coups rapides que Sephyra para à grand-peine, estomaquée par la fureur de son adversaire qui semblait être aussi dangereuse avec une seule dague qu’avec deux.

Esquivant sans mal un coup d’estoc du sabre d’Anethie, la lame courte fila en piqué vers le cou de Sephyra qui esquiva un peu trop tard ; une coupure nette se dessina sur la peau de l’ex-Chasseresse et se mit à saigner aussitôt. La douleur lui envoya une décharge d’adrénaline, et elle se vit lâcher son sabre pour saisir le bras de Lucéria, et le retourner avec une violence telle que la jeune femme tournoya dans l’air avant de s’écraser au sol, emportée par son élan. Un odieux craquement retentit dans l’air, et Lucéria échappa un cri étouffé qui pétrifia Sephyra sur place.


L’ex-Chasseresse recula lentement, tremblante, jetant un regard estomaqué à Lucéria qui roula pour se remettre sur le ventre, et força sur le moindre de ses muscles pour se relever. Mais ses jambes n’avaient plus l’air de vouloir lui obéir.

—   C’est pas vrai… C’est pas vrai !!

Ses hurlements résonnèrent dans toute la pièce, agressant les tympans de Sephyra qui tentait à grand-peine de reprendre son souffle. Ses deux dagues hors de portée, Lucéria continuait de lutter pour se mettre debout, mais il semblait qu’une partie de ses nerfs avait subi un choc trop violent et refusait de répondre. 

Sephyra poussa un long soupir, dévastée, et ramassa son arme pour le remettre en place dans son fourreau. Le crissement qui en résulta sembla rappeler soudainement à Lucéria que son adversaire était toujours présente, bien vivante, et attendait encore d’être vaincue. Utilisant ses seuls bras, elle se hissa aussi vite qu’elle le put jusqu’à sa dague la plus proche, la saisit, et la lança vers Sephyra avec un hurlement de rage. 

La jeune femme esquiva la lame courte qui alla percuter le mur derrière elle, et retomba contre le sol dans un tintement ténu. Elle jeta un regard méfiant à Lucéria, et entreprit de ramasser les deux dagues sans se presser, le cœur battant.

—   Qu’est-ce que tu fais ?! hurla la Chasseresse. Reste ici, et donne-moi ça immédiatement !

Sephyra n’avait pas spécialement de fourreau pour ces deux armes. Elle les rangea comme elle put à l’une de ses ceintures, décrétant qu’en plus de pouvoir lui être utile, cela éviterait à Lucéria de se montrer dangereuse, si jamais elle recouvrait l’usage de ses jambes.

Sephyra s’avança ensuite calmement vers la porte dérobée. Elle n’avait pas une seconde de plus à perdre.

—   Arrête !!

Le cri de Lucéria lui glaça le sang. Il y avait quelque chose de brisé dans sa voix, un étranglement qui lui extorqua sa compassion. Elle ne put s’empêcher de se retourner vers son adversaire vaincue, qui rampait toujours avec la plus grande difficulté, geignant de douleur et de rage.

—   Tu as osé… gémit-elle. Quand je pense à tout ce que monsieur James a fait pour toi… Tout ce que j’ai fait pour toi… Comment peux-tu…

—   Lucéria, l’interrompit Sephyra. Tu n’as jamais compris ce qui nous sépare toi et moi, c’est pour ça que tu n’as jamais accepté mes actes.

Sans pour autant changer d’expression, Lucéria se tut. Sephyra constata avec une peine immense que son ancienne amie avait bien changé, et qu’elle ne reconnaissait plus la fière combattante qu’elle avait connu il y a si longtemps, dans ces traits déchirés par une innommable rage.

—   Je me battais pour son rêve, asséna Sephyra. Mais toi, tu te battais pour lui. C’est là la grande différence entre nous deux.

Lucéria grogna et se hissa sur ses avant-bras tremblants, tentant de se relever une fois de plus.

—   Je suis partie le jour où j’ai compris que c’était pour lui, et non pour son but que j’avais frôlé la mort, continua Sephyra. Je n’avais alors plus la légitimité de porter son rêve. Mais toi, tu as persévéré dans cette voie. Tu t’es battue pour son amour et sa reconnaissance. 

—   Ferme-la ! s’écria Lucéria en retenant un sanglot à grand-peine. Comment pourrais-tu me comprendre ? T’as jamais rien compris, t’as tout fait de travers, n’essaye pas de rejeter la faute sur moi, tu n’as pas le droit…

Lucéria se laissa finalement tomber au sol, haletante. Un mince filet de salive glissait de ses lèvres, et son regard se perdit dans le vide.

—   Pourquoi… gémit-elle. J’ai tout fait pour lui… Pourquoi c’est toi qu’il voulait… Et même après tout ce que tu as fait… il…

—   Lucéria…

Mais la jeune femme ne semblait plus prêter attention à ses mots. Elle demeurait immobile et tremblante, sa face contre le sol, le bras tendu comme pour supplier Sephyra de ne pas aller plus loin.

L’ex-Chasseresse contempla longuement son ancienne amie. Il lui serait peut-être arrivé la même chose, si elle était remontée dans le bureau de Nelson, ce jour-là. Si elle avait continué d’assurer ses arrières, donnant tout pour protéger son supérieur tout en occultant sa propre personne, ses propres désirs, ses propres rêves.

Une cicatrice au cœur, plutôt que sur le visage.

Sephyra se retourna, saisit la poignée de la porte discrète, et l’ouvrit brutalement.

Un long couloir se dévoila à elle. Elle s’y engagea sans attendre, pressée d’en finir. Derrière elle, les cris de Lucéria redoublèrent, avec une telle intensité que le simple fait de les entendre lui donnait des frissons. Elle accéléra le pas, espérant que bientôt, la distance suffirait à taire ces hurlements insoutenables.


Au fil de son avancée, elle réalisa que ce n’était pas la distance, mais plutôt le vacarme du conflit, qui taisait peu à peu les plaintes de Lucéria. Dehors, la guerre faisait toujours rage. Les militaires avaient probablement sorti les armes lourdes : de temps à autre, des secousses ébranlaient le bâtiment tout entier, dans de menaçants grondements.

Soudain, ses jambes se dérobèrent sous son corps, et elle tomba à genoux. Son combat contre Lucéria l’avait tellement éreintée que ses membres avaient dû eux-mêmes réclamer une trêve. Récupérant son souffle, Sephyra réalisa seulement à cet instant à quel point sa lésion au cou était douloureuse, même si le saignement s’était atténué. En fait, son corps entier la lançait : entre les coupures de verre et les ecchymoses, elle ne comptait plus ses blessures.

Elle poussa une longue inspiration en fermant les yeux, forçant son cœur à calmer ses battements effrénés. Il ne fallait pas qu’elle flanche maintenant. Elle était venue pour la dernière chose qui comptait à ces yeux en cet instant : honorer sa promesse. Et Nelson non plus ne manquerait pas une telle chance, elle en était certaine.

Sephyra se releva lentement, et reprit son avancée. Droit devant elle, elle apercevait sa destination. 

Chacun de ses pas la pesait comme si son corps prenait du poids au fil de sa progression. Ses jambes voulaient s’arrêter, la précipiter au sol, l’empêcher d’aller plus loin. Elle mit quelques instants à comprendre que c’était la peur, la plus authentique et primitive de sensations, qui réclamait simplement sa survie, lui invectivant de ne rien tenter de plus, de fuir, de ne pas franchir cette porte qui se rapprochait dangereusement.

Pourtant, son esprit ne faiblissait pas. Il était entré en ébullition ; son corps tout entier en frémissait d’impatience. Elle avait déjà failli se laisser mourir par sa faute. Elle avait déjà vu la mort de près. 

À présent, l’heure était venue d’infliger la même chose à son bourreau.

Elle tendit sa main vers la poignée et l’ouvrit sans attendre. Elle entra dans la nouvelle pièce, une main sur le manche de son arme.


Et, comme elle s’y attendait, Nelson était là, assis à même le sol.