L. Reflets de l'Ancien Monde - Le tombeau de glace



Explicit Violence

Après une catastrophe de grande ampleur, une partie de l’humanité est retournée vivre auprès de la nature, abandonnant la vaste Neos, capitale technologique des hommes. Parmi ces exilés, les reculés, certains appelés Porteurs gardent en eux des entités indispensables au maintien de la stabilité. Que deviendra le monde s'ils venaient à tous disparaître ?

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Partie 2 - Chap 17


Elle libéra lentement son souffle avant de reprendre son avancée. 

Le temps d’entamer quelques pas vers Nelson, Sephyra jeta un regard alentour. C’était une pièce qu’elle n’avait jamais vue, sans doute réservée au Président seul. Très haute de plafond, assez sombre en dépit de quelques éclairages mesurés, qui baignaient l’atmosphère d’une ambiance presque inquiétante. Le sol était un parquet impeccablement ciré, et les murs étaient recouverts de panneaux de bois clair. Quelques armes, dont la vocation était bien plus décorative que défensive, étaient accrochées au mur, largement hors de portée d’un humain de taille normale. Elle reconnut même deux pantins de frappe qui avaient été abondamment utilisés, à en juger par leur état déplorable. Enfin, un espace de stockage avait été aménagé contre le mur du fond, où des caisses de rangement côtoyaient fourreaux et lames de diverses factures.

Sephyra était réellement intriguée par la présence d’une salle d’entraînement dans les appartements privés de Nelson. Mais sa rage et son impatience d’en finir occultait le moindre de ses questionnements. Elle s’arrêta avant d’avoir atteint le centre de la pièce, et attendit que Nelson réagisse, durant quelques secondes qui lui parurent durer une éternité.


Le Président finit par se relever, lentement, déroulant précautionneusement sa colonne vertébrale, comme s’il se livrait à de simples étirements. Il avait retiré veste et cravate, et pour ne garder qu’une chemise immaculée qu’il avait rangée dans son pantalon de costume.

Il se retourna alors, sans se presser, et pointa sur son adversaire un splendide pistolet noir dont il retira la sécurité d’un habile geste.

Sephyra retint son souffle et se figea.

—   Quoi, c’est comme ça que tu comptes en finir ? lança-t-elle en guise de salut.

Le ton frémissant de sa voix trahit son assurance feinte. Les derniers souvenirs qu’elle avait de son ancien supérieur étaient ancrés en elle comme un instinct primaire, et une peur viscérale commença à la gagner, par la simple contemplation de ses traits résignés. 

Nelson ne réagit pas immédiatement, mais ne quittait pas des yeux son adversaire, savourant la délectable incertitude qu’il pouvait y lire. Puis un mince sourire étira ses lèvres, et il baissa son arme.

—   Bien sûr que non, dit-il. Ce serait beaucoup trop facile. 

Et à ces mots, il remit la sécurité et jeta son pistolet loin de lui. L’arme glissa sur le sol avant de s’immobiliser près d’un coin de la pièce, et Sephyra jeta à Nelson un regard à la fois consterné et suspicieux.

—   Tu veux m’affronter à main nues ? ironisa-t-elle. 

—   Pas vraiment, répliqua Nelson en avançant son bras vers le mur.

Il se saisit d’une magnifique rapière que Sephyra n’avait pas remarquée, sagement posée contre un panneau mural. Une splendide garde en fer forgé ondulait autour du manche, protégeant la main de son utilisateur. Nelson tendit la lame en direction de Sephyra, qui resta interdite un court instant, avant de traduire son incrédulité par un rire nerveux.

—   Je n’étais pas trop mauvais avec ce genre de jouet, dans le temps, expliqua Nelson en se laissant aller à admirer sa propre lame. On va voir si je n’ai pas trop rouillé.

—   Ne te moque pas de moi… grogna Sephyra. Tu sais vraiment t’en servir ?

Un sourire confiant étira les lèvres de Nelson. Son regard assuré lui donnait l’air de préparer quelque chose, et pas une once d’appréhension ne venait ébranler sa posture résignée.

—   Viens, je t’attends, lui dit-il.

Sephyra sortit lentement son sabre, sans quitter son adversaire des yeux. Il avait l’air très sûr de lui. N’était-ce qu’un piège grossier ? Y avait-il un mécanisme quelque part dans la salle, qui s’activerait à son approche, et la mettrait hors d’état de nuire en un instant, sous le regard hilare de son adversaire triomphant ?

Sephyra tâcha de balayer ses réflexions qui ne la menaient nulle part. Il ne fallait pas qu’elle se laisse déstabiliser. Nelson aussi avait besoin de ce combat, raison pour laquelle il ne l’avait pas bêtement abattue d’une balle lorsqu’elle s’était montrée face à lui. 

Pour tout deux, le moment était enfin venu.


Sephyra fonça sur Nelson aussi vite qu’elle le put, repliant ses ailes pour ne pas être ralentie. Elle envoya un grand coup latéral pour le tester ; la lame de son sabre glissa le long de la rapière, Nelson se baissa, et elle eut à peine le temps de réaliser son geste que la fine lame manqua de se planter au niveau de sa hanche. Elle esquiva in extremis, mais Nelson contre-attaqua sans attendre. 

La lame chatoyante la frappait de tous les côtés, et elle peinait grandement à dévier les coups d’une arme aussi vive. Dépassée par les mouvements de son ennemi, elle se laissa surprendre par sa rapidité et reçut un violent coup de pied dans le ventre. Elle fut projetée en arrière et une roulade lui permit de se relever aussitôt. Elle se redressa, jetant un regard médusé à Nelson qui n’avait pas la moindre égratignure. Il s’avança lentement vers elle, rapière en main. Son regard était terrifiant et déterminé.

—   Tu ne pensais pas que ça serait si facile… N’est-ce pas ? dit-il calmement. 

Sephyra se redressa en grinçant des dents, et empoigna fortement son sabre. Elle n’allait pas se laisser abattre si facilement. Elle était loin de se douter qu’elle aurait affaire à une fine lame en venant dans cette pièce, mais au final, c’était sans doute mieux ainsi. Elle avait beaucoup de choses à exprimer avec son sabre. Beaucoup de rancœur à lui infliger, beaucoup de frustration à lui rendre. Et quitte à ce qu’elle y reste, elle savait qu’elle ferait tout pour faire taire la folie de Nelson à jamais.


Sephyra s’apprêtait à lancer un nouvel assaut lorsqu’une violente explosion retentit, faisant trembler les murs. Elle jeta des regards tout autour d’elle ; le plafond commençait à se fissurer, et de la poussière tombait sur leur arène. 

Lorsqu’elle regarda à nouveau Nelson, ce dernier était sur le point de l’atteindre. Elle sentit un frisson intense la parcourir et elle dévia son assaut in extremis, avant de se baisser pour éviter de recevoir le coude de son adversaire sur la tempe. Elle donna un grand coup de lame en se relevant, ce qui éloigna Nelson un court instant, avant qu’il ne charge une nouvelle fois. 

Sephyra parvint à dévier la lame, mais la rapière envoya valser par la même occasion son sabre à quelques mètres sur sa droite.

Tandis que la lame d’Anethie retombait au sol avec un cliquetis sourd, les deux adversaires s’échangèrent un regard d’une demi-seconde, aussi surpris l’un que l’autre, et Sephyra entreprit de reculer vivement dans la direction opposée pour éviter un assaut fatal. 

Essoufflée et désarmée, elle jaugea son adversaire qui hésitait visiblement entre aller récupérer le sabre de la jeune femme pour le jeter encore plus loin, ou se diriger directement vers sa propriétaire afin d’en finir.  

Il opta finalement pour la seconde option, et s’avança à pas lents vers son adversaire désarmée. Celle-ci savait pertinemment qu’elle ne pourrait jamais rivaliser contre la rapière avec les dagues de Lucéria.

Elle leva les yeux et aperçut un ensemble de sabres décoratifs, fixés haut sur le mur à sa droite. Nelson perçut immédiatement son idée, et l’un de ses sourcils se souleva.

L’ex-Chasseresse courut à toute vitesse vers le mur opposé, bondit sur la surface lisse, prit appui et se projeta dans l’autre sens, déployant ses ailes avec vigueur pour atteindre deux des sabres fixés en haut du mur. Elle en attrapa un avec chaque main, et se laissa ensuite retomber au sol, n’amortissant sa chute que très partiellement, ce qui la gratifia d’une vive douleur dans chaque cheville.

Sephyra se débarrassa des fourreaux et jeta un coup d’œil aux lames. Elles étaient quelque peu émoussées, et bien trop élégantes pour la nouvelle tâche qui venait de leur être désignée, mais elles lui permettraient peut-être de récupérer son arme.


Elle leva les deux lames et se jeta en avant, se propulsant d’un grand coup d’ailes. Nelson plaça sa lame en travers de son corps pour parer les deux sabres, mais la tâche était brutalement devenue fastidieuse. Il ne parvenait plus à trouver d’ouverture, et était forcé de reculer face aux assauts répétés de son adversaire.

Il déviait coup après coup, décodant avec minutie le rythme de ses assauts, écoutant sa respiration saccadée, qui le renseignait fidèlement quant à l’état de fatigue de son ennemie. Car si utiliser deux armes simultanément la rendait temporairement plus dangereuse, cela la vidait également beaucoup plus rapidement de son énergie.

Il finit par observer le moment idéal. Sa fine lame esquiva le premier coup avec une précision diabolique, et percuta la garde de la seconde arme si rapidement que Sephyra la laissa partir derrière elle, emportée par l’élan de son coup.

Mais la première lame s’était déjà vengée et un coup plus puissant percuta Nelson avec force. Il perdit l’équilibre un court instant, et dut reculer encore pour éviter de se faire proprement transpercer par sa lame de collection.

Puis il reçut cette dernière en pleine tête, la garde en fer forgé heurtant son front de plein fouet. La surprise et la douleur le firent reculer davantage, et il vit Sephyra se jeter sur son arme éloignée, après s’être débarrassée de celle qui était sans doute trop émoussée à son goût.


Nelson se redressa avec un sourire amusé en se massant le front. La jeune femme venait d’user de beaucoup d’énergie, et n’avait presque pas érodé celle de son adversaire. Son inventivité l’avait authentiquement impressionné, mais le combat risquait de devoir s’écourter, à son grand regret. En fin de compte, il aurait misé bien plus dans les capacités de son ancienne Chasseresse.

Sephyra récupéra son sabre avec soulagement et se tint en garde. Nelson était encore loin d’elle, mais il ne risquait pas de lui accorder le moindre instant de répit. Il savait indubitablement que ce moment constituait pour lui une opportunité à saisir. Comment la refuser ?

Le premier pas de Nelson dans sa direction la fit frémir malgré elle, tandis qu’elle tentait de stabiliser son souffle saccadé. Il ne fallait pas qu’elle recule. Elle ne devait pas se retrouver prise au piège dans l’angle de la pièce ; cela signifierait son arrêt de mort. Il lui fallait rester près du centre. Et ne pas montrer qu’en cet instant, par sa présence, son état et sa détermination, il la dominait.

Ne quitte pas le loup des yeux.

Il lui avait répété cette phrase des dizaines de fois. Elle le revoyait, rôdant parmi les arbres qui bordaient la clairière, éclair bleu parmi les herbes folles et les buissons gorgés de fruits juteux. 

Sa lame suivait ses mouvements. Elle savait précisément où il se trouvait, glissant comme une ombre derrière les chênes, attendant avec peur et hâte le moment où il se jetterait sur elle.

Ne quitte pas le loup des yeux. Ne te laisse pas surprendre.

Et elle le voyait surgir. Son arme avait à peine le temps de se dresser devant elle, parant le coup qui aurait dû lui être fatal, réfléchissant ce bleu azur qui la faisait frémir de peur et d’admiration.

Alors, il se détendait enfin, et lui souriait pour la féliciter.

Tu ne dois pas laisser ton adversaire sentir ta peur. Parce que si tu la sens, il la sentira aussi. Tu ne dois pas le craindre. Tu dois le dominer.


Le loup marchait vers elle sans s’arrêter. 

Sephyra prit une grande inspiration et se concentra sur lui de toutes ses forces. L’éclair bleu était devenu profond et inquiétant, mais rien d’autre n’avait changé. Elle devait triompher, encore une fois. Ne pas laisser sa peur transparaître. Ne pas se laisser surprendre.

Le dominer.

Ce fut elle qui chargea la première, et elle eut le temps de voir une surprise sincère grimper dans les yeux de son adversaire. Nelson leva son arme pour parer le coup que la jeune femme asséna avec une vigueur qui le désarçonna. Avant qu’il ne puisse contre-attaquer, elle se baissa et donna un grand coup de lame vers la hanche de son ennemi, qui ne parvint pas à esquiver totalement le coup. Une giclée de sang jaillit de sa blessure et il recula vivement ; mais Sephyra repartait déjà à l’assaut. Comme réveillé par la douleur, Nelson donna un grand coup de lame en hurlant toute sa frustration et sa colère, bientôt imité par son adversaire. 


Les crissements de lames rugissaient seconde après seconde, accompagnés par les hurlements enragés de leurs propriétaires respectifs. Si longtemps. Ils avaient attendu si longtemps le jour de leur revanche, poursuivant leurs idéaux chacun de leur côté sans omettre un seul instant leur objectif final. Essoufflés mais déchaînés, leurs coups redoublaient de puissance à chaque seconde. Leurs blessures se multipliaient à vue d’œil, mais leurs souffrances ne les importunaient pas. Les détonations lointaines et les vibrations qui suivaient, secouant le bâtiment et faisant trembler leur arène, ne les déconcentrait en rien, pas plus que la conscience du conflit qui continuait sans qu’ils le voient. Ils ne s’en souciaient plus. Il n’y avait plus qu’une chose au monde qui comptait pour eux, à cet instant.  

Comme si plus rien autour n’existait ni n’avait d’importance, ils continuèrent de se battre de toutes leurs forces, sans se quitter des yeux un seul instant, sans cesser de nourrir un désir de vaincre qu’ils n’avaient encore jamais ressenti auparavant. En ce jour et en ce moment, ils pouvaient enfin être eux-mêmes, se livrer totalement, laisser éclater leur rage et vivre uniquement pour l’autre, sans la moindre retenue.

N’exister plus que pour ce dernier affrontement.


Un coup parfaitement coordonné immobilisa leurs lames respectives l’une contre l’autre, et ils mirent chacun toute leur force pour se repousser mutuellement. Bras tremblants, haletants, ils se toisèrent pendant des secondes qui leur parurent interminables. Leurs cris avaient cessé. Mais leur silence et leur regard n’exprimaient pas moins de colère que leurs vociférations. Ils reprirent leur souffle tout en forçant sur leurs armes, leurs appuis sous tension, prêts à repartir à l’assaut à chaque faux mouvement de leur adversaire.

Sephyra serra les dents et redoubla d’efforts, mais elle n’arrivait pas à le repousser. Reculer signifierait se mettre immédiatement en danger. Mais d’un autre côté, elle ne voyait pas comment elle pourrait puiser assez de force pour le renvoyer lui-même en arrière, alors qu’elle exploitait déjà les muscles de ses bras à ce qui lui semblait être un cran au-delà de leur limite.

Elle n’avait plus qu’à espérer qu’il cède le premier. Mais à lire son regard déterminé, il n’avait aucune intention que ça arrive. 

Sephyra sentit son pied glisser légèrement en arrière, et elle retint un grognement. Ses options perdaient du terrain, et son instinct qui lui disait de s’éloigner de cet homme le plus possible ne l’aidait pas à réfléchir calmement à un moyen de triompher. Le simple fait de sentir le parfum qui s’échappait de sa peau et de sa chemise tachée de sang lui rappelait le plus traumatisant de ses souvenirs, et ravivait ses angoisses. 

Elle devait agir. Vite.


Une nouvelle explosion retentit en bas du bâtiment, et Sephyra se laissa distraire une seconde de trop. Nelson profita de cette diversion pour repousser la jeune femme de toutes ses forces. Cette dernière perdit l’équilibre l’espace d’un court instant, mais se redressa en s’aidant de ses ailes, qu’elle étira de part et d’autre de son corps épuisé. Nelson repartit à l’assaut aussitôt. Sephyra lâcha son arme lorsque la rapière fila comme un rapace contre sa main, effleurant seulement ses doigts mais envoyant valser sa lame hors de sa portée. Désarmée et horrifiée, elle voulut reculer pour se mettre hors d’atteinte de son adversaire, mais une fois de plus, la rapière fut plus rapide qu’elle.

Elle sentit alors, avec horreur, la lame de son ennemi se planter en plein dans la membrane de son aile droite. 

Sephyra tressaillit et s’immobilisa aussitôt, l’aile tendue, son corps entier crispé sous la douleur, fixant Nelson avec un mélange d’étonnement et de crainte. Ce dernier redressa sa lame pour empêcher son ennemie de s’échapper, à moins de déchirer la membrane de son aile. Le rugissement du bâtiment se faisait de plus en plus présent, faisant trembler les murs et le sol, mais les deux adversaires n’y prêtaient plus attention.

—   Tu vois où tout ça nous aura menés ? cria Nelson, la voix déformée par la colère et les remords. 

—   Nelson, arrête ! s’écria Sephyra en retour, incapable d’esquisser le moindre geste de peur de se déchirer l’aile.

À sa plus grande horreur, elle sentit Nelson raffermir la poigne autour de son arme, commençant à exercer une pression de plus en plus forte sur sa membrane tendue qui s’était mise à saigner. Elle poussa un gémissement de douleur, et tendit encore plus ses membres, pour tenter de limiter la pression de la rapière tout en gardant ses distances avec son ennemi.

—   Tout va se terminer ici et maintenant ! rugit Nelson afin de couvrir un nouveau grondement sourd qui sembla ébranler le bâtiment tout entier. Je t’avais confié mon rêve, le vœu de toute ma vie, c’étaient tes ailes qui devaient le porter, tu me l’avais promis !

La rapière amorça un dangereux mouvement vers l’arrière. Sephyra poussa un cri de douleur et d’horreur en sentant la membrane de son aile se déchirer lentement.

—   Puisque mon rêve doit périr aujourd’hui, tu disparaîtras avec lui !

Elle ne l’entendait presque plus. Sa vue la trahissait. Le visage de Nelson, déformé par la colère, disparut bientôt sous le rideau de ses larmes. Elle eut l’impression que le sol se soulevait.

L’instant d’après, une intense explosion ravagea l’étage auquel ils se trouvaient. Ils furent projetés en arrière, et disparurent chacun de leur côté dans un épais nuage de fumée noire. 


Lorsque le sifflement qui avait temporairement remplacé son ouïe s’atténua enfin, elle décela des bruits sourds. Ils résonnaient dans ses oreilles, lointains, incertains. Sephyra roula sur le dos et sentit une douleur abominable déchirer son aile tandis qu’elle se redressait avec peine. Son environnement était subitement devenu un épais brouillard, où ses sensations étaient pour la plupart voilées, même si ses nerfs la tenaient informée des moindres dommages qu’elle venait de subir.

Elle se remit sur pieds tant bien que mal, en tâchant d’occulter l’intense douleur qui lui déchirait l’aile droite. Elle la sentait brûlante, et devinait qu’un filet de sang glissait le long de la membrane,mais elle ne voulait surtout pas se retourner pour voir dans quel état elle était. Elle avait autre chose à penser dans l’immédiat.

Car droit devant elle, elle distinguait la silhouette de Tehäniel qui s’approchait à pas lents de Nelson, étendu quelques mètres plus loin.


Le sorcier, recouvert d’un étrange halo qui rendait son corps comme vaporeux, s’arrêta devant Nelson après avoir surgi, semblait-il, de l’étage inférieur, à en juger par le trou béant qu’il avait engendré, et qui donnait directement sur le rez-de-chaussée. Megami avait disparu, lui laissant un répit intéressant alors qu’il se trouvait face à son ancien associé. 

Il lui jeta un regard indifférent, loin de reconnaître la prestance du président de Neos chez cet homme poussé dans ses derniers retranchements, les vêtements partiellement déchirés et tachés de sang. 

À bout de souffle, Nelson se redressa, le visage poussiéreux mais ses yeux toujours brûlants de volonté et de détermination. Il tenta de se stabiliser sur ses membres tremblants, mais l’explosion avait endolori son corps, et il peinait à faire face à cette nouvelle apparition avec dignité.

—   Tu as fait ton temps, tu ne crois pas Nelson ? demanda alors la voix profonde de Tehäniel. 

—   Je te retourne le compliment, siffla Nelson en tentant une nouvelle fois de se redresser, mais il ne parvint qu’à s’arracher un grognement de souffrance, et il retomba sur le sol, haletant.

—   Tu fais peine à voir, renchérit le sorcier, le regard impassible. Et tu ne me sers plus à rien.

Tehäniel leva lentement son bras. Nelson jeta un regard enragé dans sa direction, et constatant que son arme était étendue quelques mètres derrière lui, il ne put que maudire son impuissance.

—   Mais tu m’as été utile, admit le sorcier en crispant ses doigts. Bientôt, les Esprits seront sauvés, et je vivrai avec eux pour toujours. 

Son vœu prononcé, il fit danser des flammes ardentes autour de sa main partiellement brûlée. Puis il stoppa son geste. 

Il vit Sephyra s’interposer entre lui et le président neosien, trainant d’une main son sabre dans sa main ensanglantée, essoufflée, abattue. Mais à l’instar de son ennemi juré qui la regardait sans comprendre, ses yeux reflétaient une détermination tenace. 

Sephyra redressa son arme et la prit à deux mains, la redressant tant bien que mal devant elle. Haletante, elle fusilla le sorcier du regard, même si ses bras tremblants trahissaient son évidente faiblesse.

—   Tu ne le toucheras pas tant que je vivrai, souffla-t-elle entre deux respirations saccadées.

—   Qu’est-ce que tu fous ?! réagit soudain Nelson, derrière elle, en tentant une nouvelle fois de se redresser. Tu étais censée me tuer, pas me sauver la vie, pauvre imbécile ! Dégage de là !

Il reprit son souffle avec peine, mais quand il releva les yeux, Sephyra n’avait pas bougé, et Tehäniel la fixait sans ciller. 

—   Je ne te laisserai pas le toucher parce que je lui ai fait une promesse, souffla alors la jeune femme, sans savoir si elle disait cela pour gagner du temps ou juste sur un élan de témérité. Je lui ai promis d’être celle qui mettrait un terme à ses jours. C’est pourquoi je ne laisserai personne d’autre que moi lever la main sur lui ! rugit-elle ensuite en faisant un pas déterminé vers le sorcier, tout en se mettant en position d’attaque.

Tehäniel ne réagissait toujours pas, et Nelson regarda Sephyra avec stupeur. Il ne savait pas pourquoi, mais il ne parvenait pas à croire un seul mot de ce qu’elle disait. Il avait simplement l’impression qu’elle était de retour, à ses côtés, couvrant ses arrières. La Chasseresse qu’il avait élevée aux plus hauts rangs, en échange de sa protection et de quelques fragments de son rêve. 

Quelques fragments qu’elle ne pourrait plus jamais porter.


Tehäniel était resté silencieux tout ce temps, les yeux rivés sur la jeune femme, le corps parfaitement immobile. Son absence d’expression devenait dérangeante, et sa réaction subite le fut infiniment plus.

Il recula précipitamment, les yeux exorbités, retenant à grand-peine une exclamation de surprise et d’effroi. Sephyra baissa son arme par réflexe, stupéfaite par la peur viscérale qu’elle discernait dans le regard de son adversaire. Celui-ci, tremblant des pieds à la tête, un bras devant lui comme pour le protéger d’une menace mortelle, resta encore un instant à l’observer, puisant dans ses réserves pour retrouver un semblant de calme. Il s’était tant éloigné qu’il se tenait au bord du gouffre qu’il avait engendré depuis l’étage inférieur. Mais comme s’il savait exactement qu’il se trouvait là, il ne fit aucun pas de trop en arrière. 

—   Qu’est-ce… que tu… fais là ? parvint-il à articuler, les mâchoires tremblantes. Tu étais… Tu étais…

Il revit les flammes, et ses adversaires désignés brûler les uns après les autres, dans un ciel noir de suie.

Elle n’avait pas brûlé avec les autres. Par un miracle qu’il n’avait jamais pu concevoir, elle avait survécu.

Il en avait perdu le sommeil en l’apprenant. Il se remémorait ses crises récurrentes et ses peurs, sa peur de mourir, plus prenante et réelle que jamais. Elle avait survécu. Donc peut-être que d’autres aussi. 

Peut-être qu’ils étaient tous là.

Devant sa porte, lances dressées, prêts à l’emmener à l’échafaud.

Prêts à pourfendre ses membres, trancher sa nuque, laisser filer le sang le long de sa colonne vertébrale.

Puis, il avait compris qu’elle était seule. Elle était la seule qu’il devrait tuer. Il l’avait alors fait. Il l’avait jetée de la falaise. Elle aurait été la seule à ne pas brûler, mais cela n’aurait pas été problématique. Elle devait simplement mourir.

Mourir.

Et elle était là, sous ses yeux.

L’était-elle vraiment ?

—   Tu… je t’avais jetée… Tu devais… tu devais être… balbutia-t-il. Tu devais être morte !

Il se tut puis sourit, et parut subitement rassuré. Son rictus devint inquiétant et sordide.

—   Tu es revenue, c’est ça ?... souffla-t-il alors, presque hilare. Tu es revenue te venger ? Avec les autres, je parie ? Alors, où êtes-vous ?! hurla-t-il ensuite à l’attention des murs qui tenaient encore debout. Hein ?! Venez tous, je vous attends ! Essayez un peu de m’emmener là-bas !

Sephyra ne quittait pas le sorcier des yeux, mais perdait son assurance progressivement tandis qu’elle le voyait sombrer dans la folie. À qui diable s’adressait-il ?

Derrière elle, elle entendait Nelson se relever lentement, mais elle ne jeta même pas de regard derrière elle pour vérifier qu’il ne profiterait pas de ce répit pour la poignarder dans le dos. Le manège de Tehäniel la fascinait, et la persuadait que Nelson ne saurait s’en détacher non plus.

Car c’était lui le loup, à présent.

—   Alors, vous n’allez rien faire ?! hurla le sorcier aux fantômes qu’il était le seul à voir. Sar-la ! Guaron ! Et toi, Eoghan ! Ne vas-tu rien faire pour protéger ta fille ?!

Sephyra sentit un frisson la parcourir. Il était complètement en train de revivre son massacre. Avec le lent défilement des secondes, ses dernières bribes de raison devenaient vaporeuses. Son corps perdait l’emprise du monde réel, et ses membres se secouaient d’eux-mêmes comme pour lutter contre ses démons.

—   Vous ne venez pas ?... asséna-t-il avec un rire triomphant. Vous êtes tous partis pour de bon… Et… Et bientôt…

Il darda ses yeux flamboyants sur Sephyra, qui ne put s’empêcher de tressaillir. Le sorcier semblait avoir retrouvé sa raison, du moins suffisamment pour la voir comme un adversaire à éliminer, et non une apparition qui serait venue lui infliger quelque châtiment divin.

—   Je suis presque déçu de devoir en finir avec quelqu’un avec autant de répondant, admit alors le sorcier d’une voix apaisée en s’avançant à pas lents vers Sephyra. Mais puisque tu ne me laisses pas le choix…

Sephyra se laissa approcher sans réussir à réagir. Lorsque son sabre fondit sur le sorcier dans un réflexe primitif de survie, ce dernier l’arrêta avec une facilité déconcertante, n’usant que de son bras pour dévier le coup et envoyer la lame loin sur sa gauche. 


Il la saisit à la gorge et la souleva lentement. La jeune femme écarquilla les yeux et tenta de se défaire de l’étreinte de Tehäniel, et en réponse, il s’avança vivement devant lui et elle sentit sa tête cogner contre le mur derrière elle. Elle laissa s’échapper une plainte rauque, sonnée.

L’air commençait à lui manquer. Sephyra grinça des dents et envoya sa jambe vers le ventre de son adversaire, qui esquiva sans problème. Il envoya ensuite un coup à l’aveugle derrière lui, et Sephyra crut distinguer la silhouette de Nelson qui s’écroulait de nouveau à terre après sa tentative avortée de faire taire son ennemi pendant qu’il avait le dos tourné.

—   Tous ces efforts et cette peur pour une simple vie… murmura Tehäniel en la transperçant du regard. Je te garantis que je ne te laisserai pas survivre, cette fois.

Le manque d’air commençait à embrumer son regard et son esprit, alors qu’une nausée dérangeante lui montait à la tête. Sephyra n’avait jamais vu les iris du sorcier d’aussi près, et croyait y distinguer d’authentiques flammes, comme celles qui avaient ravagé sa peau sur la partie gauche de son visage, donnant un aspect terrifiant à ses sourires machinaux, et ses quelques tentatives d’exprimer des sentiments humains. Il empestait la chair brûlée, comme s’il n’était plus qu’un cadavre partiellement carbonisé encore apte à se mouvoir pour d’obscures raisons. Ce n’était plus le sorcier de son monde d’enfance qu’elle avait face à elle, mais un authentique monstre. Si elle se relâchait encore un seul instant face à lui et son emprise mortelle, c’était la fin.

Soudain, sa gorge se libéra, et elle chuta au sol, récupérant douloureusement l’air qui lui avait manqué. L’espace d’un instant, son esprit perturbé crut que Nelson avait finalement su constituer une menace suffisamment sérieuse pour qu’il en vienne à la lâcher le temps de s’en charger. Mais c’était une toute autre présence qui avait convaincu son adversaire de lui accorder un instant de répit. 


Tehäniel bloqua fermement le poignet de Megami qui avait surgi dans son dos, ses blessures bandées à la va-vite, ses yeux encore brillants de détermination. L’espace d’un instant, il faillit avoir peur d’elle, comme il avait eu peur de Sephyra, et du miracle qu’avait constitué sa survie. Mais ce n’était qu’une acharnée de plus qu’il avait face à lui. Une créature inconsciente, comme il en avait supprimé des centaines.

Une bourrasque de flammes éloigna Megami de quelques pas à peine, comme si elle ne craignait plus le feu. Sephyra jurait distinguer de profondes marques de brûlure sur ses membres presque découverts, mais la sorcière ne semblait plus du tout s’en soucier, alors qu’elle était plus proche que jamais de son but.

Une flammèche fila vers elle à toute vitesse, coupant court à ses réflexions. Sephyra bondit sur le côté, et se jeta ensuite au sol pour éviter une seconde volée de flammes hurlantes. Elle roula au sol avec peine, grimaçant de douleur lorsque son aile droite racla le sol à ses côtés.

Elle jeta un coup d’œil à sa droite : Nelson, en retrait, guettait toujours l’affrontement entre Megami et Tehäniel. Il avait récupéré sa rapière et guettait le combat sans en perdre une miette, prêt à l’éventualité que Megami se fasse abattre et que Tehäniel reporte son attention sur lui. Le sorcier avait retrouvé son splendide sceptre, qui s’était remis à crépiter avec une rare fureur, prêt à faire taire le moindre de ses ennemis désignés.

De son côté, Sephyra était bien en peine de savoir que faire dans cette situation. Il ne lui restait que les deux dagues de Lucéria, et elle ne pouvait que guetter d’un œil inquiet son sabre laissé à l’abandon, si près de Tehäniel et Megami qu’elle craignait qu’il se fasse réduire en cendres.

Elle lorgna vers sa gauche et aperçut alors le pistolet noir de Nelson. Sans plus de réflexion, elle alla s’en emparer, ses jambes lui envoyant une décharge de douleur à chaque pas, et aussitôt saisi, elle le pointa en direction de Tehäniel.

Le canon tremblait tandis qu’elle attendait le meilleur moment pour tirer. Elle avait toujours nourri une certaine aversion pour les armes à feu, mais les circonstances ne lui laissaient pas d’autre opportunité pour venir en aide à Megami. Si elle parvenait à distraire Tehäniel ne serait-ce qu’une seconde…

Elle retira la sécurité, plaqua ses oreilles et pressa la détente, le canon pointé vers Tehäniel au moment où Megami était suffisamment éloignée de lui. Mais rien ne se passa. Abasourdie, Sephyra contempla l’arme sans y croire, et sortit son chargeur. Vide.

Elle jeta un regard obscur à Nelson, et regretta qu’il soit terré aussi loin d’elle, sans quoi elle lui aurait probablement fait goûter son pistolet en l’envoyant valser contre sa tempe, rien que pour lui faire regretter ses tentatives vaseuses de mise en scène.


Interrompant le train de ses pensées, Tehäniel redressa son sceptre devant lui, et Megami s’immobilisa. Le cristal semblait frémir, prêt à lancer une attaque qui la consumerait avec une telle violence que son corps se changerait en cendres plus vite qu’une feuille de papier. 

Sans réfléchir plus longuement, Megami se jeta en avant, pivota sur elle-même, et lança son pied droit de toutes ses forces en plein sur l’orbe.

Le quartz vola en éclats. Tehäniel sentit quelque chose en lui se briser en même temps, comme si on l’avait privé d’une partie de son âme. La sorcière, ignorant la douleur lancinante de son pied dont la plante avait violemment brûlé, se jeta en avant. Courant sous une pluie de flammes et de cristal, elle ne lui laissa pas le temps de reprendre contenance, ni la moindre opportunité de contre-attaquer avec ce qu’il restait de son sceptre centenaire. Elle le repoussa d’une slave de coup qu’il peina à esquiver, l’amenant à lâcher son arme, et elle rassembla son énergie dans son poing qu’elle envoya de toutes ses forces vers le crâne du sorcier.

Tehäniel saisit son poignet juste avant que son front ne fasse la connaissance des phalanges de son ennemie, dont les yeux semblaient rugir en même temps qu’elle.

—   Rends-moi Elsirhã ! cria-t-elle pour couvrir le rugissement du sceptre brisé de son adversaire, dont les éclats affûtés continuaient d’émettre de puissantes vagues d’énergie dans toutes les directions.

Le visage de Tehäniel se tordit d’un sourire malsain. Il dévia le poing de Megami et se servit de sa main libre pour la plaquer sur le front de cette dernière, qui eut un soubresaut de surprise.

—   Très bien ! hurla-t-il dans ce qui constituait sans doute son ultime moment de lucidité. Je vais te le rendre, alors !

Megami écarquilla les yeux avec horreur et tenta de se défaire de l’emprise de son ennemi, mais ce dernier avait déjà commencé la Passation.

La sorcière sentit son corps entier s’embraser. Ce n’était pas du feu qui la consumait, mais une énergie si invraisemblable qu’elle semblait se répandre jusque dans le moindre de ses vaisseaux, véhiculant sa trop grande force en elle. Ce sentiment étrangement rassurant, que lui avait toujours prodigué la présence de cet Esprit, se transforma rapidement en une sensation terrorisante et ineffable. 

Les yeux rivés dans le vide, elle sentit la main de Tehäniel se détacher enfin de son front, et elle s’écroula sur le sol, frémissante, secouée de tremblements incontrôlables. Les mâchoires serrées, elle lutta de toutes ses forces pour rester consciente, mais sa vue la trahissait. Un filet d’écume se faufila entre ses mâchoires et commença à ruisseler sur son menton, tandis qu’elle dardait son regard asymétrique sur son adversaire qui, debout sur ses jambes, la regardait de haut.

Elle voulut parler mais seul un mugissement étouffé quitta ses lèvres, et elle finit par se laisser retomber sur le sol, inconsciente, le corps seulement parcouru de quelques rares soubresauts.


Sephyra sentit son cœur accélérer. Elle regarda Megami étendue de tout son long sans y croire, les mains tremblantes. C’était terminé. Ils n’avaient plus la moindre chance de s’en sortir. Son regard obliqua en direction de Nelson. Il s’était remis sur ses jambes. Prêt à combattre, ou à déguerpir. La seconde option semblait bien plus sage.

Les fragments d’orbe se turent, pour n’être bientôt plus qu’un tapis de poussières scintillantes. Le sorcier ne tenta même pas de ramasser son sceptre privé de pouvoirs, et il s’agenouilla devant le corps inerte de Megami.

Sephyra se releva d’un coup, aussitôt parcourue d’une violente douleur dans les jambes, mais elle ne s’en préoccupa pas.

—   Ne la touche pas ! hurla-t-elle.

Elle regretta instantanément son accès de témérité, mais le sorcier ne semblait pas du tout s’intéresser à elle. Du moins pas pour l’instant. Il effleura la tempe de Megami, songeur, et sentit la force de l’Esprit parcourir sa peau.

—   Je te le laisse pour l’instant, murmura-t-il. Garde-le précieusement pour moi… Dès que j’en aurai fini, je le reprendrai. Et tu mourras pour t’être opposée à l’Harmonie éternelle.

Satisfait de son discours, il se releva, et se tourna avec une infinie lenteur vers ses deux adversaires restants, qui ne le quittaient pas des yeux, dévorés par l’appréhension.

Un sourire étira les lèvres de Tehäniel, comme s’il avait retrouvé un peu de sa raison en laissant partir l’un de ses précieux Esprits.

—   Bien, qui veut passer d’abord ? demanda-t-il. Le plus pressé de mourir, de préférence, jugea-t-il bon de préciser.

Sephyra déglutit, et jeta un regard sur sa droite, vers Nelson. Elle se trouvait approximativement à une trentaine de mètres de lui. De l’autre côté, approximativement à la même distance, la porte par laquelle était arrivée constituait l’unique sortie atteignable qu’elle pouvait apercevoir. Tehäniel était plus éloigné, mais si elle se précipitait maintenant vers la sortie, il risquait de pouvoir l’intercepter. Car elle avait à peine assez d’énergie pour tenir debout, qu’elle était incapable de voler et que son adversaire désigné semblait tout bonnement imbattable. 

Tehäniel devait tuer Nelson, lui laissant du temps pour s’échapper. C’était son seul espoir de survie.

Elle remarqua alors que son sabre était resté près de Tehäniel, et ne semblait pas avoir subi trop de dommages. Mais comme si ses pensées avaient été formulées à voix haute, le sorcier se baissa pour ramasser la lame d’Anethie, intrigué.

La jeune femme sentit son cœur fondre en constatant que si la garde n’avait subi que quelques noircissures, il ne restait de ses deux précieux ornements que leurs cordelettes respectives, partiellement brûlées et drastiquement tronquées. 

Tandis que Tehäniel observait son arme avec un intérêt visible, Sephyra sentit son rythme cardiaque s’emballer. Une colère sourde fusa en elle, et elle oublia rapidement la sortie qui lui faisait tant envie quelques instants plus tôt. Elle attrapa le fourreau de son sabre, et entreprit de le détacher de sa hanche. Dans les circonstances actuelles, il constituait une gêne plutôt qu’une aide, et elle devait mettre toutes les chances de son côté si elle voulait triompher. Il était hors de question de penser à autre chose qu’à terrasser son adversaire. Il fallait qu’ils tiennent bon jusqu’au réveil de Megami, sans quoi ils seraient éliminés tôt ou tard de la surface de ce monde, par un sorcier bien trop puissant pour être contesté.

Le sorcier en question leva alors les yeux vers Nelson, qui tressaillit malgré lui. 

—   Il paraît que c’est seulement ce sabre qui aurait le droit de te tuer, dit-il d’une voix amusée. Je vais te rendre service.

Il s’avança calmement vers le président de Neos, le sabre de Sephyra toujours en main. Nelson crut être victime d’une hallucination en discernant des volutes rougeâtres émaner du corps de son ennemi, comme si ce dernier se préparait à s’évaporer mais restait pourtant bien présent, plus terrifiant à chacun de ses pas.

C’était autre chose qu’un être humain qu’il avait en face de lui. Cette créature avait été humaine par le passé, mais n’était désormais plus qu’une forme de vie beaucoup trop puissante et instable pour perdurer. Une aberration de chair et de sang. Nelson n’avait aucun mot pour décrire la peur qui l’envahissait, plus saisissante que tout ce qu’il avait connu. Il pouvait compter les secondes qui le séparaient de sa mort, aussi facilement que si Tehäniel lui-même prononçait le compte à rebours, décomptant une seconde à chacun de ses pas.

Nelson déglutit et se remit en garde. Hors de question de se laisser déstabiliser. Il y avait forcément une faille, quelque chose, un endroit où il pouvait frapper le premier, une ouverture…


Un coup de vent passa entre les deux ennemis à toute vitesse et alla se ficher dans le mur du fond, s’écrasant dans un cliquetis métallique. Tehäniel tourna la tête vers la dague qu’il avait esquivée juste à temps, et Nelson jeta un regard à sa gauche, vers Sephyra, à qui il ne restait désormais plus qu’une arme potentielle entre les mains. Ses ailes sanguinolentes étendues de part et d’autre de son corps tremblant, elle semblait puiser dans ses toutes dernières réserves d’énergie et de détermination.

Tehäniel décocha un sourire et envoya sa jambe devant lui. Nelson, surpris, se fit couper le souffle et projeter en arrière. Il heurta le mur avec un grognement de douleur et retomba au sol, sa rapière près de lui.

Le sorcier se tourna ensuite vers Sephyra et chargea. La jeune femme esquiva le premier coup avec son seul instinct, et s’appliqua à faire de même avec les suivants, utilisant la dague de Lucéria pour parer ou forcer son adversaire à reculer. Mais de toute évidence, il jouait avec elle. Son sourire s’élargissait progressivement, comme si sa jauge de confiance augmentait d’instant en instant, puisant dans celle de Sephyra qui sentait ses chances de survie s’écrouler à toute vitesse. 

Acculée, elle sentit avec horreur un mur se dresser derrière elle, et elle s’y plaqua pour esquiver une attaque. Elle était prise au piège. À peine le sourire victorieux de Tehäniel naissait-il sur ses lèvres partiellement brûlées qu’elle se baissa à toute vitesse, esquivant ainsi la lame d’Anethie qui se planta dans le bois ciré de la salle d’entraînement. 

Profitant de l’immobilité provisoire du bras de Tehäniel, Sephyra saisit sa dague à deux mains et la planta de toutes ses forces dans le coude de son adversaire. Elle entendit un odieux craquement de cartilage et le rugissement de son propriétaire presque simultanément. La dague toujours plantée dans son coude, Tehäniel recula de deux pas, contemplant avec des yeux fous les volutes rougeâtres qui tentaient de reformer son bras et de donner à son articulation un angle plausible. 

Sephyra ne perdit pas un instant et récupéra son sabre, le pointant en direction de Tehäniel, tremblante et à bout de souffle. Le sorcier retira la dague d’un coup sec en hurlant, et la jeune femme croisa l’espace d’un instant ses yeux rougeoyants de colère, perdant le peu de raison qu’il avait brièvement réussi à saisir. 

Il balaya l’air devant lui, et Sephyra se retrouva projetée en arrière. Son crâne heurta le mur derrière elle, ce qui la sonna instantanément. Son ouïe décida alors de prendre un peu de repos, ne lui renvoyant plus qu’un sifflement ténu accompagné d’une nausée soudaine. Sa vue se brouillait par bribes, et elle s’affaissa lentement contre le mur, secoué par une vibration intense qu’elle ne sentit pas. Lorsqu’elle retomba assise, presque tous ses sens étaient occultés, et son cœur battait si fort qu’il lui faisait mal. Malgré la douleur, elle avait envie de fermer les yeux, juste un instant, pour oublier le vacarme autour d’elle, et l’odeur de fumée qui avait commencé à envahir l’atmosphère. S’allonger rien qu’un instant, dormir…


Elle avait l’impression de flotter en dehors de son corps, lorsqu’elle sentit des mains saisir ses épaules et la secouer sans ménagement. Elle crut reconnaître la voix sévère de Nelson, mais n’était pas sûre. Elle n’était plus sûre de rien. 

Alors que son ouïe revenait petit à petit, Tehäniel poussa un hurlement inhumain et une vague de puissance invraisemblable les repoussa l’un contre l’autre, plaqués sur le mur qui n’avait pas encore cédé. 

La vague passée, Nelson s’écarta de Sephyra, relâchant enfin la pression sur sa cage thoracique, et se laissa tomber assis à ses côtés, reposant un instant son dos contre le mur. 

Vidés de leur énergie et endoloris, ils respiraient avec avidité l’air poussiéreux qui les aveuglait. Ils ne parvenaient plus à distinguer le plafond, fut-ce à cause de leur état de faiblesse avancé, ou de la manifestation des Esprits débordants de puissance cherchant à s’extirper de leurs entraves, mettant un terme à l’instant de lucidité dont Tehäniel n’avait pas pu suffisamment profiter.

Nelson poussa un gémissement de douleur en tentant de se redresser, mais abandonna rapidement. La jeune femme, de son côté, ne prit pas la peine d’essayer. Ils étaient tellement épuisés qu’ils n’avaient même plus la force de parler. 

Ils n’eurent que celle de tourner la tête pour se regarder. Les flammes qui consumaient leur regard se marièrent, et ils se toisèrent sans ciller. Et maintenant ? Après tout ce qu’il s’était passé, tout le mal infligé, il était temps pour eux de prendre une décision. Celle d’honorer leur promesse, ou d’œuvrer pour l’avenir de leur monde, quel qu’en soit le prix. 


Lorsque Tehäniel traversa le nuage de poussière qui le séparait de ses ennemis, il se stoppa. Nelson et Sephyra s’étaient relevés, appuyés contre le mur derrière eux, s’aidant mutuellement, serrant chacun leur arme dans leur main libre. À bout de souffle, le regard rageur, ils toisèrent le sorcier. Ses yeux vides et écarquillés, recouverts par une sorte de vapeur qui tournoyait autour de lui, semblaient pouvoir tout contempler à la fois. Comme si son existence transcendait la notion même de vie, dépassait ce que tout être de chair et de sang eût été capable de concevoir. 

Nelson et Sephyra resserrèrent l’étreinte de leurs bras, et empoignèrent chacun leur arme avec plus de force. Ils ignoraient pourquoi ils avaient soudain décidé d’oublier leur promesse, fut-ce pour un instant. Même s’ils tuaient Tehäniel, auraient-ils ensuite le courage de s’entretuer, comme ils l’avaient pourtant juré ? 

Ils ne connaissaient pas la réponse, et n’avaient pas envie de savoir.

Ils chargèrent armes levées, rassemblant leurs forces pour cet ultime assaut, chacun de leurs pas redoublant leurs souffrances. Quitte à mourir ensemble, ils iraient jusqu’au bout, cette fois.


Tehäniel vit une forme venir vers lui. Hostile. Faible. Il les détruirait d’un simple revers de main.

Ou en utilisant son sceptre.

Son sceptre.

Il n’avait plus de sceptre.

Les Esprits étaient encore là, eux. Mais ils semblaient vouloir fuir.

Un à un, il leur parla. Il les retint, il les dompta de nouveau, les domina comme il l’avait toujours fait. 

Il ne sentit pas la première lame se planter dans son bras.

Les Esprits refusaient de se taire, éparpillaient ses pensées en tous sens, perturbaient sa perception.

Une autre lame lui rasa la taille, car il avait réalisé un pas de côté salvateur, sans même réfléchir. 

Où était-il ?

Où était le dernier Esprit ?

Où pouvait bien être la clef de l’immortalité ?

Une douleur lui perfora alors le ventre, et il se souvint brusquement. Il ne devait pas mourir. Il devait survivre, coûte que coûte.

L’Esprit attendrait. Pour l’heure, il fallait se régénérer. Survivre.

Le dernier Esprit ?


Où pouvait-il bien être ?


Tehäniel hurla tandis que l’acier lui perforait les entrailles, répandant son sang brûlant sur le sol ravagé par les flammes. Les Esprits se déchaînèrent hors de son corps, pulvérisant les dernières bribes de ses pensées, annihilant sa résistance, laissant enfin exploser leur force incommensurable.

Des vagues d’énergie fusèrent dans tout le bâtiment, soufflant tout sur leur passage, mettant hors d’état de nuire tous les combattants qu’elles rencontraient. 

Bientôt, les hurlements du sorcier s’étouffèrent en même temps que les entités, et le bâtiment retrouva progressivement son calme, un calme presque anormal pour cette matinée qui se levait paisiblement sur Neos.


****


Sa torpeur la quitta peu à peu. Elle jura discerner des voix lointaines parmi les rugissements qui agressaient ses oreilles. 

Quelqu’un était étendu près d’elle. Elle entendait et sentait quelques mouvements contre le sol, à ses côtés, comme si la personne tentait de se mouvoir sans succès. Elle essaya à son tour, mais ses membres ne répondaient pas. Elle ne les sentait plus. Elle ne sentait plus rien. 

Sephyra réussit à avancer sa main, et s’empara de celle de Nelson qui s’agrippait au sol près d’elle. Elle la serra avec autant de force qu’elle put.

—   Nelson… je suis désolée, dit-elle.

Elle sentit une larme glisser sur sa joue. Ces mots avaient été difficiles à prononcer. Même s’il était trop tard, et que le mal avait déjà été commis. Même si elle savait que cela n’arrangerait plus rien.

Que tout était terminé.

Elle ne le sut pas, mais Nelson la regardait. Une fois de plus, peut-être la dernière. Sans rien répondre, il ne la quitta pas des yeux, comme si elle était la dernière personne à exister dans son monde.

Comme s’il n’y avait jamais eu qu’elle.


Ses dernières sensations furent couvertes par des bruits de pas effrénés, ainsi que de multiples voix qu’elle ne sut identifier.

Des personnes s’agenouillèrent près de Nelson pour le relever, et d’autres s’attardèrent sur elle. Mais elle n’avait plus aucune force, ni aucune conscience de ce qui se déroulait.

Au bout d’un court instant, elle se sentit soulevée. Une douleur intense lui déchirait le corps tout entier. Et elle n’était pas assez consciente pour parvenir à discerner le sol du ciel. Incapable de se tenir droite, sa tête se relâcha et elle sombra dans l’inconscience.