L. Reflets de l'Ancien Monde - Le tombeau de glace



Explicit Violence

Après une catastrophe de grande ampleur, une partie de l’humanité est retournée vivre auprès de la nature, abandonnant la vaste Neos, capitale technologique des hommes. Parmi ces exilés, les reculés, certains appelés Porteurs gardent en eux des entités indispensables au maintien de la stabilité. Que deviendra le monde s'ils venaient à tous disparaître ?

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Partie 2 - Chap 19


Accompagné de trois Neosiens convenablement armés, Athem progressait au sein du vaste complexe hospitalier. Les voix s’éteignaient sur son passage, et il ne pouvait s’empêcher de déceler une forme poussée d’animosité à son encontre, dans tous les regards qui lui étaient adressés de la part du personnel médical. Il est vrai qu’il leur avait donné beaucoup de travail récemment.

Il tâchait de ne pas y prêter attention. Lui aussi avait de solides raisons d’en vouloir aux Neosiens, mais il avait bien d’autres impératifs pour le moment.

—   C’est ici, lui annonça l’un des soldats qui l’escortaient.

La voix l’avait tiré de ses pensées. Il était arrivé face à une double-porte immaculée, au bout d’un long couloir assez peu arpenté.

—   Merci, répondit poliment Athem. 

—   Nous vous attendons, déclara un autre garde en s’appuyant contre l’un des murs. Tâchez de faire vite, je vous prie.

Athem franchit la double-porte, et la laissa se refermer derrière lui. La salle était presque vide, à l’exception de quelques machines médicales peu imposantes et d’une commode blanche remplie de médicaments variés. 

Sur l’unique lit de la pièce, collé au mur de gauche, Sephyra venait de tourner la tête dans sa direction, et ouvrit de grands yeux soulagés en reconnaissant son visiteur. Elle était vêtue d’une chemise blanche laissant son dos nus afin que ses deux larges ailes puissent émerger, sagement pliées sur les côtés. Elle eut un bref mouvement vers l’avant comme pour tenter de venir à sa rencontre, mais fut retenue par la chaîne reliée à son poignet, solidement accrochée au lit en acier sur lequel elle était installée. Réprimant un juron, elle resta alors assise sur le matelas en attendant qu’Athem vienne à sa rencontre, s’installant sur une chaise près d’elle. Il lui jeta un regard chaleureux et soulagé.

—   Content de voir que tu t’en es tirée, dit-il avec un petit sourire. Mais je n’en doutais pas réellement.

Son mensonge était d’une flagrance peu commune, car il avait rarement eu aussi peur qu’elle périsse, mais Sephyra se contenta de lui sourire. Ses yeux lui renvoyaient la pareille sans qu’elle n’ait besoin de dire un mot.

Athem s’intéressa alors aux menottes qui limitaient les mouvements de son amie.

—   Ils te retiennent prisonnière pour le moment, constata-t-il.

Sephyra approuva d’un petit signe de tête.

—   Le fait que j’étais Chasseresse par le passé fait de mes actions un crime à l’encontre de Neos, déclara-t-elle. Une haute trahison. Je doute qu’ils soient cléments à mon égard après ce qui s’est passé. Et de votre côté ? questionna-t-elle aussitôt, ne laissant pas à Athem le temps de répliquer. 

—   Sha-Lin et moi avons parlé à la générale Krowder, dit-il. Apparemment, Nelson a avoué ses torts, et sera bientôt jugé. Mais nous ne connaissons pas encore notre sentence. 

Sephyra baissa les yeux. 

—   Et si… si vous partiez ? souffla-t-elle. Prenez les blessés et quittez Neos. Je n’ai pas envie qu’ils vous enferment à vie, voire…

—   Impossible, répliqua Athem derechef. Quelques-uns d’entre nous le pourraient. Mais tous… c’est illusoire. La Générale nous a prévenus. Si le moindre d’entre nous qu’ils ont recensé disparaît, nous serons immédiatement condamnés à mort. La trêve qui a été instaurée prévoit que personne ne parte sans connaître son jugement.

Sephyra voulut répliquer, mais elle ne trouva aucun contre-argument valide à opposer à Athem. Elle se contenta alors de détourner le regard, laissant un silence pesant s’installer dans la pièce.

—   Ne t’inquiète pas, dit finalement Athem en cherchant le regard de son interlocutrice. Je ne pense pas que nous serons condamnés. Grâce à toi, la Résistance a joué un rôle crucial pour tuer ce sorcier, qui a causé énormément de tort à Neos aussi. Si la Générale connaît la notion de justice, je pense que nous devrions bien nous en tirer.

Sephyra n’en doutait pas réellement, Krowder étant l’une des personnes les plus intègres et droites qu’elle connaisse, mais elle ne pouvait s’empêcher d’avoir peur. Machinalement, elle voulut détendre ses épaules, mais le geste la fit souffrir. Elle était vraiment en piteux état, à tel point qu’elle peinait à trouver des muscles qu’elle était apte à mouvoir sans en pâtir. Athem ne semblait pas en bien meilleure forme, même s’il s’échinait à le dissimuler. Il avait abandonné son atèle qui aurait pourtant dû continuer de l’accompagner. Il avait toujours été assez têtu, et s’appliquait à en faire démonstration même dans un moment comme celui-là.

—   L’évacuation est terminée, informa alors Athem pour changer de sujet. Nos blessés ont été pris en charge ici. Pour l’instant, nous ne déplorons pas moins de quatre-vingt-seize morts.  

Sephyra ferma les yeux en expulsant lentement son souffle. Ces chiffres étaient effroyables. Elle fut partagée par un sentiment de tristesse profond et d’intense gratitude : ces Reculés tombés au combat l’ignoraient, mais ils avaient véritablement contribué à sauver leur monde de la destruction.

—   En revanche, je ne sais pas quand est-ce qu’ils te laisseront partir, continua Athem. Et quel sort ils te réservent. Ils veulent te juger à part, je suppose.

—   Si Neos vous laisse partir, ne m’attendez pas, conseilla Sephyra. Je vous rejoindrai.

Athem la regarda intensément. Il était aisé de comprendre qu’il nourrissait quelques doutes vis-à-vis de son assertion.

—   Je te le promets, assura Sephyra. Je ne sais pas ce que les instances de Neos me réservent… Mais j’ai déjà suffisamment payé. Je devrais m’en sortir. Et après cela, je rentrerai à Anethie. 

Athem la jaugea encore un instant, puis parut se détendre légèrement.

—   Très bien. De toutes façons, ajouta-t-il avec un sourire, crois bien que je plaiderai en ta faveur. Ils ont intérêt à m’en laisser l’occasion. Et puis, même si nous prenons un peu d’avance, tu pourras nous rejoindre rapidement, en volant.

Sephyra lui rendit son sourire, non sans y ajouter une pointe de tristesse, et elle entreprit de déplier avec précaution son aile droite. Sa membrane s’étira doucement, jusqu’à laisser visible une imposante déchirure, entre ses deux derniers os, ne laissant que deux pans de peau inertes pendre à cet endroit. Athem écarquilla les yeux, hébété, puis jeta à Sephyra un regard à la fois confus et désolé.

—   La membrane a cicatrisé, mais je ne pense pas que ce soit réparable, déclara Sephyra tristement. Les Neosiens n’ont pas tenté de me guérir. Ils ont eu raison, après tout. La dernière fois, c’est en volant que je me suis enfuie de Syerra.

Elle n’ajouta rien, de peur que les larmes qui avait perlé à ses paupières ne se frayent un chemin jusqu’à ses joues. Savoir qu’elle ne pourrait plus jamais voler était une véritable meurtrissure, et elle n’avait probablement pas encore réalisé à quel point.

Athem tendit sa main et s’empara de celle de Sephyra, qu’il empoigna avec douceur et fermeté. La jeune femme lui rendit un regard surpris, et peiné. Ils se regardèrent longuement sans mot dire. La compassion que Sephyra lisait dans les yeux de son ami la réconfortait considérablement, et elle aurait aimé avoir le courage de lui demander de s’attarder. Mais leur entrevue se devait être écourtée ; elle en avait conscience.

C’est en se promettant de se retrouver que les deux amis d’enfance se saluèrent, espérant intérieurement que la générale Krowder saurait faire le choix juste. Le prince d’Anethie quitta les lieux à pas lents, et referma la double-porte sans un bruit derrière lui.


****


Les trois coups sourds du marteau contre le plateau de bois ciré firent momentanément vriller ses tympans. Le brouhaha alentour se calmait enfin, remplacé par un silence pesant et fragile.

Nelson ouvrit lentement les paupières.

Assis au centre de la pièce, entre deux estrades circulaires qui l’encerclaient, il garda son regard tendu en direction de la haute juge de Neos qui le regardait avec un mélange de sévérité et d’incrédulité. Une autre âme qui n’avait pas vu venir la machination dont il s’était rendu coupable.

Dans les gradins, les magistrats étaient déjà attentifs à ce qui allait suivre. Les jurés observaient la scène avec une attention décuplée, aux côtés des civils ayant eu le droit d’assister à ce procès, d’une importance considérable pour l’avenir de Neos.

Il en reconnut certains. Des militaires hauts gradés, ses officiers. La générale Krowder, qui dardait sur lui son regard d’acier, dans lequel il discernait une pointe de déception, ou plutôt, de consternation. Elle avait certainement bien du mal à accepter tout ce dont Nelson s’était avoué coupable.

—   Je déclare cette séance ouverte, tonna alors la voix de la juge. Ce procès, comme vous le savez tous et toutes, a été décidé suite aux déclarations de monsieur Nelson James, ici présent, accusé d’avoir comploté à l’encontre de Neos, en s’associant avec un homme dangereux, répondant au nom d’Elias.

Les chuchotements reprirent, mais Nelson n’y prêta aucune attention. La juge dut marteler son bureau afin que le silence revienne.

—   De nombreux crimes ont été attribués à Elias. Et vous, monsieur James, y avez contribué en soutenant cet homme. Qu’avez-vous à dire pour votre défense ?

Cette fois, le silence se fit de lui-même. Nelson releva lentement les yeux, dardant son regard céruléen sur la juge qui ne frémit pas un seul instant.

—   Absolument rien, dit-il.

Les chuchotements reprirent aussitôt. Krowder, qui peinait de plus en plus à garder contenance, ne quittait plus Nelson des yeux. Elle sentait ses muscles se tendre un à un, et finit par triturer ses doigts avec force pour tenter de garder une expression calme. Elle avait envie de se ruer sur Nelson, de le secouer, de lui hurler de se battre, pour elle, pour Neos. Pour tout ce qu’ils avaient mis des années à construire. Qu’elle ne lui demandait pas cela en tant que Générale de l’armée neosienne, mais en tant qu’alliée, en tant que camarade. 

Entre temps, l’avocat général s’était mis en avant, et avait commencé à énumérer les différents faits troublants qui incriminaient Nelson, l’enfonçant davantage dans sa posture déjà difficile. Neos avait, par sa faute, connu la plus violente attaque extérieure depuis des siècles. L’avocat de Nelson ne tarda pas à répliquer, transformant le procès en bataille de prose et de gestes théâtraux. Nelson avait détruit des vies ; mais il l’avait fait pour son rêve de cohésion. Il s’était associé avec un criminel ; mais il avait toujours agi pour le bien de Neos.

Krowder se sentit mentalement exclue du débat. Elle n’avait pas envie d’entendre ces mots stériles, qui ne servaient déjà plus à rien. Elle savait que ce n’était qu’une question de formes. Il fallait un procès ; il avait lieu. Mais la sentence était déjà choisie, elle en était certaine. Elle avait été choisie au moment même où Nelson avait levé les yeux sur le juge, pour lui affirmer avec la plus pure sincérité qu’il n’avait rien, strictement rien, à avancer à sa décharge. 

Krowder prit une longue inspiration qui ne sut pas la détendre le moins du monde. Ce n’était pas ainsi que les choses devaient se passer. Tout le monde croyait à son rêve. Nelson devait réunir les Clans divisés, et amener une ère de prospérité à leur monde… Pourquoi diable avait-il fallu qu’Elias implique le président neosien dans ses machinations ? 

Une exclamation indignée d’une jurée à sa gauche tira brièvement Krowder de ses ruminations, mais elle y replongea bien vite.

—   Il vous a bien manipulé, soupira-t-elle, si faiblement que personne ne put l’entendre. Et il nous a tous bien eus.

La juge frappa de nouveau le socle de son marteau, et annonça le début des délibérations. Krowder, incapable de se retenir, se leva et partit vivement, désireuse de faire quelques pas dans le couloir, pour tenter de rassembler ses pensées.

Peu l’imitèrent. Elle préférait cela. Dans le long couloir qui menait à la salle du procès, seuls quelques rares agents de sécurité se trouvaient, imperturbables, pour assurer la défense des lieux. Au fond, près de l’entrée du bâtiment, Krowder pouvait apercevoir la masse mouvante des journalistes, tentant par tous les moyens de décrocher les premiers l’information de la sentence délivrée à l’encontre de leur président pourtant exemplaire.

Les voir ainsi fit encore plus mal à Krowder qu’entendre les nombreuses accusations formulées à son encontre. Elle retourna rapidement dans la salle du procès, sans daigner jeter de regard à Nelson tandis qu’elle passait entre les invités en pleine discussion, presque invisible dans l’ambiance mouvementée des délibérations qui battaient leur plein.

Mais lorsque le marteau de la juge frappa son socle, le silence se fit instantanément. Krowder se rassit à l’instar de tous ceux qui s’étaient levés pour faciliter les débats. De son côté, Nelson n’avait toujours pas fait un geste, assis sur la chaise au centre de la pièce, aussi imperturbable que s’il assistait à une pièce de théâtre inintéressante.

La juge se leva lentement, considéra brièvement Nelson au-delà de ses petites lunettes rectangulaires, et jeta un regard vague sur l’assemblée.

—   Les jurés vont désormais donner leur verdict, annonça-t-elle. Qui est en faveur de l’abandon des charges ?

Quelques mains se levèrent. Le cœur de Krowder se mit à accélérer en cadence. Peu. C’était bien trop peu. Il fallait absolument qu’une bonne partie des jurés restants s’abstiennent.

Les jurés qui avaient levé leurs mains les baissèrent, et les quelques murmures qui s’étaient élevés s’évanouirent d’eux-mêmes avant que la juge ne reprenne la parole.

—   Qui est en faveur de la condamnation ?

Krowder sentit un poids lui comprimer les poumons lorsqu’elle décompta la dizaine de mains qui se levèrent bien haut, battant à plate couture leurs opposants. Le brouhaha accompagna leur vote, mais il fut bien vite réprimé par la juge qui réclama une nouvelle fois le silence dans la salle.

—   Nelson James, dit-elle à très haute voix pour que chacun l’entende correctement et se taise le temps qu’elle rende son verdict. Usant des pouvoirs qui me sont conférés, et suivant l’avis majoritaire des jurés, pour avoir mis notre ville en danger, et vous être allié à un criminel menaçant l’équilibre même de notre monde, je vous condamne à mort.

Jamais le niveau sonore n’avait autant grimpé dans la salle. Mais Krowder n’entendait plus rien. Elle ne put détacher ses yeux de Nelson, qui avait clos les siens pour seule réaction. Il paraissait accepter la sentence avait la plus grande facilité, tandis que de son côté, la révolte secouait jusqu’au moindre de ses muscles.

Condamné à mort. Après tout ce qu’il avait accompli. 

Oubliant définitivement son statut et sa posture, ignorant que les témoins se comptaient par centaines autour d’elle, Krowder s’affaissa en avant, coudes sur les genoux, et plongea sa tête dans ses mains. 

La séance était levée.


****


Elle avait perdu la notion du temps et des jours, lorsque deux soldats lourdement armés pénétrèrent dans sa chambre, brisant le silence de sa prison immaculée. Sephyra leva les yeux vers eux, épuisée de n’avoir presque pas pu se mouvoir depuis tout ce temps. Elle ressentit un mélange de soulagement et de crainte : ils allaient l’emmener, mais elle avait peur de savoir où.

Elle jeta un regard vers le couloir avant que les deux battants ne se referment, espérant apercevoir un Athem victorieux ayant réussi à négocier sa libération et celle de tous les Reculés impliqués dans l’attaque. Mais elle ne vit que des infirmiers dans l’attente de remettre la chambre à neuf une fois qu’elle l’aurait quittée.

Sephyra posa précautionneusement ses pieds au sol, et laissa l’un des gardes détacher sa menotte du lit pour la clipper sur son second poignet. 

—   Viens avec nous, ordonna-t-il.

Sephyra lui jeta un regard las. Elle n’avait pas la moindre intention de tenter quoi que ce soit, de toute façon. Elle était fatiguée de se battre. Elle n’avait même plus la force de craindre son jugement.

Elle suivit docilement les gardes hors de la chambre. Peu de temps auparavant, les médecins avaient remplacé sa tunique blanche par un vêtement plus conventionnel, et qui se rapprochait davantage de ceux qu’elle avait l’habitude de porter lorsqu’elle était Chasseresse. Ils avaient dû improviser afin de trouver quelque chose qui puisse s’enfiler malgré la présence de larges ailes rendues inutiles, et avaient jeté leur dévolu sur un dos-nu s’attachant au niveau de la nuque. Ils l’avaient accompagnée d’un pantalon souple qui lui permettait des mouvements aisés. Sephyra n’avait aucune intention de critiquer le choix vestimentaire qu’on avait fait à sa place : elle se doutait que son ancienne tenue avait fini à la benne de recyclage.

Les soldats la conduisirent à travers les couloirs de l’hôpital, jusqu’à la sortie. La lumière du jour l’aveugla momentanément lorsqu’elle sortit, et c’est seulement à ce moment qu’elle ressentit le manque de grand air dont elle avait souffert depuis son réveil. Elle fut forcée d’entrer dans un fourgon qui l’emmena jusqu’au centre-ville.

Elle arriva dans l’un des bâtiments annexes du Palais, qui n’avaient pas été touchés par l’attaque. Il ne s’agissait que de bureaux ; elle n’y avait mis les pieds qu’à une seule occasion, lors de sa visite après son admission parmi les Chasseurs. Les couloirs austères dans lesquels elle fut replongée firent remonter en elle une vague de souvenirs lointains, ravivant une mélancolie qui n’avait pas la saveur qu’elle aurait souhaitée.

Elle gravit deux étages avec les soldats à ses côtés, et ils s’arrêtèrent devant une grande double-porte à laquelle ils toquèrent énergiquement.

Ils la firent entrer, et refermèrent les portes derrière eux. Sephyra déglutit. Droit devant elle, appuyée contre un bureau de bois sombre encombré, la générale Krowder lui lançait un regard noir.


Sephyra avança à pas lents dans la pièce, accompagnée du cliquetis de ses menottes. La salle était sans doute un bureau que Krowder avait jugé bon d’emprunter le temps que le Palais soit remis en ordre. Elles se fixèrent un moment sans mot dire. Sephyra tentait vainement de savoir ce qui l’attendait en observant le visage impassible de la Générale, mais en vain. De toute façon, elle n’avait jamais su deviner ses pensées. Son esprit était purement impénétrable. 

Alors, elle resta immobile, ses ailes obstinément repliées derrière elle, comme deux immenses parapluies en piteux état après avoir bravé une tempête.

—   Il y avait longtemps, finit par dire Krowder, finalement exaspérée de ce silence gênant.

Sephyra ne put qu’acquiescer. La voix de son ancienne supérieure lui paraissait morne et fatiguée. Inhabituel de sa part.

—   J’ai… quelques nouvelles que je me dois de te communiquer, continua la Générale en détournant le regard pour la première fois depuis que Sephyra était entrée dans la pièce. Pour la première, sache que pour les machinations dont il s’est rendu coupable, le président Nelson James a été démis de ses fonctions, et condamné à l’échafaud.

Ce n’était pas vraiment un choc qui la percuta au moment où ces mots lui parvinrent. Plutôt un sentiment très fort qui ne savait pas correctement se situer entre la surprise, la déception, et la révolte. Impossible, avait-elle commencé par se dire. Elle se remémora malgré elle les derniers instants qu’elle se souvenait avoir vécu à ses côtés. Leur combat. Sa persévérance, et finalement, la main qu’ils s’étaient réciproquement tendue, pour échapper ensemble à la mort.

Sephyra sentit un frisson la parcourir, chatouillant sa nuque. Elle peinait à comprendre son propre bouleversement, dans la mesure où sa haine pour Nelson n’avait jamais atteint de tels sommets. 

—   J’ai aussi étudié ton cas, déclara Krowder en guise de transition. Et celui de tous les autres Reculés venus attaquer Neos il y a deux semaines.

Nelson quitta ses pensées l’espace d’un instant. Sephyra était si nerveuse à l’idée de connaître enfin ce qui l’attendait désormais, qu’elle n’éprouva aucune once de satisfaction à connaître enfin le temps qu’elle avait passé dans sa chambre d’hôpital.

—   Elias est mort. Nous savons maintenant de quoi il s’est tenu responsable, et qui sait ce qu’il aurait été capable de faire à Neos, si les Reculés n’étaient pas venus ici. Pour cette raison, nous nous sommes mis d’accord sur le fait qu’ils ne seraient pas emprisonnés ni exécutés. Par contre, nous les bannissons de Neos. Tout membre des Clans de Reculés qui ont été impliqués dans l’attaque de près ou de loin auront l’interdiction formelle de pénétrer à Neos pendant les cinq prochaines années. Nous couperons également toute forme de commerce direct avec eux durant cette même période.

Sephyra sentit ses muscles se relâcher un par un, comme si un poids monumental cessait enfin de lui compresser les entrailles. Elle réalisa seulement à ce moment à quel point la peur la terrassait depuis des jours. Elle avait fini par s’y habituer, comme une fatalité implacable, prête à accepter que le destin réservé aux siens était peu enviable quoi que décide Krowder. Et pourtant, aucune tromperie n’était lisible dans les yeux froids de la Générale, qui lui avait affirmé sans ciller qu’Athem, Sha-Lin, et tous les autres, vivraient.

Krowder laissa Sephyra savourer un instant l’agréable nouvelle, puis changea d’appui contre le bureau en croisant les bras.

—   En revanche, j’ai demandé une sanction plus sévère à ton égard, dit-elle.

Le soulagement de Sephyra fut soudainement occulté. Son semblant de sourire, qu’elle s’était permis de décocher en écho à son soulagement, disparut. La Générale lui sembla soudainement satisfaite, comme si elle avait libéré les Reculés contre son gré, mais avait compensé sa colère en la reportant sur son cas, à elle.

—   Qu’avez-vous décidé ? demanda Sephyra l’estomac noué, peu envieuse que Krowder fasse perdurer le suspense.

Krowder poussa un soupir songeur en observant Sephyra. Puis elle se décida à répondre.

—   Je voulais t’enfermer à Syerra à vie pour ce que tu as fait. Tu as été emprisonnée et tu t’en es échappée. Tu es revenue et as combattu contre Neos, que tu avais servi par le passé. Et enfin, tu as tué le meilleur Chasseur que Neos eût connu… 

Sephyra ferma les yeux. Elle ne l’avait pas fait de gaieté de cœur. Mais désormais, elle comprenait l’étendue de la colère de Krowder à son égard. Jack était l’une des personnes que la froide Générale respectait le plus. Il ne méritait pas ce qui lui était arrivé. Mais il avait fait le mauvais choix, et Sephyra ne regrettait pas le sien.

—   Le prince d’Anethie s’y est fermement opposé, continua Krowder. Tu as de la chance. J’ai donc décidé de te bannir aussi. Mais à vie, te concernant.

Sephyra ne répondit rien. Son soulagement d’être gardée de croupir à Syerra pour le restant de ses jours était loin d’être aussi agréable qu’il aurait dû. Elle tourna la tête en direction de la fenêtre la plus proche. Elle ignorait quand la sentence prendrait effet, mais savait d’ores et déjà que ces splendides édifices recouverts d’acier, de bois et de verdure ne seraient bientôt plus qu’un lointain souvenir pour elle. Pour le moment, elle ne réalisait pas vraiment ce que cela impliquait. Elle avait le temps de s’en rendre compte. Il y avait eu bien trop de choses à encaisser pour elle ces derniers temps ; une tragédie de plus ou moins ne la bouleversait pas autant que le bon sens le voudrait.

—   Ta sentence prendra effet après l’exécution de monsieur James. Et en tant qu’ex-Chasseresse, bien que je trouve cela inapproprié, tu es autorisée à y assister. Réfléchis-y. Tu auras deux semaines entières pour le faire. Après, tu devras partir, et ne jamais revenir.

Sephyra baissa la tête pour acquiescer. Elle avait cru l’espace d’un bref instant qu’elle saurait exactement que choisir, mais en définition, le doute la submergeait. Trop de questions la hantaient. Elle était sortie de l’hôpital l’esprit presque vide, presque sereine. Et désormais, elle ne savait plus à quelle pensée se consacrer, tant son cerveau était en ébullition.

—   Je ne chercherai pas à savoir pourquoi tu as fait tout ça, soupira alors Krowder.

Sephyra fut tirée de ses pensées, comprenant seulement à cet instant que la Générale aurait sans doute souhaité qu’elle lui donne spontanément ses raisons d’avoir agi de la sorte. Mais il y avait tant à dire qu’elle ne savait pas par où commencer, de toutes façons.

—   Tu résideras ici jusqu’à ton départ, asséna Krowder. Tu pourras sortir, mais sous étroite surveillance. Jusqu’au jour où tu partiras. Définitivement.

Le couteau semblait vouloir s’attarder dans sa plaie. Mais c’est sans ajouter un mot que Sephyra quitta la pièce à pas lents, sans se retourner, gardant pour elle ses justifications, ses remords, et sa peine.


****


L’heure du départ approchait à grand pas. Nerveux, les imposants cerfs des forêts de Lyrade frappaient les pavés de la route avec leurs sabots, peu coutumiers à l’agitation ambiante qui régnait depuis leur venue à Neos. L’endroit était bruyant, plein de monde et de créatures mécaniques, et il n’y avait rien à brouter pour se distraire.

Les Lyradiens s’affairaient à les calmer tandis que les autres Reculés, plus ou moins blessés, transportaient les dernières urnes jusqu’aux charrettes. Après avoir été tirés des décombres, tous les corps des Reculés tombés au combat avaient été identifiés dans la mesure du possible, et incinérés. Il n’était pas dans les habitudes des aigles d’Odori ni des Anethiens de réduire les corps des leurs en cendres, néanmoins, ils savaient qu’ils n’auraient en aucun cas pu ramener les corps jusqu’à chez eux pour leur offrir la sépulture traditionnelle. C’était une meurtrissure, mais ils allaient devoir l’accepter, comme ils avaient accepté de voir partir leurs alliés et amis. 

Cent deux morts très exactement, loups et aigles compris. Sha-Lin déposa précautionneusement l’urne qui portait le nom d’Érithan dans la charrette, en s’assurant qu’elle était bien immobilisée contre toutes les autres. Ce faisant, elle sentit son estomac se contracter. Il était si jeune. Il n’avait pas à prendre part à ce conflit, et n’aurait jamais dû y rester. Mais il avait fallu qu’elle cède. Par sa faute, il n’était plus. Que pourrait-elle bien dire à Sirel, lorsqu’ils rentreraient ? Comment lui annoncer que son frère bien aimé, dernier membre de sa famille partie trop tôt, ne pourrait plus jamais se tenir à ses côtés ? Que tout ce qu’il restait de lui était cette petite boîte en carton remplie de cendres froides ?

Ferox s’avança à ses côtés, et lui prit doucement le bras pour l’aider à descendre de la charrette. Sha-Lin se laissa faire, et observa d’un œil inquiet à la jambe meurtrie de son second. Il avait été sévèrement blessé au genou gauche, et boiterait sans doute jusqu’à la fin de ses jours. Elle-même ne savait pas si les sévères brûlures de ses ailes lui accorderaient de voler de nouveau. Après avoir tant usé de la métamorphose, elle risquait d’épuiser son corps si elle tentait de régénérer les parties qui avaient été les plus atteintes.

Pourtant, ils ne seraient pas les seuls à garder des stigmates de cette lourde bataille. Tout autour d’eux, les loups et les aigles aidaient aux préparatifs du grand départ malgré leurs blessures respectives. Chacun garderait des séquelles à vie, qu’elles soient physiques ou psychologiques. Et même s’ils savaient dans quoi ils s’étaient engagés, Sha-Lin sentait qu’elle ne pourrait jamais se pardonner de les avoir tous impliqués dans un pareil conflit.

Poussant un long soupir, Sha-Lin ferma les yeux tandis qu’un drap blanc était rabattu sur les urnes, et cordé afin de les maintenir en place pendant le voyage. L’heure était venue de quitter ce lieu de souffrance et de mort.


****


Sephyra accéléra le pas lorsqu’elle aperçut enfin l’attroupement. Les militaires qui sécurisaient le convoi sur le départ la laissèrent passer, et elle se faufila entre les véhicules blindés et les soldats lourdement armés pour se rendre auprès des Reculés. 

Distraite par des cris véhéments, elle jeta un regard sur sa gauche sans ralentir son pas. De l’autre côté des barrières qui empêchaient les curieux de les approcher, une marée de Neosiens hostiles étaient en train de leur hurler des propos peu enthousiasmants. Certains pleuraient en plus de leur crier tout ce qu’ils avaient sur le cœur, les blâmant pour la perte de leurs proches dans cette attaque soudaine et destructrice qui avait tant bouleversé leur vie. Même s’il restait suffisamment de soldats pour les maintenir à distance, les curieux étaient suffisamment choqués par le conflit pour témoigner une haine publique vis-à-vis des Reculés qui n’étaient pas encore retournés sur leurs terres. Leur pardon ne viendrait pas aisément. Sephyra détourna le regard sans réagir à leurs vociférations. Pour sûr, la cohésion dont rêvait Nelson était encore à l’état d’idylle.

Sephyra se hâta en direction du convoi, et elle commença à progresser parmi les charrues remplies d’armes, de corps et de vivres. Elle replia ses ailes autant qu’elle le put pour ne pas gêner les préparatifs, qui battaient leur plein. Les cerfs s’agitaient, fouettant l’air de leurs imposantes ramures. Ils n’allaient pas tarder à lancer le départ.

Le cœur battant, Sephyra accéléra le pas. Ses blessures la lançaient, mais elle n’y prêtait pas attention. Elle venait d’apercevoir Athem, près de l’une des charrues les plus imposantes, qui ferait office de guide aux autres. Son bras gauche, qui aurait dû être encore maintenu par son atèle, tenait fermement la bride du cerf immense qui allait tracter la charrue. 

Elle se précipita dans sa direction, et il finit par tourner la tête pour l’apercevoir. Son regard s’éclaircit instantanément en apercevant son amie, et un large sourire se dessina sur ses lèvres. Le jeune loup tendit son bras libre dans la direction de Sephyra, qui s’en saisit prestement, soulagée d’avoir pu le retrouver avant leur grand départ.

—   Content de te revoir, lui dit-il, assez fort pour couvrir le tapage ambiant. Tu rentres aussi ?

Sephyra baissa les yeux, raffermissant sa prise autour du bras d’Athem.

—   Pas tout de suite, répondit-elle. Ils vont exécuter Nelson, et… je me dois d’être là. Obligation en tant qu’ex-Chasseresse.

Elle savait qu’elle aurait très bien pu se passer de ce mensonge, mais gardait la conviction qu’Athem ne comprendrait pas qu’elle veuille à tout prix différer son départ pour ce seul motif. Il se contenta donc d’acquiescer en silence, respectant cet état de fait.

—   Courage à toi, alors, dit-il. 

Sephyra approuva d’un signe de tête qu’elle espéra assez énergique et convaincant pour le pousser à ne pas s’en faire davantage pour elle. Le périple qui l’attendait, la route et son retour à Anethie, était au moins aussi effrayant que ce qu’elle devrait elle-même bientôt affronter. 

—   Je ne sais pas si la Générale te l’a dit, reprit-il, mais nous avons été bannis de Neos pour quelques temps. Cela risque d’impacter notre économie. Il faudra songer à ça en rentrant. 

Sephyra approuva, même si elle était n’était pas apte à estimer l’impact réel de l’interruption des échanges commerciaux entre Neos et Anethie.

—   Et… je suis désolé pour ton bannissement définitif de Neos, continua Athem précipitamment, confortant Sephyra dans son idée que le temps les pressait de plus en plus. La Générale voulait t’emprisonner à vie, alors je…

—   Ne t’excuse pas, l’interrompit Sephyra. Au contraire. Je te dois la vie. 

Il décocha un petit sourire.

—   On est quittes, alors, dit-il.

Sephyra lui sourit tristement, et se laissa déconcentrer par l’agitation ambiante. Les charrues étaient presque toutes apprêtées. Ce n’était plus qu’une question de minutes avant le départ. La jeune femme sentit son rythme cardiaque accélérer. L’heure était venue.

Athem resserra l’emprise de son bras sur le sien, pour la pousser à s’intéresser à lui. Ils n’avaient plus le temps de s’attarder.

—   Je t’attends à Anethie, Sephyra, lui dit-il. Vu ce qui m’attend là-bas, ton soutien ne sera pas de trop.

Sephyra approuva d’un signe de tête vigoureux. C’était une promesse. Une de plus. Mais celle-là, elle comptait bien l’honorer.

Le son grave d’un cor sonna le départ. Les cerfs de Lyrade se mirent en marche, lançant le mouvement lent des carrioles qui commencèrent à défiler sur la large route qui menait hors de la ville, délimitée par les militaires afin d’éviter tout débordement. Les cris des Neosiens cessèrent peu à peu tandis que le convoi s’éloignait, sans personne pour se retourner sur cette ville qu’ils ne reverraient sans doute jamais de leur vie.

Keiko progressait en tête du convoi. Depuis qu’elle avait été enlevée des montagnes du Nord, elle avait attendu ce jour sans faiblir. Elle avait beau avoir perdu son Esprit dans ce conflit obscur, les siens étaient saufs, et elle allait les retrouver. Rien d’autre n’avait d’importance.

Ses yeux s’agrandirent lorsqu’elle aperçut trois silhouettes massives, près de l’entrée de la ville. Elle sauta de la charrue et courut à leur rencontre, sautant dans les bras de l’Ours d’Amelicaä le plus proche. Les trois mois qu’elle avait passés loin de sa famille lui avaient pesé bien plus que ce qu’elle pensait. Mais sa mésaventure, malgré les innombrables séquelles qu’elle en garderait, était terminée, désormais.

Sha-Lin, assise en tête du convoi à l’avant de l’une des plus grandes charrettes, salua les ours d’Amelicaä. Elle ne s’attendait pas à ce qu’ils se rapprochent autant de la ville qui avait fait disparaître leur Porteuse. Elle les regarda s’éloigner dans une direction qui leur était propre, prêts à voyager le temps qu’il faudrait pour rentrer chez eux. Une charrette de bois massif tractée par un ongulé imposant recouvert d’une épaisse fourrure brune, sur lequel elle ne pouvait mettre aucun nom, les attendait un peu plus loin.

La jeune femme sentit sa gorge se serrer, tandis qu’elle repensait à tout ce qui s’était tramé en à peine quelques heures. Leur vie à tous avait virevolté. Plus rien ne serait comme avant, désormais. Et bientôt, elle devrait se soumettre au jugement de son peuple, et assumer les nombreuses pertes dont elle s’était rendue coupable.

Sha-Lin sentit une main réconfortante se poser sur son épaule. Elle réprima un sanglot et se laissa aller contre Ferox, qui l’étreignit doucement. Eux aussi avaient un monde à reconstruire, loin parmi les sommets d’Odori. 



Sephyra les regarda tous s’éloigner jusqu’à ce qu’ils disparaissent. Le conflit touchait officiellement à sa fin ; les choses allaient rentrer dans l’ordre. Sans doute les Neosiens continueraient-ils à nourrir une haine féroce envers Odori, Anethie et Lyrade, et cette haine serait peut-être réciproque pendant encore quelques temps. Mais Sephyra savait que ce qui s’était déroulé était inévitable. Fruit de la folie d’un seul être, qui avait failli emporter tous les autres dans sa course effrénée vers la vie éternelle, utopie illusoire qui aurait pu causer la fin de tout.

Bientôt, son heure à elle aussi viendrait. Mais il lui restait une dernière chose à faire à Neos, avant de partir pour toujours.

Sephyra s’en retourna à pas lents vers le centre-ville, arpentant pour l’une des dernières fois la vaste route pavée qui menait au Palais présidentiel.