L. Reflets de l'Ancien Monde - Le tombeau de glace



Explicit Violence

Après une catastrophe de grande ampleur, une partie de l’humanité est retournée vivre auprès de la nature, abandonnant la vaste Neos, capitale technologique des hommes. Parmi ces exilés, les reculés, certains appelés Porteurs gardent en eux des entités indispensables au maintien de la stabilité. Que deviendra le monde s'ils venaient à tous disparaître ?

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Partie 2 - Chap 22


Les beaux jours revenaient doucement. Les températures s’élevaient jour après jour, portées par le chant des oiseaux, et le lent réveil de la forêt que l’hiver avait endormie.

Sephyra ouvrit les yeux. La clairière cachée qu’elle aimait tant n’avait presque pas changé depuis sa dernière visite. Son atmosphère était restée la même ; douce et tranquille. Y accéder était toujours épuisant compte tenu de la pente sèche qu’il fallait gravir, mais le calme sans fin qu’on pouvait y trouver valait largement le déplacement à ses yeux.

Cela faisait bientôt un mois qu’elle était de retour à Anethie, avec l’accord des hautes instances anethiennes. Ses entraînements avec les soldats avaient repris, naturellement, et une routine paisible s’était déjà installée. 

Sephyra poussa un long soupir en s’étirant, allongée de tout son long dans l’herbe de la clairière, profitant de l’ombre de quelques ramures pour protéger ses yeux du soleil. Sa vie était redevenue paisible, même si elle savait qu’elle porterait à jamais les plus sombres moments de son existence avec elle.

Alors qu’elle errait dans ses pensées comme à son habitude, elle entendit un craquement non loin. Elle se redressa, curieuse. Peu d’animaux s’aventuraient dans la clairière, du fait justement que Sephyra la fréquentait souvent pour se retrouver seule avec elle-même. Il n’y avait guère qu’Athem qui vînt de temps en temps partager son petit refuge, souvent sous prétexte de lui infliger un nouvel entraînement de son cru. 

Intriguée, Sephyra dressa ses oreilles en direction de la source du bruit. Puis elle se leva. 

Athem émergea dans la clairière, la tête basse, tenant dans ses mains un rouleau de parchemin. Au vu de son essoufflement, il s’était hâté de venir, probablement dans le but de trouver un peu de tranquillité. Sephyra déglutit : il ne l’avait pas encore remarquée. Elle pouvait encore choisir de s’éclipser discrètement, pour lui accorder la quiétude qu’il était venu trouver. Mais elle n’en trouva pas la force. Elle ne pouvait détacher son regard de lui, car elle réalisa seulement à cet instant qu’elle ne l’avait pas vu depuis leur séparation à Neos. Et qu’à cette époque, elle ignorait s’ils allaient retrouver saufs la route d’Anethie, et s’ils pourraient réellement se revoir.

Sephyra coupa court à ses réflexions et s’avança. Athem entendit le son de ses pas et regarda immédiatement sur sa droite, se désintéressant temporairement du parchemin qu’il tenait. Son expression surprise laissa lentement apparaître un sourire, alors que Sephyra faisait de même, sa timidité refaisant brutalement surface, comme la toute première fois où elle s’était adressée à lui.

Un instant qui lui semblait si loin, et si proche à la fois.

Athem vint à sa rencontre, et croisa les bras.

—   Alors comme ça, on est de retour ? dit-il.

Le sourire de Sephyra s’élargit, et elle inclina le buste face à lui, ce à quoi il ne s’attendait pas le moins du monde.

—   Pour vous servir, mon Roi, répondit-elle.

Elle releva les yeux et l’expression décontenancée d’Athem la fit lâcher un grand éclat de rire, qui la surprit elle-même. Il y avait bien longtemps que tout ce qui la pesait n’était pas devenu aussi léger, presque insignifiant face à sa volonté de vivre, et la joie qui avait persisté en elle malgré toutes les tragédies. Elle avait envie de lui sauter au cou en lui remerciant d’être là, d’être lui, tel qu’il avait toujours été. D’avoir survécu à la guerre, d’être rentré, d’avoir affronté son retour dignement. Mais la voix de la convenance en elle était plus forte, et elle se contenta de lui sourire.

Ils s’assirent côte à côte dans la clairière, Sephyra prenant ses distances comme à son habitude pour compenser l’encombrement de ses ailes. Athem déroula alors le parchemin qu’il tenait, avec précaution, et Sephyra se pencha vers lui pour déchiffrer ce qu’il y avait d’écrit.

—   Une missive d’Odori, expliqua Athem. Je viens tout juste de la recevoir de la part d’un faucon envoyé par Sha-Lin. J’avais dans l’idée de venir ici pour réfléchir calmement à ce que j’allais lui répondre.

Sephyra lut les quelques mots de la lettre. La jeune dirigeante y racontait comment leur retour s’était déroulé, que les cendres de leurs morts avaient été épandues au pied des montagnes. Que leur vie à tous reprenait leur cours normal, et qu’elle espérait qu’Athem pourrait bientôt venir leur rendre visite.

Cette lettre laissait le jeune loup penseur : à peine replongé dans la lecture, il semblait avoir tout oublié autour de lui. Immanquablement, les souvenirs de leur macabre retour se remirent à le hanter. L’enterrement des cendres de ses camarades dans le cimetière anethien n’avait pas été plus plaisant, loin de là. C’est exactement soixante-huit corps qui avaient fini ensevelis dans la terre, destinés à devenir une partie de la sylve à leur tour, entre les jeunes pousses et les herbes verdoyantes. Il n’y avait pas eu temps de faire de discours pour chacun d’eux. Mais Athem savait qu’il porterait leur immense sacrifice avec lui, et qu’il regarderait pousser ces jeunes arbres avec admiration et gratitude jusqu’à la fin de ses jours.

—   Tout va bien, Athem ?

Athem cligna des yeux et jeta un coup d’œil à Sephyra, qui l’observait l’air inquiet.

—   Oui, ne t’en fais pas, dit-il. Le plus dur est derrière moi, vraiment.

Il relut la missive en diagonale, puis la replia en poussant un soupir.

—   J’espère que Sha-Lin et le reste d’Odori se remettent aussi, dit-il. Ce doit être difficile de ne pas pouvoir offrir la sépulture traditionnelle à leurs morts.

Sephyra baissa la tête. Ils n’étaient malheureusement pas les seuls à avoir manqué cette chance. Elle repensa notamment à Yvanesca, et tous ces cadavres partis en fumée, désormais oubliés du reste de leur monde. Et Nahru, qui reposait encore comme endormie dans son tombeau de glace.

Sephyra ouvrit grand ses yeux. Nahru.

—   Nahru, répéta Sephyra mais à voix haute, en cherchant le regard d’Athem.

Athem fronça les sourcils. 

—   Quoi, Nahru ?

—   Elle aussi mérite une sépulture décente… continua Sephyra. Tu ne penses pas que… on devrait peut-être…

Athem secoua la main.

—   Attends, attends… l’arrêta-t-il. Nahru est morte il y a plus de six mois maintenant. Tu ne veux quand même pas la déterrer pour…

—   Elle n’a pas été enterrée. Elle a été figée dans la glace.

Athem dévisagea Sephyra avec stupéfaction.

—   Pardon ? C’est… c’est Aokura qui… ?

Sephyra acquiesça avant qu’il ne termine sa phrase. Athem détourna les yeux, fixant le vide, choqué par la nouvelle. Il passa une main sur son visage puis dans sa chevelure immaculée, et redressa la tête avec un long soupir.

—   Je ne pensais pas que c’était à ce point… souffla-t-il. Et il a vécu à Yvanesca tout ce temps avec…

Sephyra baissa les yeux. 

—   Il n’a jamais réussi à faire son deuil, expliqua Sephyra. Mais désormais, la guerre est finie. Aokura ne reviendra plus. L’hiver permanent est terminé. C’est pour ça qu’on devrait ramener Nahru auprès de lui. 

—   Tu as raison, répondit Athem. Si Yvanesca doit renaître, il ne faut pas que Nahru reste là-bas. Ce ne sera pas une mince affaire, mais… On peut bien faire ça pour elle. Pour eux.

Sephyra approuva. Athem se releva, s’étirant bruyamment. Il était venu dans la clairière pour se détendre, mais n’avait pas l’impression de s’être beaucoup décrispé après cette discussion, surtout à l’évocation du fait que le cadavre de Nahru était encore exposé, intact, dans les tréfonds d’Yvanesca.

—   Je vais répondre de ce pas à Sha-Lin, déclara Athem. Pour lui faire part de ton idée. 

—   D’accord, répondit Sephyra en se levant à son tour. J’espère qu’elle sera d’accord pour nous y aider. Je me dis aussi que ce sera un beau geste venant d’Anethie. Cela ne pourra qu’améliorer ta réputation.

Athem soupira, jetant à Sephyra un regard à mi-chemin entre l’amusement et le reproche.

—   Laisse-moi me débrouiller avec ce dernier point, dit-il. Les Anethiens, j’en fais mon affaire. Ils finiront bien par me supporter. Même toi, t’y arrives.

Sephyra se laissa à rire, et s’engagea hors de la clairière aux côtés d’Athem. Même si elle sentait que c’était la bonne chose à faire, elle ne pouvait s’empêcher de ressentir un pincement au cœur. Si le projet se concrétisait, elle allait devoir remettre les pieds à Yvanesca, et cette perspective n’était pas des plus plaisantes. Mais elle était prête à affronter la capitale déchue encore une fois, si c’était pour respecter les dernières volontés d’Aokura.


Le faucon d’Odori prit son envol le soir même, filant comme le zéphyr à travers les montagnes, la missive d’Athem solidement attachée à la patte.


****


Le cortège silencieux traversait les plaines verdoyantes d’Odori.

Sha-Lin, en tête, progressait sans se retourner, droit en direction du cimetière. Des aigles de sa patrie bien-aimée, des loups d’Anethie et de la meute de Kerem suivaient ses pas. Ils avaient cheminé depuis Yvanesca, le cœur lourd, mais avec le sentiment d’agir pour le mieux. 

Personne ne disait mot, comme pour ne pas déranger la personne qui reposait dans le cercueil que portaient six aigles, juste derrière Sha-Lin. Le silence religieux n’était brisé que par le souffle du vent qui venait des montagnes, et le chant des oiseaux qui voletaient entre les arbres isolés. Malgré la tristesse qui gravitait autour du funèbre rassemblement, tout était calme. Tout était paisible. 


Le cœur battant et le regard tendu, Sha-Lin se stoppa la première face aux tombes de ses aïeux. Elle repensa avec remords et tristesse à tous ceux qui avaient donné leur vie pour leur monde, et qui n’avaient pas pu avoir la chance d’être inhumés à Odori, aux côtés de leurs ancêtres.

Sha-Lin s’arrêta devant la tombe d’Aokura. À gauche de celle-ci, une grande fosse avait été creusée, à sa demande. Sha-Lin se retourna et fit un signe de tête aux aigles situés juste derrière elle, qui portaient le cercueil de bois.

Les aigles déposèrent le cercueil avec précaution, et l’ouvrirent doucement. Les membres du triste cortège se rapprochèrent, le cœur lourd. Parmi eux, Ferox, droit et fier comme à son habitude. Juste à côté de lui, Sirel gardait ses yeux rivés sur le sol. Luna et Ludovic avaient du mal à quitter la défunte des yeux. Sephyra et Athem, tout près du cercueil, contemplaient aussi son visage avec tristesse. 

Les traits de Nahru étaient parfaitement détendus, sur sa peau d’une pâleur inégalée. La marque noire dansait toujours sur sa joue droite, prouvant que son Esprit l’avait accompagnée dans la tombe. Le dernier fragment d’orbe, presque vidé de son énergie, était déposé tout contre elle, ce qui avait permis à son corps de supporter le long voyage depuis Yvanesca.

Sephyra leva les yeux vers le village. Quelqu’un venait dans leur direction, à pas tranquilles, aidé par une vieille canne de bois. Elle tapa discrètement l’épaule d’Athem. Ce dernier leva les yeux, repérant le vieil homme qui s’avança jusqu’au cercueil à son tour. Le regard du prince d’Anethie, d’abord intrigué, s’illumina quelques instants après.

Allendil. Le vieil homme semblait fatigué, mais son regard reflétait un esprit vif qui ne semblait pas s’être tari le moins du monde, même après tout ce temps. Tous avaient remarqué sa présence désormais, et certains s’étaient écartés afin de le laisser s’avancer jusqu’au cercueil. Le vieil homme posa ses deux mains sur le rebord de bois, et un sourire éploré étira ses lèvres tremblantes lorsqu’il contempla le corps inerte de Nahru, la fille unique de son ami Hiéronn, qu’il avait connue depuis sa naissance. Ses larmes glissèrent sur ses joues ridées sans qu’il ne les sente. Cette vision était beaucoup plus douloureuse que ce à quoi il s’était attendu. Mais le décès d’une jeune femme à qui il tenait, partie si tôt et si injustement, ne pouvait lui inspirer autre chose qu’une sincère affliction.

Allendil se pencha précautionneusement, et posa sur le corps de Nahru une splendide fleur aux pétales azurés.

—   Tu nous manqueras éternellement, Nahru, dit-il. Tous nos vœux t’accompagnent. Ils t’aideront à retrouver celui qui t’attend, loin de notre monde.

Un nouveau silence suivit ses paroles. Le vent s’était brusquement rafraîchi, mais personne n’y prêtait attention. À son tour, Sephyra se rapprocha à pas lents du cercueil, pour y déposer la photographie de ses parents, qu’elle avait récupérée à Yvanesca. Un dernier souvenir qu’elle pourrait emmener avec elle.

Sephyra n’eut pas de mots à rajouter à ceux d’Allendil. Personne n’en eut. Tout avait déjà été dit. Ils étaient simplement réunis pour assister à un départ qui permettait un nouveau commencement. La renaissance d’Yvanesca, et l’inhumation digne de la Porteuse dont la mort avait bouleversé leur histoire.


À l’issue d’un long moment de recueillement silencieux, le cercueil fut scellé. Sephyra et Athem contemplèrent le visage de Nahru jusqu’à ce qu’il disparaisse sous l’épais couvercle de bois. Puis, à l’aide de cordages, le cercueil fut descendu avec précaution dans la fosse que les citoyens d’Odori avaient creusée. 

La tombe fut recouverte de terre, et l’on orna son emplacement d’une stèle de pierre. Voisine de celle d’Aokura, elle portait déjà le nom ainsi que les dates de naissance et de mort de sa résidente. Nahru d’Elantis, Porteuse, décédée à l’âge de dix-sept ans. 

Sephyra tourna la tête à sa gauche, et remarqua que Sirel s’était éloignée dans une zone reculée du cimetière, s’agenouillant à même le sol. Elle se dirigea à pas lents vers la jeune fille, intriguée, et constata en la rejoignant qu’elle avait érigé une petite structure en pierres, entre deux tombes très anciennes. 

—   C’est pour Érithan ? questionna Sephyra.

Sirel approuva d’un petit signe de tête, et trouva la force de sourire à la jeune femme.

—   Je n’oublierai jamais ce qu’il a fait pour moi et pour notre monde. Et… je n’oublierai pas non plus ce qu’il m’a dit avant de partir.

—   Que t’a-t-il dit ?

Sirel se releva en expulsant lentement son souffle, alors qu’un vent timide se levait.

—   Que même lorsqu’on pense avoir tout perdu, et que les personnes qui nous sont les plus chères disparaissent, le bonheur ne nous quitte jamais définitivement. Il peut toujours revenir, même si on peine à y croire.

Un sourire attendri étira les lèvres de Sephyra.

—   Il a raison, dit-elle. 

Elle cherchait comment poursuivre la conversation lorsqu’elle découvrit avec stupeur qu’une marque noire qu’elle n’avait jamais vue ondulait sur l’épaule de la jeune fille. Un sceau de Porteur.

Alors qu’elle allait interroger Sirel, elle entendit Allendil arriver à pas tranquilles dans son dos, suivi de près par Athem. Le vieil homme souriait, comme s’il savait exactement ce qui avait causé la stupeur sur le visage de Sephyra.

—   Allendil, vous… commença Sephyra.

—   Je ne suis plus Porteur, si c’est ce que tu allais demander, répondit le vieil homme avec un sourire.

Il échangea un regard complice avec Sirel, qui effleura machinalement son nouveau sceau.

—   Lorsque Megami m’a réveillé, expliqua Allendil, je lui ai expliqué qu’il était grand temps que l’on trouve une solution pour mon Esprit, sachant que je n’ai pas de descendant direct. Nous avons alors eu une idée, et avons été à Odori. Une fois sur place, nous avons proposé à Sirel d’hériter de mon Esprit. 

Hébétés, Athem et Sephyra jetèrent un regard en direction de la concernée, qui avait baissé les yeux avec timidité, sans perdre son sourire. 

—   Sirel a déjà été Porteuse, donc avec elle, la Passation a été beaucoup plus aisée, continua le vieil homme. Au début, je ne savais pas trop quoi en penser, mais quand je lui en ai parlé, Sirel a immédiatement accepté. Cette petite possède un grand courage. 

Le sourire sur le visage de Sirel s’élargit, et elle attrapa la main d’Allendil.

—   Je ne mérite pas tant d’éloges, dit-elle. C’est vous qui m’avez fait honneur en me permettant d’hériter de votre Esprit. Soyez sûr que je le protégerai jusqu’à la fin.

—   J’en suis persuadé.

Sephyra les considéra avec un mélange de soulagement et de tristesse. Elle aussi admirait le courage de Sirel, si jeune mais si dévouée à la tâche que lui avait confiée sa famille. Elle eut une nouvelle pensée pour Érithan, qui aurait certainement été heureux de savoir que sa sœur allait de nouveau pouvoir honorer son rôle de Porteuse ; mais cette fois, sans personne pour chercher à lui nuire. Elle allait simplement pouvoir recommencer une nouvelle vie, dans les hauteurs paisibles du village d’Odori.

Sephyra tourna la tête vers la droite, où le cortège venu enterrer Nahru s’était dissipé. Quelques aigles et loups erraient encore dans la plaine, mais s’en retournaient à pas lents vers Odori. Son regard tomba sur les tombes voisines désormais laissées seules, et s’y dirigea machinalement tandis que Sirel, Allendil et Athem poursuivaient leur discussion. 

Arrivée devant les tombes, Sephyra s’agenouilla. Elle observa longuement les stèles, leurs fines gravures et les élégantes arabesques qui les décoraient. Elle admira la beauté des fleurs fraîchement déposées sur la tombe de Nahru, en attendant que de nouvelles viennent fleurir naturellement. Puis son regard obliqua légèrement sur sa droite, observant dans tous ses détails le sceptre d’ébène qui reposait contre la stèle de la tombe d’Aokura. 

Elle entendit à peine les pas d’Athem dans son dos tandis qu’elle posait une main sur les pierres décoratives qui entouraient le tombeau. Le silence avait envahi l’espace, seulement perturbé par le souffle du vent, et il lui avait apporté les souvenirs de ces deux dernières années, depuis qu’elle avait fait le choix de partir pour Neos. Sa main se mit à trembler. Elle réalisa qu’elle n’avait jamais réellement pris la mesure de tout ce qui s’était passé, dans sa vie, en si peu de temps. 

Athem s’agenouilla près d’elle. Il passa une main en bas de son dos, cherchant son regard. Lorsqu’elle releva les yeux vers lui, des larmes glissaient sans retenue sur ses joues, et ses lèvres tremblaient. Elle n’avait pas besoin d’exprimer avec des mots ce qui l’accablait. Il s’était passé beaucoup de choses, et désormais, leurs frêles épaules devraient porter tout ce poids, le souvenir des morts, les blessures ineffaçables. 

Athem passa son autre bras dans la nuque de Sephyra, et il l’étreignit doucement. La jeune femme sentit sa cage thoracique se soulever, et elle enfouit sa tête dans le cou de son ami, ne cherchant plus le moins du monde à retenir ses sanglots.

Peut-être que l’heure était venue de laisser éclater ses faiblesses, et de les accepter.

Elle se cramponna à Athem qui resserra son étreinte, envahi de la même peine qu’elle, et conscient qu’aucune parole ne saurait les soulager sur l’instant. Leur présence mutuelle était désormais leur unique réconfort ; le seul dont ils avaient besoin.

Ils restèrent enlacés un temps qui leur parut infini, seuls sous les étoiles naissantes, dans le calme du soir. Ils risquaient d’accumuler de la fatigue s’ils ne partaient pas dormir, car le lendemain déjà, il leur faudrait reprendre la route. Mais peu leur importait. Ils avaient conscience que leur quotidien allait reprendre, que leurs destins allaient se séparer pour ne peut-être plus jamais se réunir. Ils voulaient profiter d’un dernier instant ensemble, loin des conventions, de ce qu’ils s’imposaient mutuellement.

Rêver, encore un peu.


****


Les jours s’écoulèrent paisiblement à Anethie. Les semaines, puis les mois passèrent.

Sephyra sortit de la demeure des soldats en ajustant la position de son fourreau, le nez en l’air. Le ciel s’assombrissait à vue d’œil, et les torches commençaient à s’allumer dans la cité des loups. 

Jetant un regard circulaire sur ses camarades qui surveillaient la forêt, oreille tendue, elle s’égara dans ses pensées. Cela faisait trois mois jour pour jour que Nelson avait quitté ce monde. Et à peine plus de deux mois qu’elle avait assisté à l’enterrement de Nahru, qui avait marqué un nouveau départ pour leur monde, et pour elle aussi.

Sephyra frémit. Un vent froid descendait de la montagne, et une pluie fine avait commencé à tomber sur Anethie. L’été commençait à peine, et les soirées étaient toujours fraîches. Machinalement, elle tourna les yeux en direction du palais, et un faible sourire étira ses lèvres. Elle se revit, jeune, sillonner librement les airs, accompagnée par le vent nocturne. Ses ailes déployées l’emmenaient partout où ses yeux pouvaient se poser. Elle était alors libre comme jamais.

Tant de temps s’était écoulé depuis. Elle avait repris ses fonctions en tant que soldate, patrouillant dans la forêt ou dans la ville, accompagnant parfois les groupes de chasse. Sa vie avait repris un train monotone et sans remous. Mais une chose avait changé par rapport à son quotidien avant son départ à Neos : elle avait beaucoup moins d’occasions de voir Athem. Il était occupé, en tant que futur roi, et avait tout un monde à reconstruire. Elle ne l’avait pas vu depuis plusieurs semaines, et au fond, elle ne savait même pas si elle aurait l’opportunité de lui reparler un jour.

Sephyra s’assit contre le mur de la bâtisse, et se mit à jouer avec la cordelette attachée au bout de son sabre, qu’elle avait tressée à l’aide des deux ornements tronqués. En fin de compte, même si Tehäniel avait disparu, elle continuait de sentir une inquiétude planer en elle, comme un sentiment de rejet de sa vie actuelle, un désir de solitude. Elle qui pensait pouvoir trouver une forme de bonheur dans son retour à Anethie, se sentait déjà épuisée de revivre ce quotidien qui l’avait déjà tant accablée par le passé. Il restait un vide en elle. Quelque chose qu’il lui restait à combler.

Elle leva les yeux au ciel, et dessina mentalement les constellations qui apparaissaient au fur et à mesure que les dernières lumières du jour s’évanouissaient. Elle avait appris beaucoup, au cours de son périple. Pas seulement sur Neos, sur le monde de la technologie ou sur l’art du sabre, mais également sur elle-même. Quelques bribes de son passé avaient pu lui revenir, éclaircissant en partie ce qu’elle était, et ce qui manquait à ses souvenirs.

Les Lycaons. Mérielle, la ville portuaire qu’ils habitaient, était la plus proche d’Euresias. C’était d’ailleurs eux qui l’avaient emmenée sur le continent lorsqu’elle était petite, loin de son île dévorée par les flammes. D’après ce qu’elle savait, ils habitaient toujours là-bas. Peut-être même que les personnes qui l’avaient secourue y vivaient toujours, et se souvenaient d’elle.

Sephyra observa les lignes de sa main. Et si c’était ce voyage qui manquait à son existence ? Peut-être que son trouble était né de cette absence d’images et de souvenirs, que ses quelques rêves d’Euresias ne savaient plus combler. Peut-être avait-elle besoin de revoir l’île, de ses propres yeux. De renouer avec ces étrangers qui lui avaient sauvé la vie. Peut-être auraient-ils d’autres choses sur elle à lui apprendre ? Des anecdotes, d’autres souvenirs ? Peut-être avaient-ils d’autres clés pour l’aider à comprendre qui elle était ?

Sephyra laissa ses yeux obliquer en direction du palais, qu’elle peinait désormais à apercevoir. Au fond, rien ne l’empêchait d’entreprendre ce voyage, mais elle alla jusqu’à se demander si elle ne ferait pas mieux de quitter Anethie pour de bon. Neos n’était plus une option viable, mais même être soldat à Anethie devenait une alternative de moins en moins agréable à ses yeux. Bientôt, Athem serait couronné roi de la cité, dès lors qu’il se marierait. Elle entendait les rumeurs lancées par les citoyens de la ville, comme quoi de plus en plus de jeunes femmes d’Anethie étaient sollicitées pour prétendre au poste de future reine. Et Sephyra avait au moins une certitude : elle n’avait vraiment aucune envie d’assister à tout cela. Elle ignorait si c’était dû au fait que son plus précieux ami dresse à jamais une barrière entre lui et le monde des citoyens duquel elle faisait partie, ou si c’était simplement la peur de le voir devenir adulte loin d’elle. Il venait tout juste d’avoir vingt-deux ans, mais il était suffisamment mature pour gouverner ce royaume, et assez fort pour bannir peu à peu son image de tyran. Pour affronter ce regard sévère que lui lançaient encore nombre d’habitants. Ludovic et les autres loups de la meute de Kerem le soutiendraient aussi sans faillir, elle en était certaine.

Sephyra baissa les yeux sur la garde de son sabre. Peut-être qu’en fin de compte, elle ferait effectivement mieux de partir. Elle aussi, elle devait devenir quelqu’un. Une adulte. Après tous les événements qui avaient bouleversé sa vie, elle avait acquis suffisamment d’expérience pour mener sa vie seule. 

Elle ferma les yeux en serrant les cordelettes qui ornaient son arme.


****


Rayan entra dans la bâtisse des soldats, éreinté après sa longue journée. Il déposa sa lance près du coffre où il rangeait ses effets personnels, et se dirigea vers la salle du fond où toutes les armes d’entraînement étaient stockées. Il écarta le rideau de cordelettes et pénétra dans la pièce, où Sephyra était penchée sur son sabre, recouvert d’un tissu, qu’elle venait d’aiguiser. 

—   Sephyra, tu t’en vas demain matin ? questionna Rayan.

—   Oui, on s’est mis d’accord là-dessus avec Kerem, répondit Sephyra en se relevant, ajustant sa ceinture de cuir. Il a dit que j’aurais le droit d’emporter quelques bricoles pour la route…

—   Bien sûr, répondit précipitamment Rayan. Aucun problème. Mais je venais juste te voir parce que tu as une dernière chose à faire avant de partir.

—   Quoi donc ? questionna Sephyra, surprise. Il me semblait m’être occupée de toutes les formalités…

—   Ce n’est pas ça, c’est juste que quelqu’un veut te voir avant que tu t’en ailles.

Rayan s’écarta et Sephyra écarquilla les yeux. Elle se raidit et salua maladroitement le futur roi d’Anethie qui entrait calmement dans la pièce, vêtu d’une tunique d’un bleu somptueux qui s’accordait magnifiquement avec ses yeux. À le découvrir sous son nouveau jour, et si proche du rôle qu’il allait bientôt endosser, elle réalisa qu’elle ne s’était jamais sentie aussi mal à l’aise en présence de celui qu’elle considérait autrefois comme son frère.

—   Je vous laisse, déclara Rayan en se rapprochant de la sortie.

Il salua Athem, qui le remercia en retour d’un signe de tête. Rayan parti, un bref silence s’éleva dans la pièce, et Sephyra baissa les yeux, incapable de garder son sang-froid.

—   Prince Athem, je…

—   Alors tu t’en vas ? l’interrompit Athem comme si elle n’avait rien dit. 

—   Je… Oui, répondit Sephyra en fixant les lances disposées contre le mur à sa gauche. Je pense que c’est mieux ainsi, je n’ai pas de légitimité pour rester ici…

—   Tu devrais dire au revoir au Seigneur Anetham, tu ne penses pas ? J’ai un peu de temps libre, je vais en profiter pour t’accompagner.

Surprise, Sephyra ne répondit pas tout de suite. Elle leva les yeux vers Athem qui la fixait sans ciller, son visage calme et froid comme à l’accoutumée. L’idée n’avait rien d’absurde. Après tout, Anetham était celui qui l’avait accueillie à Anethie, pour lui offrir un foyer alors qu’elle venait de perdre le sien. Faire des adieux convenables au vingt-septième roi d’Anethie en se recueillant une dernière fois sur sa tombe semblait donc bien être la moindre des choses. 

Sephyra inclina la tête en signe d’approbation. Satisfait, Athem tourna les talons et ressortit de la demeure le premier. Les gardes postés sur son passage, qui finissaient leur journée ou, pour d’autres, la commençaient, le saluèrent énergiquement. Ce n’était plus la confiance des soldats qu’Athem se devait de gagner, désormais.

Sephyra suivit Athem jusqu’à un chemin qui longeait la forêt, et circulait entre les arbres en bordure de la cité. C’était la voie la moins fréquentée du village, celle qui menait au cimetière, excentré par rapport au reste de la ville. Elle ne l’avait pas arpentée souvent ; la seule époque où il lui arrivait de passer par cet endroit était sa jeunesse, quand elle jouait à se faire peur avec les enfants de son âge, prétendant que des fantômes rôdaient autour des arbres poussant sur les tombes des morts. Elle décocha un petit sourire, son regard perdu dans les ramures des arbres centenaires. Le chant des oiseaux cessait petit à petit, et le soleil avait déjà disparu derrière le dense feuillage qui protégeait les terres sacrées des loups. Elle respira l’air frais avec bonheur et mélancolie, regrettant soudain ce départ rapide. Anethie lui manquerait certainement. Mais elle avait confiance, et savait qu’Athem l’accueillerait toujours avec bonheur sur la terre qui l’avait vue grandir –du moins, elle l’espérait de tout son cœur.


Après une vingtaine de minutes de marche silencieuse, ils arrivèrent au cimetière délimité par des barrières de bois. Un étranger perdu dans la forêt n’aurait pas su dire que cet endroit était un cimetière, tant il ressemblait à une forêt en pleine expansion. Des arbres de tous âges se côtoyaient, développant leurs ramures à leur rythme, leurs racines serpentant entre les fleurs opalines qui ne poussaient aussi abondamment qu’en ce lieu, lui donnant son surnom de Clairière Blanche.

Athem s’avança entre les arbres sacrés, longeant leurs troncs frêles ou déjà solides, Sephyra sur ses talons. La jeune femme ressentait un émoi sincère à contempler ces végétaux presque immortels, dont les ramures se lançaient à l’assaut du ciel, et qui avaient désormais la lourde charge de rendre hommage aux Anethiens déchus. 

Après quelques minutes supplémentaires de marche, Athem se stoppa devant le jeune frêne planté sur la tombe de son père. À côté, un cerisier et un bouleau prenaient racine à leur rythme, leurs jeunes branches encore fragiles sous leur toison feuillue. Les arbres des tombes de sa mère et de sa sœur commençaient à développer de jolies ramures.

Athem se rapprocha du frêne et en effleura les feuilles, saines et légères, teintées d’un beau vert vif. Au pied des racines, une petite stèle de pierre, que de petites mousses avaient déjà commencé à investir, portait le nom du vingt-septième roi d’Anethie.

—   S’il y a une chose que je trouve juste dans ce village, c’est que les anciens souverains sont inhumés comme des citoyens normaux, déclara soudain Athem. Vivants, notre société nous donne des statuts différents, et une hiérarchie nous attribue une place bien déterminée. Mais une fois morts, nous sommes tous égaux. Tous les mêmes. 

Un vent frais se levait, faisant frémir les ramures des arbres alentour. Sephyra s’avança aux côtés d’Athem et s’agenouilla devant le frêne, un sourire triste sur le visage. Elle sentit son aile droite la démanger. La douleur n’avait pas disparu, et risquait fortement de s’attarder.

—   Si le Seigneur Anetham voyait l’état dans lequel je suis, il me réprimanderait certainement, murmura-t-elle, comme pour elle-même.

Athem baissa les yeux vers elle. Pensive, Sephyra posa délicatement sa main sur la stèle. Cet homme avait été un véritable souverain pour elle, même s’il l’avait reniée à la fin de sa vie. Son plus profond regret était l’état déplorable dans lequel la guerre l’avait plongé, causant de nombreux tourments à son entourage alors qu’il s’échinait à rejeter avec acharnement la moindre forme d’opposition. Mais malgré tout cela, Sephyra savait qu’elle ne garderait que de bons souvenirs de lui. Il lui avait donné un nouveau foyer, la meilleure éducation dont elle aurait pu rêver, et la capacité de se battre aux côtés de celles et ceux qui comptaient à ses yeux. Grâce à Anetham, elle avait pu jouer un rôle crucial dans la guerre qui avait failli mettre un terme au monde tel qu’ils le connaissaient. Même si cela lui avait causé des blessures aussi profondes qu’indélébiles, elle était reconnaissante que sa vie ait continué ainsi, plutôt que de s’achever prématurément dans les cendres et les flammes. 

Elle était reconnaissante, et avait décidé qu’elle le serait pour toujours.

Elle prit une grande inspiration, tandis que les deux dernières années de sa vie lui revenaient en mémoire. Bien des événements avaient secoué son existence en si peu de temps. Son départ brutal à Neos. Sa vie de Chasseresse. Cet attentat qui avait tout fait flancher. Aokura. Puis Iden. Sa promesse qu’elle n’avait pas su tenir. Les combats qu’elle avait dû mener par la suite. Les blessures ineffaçables qu’ils lui avaient infligées. 

Mais tout ne s’arrêterait pas là. Il devait bien y avoir une raison pour laquelle elle avait survécu à tout ça. Il lui restait sans doute trop à vivre. Trop à découvrir. Sur elle-même, et sur le reste du monde. Elle se sentait prête. À compter de ce jour, sa vie prendrait un nouveau tournant, qui l’emmènerait loin de cette période sombre de sa vie.


La nuit était presque tombée lorsqu’Athem et Sephyra quittèrent le cimetière à pas lents. La jeune femme jeta un regard machinal en direction du ciel, qu’elle pouvait apercevoir par intermittence par-delà les abondantes ramures de la sylve. Les étoiles commençaient à apparaître entre les nuages translucides, et l’air se rafraîchissait progressivement. Elle était loin d’avoir terminé d’empaqueter ses affaires, et aurait préféré se coucher de bonne heure afin de partir dès l’aube le lendemain. Mais sa nuit risquait d’être un peu plus courte que prévu.

Après quelques dizaines de minutes de marche, ils atteignirent les environs d’Anethie. Ils arpentèrent une portion du chemin située en hauteur par rapport à la ville, qui offrait un panorama imprenable sur cette dernière. 

Athem tourna la tête à sa gauche, observant les structures irrégulières qui composaient la silhouette endormie d’Anethie, éclairée par endroits par des torches qui crépitaient loin d’eux. Il s’arrêta. Il faisait sombre à présent, mais l’on pouvait encore distinguer l’ombre des citoyens qui rentraient chez eux progressivement ; on pouvait les voir fourmiller entre les maisons de pierre ocre et de bois massif. 

Sephyra s’avança timidement à ses côtés et contempla la ville à son tour. Cela faisait bien longtemps qu’elle n’avait pas admiré la vue depuis cet endroit. Cette simple vision lui rappela à quel point la cité des loups resplendissait. Même la majesté unique de Neos restait pâle face à cette beauté la plus archaïque, la plus rudimentaire, offerte par de simples maisons faites de bois, de pierre et de terre cuite. Le confort que leur prodiguait un mode de vie pourtant si simple était, à ses yeux, l’une des clefs pour atteindre un réel bonheur, et vivre en harmonie avec son monde.

—   J’ai encore du mal à croire que bientôt, je serai couronné roi de cette cité, déclara alors Athem pour briser le silence. 

Sephyra tourna la tête vers lui, un sourire timide sur les lèvres.

—   Vous ferez un parfait souverain pour Anethie, le rassura-t-elle. C’est ce que je me suis toujours dit.

—   Par pitié, ne me vouvoie pas, rétorqua-t-il avec un sourire crispé. C’est déjà étrange que Jhésel et tous les autres au Palais fassent autant de manières à mon égard désormais, alors ne t’y mets pas toi aussi…

—   Désolée, répondit précipitamment Sephyra en détournant le regard.

Athem la regarda avec un petit sourire tandis qu’elle observait les habitations, nerveuse.

—   Alors, ta décision est prise ? questionna-t-il pour changer de sujet. Tu pars vers le sud ?

Sephyra ne put s’empêcher de marquer un silence, comme pour vérifier qu’elle était sûre d’elle. C’était difficile à affirmer : au fond, elle en avait conscience.

—   Oui, dit-elle néanmoins. J’aime réellement Anethie, mais je n’arrive plus à y vivre sereinement. Je sens comme… un vide en moi, qui me demande de reprendre la route. 

Athem la regarda longuement sans mot dire. Puis il détourna les yeux sur la cité, dont les lueurs vacillantes semblaient s’affaiblir à mesure que la lune se voilait sous d’épais nuages.

—   Où comptes-tu partir, dans ce cas ? demanda-t-il.

—   Dans un endroit où on ne me reprochera jamais d’être venue, répondit Sephyra. Et… j’ai compris que je ne pourrai jamais vivre en paix avec moi-même si je n’en apprends pas plus sur qui je suis vraiment. Il faut que je sache. Que je sache tout ce qu’il y a à savoir sur l’île qui m’a vue grandir, depuis ma naissance jusqu’à ce que je doive en partir.

—   Tu veux donc aller vivre auprès des Lycaons ?

—   Je veux au moins voir ce monde de mes propres yeux. Je ne sais pas ce que j’y ferai ni ce que j’y deviendrai. Mais là-bas, il n’y aura plus personne pour me juger, me condamner, ou m’accabler d’injustices. Je pourrai commencer une nouvelle vie. J’ai besoin d’embrasser la liberté comme jamais, sans dépendre de rien ni personne. Ni même de toi ou de ta volonté.

Elle s’interrompit brutalement, la gorge nouée, comme si elle regrettait ses derniers mots. Mais de son côté, Athem n’avait fait part d’aucune réaction.

—   Personne ne peut te dicter tes actions, dit-il simplement. Tu as bien gagné le droit de suivre ton cœur, après toutes ces années de servitude. 

Le vent se leva brutalement, emportant quelques feuilles mortes dans son ballet céleste. Un air frais descendit progressivement sur la ville, endormant les formes et les couleurs tandis que les derniers rayons de soleil s’évanouissaient définitivement du ciel, pour laisser briller la lune de tous ses éclats.

—   Mais tu sais, reprit alors Athem, tu pourrais aussi rester. Tu n’es pas asservie, ici. Et avoir quelqu’un de confiance comme toi à mes côtés me serait bénéfique. Non ; ce serait bénéfique à Anethie toute entière.

—   Rester à Anethie… murmura Sephyra. Pour que je puisse demeurer dans ton ombre, et couvrir tes arrières ? La dernière personne à qui j’ai dédié mon âme à la protection a fini par me considérer comme son plus grand ennemi. Je n’ai aucune envie que ça m’arrive envers toi.

—   Parce que tu penses sincèrement que je pourrais te vouloir du mal un jour ?

Il s’était détourné de la ville pour lui faire face. Sephyra semblait finalement avoir atteint un point sensible. Son regard avait changé, et n’exprimait plus qu’une grande fermeté, encline à défendre ses propos au mépris de tout le reste.

—   Ce n’est pas ce que je voulais dire, éluda Sephyra. Mais je ne pense pas que rester dans ton ombre soit la meilleure destinée qui puisse m’être offerte. Te voir gagner le respect de tous, te marier, vieillir… Tout en te restant loyale, mais en m’éloignant de toi ? Je ne pourrais pas supporter une telle chose.

Athem émit un soupir agacé. Sans pour autant le regarder, Sephyra devinait qu’il perdait patience peu à peu. Il changeait fréquemment d’appuis, comme si une colonie de fourmis cherchait à s’inviter dans ses chaussures.

—   Écoute, dit-il finalement. J’ai une proposition à te faire. Reste à Anethie.

Sephyra soupira.

—   Je ne pense pas qu’être soldat jusqu’à la fin de mon existence saura…

—   Pas en tant que soldat. En tant que reine.

Sephyra se tut. Son souffle se coupa, et il lui sembla que plus un mot ne saurait jamais franchir ses lèvres. Elle se tourna vers lui, abasourdie. Il la fixait intensément, comme s’il cherchait la réponse à sa question quelque part dans son regard sidéré. 

—   Écoute, reprit-il en faisant un pas vers elle. Je ne pourrai jamais effacer tout ce qu’Anethie t’a fait endurer. Je ne pourrai jamais te faire oublier ton passé, ni les préjudices que tu as subis. Mais je sais une chose. C’est que je ne pourrai jamais relever cette cité, ni gagner la confiance de quiconque, si tu n’es pas à mes côtés pour m’y aider. Je me fiche de ce qu’en penseraient les Anethiens ; tu sais que c’est vrai. Je suis habitué à suivre mon instinct, et à vivre en écoutant mon cœur. Et c’est pour ça que je te pose cette question ce soir.

Sephyra ne pouvait détourner son regard de lui, de ses yeux déterminés, presque sévères. Elle sentait ses jambes frémir, une partie d’elle doutant de ce qu’elle venait d’entendre.

—   Cae-La Sephyra. Veux-tu gouverner Anethie à mes côtés ?

Les premières larmes perlèrent à ses yeux sans qu’elle ne s’en rende compte. Son regard se déroba finalement, son cœur frappant sa poitrine avec une telle violence qu’elle sentit brièvement l’air lui manquer. En un instant, sa vue s’était brouillée, et le peu de voix qui lui restait se mua en un rire nerveux, incapable de formuler la moindre réponse intelligible.

Coupant court à ses tentatives de suivre ce que lui dictait la convenance, elle franchit vivement les quelques pas qui la séparaient d’Athem avant de se laisser tomber dans ses bras, et il la serra contre lui, si fort qu’elle en eut du mal à trouver son souffle.

Son rire se noyait dans ses larmes, mais elle ne pouvait s’empêcher de lui rendre son étreinte de toutes ses forces. Ce qu’elle avait tenté d’étouffer des années durant refaisait brutalement surface, la confrontant subitement à la plus simple, la plus primitive des réalités. Comme si un flot de réponses qu’elle avait traquées toute sa vie lui parvenaient brutalement, elle sentit un poids se libérer de ses épaules, lui permettant désormais de vivre selon ses propres règles. Car la loi de son cœur, qu’elle avait réprimée des années durant, réclamait enfin justice.

—   Je pense que je vais prendre ça pour un oui, murmura Athem à son oreille.

Sephyra respira profondément, et prit un peu de recul pour regarder Athem dans les yeux, ses mains posées sur ses joues. Son sourire ne lui avait jamais paru si vrai, et elle n’avait jamais ressenti de tel bonheur en contemplant son visage fin, et en s’égarant dans ses yeux azurés. Ses sentiments refaisaient surface sans qu’elle cherche à les entraver, cette fois. Tout était différent.

Tout était vrai.

Elle ferma les yeux lorsque leurs lèvres se rencontrèrent, étroitement enlacés entre les arbres protecteurs de la vaste Anethie. La nuit était maintenant tombée.

Puissant et vivace, le vent nocturne se levait.