L. Reflets de l'Ancien Monde - Le tombeau de glace



Explicit Violence

Après une catastrophe de grande ampleur, une partie de l’humanité est retournée vivre auprès de la nature, abandonnant la vaste Neos, capitale technologique des hommes. Parmi ces exilés, les reculés, certains appelés Porteurs gardent en eux des entités indispensables au maintien de la stabilité. Que deviendra le monde s'ils venaient à tous disparaître ?

Theme Lighter Light Dark Darker Reset
Text Serif Sans Serif Reset
Text Size Reset

Partie 2 - Chap 15


Sephyra leva les yeux. Le Palais présidentiel de Neos était enfin à sa portée, aussi grandiose et intimidant que dans ses souvenirs. Plongé les ténèbres matinales, on distinguait pourtant sans mal ses formes rectilignes et harmonieuses, qui le rendaient aussi élégant que les châteaux des temps révolus, et aussi moderne que n’importe quelle structure de la vaste cité.

D’après le vacarme assourdissant qui retentissait dans l’immense bâtiment, le conflit y avait déjà éclaté. Les hurlements et les coups de feu se mariaient dans une cacophonie matinale qui avait rameuté nombre de citoyens curieux, difficilement chassés par les forces de l’ordre déjà surpassées par leur sous-effectif. Pourtant, il ne s’agissait pas d’une émeute comme les autres. Quand ils comprirent enfin que le vacarme était dû à une attaque de grande ampleur, les curieux finirent pas battre en retraite sans se faire prier, alertant leurs proches et leurs voisins, allant jusqu’à se barricader chez eux ou tenter de fuir la ville.

Sephyra avait conduit Megami jusqu’à un lieu qu’elle avait deviné désert : la cour extérieure du Palais, parsemée de bâtiments militaires utilisés pour le stockage d’équipements. Les curieux en étaient tenus à l’écart par de hautes grilles que les deux alliées avaient pu franchir sans mal, que ce soit en volant, ou pour le cas de Megami, avec une prodigieuse démonstration de son agilité, dont elle se serait longuement vantée si l’heure n’avait pas été aux préparatifs d’un intense combat.

À l’abri d’un hangar désert, observant le Palais sans craindre d’être repérées, les deux alliées constataient l’ampleur de la bataille décisive qui venait de débuter. Elles purent même voir des vitres éclater dans le souffle d’explosions, projetant de temps à autres quelques combattants par-delà les ouvertures ainsi engendrées.

—   C’est maintenant ou jamais, déclara Megami en gagnant les côtés de Sephyra. Je vais trouver cette ordure et lui régler son compte. Toi, vas t’occuper de ton ennemi et rejoins-moi ensuite. Mais interdiction de mourir.

Megami se tourna vers son alliée, en l’absence de réponse de sa part. Cette dernière la fixait sans ciller, hébétée. Elle avait bien expliqué qu’elle avait pour seul objectif vital de faire taire Nelson définitivement, mais n’aurait jamais imaginé que son alliée comprendrait, et surtout, la laisserait prendre un tel risque.

—   Vous êtes sûre ? hasarda la jeune femme.

—   Je sais ce que ça fait, de vouloir se venger de quelqu’un, crois-moi, répondit simplement Megami. Mais si tu trouves Tehäniel la première, n’engage pas le combat sans moi. Je te laisserai chercher du côté du président, et de mon côté, je fouillerai les autres quartiers.

Sephyra approuva d’un signe de tête énergique, puis fronça les sourcils alors que la sorcière lui plaçait un talisman au creux de la main. Un bijou bleuté, bien trop scintillant pour ne pas abonder de pouvoirs magiques, retenu par une chaînette sombre.

Sephyra interrogea la sorcière du regard, qui lui sourit en réponse.

—   Voilà qui t’aidera, comme prévu, dit-elle. J’ai pu y concentrer le peu d’énergie restant dans les orbes que tu m’as ramenés. Tout est là. Je pourrai avoir une idée de l’endroit où tu te trouves grâce à lui. Quant à toi, utilise-le lorsque la situation deviendra critique.

—   L’utiliser ? répondit Sephyra, hébétée. Je n’ai jamais fait usage de la magie, comment…

Megami l’interrompit en se penchant près d’elle, la fixant si intensément de ses yeux vairons qu’elle paraissait observer son âme.

—   Suis ton cœur, dit-elle. Tu connais cette magie. Tu l’as vue grandir, et tu l’as vue mourir.

Sephyra sentit son rythme cardiaque accélérer. Naissant au creux de sa main, un air froid remonta contre sa peau, gagna ses tempes et raviva momentanément la douleur de sa cicatrice. Un froid si pur et intense qu’il savait retirer le désir de vivre, geler un cœur à distance, et terrasser les ennemis les plus redoutables.

Satisfaite que sa protégée comprenne la nature du lien qu’elle pouvait développer avec ce simple objet, Megami lui fit refermer ses doigts sur la surface cristalline.

—   Pars devant, dit-elle. Ouvre-moi le chemin. Et n’oublie pas qu’il est là pour t’aider.

 Sephyra eut du mal à détacher son regard de Megami, et serrait le talisman si fort qu’elle se mit à trembloter. 

—   J’y vais, dit-elle.

Elle s’élança à découvert, ailes battantes, et fondit bientôt vers les étages supérieurs du Palais présidentiel encore plongé dans l’obscurité.


****


La première explosion fit sursauter Landa si fort qu’il en tomba de son lit, entraînant une partie de ses draps dans sa chute.

Il s’était momentanément réveillé après que l’alarme des Chasseurs s’était déclenchée, mais avait préféré se persuader que ce n’était qu’un exercice. Depuis qu’il travaillait au Palais, à chaque fois qu’il était en poste lorsque cette alarme avait retenti, c’était pour un exercice. Pourquoi pas cette fois, après tout ? Cela lui avait semblé logique, étant donné que les Neosiens se préparaient à une guerre contre les Reculés, qui aurait vraisemblablement lieu dans quelques semaines.

Il avait tâché de se rendormir sans s’inquiéter davantage, dans une ultime tentative de combler son cruel manque de sommeil. Mais le vacarme qu’il discernait à présent l’amena à reconsidérer sa première hypothèse. Ses oreilles de loup, qu’il avait conservées depuis son retour à Neos, lui avaient conféré une audition bien supérieure à ce qu’il avait connu toute sa vie. Et à présent, en plus de l’alarme sonore, il percevait des coups de feu, des cris. Même s’ils étaient lointains, il les entendait.

La bataille avait débuté. Il fallait vite partir.

Landa se jeta sur ses pieds puis dans ses vêtements, qu’il enfila à toute hâte avant de quitter la petite chambre qu’on lui avait assignée le temps de sa surveillance. Il avait toujours pour consigne formelle de ne quitter le Palais sous aucun prétexte, mais il était grand temps de déroger à cette règle. Sa vie, et celle d’Aline, étaient désormais en jeu.

Il se précipita jusqu’à la porte de la chambre d’Aline, vérifiant que le couloir dans lequel il se trouvait n’avait pas déjà été atteint par la gangrène du combat. Mais pour le moment, l’aile des Chasseurs semblait avoir été épargnée, et pas une ombre ne bougeait entre les murs du quartier résidentiel. Des lumières rouges clignotaient au plafond, remplaçant l’alarme sonore qui venait de se taire, plongeant l’aile résidentielle dans un silence inquiétant.

Landa tambourina à la porte d’Aline. Puis il resta immobile, son poing encore contre le bois verni, le souffle court. Il n’avait même pas réussi à avoir une conversation décente avec elle depuis son retour. Elle s’était enfermée dans son mutisme, et refusait même de l’approcher, ne sortant de sa chambre que trop rarement, et uniquement lorsque lui-même était terré dans la sienne. Encore choquée par toute l’histoire autour de ses origines, et de la soirée mouvementée au cours de laquelle ils avaient fait tous deux cette troublante découverte, Landa avait à la fois pitié pour sa fiancée, et était en même temps épris d’une rage sourde qu’il avait réussi à contenir jusqu’alors. 

Car même si la méfiance d’Aline envers les Reculés n’avait jamais été aussi forte, tous deux étaient liés, qu’elle le veuille ou non. Elle savait qui il était. Qu’il soit Reculé ou Neosien ne devait avoir pour elle aucune importance.

Alors, cette fois, elle allait devoir accepter de l’écouter.

—   Aline, c’est moi, Landa, lança-t-il avec espoir. Écoute-moi bien. Il nous faut partir. Maintenant.

Il laissa son front retomber contre la porte, interrompant momentanément sa respiration pour guetter une réaction. Même si elle tentait de lui faire croire qu’elle était absente, ou dormait encore, ses mouvements l’avaient trahie. Elle s’était redressée, et tournée vers la porte. Il le savait. Il l’avait senti.

Elle l’écoutait.

—   C’est dangereux de rester dans le Palais, continua-t-il alors, gonflé d’espoir. Une bataille a éclaté. Je ne sais pas ce qui se passe… Mais il nous faut vite partir d’ici.

Il l’entendit soupirer, d’un souffle tremblotant, comme si elle grelottait. Elle devait être terrorisée. Par son assertion, et par le fait que sa seule échappatoire soit de lui tendre la main, alors qu’elle n’était pas même capable de soutenir son regard.

—   Aline, je t’en prie, le temps nous est compté…

Il crut discerner un sanglot. Mais elle ne bougeait toujours pas. 

Landa releva la tête, son sens de la diplomatie perdant progressivement du terrain au profit de sa peur instinctive qui lui criait de fuir cet enfer au plus tôt, avant que le danger n’arrive jusqu’à lui. Cette peur se mua en une rage qui fit frémir ses membres. Il sentit ses narines s’écarter et sa lèvre supérieure se contracter seule, dévoilant partiellement ses canines affûtées.

—   Aline, reprit-il. Ouvre-moi, ou je défonce cette porte.

Un silence absolu lui répondit. Son ordre avait dû lui couper le souffle. Il laissa tomber son poing contre la porte, et distingua de l’autre côté un hoquet de peur de sa fiancée, qui visiblement n’avait toujours pas l’intention de se conformer à sa recommandation.

—   Comme tu veux, déclara alors Landa. Reste loin de l’entrée.

Landa recula de quelques pas, et fonça vers la porte pour lui asséner un grand coup d’épaule. Son premier essai l’avait à peine faite chanceler, mais le cri de peur qu’il avait suscité de l’autre côté de son obstacle lui procura une étrange satisfaction. 

Alors il continua son offensive, et son troisième assaut lui permit de casser une partie des gonds. Il acheva alors son ouvrage en lançant un puissant coup de pied dans la porte qui s’effondra dans un vacarme assourdissant.

Landa fit quelques pas dans la pièce, les cheveux en bataille et le regard électrique. Recluse dans son lit, comme il l’avait senti, Aline le fixait avec les yeux d’un enfant découvrant le visage du monstre censé résider sous son lit.

—   Aline, viens avec moi, dit-il en lui tendant sa main griffue.

La jeune femme le regardait en tremblant, les yeux humides, incapable de faire le moindre geste. Alors Landa soupira et fit un pas de plus vers elle.

—   Ne t’approche pas ! cria-t-elle soudain en reculant contre sa tête de lit. Je t’en supplie, Landa… Reste loin de moi…

Landa s’arrêta mais ne la quitta pas des yeux. Cela faisait bien longtemps qu’il ne s’était pas délecté de l’écoute de cette voix qu’il aimait tant, et qui à présent tentait de le repousser de toutes ses forces. L’entendre affublée d’un tel ton lui retournait les entrailles, et eut le don de calmer instantanément sa colère au profit d’une profonde tristesse.

—   Aline, reprit Landa. Je ne sais pas ce qui se passe au Palais, mais je sais que c’est dangereux, et en approche. Je t’en prie. Il est hors de question que je te perde.

Aline resta longuement immobile, à contempler son compagnon. Autrefois, il n’était qu’un garçon timide, presque effacé, qui ne lui avait jamais fait de tort, et ne l’avait quasiment jamais contredite. Désormais, il semblait prêt à prendre les devants, allant jusqu’à défier sa détresse pour s’affirmer. Aline savait bien que contre ce regard et cette présence, qui n’avait plus rien de familier, elle était parfaitement impuissante.

La jeune femme remua très faiblement, laissant glisser ses deux pieds hors du lit, et les déposa précautionneusement sur le sol. Puis elle se leva doucement, veillant à ne faire aucun geste brusque, comme si elle s’était retrouvée jetée dans la cage d’un tigre, et qu’elle ne voulait surtout pas déclencher de réaction agressive de la part de l’animal.

—   Viens avec moi, insista Landa, qui ne laissa pour autant pas transparaître la moindre marque de satisfaction sur son visage. Tu prendras toutes les décisions que tu veux ensuite, on pourra ne plus jamais se revoir si tu veux, mais il est hors de question que je te laisse mourir ici.

Landa sentit que le rythme cardiaque d’Aline accélérait tandis qu’elle marchait à pas lents vers lui, comme sur une planche de salut, simplement vêtue d’une robe légère et confortable qu’elle mettait ordinairement pour dormir.

Landa tendit une nouvelle fois sa main vers elle, et elle s’en approcha avec toutes les précautions du monde, sans la quitter des yeux. Puis elle la saisit doucement, et Landa fut infiniment soulagé de sentir la chaleur de ses doigts contre les siens.

—   Suis-moi, recommanda-t-il en l’entraînant vers la sortie.

Ils quittèrent la chambre à grands pas, et Landa jeta un regard de chaque côté du couloir, déjà à bout de souffle, alors que leur fuite n’avait même pas commencé.

À gauche, vers l’entrée du Palais, le tumulte s’était intensifié, à tel point qu’Aline le perçut aussi, et resserra instinctivement sa poigne autour de celle de son compagnon. Landa ne prit pas davantage de temps pour se questionner et s’élança vers la droite, suivant le couloir qui menait à l’arrière du bâtiment, vers les salles d’entraînement et les longues allées que les gardes empruntaient pour leurs rondes nocturnes. 

Il ne connaissait qu’une seule issue, de ce côté de l’édifice. Un escalier de secours depuis la salle d’entraînement, qui menait à une sortie potentiellement accessible. Mais ils n’avaient pas d’autre possibilité en vue. Ils devaient tenter leur chance.


****


Jack progressait vivement en direction de l’aile Est, où les loups avaient réussi à gagner du terrain. Son lieu de travail n’était désormais plus qu’un champ de bataille où les lames d’acier rivalisaient avec les armes à feu. Contrairement à ce qu’il s’était toujours imaginé de la part de peuples aussi éloignés de la technologie, les Reculés étaient des soldats redoutables, maniant à la perfection leurs armes et leurs explosifs rudimentaires. Même les militaires avaient du mal à les repousser, les fusils les plus lourds s’avérant être handicapants face à un loup agile et furtif. Pour ne rien arranger, la pénombre désavantageait fortement les Neosiens, dont la vision nocturne était bien médiocre comparée à celle de leurs adversaires. Ils avaient eu beau allumer d’urgence l’ensemble des éclairages du palais, les Reculés ne se gênaient pas pour détruire la moindre lampe apparente, y compris les lumières de secours, plongeant certaines zones dans le noir complet.

Jack avait réussi à envoyer plusieurs adversaires au tapis, lorsque des ennemis avaient tenté de le prendre par surprise au cours de ses allées et venues dans le palais, qu’il effectuait tant bien que mal pour organiser les renforts, et tenir bon face aux multiples fronts qui s’étaient formés dans le bâtiment. Mais il ne pouvait pas terrasser chaque ennemi. Le surnombre des Reculés s’imposait comme une évidence ; tout comme le fait qu’ils ne tiendraient pas jusqu’à l’aube si leurs troupes ne revenaient pas rapidement du front Ouest. Jack savait ce qu’ils voulaient. Ils voulaient faire taire Nelson, une fois pour toutes. Ils voulaient détruire le Reflet de l’Ancien Monde, qui incarnait pour eux toutes les erreurs et les absurdités nées des esprits de leurs ancêtres lointains.

Et il ne les laisserait pas faire si facilement. Ils n’allaient pas pouvoir effacer cette cité millénaire qui s’était reconstruite sur les fondations d’un monde annihilé, et qui incarnait désormais la soif de vivre de l’humanité.


Jack parvint dans la zone de conflit de l’aile Ouest, grâce aux couloirs de service qui n’avaient pas encore été pris d’assaut. Il se dirigea à pas vifs vers le front des Chasseurs. Ceux-ci tentaient tant bien que mal de repousser une vague de loups qui n’hésitaient pas à bondir sur leurs ennemis à distance, même si ceux-ci avaient des armes chargées brandies devant eux. Quelques néons avaient tenu bon près de leurs barricades, leur offrant suffisamment de lumière pour ne pas être complètement pris au dépourvu.

Sans attendre, Jack sortit un pistolet dont il avait précieusement conservé les munitions, et tandis qu’il se rapprochait de ses alliés, commença à faire feu sur les loups qui combattaient férocement les militaires ainsi que quelques Chasseurs. Il réussit à en toucher certains et à forcer les autres à un repli d’urgence, donnant un bref instant de répit à ses camarades, la plupart sévèrement blessés.

—   Comment ça se présente ? demanda-t-il brusquement à une Chasseresse de rang Trois, tandis qu’il se repliait avec elle derrière sa barricade.

—   Ils sont de plus en plus nombreux, gémit la Chasseresse en ajustant péniblement le garrot qu’elle avait sur la jambe gauche. Et on risque d’être bientôt à cours de munitions ! Que font les renforts ?

—   Ils arrivent, déclara Jack. Tenez bon. Il faut qu’on tienne bon.

Il avait du mal à couvrir le son des balles tirées en rafale. Les loups ne reculaient pas malgré l’assaut des Chasseurs : ils  esquivaient vivement chaque charge, frappant les soldats les uns après les autres, sans jamais cesser leur offensive ni se replier. Le front des Neosiens perdait du terrain.

Jack grinça des dents, sortit une autre arme et prit témérairement place au centre de la pièce, où il commença à tirer en direction des Reculés. Ceux-ci se retranchèrent dans le couloir adjacent en le voyant arriver, et les balles se fichèrent les unes après les autres dans les murs et le sol, tandis que les militaires blessés profitaient de ce repli momentané pour rejoindre péniblement leurs alliés en retrait. 

Jack vida ses chargeurs en espérant les faire renoncer à cette partie du Palais, dangereusement proche du bureau de Nelson. Mais lorsque des cliquetis secs annoncèrent que ses deux armes étaient déchargées, les loups sortirent de leur cachette, avançant lentement dans sa direction, puis se stoppèrent à quelques mètres de lui, les oreilles dressées et la queue hérissée, comme des chiens éreintés mais affamés, prêts à se ruer sur une proie trop imposante pour être prise à la légère. Jack n’aurait pas su dire s’il les percevait davantage comme des hommes ou comme des bêtes, avec leurs échines courbées et leurs yeux brillants de rage, de minces filets d’écume et de sang glissant de leurs lèvres.

Fulminant, Jack baissa ses armes. Derrière lui, les Chasseurs et les militaires avaient cessé de tirer, et contemplaient la scène avec une appréhension visible. Jack devina qu’ils n’avaient presque plus de munitions, et profitaient du moindre instant de répit pour économiser leurs tirs le temps que les renforts se montrent enfin.

Jack laissa tomber ses deux armes au sol, et rajusta ses épais gants de cuir, par-dessus lesquels il avait enfilé des coups-de-poing américains en métal. Il frappa ses mains l’une contre l’autre, puissamment, et leva la voix.

—   Puisque vous êtes tous venus avec des armes blanches, dit-il, je vous mets au défi de m’affronter. J’ai bien l’intention de vous empêcher d’aller plus loin. 

Les loups s’échangèrent des regards méfiants. Ils n’étaient pas assez naïfs pour s’imaginer pouvoir venir à bout facilement de cet homme. Sa carrure imposante, et les lourdes blessures qu’il portait au visage, en disaient long quant à ses capacités physiques et son talent pour le combat rapproché. Ils le sentaient. Et même si seul contre eux tous, il n’avait probablement aucune chance, il avait toujours quelques alliés, en retrait, qui avaient peut-être encore des munitions à gaspiller.

—   Je relève le défi.

Les loups s’écartèrent, surpris, pour laisser passer leur chef. Luna voulut l’arrêter, mais un regard appuyé soutint sa détermination, et empêcha la louve d’interférer. Car même s’il avait déjà beaucoup combattu, en témoignait sa tenue déchirée par endroits, et qu’il portait de nombreuses blessures superficielles, sa volonté persistait, inébranlable, éclatante dans ses iris céruléens. Il sortit lentement son sabre tout en s’avançant vers Jack, qui décocha un sourire nerveux.

—   Vous êtes le meneur, je suppose ? dit-il.

Athem ne répondit que d’un regard glacial, et s’arrêta à quelques mètres de son adversaire. Derrière lui, Luna réfléchissait déjà à un moyen de profiter de la situation, pour au moins mettre hors d’état de nuire les Neosiens qui couvraient le Chasseur de rang Un.

Tous se laissèrent surprendre par le début du combat. Athem se rua avec une célérité effrayante sur Jack qui le dépassait d’une tête, et dont l’envergure surpassait de loin la sienne. 

Cependant, cela ne suffit pas à le décourager. Car la grande puissance de Jack était mise à mal par la vitesse exceptionnelle d’Athem, qui se battait avec une habilité déconcertante. Dépassé par la vivacité de son adversaire, Jack dut rester sur la défensive, parant habilement les offensives incessantes de ce dernier, qui le frappait de tous côtés sans montrer le moindre signe de fatigue.

Luna fit alors un geste de la main, et les loups se ruèrent de part et d’autre des deux combattants pour se jeter sur les militaires restés en retrait, leurs armes de poing brandies. Dans un vacarme de cris et de crissements sonores, la trêve fut brisée tandis que les leaders respectifs s’affrontaient de toutes leurs forces.


****


Sephyra pénétra au Palais par une fenêtre brisée. Elle replia ses ailes pour entrer et mais ne put anticiper son atterrissage, emportée par la vitesse : elle se stoppa net en posant ses deux pieds contre un mur partiellement détruit, puis se laissa choir jusqu’au sol. 

La jeune femme se redressa, le cœur battant, et un haut-le-cœur la saisit lorsqu’elle aperçut, en dépit des ténèbres environnantes, les nombreux cadavres qui jonchaient le sol, criblés de balles ou de coups de sabre. Des Neosiens… et des loups d’Anethie. 

Le souffle court, elle contempla longuement le visage d’un Anethien écroulé près d’elle, les yeux vitreux, le bras déchiqueté et le corps criblé de balles. Il ressemblait tellement à Athem. Mais elle avait beau savoir que ce n’était pas lui, cette vision raviva en elle une peur sourde ; celle qu’il ait lui aussi rejoint le camp des disparus de la guerre.

Alors, elle se mit à chercher à toute allure parmi ces visages inertes celui de son ami, allant jusqu’à retourner l’un des corps pour réussir à voir son visage. Sa vérification faite, elle se redressa, le cœur battant. Elle n’allait pas pouvoir mener sa mission à bien si elle ne se ressaisissait pas rapidement. Visiblement, les Neosiens avaient réussi à repousser leurs ennemis dans la zone, et avaient dû partir en reconquérir une autre. Sans doute n’étaient-ils pas très loin.

Comme pour confirmer ses craintes, Sephyra fut tirée de ses pensées par des bruits de pas, dans l’angle du long couloir où elle se situait. Puis elle vit arriver cinq Neosiens armés, qui la mirent en joue aussitôt après l’avoir repérée. 

Sephyra ne prit pas la peine de réfléchir à l’issue la plus prometteuse dont elle disposait : elle n’en avait pas le temps. Elle tenta le tout pour le tout, et chargea brutalement le petit contingent tout en serrant le talisman que lui avait confié Megami. Un éclair glacial scintilla dans l’air, frappant les membres des militaires qui durent stopper leur geste, surpris. L’instant d’après, de violents coups de sabre les projetèrent sur le sol, et ils s’écroulèrent, inconscients, leurs armes rendues inutiles par le sortilège. 

Sephyra se redressa, la respiration saccadée, et contempla le talisman qui s’était mis à vibrer dans sa main. Elle frémit en se remémorant les pouvoirs fascinants de l’orbe de glace, qu’utilisait autrefois Aokura avec la plus grande aisance, pour ébahir ses proches comme pour terrasser ses adversaires. Maintenant qu’elle avait hérité d’une partie de son pouvoir, par son biais, il allait participer à ce combat. Et grâce à lui, elle serait guidée jusqu’à la victoire.


Sephyra repartit en direction du bureau du Président, le cœur battant. Elle n’avait plus qu’à tromper la vigilance des quelques militaires qui ne seraient pas aux prises avec les loups, et à retrouver Nelson la première. D’après ses souvenirs, elle se trouvait au sud du bâtiment, proche de l’aile l’Ouest. En empruntant celle des Chasseurs, elle pourrait passer par le couloir de service menant au premier étage. Si la voie n’était pas sûre, il lui faudrait trouver un autre chemin.

Décrétant qu’elle aviserait en temps voulu, elle reprit sa course de plus bel, et disparut dans un long couloir plongé dans l’obscurité.


****


Landa se plaqua contre l’angle du mur, enjoignant Aline à faire de même. Il jeta un regard à sa gauche : un attroupement de Neosiens étaient aux prises avec des loups, au fond du couloir. Il entendait distinctement leurs jurons, et leurs râles d’agonie après avoir reçu un coup fatal.

—   Vite, il ne faut pas traîner, souffla-t-il à Aline.

Il l’entraîna vers une autre allée, qui menait directement à la salle d’entraînement des Chasseurs. Cette zone était plongée dans la pénombre, ce qui complexifiait quelque peu leur progression, mais ils approchaient du but. Il ne fallait surtout pas baisser le rythme maintenant.

Il la vit alors. Droit devant eux. La double-porte grande ouverte qui menait à la salle d’entraînement, surmontée d’un éclairage de sécurité réconfortant. Landa esquissa un sourire de soulagement, et reprit la course aux côtés d’Aline, oubliant de surveiller les couloirs à sa gauche. 

Il entendit les bruits de pas précipités trop tard.

Un coup d’épaule fulgurant le projeta au sol, et il lâcha la main d’Aline pour ne pas l’entraîner dans sa chute. Il roula à terre avant de se redresser doucement, sonné, la voix d’Aline résonnant en écho dans son crâne tandis qu’il relevait la tête.

Un long sabre étroit était pointé sur lui. Lorsque sa vision se rétablit, Il aperçut une silhouette dressée face à lui, le séparant d’Aline qui fixait la scène sans bouger, terrifiée. Une silhouette pourvue de deux larges ailes aux os apparents, et d’une chevelure blond sombre qui ondulait sur ses épaules.

—   Sephyra ?... articula Landa, incrédule.

La jeune femme hésita un instant, inspectant le jeune homme avec suspicion, avant de reconnaître dans les traits de ce Reculé égaré celui du secrétaire consciencieux qui la félicitait autrefois à chaque retour de mission.

—   Landa ? répondit-elle, abasourdie. Tu es… 

Elle ne termina pas sa phrase, surprise par Aline qui vint s’interposer entre sa lame, et Landa toujours affalé au sol. Les membre de la jeune femme frémissaient de façon visible, et elle ne pouvait absolument pas prétendre être en mesure de se défendre de quelque façon que ce fut, mais elle resta en place, le regard fermement tendu vers Sephyra, refusant de se déplacer malgré la menace du sabre pointé dans sa direction.

Landa se releva lentement, comme si le moindre geste brusque était susceptible de raviver quelque volonté meurtrière de la part de son ancienne collègue.

—   Laisse-nous partir, Sephyra, pria-t-il en se relevant avec une infinie précaution. Je ne sais pas ce qui se passe ici, ni pourquoi tu es ici alors que tout Neos te croit morte, mais tu dois nous laisser en dehors de ça ! 

Sephyra jeta un regard vers Aline qui l’observait sans ciller, terrifiée mais tout aussi déterminée. Elle avait bien changé depuis leur première rencontre. Son tailleur bien cintré et sa coiffure stricte avaient cédé leur place au plus humble vêtement, simple apparat de survie dans de pareilles circonstances. Son regard autrefois assuré, et quelque peu arrogant, ne reflétait plus qu’un visage perdu et effrayé sous une tignasse en désordre. 

Une âme de plus perdue dans les méandres d’un conflit qu’elle n’avait pas vu venir.

Sephyra reporta son attention sur Landa, tout en baissant sa lame.

—   Ne tardez pas, dit-elle. Les loups gagnent du terrain. Le Palais sera bientôt totalement envahi.

Elle recula de quelques pas pour que Landa puisse rejoindre Aline, qui sursauta légèrement lorsque son compagnon la saisit délicatement par les épaules. Il l’attira doucement dans la direction opposée, vers leur échappatoire présumée, guettant l’ex-Chasseresse d’un œil pour être sûre qu’elle ne change pas brutalement d’avis pour une quelconque raison.

Mais Sephyra n’avait pas la moindre intention de les ralentir plus longtemps. Sans rien ajouter, elle se retourna et repartit en toute hâte vers le premier étage, le talisman luisant encore dans la paume de sa main.

Lorsqu’elle eut disparu de leur champ de vision, Landa empoigna la main d’Aline, qui trouva le courage de lui sourire timidement. Sans un mot, ils repartirent en courant vers la salle d’entraînement. 

Aline continua de courir à ses côtés. Landa ne se rendit compte que tardivement du fait qu’elle était pieds nus, et devait donc peiner à suivre le rythme dans les couloirs parsemés d’éclats de verre, mais il se doutait que l’urgence de la situation lui faisait oublier la douleur.

Ils disparurent ensemble dans la salle d’entraînement, puis dans l’escalier qui les conduirait hors de l’enfer. Bientôt, le bruit de leurs pas s’évanouit, et il ne resta de leur passage que les traces de poussière que leur course avait formées sur le sol.


****


Megami envoya un nouveau Chasseur à terre en poussant un soupir. Elle en attrapa un autre par le col et l’envoya valser sur un groupe de trois militaires qu’elle avait désarmés ; ces derniers réceptionnèrent leur allié contre leur gré et battirent en retraite rapidement, préférant alerter leurs supérieurs plutôt que de risquer leur vie face à une opposante qui ne les considérait pas, à juste titre, comme des adversaires dignes d’elle.

Megami suivait l’odeur du brasier. Elle avait entendu des cris de panique quelques minutes plus tôt, et était sûre d’avoir senti quelque chose de familier. Son instinct la guida jusqu’à une zone résidentielle, plongée dans le silence, et déserte. Quelques néons clignotaient au plafond, et sous l’un d’eux, une porte avait été réduite en cendres et éparpillée dans le couloir. Sur elle, deux cadavres avaient été calcinés.

Megami s’avança jusqu’aux corps pour entrer dans la pièce dont ils avaient été si violemment éjectés. Après quelques pas dans la pénombre, elle put distinguer une silhouette face à elle. Assis sur un lit au fond de la pièce, Tehäniel lui jeta un regard à la fois fatigué et amusé.

—   Vous en faites, du bruit, maugréa-t-il. Pas moyen de dormir en paix…

—   T’inquiète, si c’est dormir que tu veux, je vais t’offrir le repos éternel, lui assura Megami en frappant le creux de sa main avec son poing. 

Les muscles de son encolure se tendirent lorsqu’elle distingua les marques de brûlure et la longue chevelure ébène de son interlocuteur, qui lui inspirèrent instantanément une profonde fureur, compensée par sa jubilation à l’idée d’enfin se venger après cinq longues années de traque.

—   Ravie de te revoir, « Arès ».

Tehäniel sourit, échappa un rire nerveux, et se releva lentement. Megami fronça les sourcils et se tint sur ses gardes. Elle avait toujours affronté des adversaires ridiculement plus faibles qu’elle, et même les quelques Neosiens armés qu’elle avait rencontrés n’avaient rien pu contre elle ; mais à présent, il était temps pour elle de redoubler de vigilance. Car même si elle se doutait bien que son adversaire n’était pas au sommet de ses capacités, elle discernait encore en lui le potentiel pour raser le Palais d’un simple claquement de doigts.

—   Tu es venue chercher à grailler sur les cadavres des Neosiens ? lança alors Tehäniel en passant lentement une main sur son crâne. Pas étonnant pour un charognard.

—   Bientôt, c’est sur ton cadavre que je vais festoyer, certifia Megami en tendant un à un les muscles de son visage. 

—   Tu es venue pour me tuer ? demanda-t-il d’une voix amusée. Décidément, vous n’êtes pas nombreux à partager mes objectifs…

Megami éclata d’un rire nasal qui sembla amuser son adversaire désigné autant qu’elle-même. 

—   Partager tes objectifs ! s’esclaffa-t-elle. Non, Tornel n’a pas l’intention de pardonner l’outrage immense que tu lui as fait. Et Elsirhã non plus. Je suis venue la chercher.

Tehäniel pencha légèrement sa tête en arrière, comme pour ajuster sa vision de son adversaire.

—   Je vois, dit-il. Quand je pense que je vous ai tous épargnés… Je ne pensais pas que vous viendriez trouver la mort pour quelque chose qui vous dépasse, un fardeau dont je vous ai débarrassés…

Megami fit un pas de plus vers Tehäniel, en réponse à ce qui était un affront pur et simple à ses oreilles. Mais le sorcier ne semblait toujours pas inquiet le moins du monde, et continuait d’observer la dégaine singulière de son adversaire, comme si elle venait simplement de loin pour le divertir.

—   Tu as trahi la confiance des Hyènes de Tornel, lança Megami avec un regard effrayant, et commis le crime le plus grave de tout notre temps. Pour cette raison, je vais récupérer ce qui appartient à notre cité, et mettre fin à ton existence.

En guise de réponse, Tehäniel leva une main dans les airs, paume à l’air, doigts tendus. Un imposant sceptre de bois sombre, doté d’une sphère rougeoyante, apparut alors dans sa main. Megami sentit un frisson lui parcourir la nuque.

Et la seconde d’après, une déflagration rugit dans la salle où le sorcier avait passé bien trop de temps à se reposer.


****


Une violente secousse fit trembler les murs, et Athem bondit vivement en arrière pour se mettre hors de portée de son adversaire. Jack regarda instinctivement à ses pieds. Cela semblait venir de l’étage inférieur.

Il dut couper court à ses réflexions lorsque le jeune loup relança un assaut, avec une attaque fulgurante portée en direction de sa hanche. Le Chasseur bloqua le coup et contre-attaqua de sa main valide, esquivée par Athem qui répliqua en plantant sa lame dans son bras.

Jack retint difficilement un hurlement de douleur et repoussa Athem d’un violent coup dans le ventre. Ce dernier réussit tant bien que mal à amortir une partie du coup avec son arme, et se laissa glisser en arrière, courbé par le choc. L’estomac en souffrance, il se redressa difficilement, et jeta un regard noir à Jack, tout en agitant nerveusement sa queue derrière lui. Jack plaqua une main contre sa blessure qui saignait abondamment. Il allait peiner à se servir de ce bras, désormais.

Essoufflés, les deux adversaires se toisèrent tout en se tenant prêts à repartir à l’assaut. Tout autour d’eux, les militaires étaient toujours aux prises avec les loups, et malgré leur manque de munitions, les Neosiens résistaient vaillamment face aux Reculés. Ils avaient bien l’intention de défendre leur cité sans faillir, et la compagnie de Jack qu’ils voyaient poussé dans ses derniers retranchements les confortaient dans leur volonté de lutter jusqu’au bout.

Jack contra Athem au moment où ce dernier se jetait de nouveau sur lui. Conscient qu’il ne pourrait pas lutter indéfiniment de la sorte, et surtout pas avec un bras en moins, Jack tenta le tout pour le tout, et réceptionna la lame d’Athem en la bloquant avec son bras meutri. Il sentit le sabre déchirer ses tissus en répandant une vive douleur qui remonta jusqu’à son épaule, puis le bloqua, ignorant la douleur, et se servit de sa main valide pour envoyer un coup à pleine puissance dans le thorax de son adversaire. Sous le regard médusé de Luna qui appela son nom en vain, Athem fut projeté à travers la pièce et heurta violemment le mur du fond, échappant une plainte rauque avant de retomber assis sur le sol. Un mince filet de sang s’échappa de ses lèvres tandis que Jack s’avançait vers lui, meurtri et à bout de forces, mais le regard brûlant. 

Luna voulut rejoindre son chef, mais les militaires désarmés qu’elle affrontait lui bloquaient toute issue. Elle répéta ses assauts pour se frayer un chemin parmi eux, mais ils étaient trop nombreux, et aucun de ses alliés n’était en mesure de lui venir en aide. Elle sentit son cœur s’emballer, et son hurlement de rage devint l’écho d’un autre qui surgit des tréfonds de la pièce. 

Juste avant que son regard ne vacille, Athem vit la mort venir sur lui, incarnée par Jack qui leva son poing afin de lui asséner son dernier coup.

Il ferma les yeux.